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13-40
Présences de Charles Fourier dans Paris, Capitale du XIXe siècle de Walter Benjamin
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 2 octobre 2016

par Perrier, Florent

Les articles et ouvrages consacrés à Charles Fourier et que mentionne Walter Benjamin dans son œuvre, notamment la liasse « W » de Paris, capitale du XIXe siècle, forment le point de départ d’une enquête destinée à mettre en relief la place et le rôle des écrits de Fourier dans les textes de Benjamin, principalement ceux de l’exil parisien. Ces « présences » de Fourier dans l’œuvre de Benjamin (de sa présence historique dans l’étude des passages à sa présence politique subversive dans le cadre du Collège de sociologie) éclairent en retour le travail de Benjamin sur les matériaux comme sa passion méconnue pour le « rêveur sublime ». Si la pensée de Fourier innerve sans conteste, bien que souvent de manière souterraine, certains des écrits les plus importants de Benjamin, notre contribution se veut la première cartographie de ces affinités électives jusqu’ici peu explorées, mais pourtant riches de promesses et qui dessinent le portrait d’un Benjamin sensible, en un temps hostile à l’émancipation, à la liberté de l’écart absolu ouvert par Fourier.

« un Fourier zigzaguant sur la marge indécise qui sépare le songe du réveil. » [1]

Fruit ambigu d’une pousse utopique entée sur un ouvrage inachevé, la présence de l’œuvre de Charles Fourier dans Paris, capitale du XIXe siècle de Walter Benjamin n’est pas seulement clairement définie (la liasse W), mais par ses ramifications souterraines multiples, elle en inquiète et déconcerte aussi l’économie générale à son tour hantée par le spectre du « rêveur sublime », dont les « ascensions vertigineuses en pleine zone de l’incontrôlable et du merveilleux [2] » innervent de fait bien des fragments.

Quelle place faut-il dès lors accorder à cette liasse W consacrée à Fourier dans le Passagenwerk et plus généralement, comment l’œuvre de Fourier a-t-elle essaimé, comment s’est-elle disséminée, selon quelles intentions et suivant quels cheminements dans les derniers écrits d’un intellectuel juif allemand en exil à Paris ?

L’avènement du nazisme en Allemagne est pour W. Benjamin le signe d’une double catastrophe, celle d’une barbarie désormais installée au cœur de l’Europe et la fuite vers un pays dont il maîtrise certes la culture, mais où la précarité comme la solitude l’accompagneront jusqu’à son suicide à Port-Bou, en septembre 1940 [3].

A partir de 1933, s’ouvrent ainsi pour lui huit années d’une lutte singulière contre le fascisme où, souvent dépeint comme « type accompli du petit bourgeois de l’époque, antisémite, anglophobe, un peu chauvin [4] », Fourier apparaît pourtant comme une arme « pour la pensée et pour l’action immédiate », un recours lucide pour « nos tâches actuelles [5] ».

votre manière de procéder, le travail en aveugle sur les matériaux [6]

Si le nom de Fourier apparaît dans les écrits de W. Benjamin dès 1928 [7], l’entrée de son œuvre au cœur de ses réflexions peut être précisément datée de sa recension de l’ouvrage de Pinloche, Fourier et le socialisme paru en 1933 chez Alcan [8]. L’exil, la volonté d’avancer ses recherches pour son étude magistrale sur Paris et la rencontre d’une tradition utopique hétérodoxe liée au socialisme furent les éléments conjugués d’un intérêt pour Fourier qui ne cessera de s’intensifier depuis cette salle de bibliothèque, une des « plus curieuses de la terre », où l’on travaille « comme dans un décor d’opéra [9] ». Outre les fragments de Paris, capitale du XIXe siècle sur lesquels nous allons revenir, Fourier est nommément présent dans :

1935, « Paris, capitale du XIXe siècle » — 1936, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » — 1937, « Nachtrag zu den Brecht-Kommentaren » — 1938, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire. La Bohème » ; « Commentaires de quelques poèmes de Brecht » — 1939, « Paris, capitale du XIXe siècle » ; « Sur quelques thèmes baudelairiens » ; « Les régressions de la poésie de Carl Gustav Jochmann » ; « Sur Scheerbart » — 1940, « Sur le concept d’histoire » [10]

Quel est, à cette époque en France, le contexte des études fouriéristes ? Joignant défiance pour la violence du marxisme orthodoxe et retour circonstancié à des pensées marginales aux origines d’une tradition socialiste historiquement active, les années 20-30 n’occultent pas l’œuvre de Fourier. En 1922, Ch. Gide fête le centenaire de la Théorie de l’Unité universelle  ; en 1933, les anthologies de Poisson et Pinloche commémorent le « centenaire du Phalanstère » ; en 1937, Armand et Maublanc célèbrent sur le même mode celui de la mort de Fourier [11], dont la statue retient justement l’attention d’André Breton :

Et voilà qu’un petit matin de 1937 […] En passant j’ai aperçu un très frais bouquet de violettes à tes pieds / Il est rare qu’on fleurisse les statues à Paris / Je ne parle pas des chienneries destinées à mouvoir le troupeau […] Fourier es-tu toujours là / Comme au temps où tu t’entêtais dans tes plis de bronze à faire dévier le train des baraques foraines / Depuis qu’elles ont disparu c’est toi qui est incandescent. [12]

Rétif à toute célébration — fabrique de continuité, elle « néglige les passages où la tradition s’interrompt et donc les escarpements et les aspérités qui, dans l’œuvre, offrent une prise à celui qui veut aller au-delà [13]] » —, W. Benjamin devait considérer avec distance cette succession d’éloges. C’est avec ces mêmes ouvrages qu’il aborda pourtant Fourier, mais pour en extraire à contre-courant et non sans clairvoyance, les éclats d’un réveil politique destiné au présent.

Avant d’explorer les usages divergents qu’il fit de ces matériaux, voyons d’abord à quel Fourier il eut alors accès. Loin des études phares sur l’excentré sociétaire [14], ces anthologies reprennent l’interprétation commune aux marxistes comme aux conservateurs, celle d’un Fourier disjoint ou discordant, à compléter ou à trahir pour racheter ses extravagances [15]. Leurs auteurs tentent de réduire l’écart absolu incarné par Fourier, d’arraisonner une œuvre pensée à l’état de protestation vivante contre un monde sclérosé. Si Pinloche est le mieux disposé, face au sentiment qui domine la doctrine marxiste — « la haine, dirigée contre quiconque n’y souscrit pas intégralement » —, le fouriérisme et « les délicieuses utopies, bien innocentes, dont il était ennuagé » sont d’un faible secours pour « qui ose encore se frotter aux fils barbelés de certaines citadelles de privilégiés sociaux [16] ». Poisson, sans être réfractaire « à la domination de la pensée “marxiste” », voit dans l’étude de Fourier, malgré ses « contes de fée » et cette cité de rêves construite « en ses complications infinies et jusque dans le détail », un moyen de « compléter même la tactique marxiste [17] ». Que certains transforment donc le fouriérisme en « un précieux antidote au poison marxiste [18] », d’autres, soit la majorité des sources consultées par W. Benjamin, confondant avec les Illuminés de Nerval, vendent surtout au lecteur des « cerveaux fendillés, ébréchés, entr’ouverts, où tombe la pluie, où règne la nuit, où l’intelligence se débat haletante, désespérée, sous des toiles d’araignées immondesa ». Ainsi, face à « la plus extravagante débauche de pensée » d’un Fourier « maître en démenceb », tout son « fatras philosophique, obscur, boursouflé, insupportable, quand il n’est pas abracadabrantc », face à ces « utopies subversives » qui, « comme le pétrole que les fédérés ont versé dans nos rues », se sont répandues dans les foules, faut-il s’écrier « désinfectons notre littérature, disciplinons nos idées, disciplinons nos armées et prenons couraged », faut-il regretter « la raison catholique qui fait monter au ciel l’homme purifié » quand « Fourier fait descendre le ciel sur une terre souilléee » ou, soupçonnant derrière ces « extravagances beaucoup de réclame, de dadaïsme », ne pas accréditer l’opinion commune — « c’était un socialiste de la pire espèce, c’est-à-dire de l’espèce communiste, et un fou » —, mais reconnaître toutefois combien cette doctrine « répugne […] par son matérialisme, son mécanisme, son immoralismef » [19]. Très fréquemment cités par W. Benjamin, les représentants de Socialisme et culture ne sont pas en reste. Fourier fut pour eux « toute sa vie un refoulé », un « petit bourgeois craintif », auteur du « génial mais puéril édifice de l’utopie phalanstérienne », d’anticipations scientifiques certes remarquables, mais qui « voisinent avec des fantaisies démentielles » et ce « verbiage religieux », ces « goûts de petit bourgeois conservateur », tout ce « fatras des œuvres originales » impossibles à lire ! Il faut donc trancher entre « l’observateur et le prophète, le réaliste et le romantique » et puisqu’il s’est en outre trompé [20], nous laissant face à un « extravagant désordre », « il en résulte que mettre de l’ordre dans Fourier, c’est très exactement le trahir. Mais cette trahison-là, nous ne pouvions pas l’éviter. [21] »

Intrigué par une personnalité dont certains traits accusent une troublante proximité [22], confronté dans ses lectures à l’évocation des périls fascistes [23], surmontant la forme « mesquine, parfois grossièrement matérialiste, souvent puérile comme des jouets d’enfants » sous laquelle Fourier « enferme ses visions de l’avenir », W. Benjamin, lui aussi sensible à « ces statuettes d’argile qu’on trouvait chez les anciens et qui, lorsqu’on les ouvrait ou qu’on les brisait, laissaient apercevoir sous leur vile enveloppe l’image éclatante de quelque divinité [24] », reçut ces matériaux avec discernement, fier adepte d’une « papillonne [25] » qui, de citations en citations, devait l’amener à proposer un Fourier composite, « une sorte de clé, confectionnée sans la moindre idée de la serrure où un jour elle pourra être introduite. [26] »

Il faut, sous le masque du faune, retrouver la figure du dieu. [27]

Mêlée au travail en aveugle sur les matériaux, « la papillonne » contribue à ouvrir des chemins que W. Benjamin s’attache parfois à laisser broussailleux, comme dans sa « Chasse aux papillons » :

Et comment demeurait la région que j’avais parcourue ! Des herbes avaient été foulées, des fleurs piétinées […] et au-dessus de tant de destruction, de balourdise et de violence, se tenait, tremblant et quand même plein de grâce, dans un repli du filet, le papillon effrayé. [28]

En 1934, après avoir lu l’ouvrage de Pinloche et découvert à la Bibliothèque Nationale les quatre volumes de S. Engländer sur les associations ouvrières françaises [29], W. Benjamin avait reçu commande d’une étude sur la Neue Zeit « du point de vue de la théorie et de la politique de la culture [30] ». Or, sur les tout premiers fragments consacrés à Fourier dans la liasse W, l’exergue et les deux suivants viennent de Pinloche, huit autres proviennent de Engländer et onze sont issus de la Neue Zeit, l’année 1934 coïncidant bien [31] avec l’ouverture de la liasse W dédiée à Fourier et qui, au total, rassemble près de 190 fragments [32].

C’est ici la part visible prise par Fourier dans l’économie générale du Passagenwerk, car non moins remarquable par son ampleur, une part sous-jacente innerve et hante l’ouvrage inachevé. A l’exclusion de la liasse W, Paris, capitale du XIXe siècle comporte en effet 50 autres références explicites à Fourier, mais surtout, implicites voire masqués, 150 fragments supplémentaires évoquent l’univers de Fourier. Près de 400 fragments du Passagenwerk touchent donc à Fourier qui ouvre aussi les « Exposés » de 1935 et 1939 [33] et alors même que W. Benjamin n’a sans doute lu, sur pièces, que deux parties de textes de Fourier n’excédant guère une centaine de pages [34]. Quelques unes de ces références discrètes à Fourier ne laissent pas d’étonner quant au processus de travail et d’exposition retenu pour cet ouvrage laissé en chantier, autant de points disséminés d’une sourde constellation cependant active, comme une doublure moirée de la liasse W tissée de résurgences, de renvois à distance. Nous en relevons ci-après cinq exemples.

Si en [A 2, 8] W. Benjamin s’arrête sur « la légèreté des étoffes » caractéristique du Directoire — durant les froids les plus vifs, « au risque d’y laisser leur peau, les femmes se vêtiront comme si les rudesses des hivers n’existaient plus, comme si la nature, subitement, s’était transformée en un éternel paradis » —, cette citation n’atteint sa portée émancipatrice véritable qu’en résonance avec la phrase de Fourier sur les rues-galeries donnée en [A 4a, 4] :

Cette facilité de communiquer partout, à l’abri des injures de l’air, d’aller pendant les frimas au bal, au spectacle en habit léger, en souliers de couleur, sans connaître ni boue, ni froid, est un charme si nouveau qu’il suffirait seul à rendre nos villes et châteaux détestables à quiconque aura passé une journée d’hiver dans un Phalanstère.

Jeu de réponses, tensions et discords maintenus, trajets souterrains pour qu’éclatent les significations [35], l’œuvre de W. Benjamin est réticulaire et si Fourier innerve à sa manière le Passagenwerk, ce dernier innerve à son tour les écrits de l’exil.

Dans la thèse XI de « Sur le concept d’histoire » où, au sujet du travail, « les utopies socialistes d’avant 1848 » sont opposées à certains traits technocratiques « qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme », où les « fantastiques imaginations d’un Fourier » illustrent « une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein », W. Benjamin conclut : « A l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui […] est offerte gratis. [36] » Cette dernière formule comme les rapports tissés entre Sade et Fourier dans certains fragments, seule « L’épicurienne », une gravure licencieuse remarquée par W. Benjamin au Cabinet des Estampes, peut sans doute l’éclairer, car on voit sous l’écriteau « On entrera de Suite en Jouissance », un commerce galant avec ces quelques vers :

Qu’un homme soit plumé par des Coquettes, / Ce n’est pour faire au miracle crier, / Gratis est mort. Plus d’amour sans payer. / En beaux Louis se content les Fleurettes. [37]

Dans [W 17a, 2], W. Benjamin s’interroge : « Marx se réfère à Fourier dans la Sainte Famille (où ?) ». Etrangement, la réponse figure plus haut [38], en [W 7, 8], mais le problème aurait été plus simplement résolu si, de cette citation précise de Marx et Engels que W. Benjamin place en exergue à la seconde partie de « Fourier et les passages », il n’avait justement retranché le nom de Fourier ! La citation mise en valeur est : « Rien d’étonnant à ce que tout intérêt de masse, la première fois qu’il monte sur l’estrade, dépasse de loin dans l’idée ou la représentation que l’on s’en fait ses véritables bornes [39] », phrase coupée avant cette suite : « cette illusion constitue ce que Fourier appelle le ton de chaque époque historique. [40] »

Cette pratique à la Robertson — « physicien, escamoteur, inventeur de la fantasmagorie [41] » —n’est pas isolée comme le montre le fragment [E 1a, 7] : « Lamartine parle de l’“avènement du Christ industriel” dans un manifeste où il réclame le droit au travail. Journal des économistes, X, 1845, p. 212 ». Cette phrase provient d’une lettre de Frédéric Bastiat où pour éclairer les opinions économiques de Lamartine — les « emphatiques éloges » décernés à une doctrine dont il repousse pourtant « les vaines et subversives théories » —, il cite Du droit au travail. Au sujet d’une école née « des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du manufacturier, de la dureté du capitaliste », Lamartine y écrivait :

c’est celle qui prophétisant aux masses l’avènement du Christ industriel (Fourier) les appelle à la religion de l’association […]. Mais elle nous semble pousser son principe jusqu’à l’excès et la vertu jusqu’à la chimère. Le fouriérisme est jusqu’ici une sublime exagération de l’espérance.

Que l’auteur accuse le poète d’être « sur la voie d’un fouriérisme bâtard, incomplet et illogique » et souligne que la postérité « ne verra pas dans la promiscuité des sexes une sublime exagération de l’espérance [42] », rendrait plus surprenante encore l’éviction de Fourier par W. Benjamin s’il ne se référait en réalité, sans le dire, à l’Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 citée dans le fragment suivant [43] et où Levasseur coupe déjà la référence à Fourier chez Lamartine ! Cet effacement de seconde main est toutefois redoublé ou réitéré car W. Benjamin, retournant sans doute à la source, donne correctement la p. 212 où apparaît l’expression « l’avènement du Christ industriel (Fourier) » alors que Levasseur indique juste la p. 209, soit le début de l’article ! Pour qui souhaite débrouiller l’écheveau [44] des résonances et significations, la tâche est ici singulièrement compliquée.

La conformité aux textes reste toutefois d’une importance moindre que la fidélité aux idées, ce dont un dernier exemple témoignera. Dans un article de combat contre Les mythes socialistes [45], W. Benjamin décèle derrière « le matériau avec lequel le fascisme élève ces monuments, qu’il prétend d’airain », ce qu’on appelle avant tout « le matériau humain » :

Dans ces monuments l’élite perpétue sa domination. Et c’est seulement en eux que le matériau humain prend forme. Aux yeux des seigneurs fascistes, dont le regard […] embrasse les millénaires, la différence disparaît entre les esclaves qui, bloc à bloc, construisirent les Pyramides, et les masses de prolétaires qui, sur les places et les champs de manœuvre, devant le Führer forment eux-mêmes des blocs. [46]

Dès 1822, Fourier dénonçait avec les mêmes accents, « l’ordre civilisé qui enrôle ses héros en leur mettant la chaîne au cou », cette Civilisation qui :

a autrefois exécuté de grandes choses en employant des masses d’esclaves qui travaillaient à force de coups et de supplices. Mais si des ouvrages comme les Pyramides […] doivent être abreuvés des larmes de 500 000 malheureux, ce sont des monuments d’opprobre et non des trophées pour la civilisation. [47]

La Commune s’en souviendra le 12 avril 1871 lorsque, « considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brutale et de fausse gloire […], une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République Française, la Fraternité [48] », elle décréta sa démolition. Vigilance égale chez un Blanqui contempteur de l’absolutisme qui, « quand il oublie un instant sa fureur de la guerre […] est pris de la fureur des bâtisses » :

Il vise à la gloire et fait litière des générations vivantes pour séduire la postérité. Les foules ne sont que trop souvent complices de cette démence. Les Pyramides d’Egypte, l’Escurial de Philippe II, le Versailles de Louis XIV, et tant d’autres monuments, admiration de l’histoire qui devrait les maudire, ont été construits avec les larmes et les ossements des contemporains. [49]

Dédiant « à la mémoire des sans-noms [50] » la construction historique, W. Benjamin remarquait dans l’essai sur Fuchs, un siècle après Fourier et fidèle à son esprit, combien :

l’art et la science que le matérialisme historique embrasse du regard est sans exception d’une origine qu’il ne saurait considérer sans effroi. Tout doit son existence non seulement au labeur des grands génies qui en furent les créateurs, mais aussi, à des degrés divers, à l’esclavage sans nom de leurs contemporains. Rien n’est jamais un document de culture sans être en même temps un document de barbarie. [51]

Faut-il dès lors voir en Walter Benjamin lecteur de Charles Fourier cet « expert quelque peu distant », avant tout désireux « de brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire [52] » ou, complétant le portrait, insister sur son complexe de Robertson, « physicien, escamoteur, inventeur de la fantasmagorie » ? On sait Marx coutumier de cette pratique parfaitement résumée par C. Bouglé : « Dans le marxisme, puissante synthèse, on peut soutenir que le Fouriérisme est incorporé aussi bien que le Saint-Simonisme. Marx, en éclipsant ses devanciers, les utilise. Il fait vivre leur pensée, pourrait-on dire, en la faisant oublier. [53] » W. Benjamin, en l’escamotant, ne cherche pas à racheter Fourier en temps et en heure (réflexe mercantile), il tente de le sauver in extremis (geste révolutionnaire) ; l’escamoteur ne dérobe pas, il soustrait au regard [54] pour mieux préserver et, faste opéré en un tournemain, faire réapparaître au moment opportun. Le viatique de W. Benjamin pour la conception du Passagenwerk trouve là une confirmation :

La méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de précieux ni m’approprier des formules spirituelles. Mais les guenilles, le rebut : je ne veux pas en faire l’inventaire, mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon possible : en les utilisant. [55]]

S’assurer d’abord de la prise — « tremblant et quand même plein de grâce, dans un repli du filet, le papillon effrayé » —, la préserver et la sauver [56] avant que de s’en retourner, à contre-courant, dans la région des herbes « foulées, des fleurs piétinées ». Violence et destruction sur le chemin parcouru, bonheur et justice pour le monde espéré, l’extravagant désordre de Fourier mêle tous ces aspects qui, jouant leur rôle pour l’émancipation à venir, verront leur force subversive réactualisée par le geste de sauvetage de son discours comme de sa posture utopiques.

Avant tout rêve d’une société autre et « quoi qu’en puisse dire la pudibonderie classique et morale » comme l’écrit V. Considerant, il faut donc que « la littérature déchiquette pièce à pièce et dissèque minutieusement notre civilisation vieillie ; il faut qu’elle l’expose au grand jour avec hardiesse et cynisme, sans voile, toute nue, difforme, hideuse, telle qu’elle est. [57] » Fatigué de « l’alchimie politique et sociale qui, nulle en face de l’humanité vivante, travaille depuis soixante ans à galvaniser des cadavres », le fouriérisme cherchait avant tout à encourager « les éléments d’une littérature de passage » qui, « puisant à pleines mains dans les ruines accumulées, et fouillant le cadavre social jusqu’au fond des entrailles […] étale au grand jour toutes les pourritures qu’un manteau d’or et de soie recouvrit pendant vingt siècles », insinuant « dans les âmes le dégoût du présent et l’horreur du passé » pour laisser « parfois entrevoir, comme un crépuscule, à travers la nuit de ses sombres peintures, les horizons voilés d’un splendide avenir. [58] » A cette lutte préalable farouche contre l’oppression chez Fourier, W. Benjamin ne fut pas non plus insensible.

Jamais, peut-être, armée vaincue et en déroute n’a présenté un plus lamentable spectacle que l’armée industrielle triomphante. […] La guerre industrielle demande pour être menée avec succès des armées nombreuses qu’elle puisse entasser sur le même point et décimer largement. [59]

S’il faut avoir peur des impatients et des violents, de ceux « qu’on appelle aujourd’hui des radicaux, non point parce qu’ils pénètrent jusqu’aux racines des choses, comme on l’a dit récemment, mais parce qu’ils veulent déraciner toute chose [60] », il faut alors avoir peur de Fourier. Et, chose rarement soulignée, c’est à un Fourier précisément anarchiste et libertaire que W. Benjamin a puisé, nombre d’études des années trente insistant sur cet aspect [61].

Cible de Fourier, la civilisation n’est pas seulement oppressive, l’oppression est son mode d’être — « le triomphe des oppresseurs ne porte nulle atteinte à l’ordre civilisé, pourvu qu’ils prennent les mesures suffisantes pour écraser complètement leur victime [62] » — et il est donc vain de vouloir l’amender : « la civilisation n’est pas perfectible ; il faut la détruire radicalement. Cette idée, Fourier la répète à tout instant dans ses livres. » Traité d’utopiste parce qu’il attendit « le salut de l’humanité de la propagande et de l’exemple, et non de la force », Fourier

est aussi révolutionnaire en ce qu’il repousse l’idée des réformes de détail, d’une lente amélioration du régime : ce qu’il veut, c’est la transformation radicale, aussi rapide que possible, de toute la société. Tout doit être changé de fond en comble ; sinon, rien n’est changé. [63]

Contre « la méchante mécanique civilisée où nous demeurons brisés, gênés, étouffés [64] », l’arsenal fouriériste ne déploie pas seulement la force enthousiasmante des arts, mais une critique aiguë destinée à désamorcer le capitalisme [65], qui « abaisse à la fois et le prix et la rémunération du travail […], perfectionne l’ouvrier et dégrade l’homme [66] » sous couvert de son corollaire immédiat, la croyance au progrès. Les avancées de la science et des techniques, « tout le fracas de nos perfectibilités indéfiniment croissantes », « toutes nos élucubrations sur le progrès continu [67] » ne pourront modérer la fausseté originelle d’une Civilisation dont la marche s’appuie, en permanence, sur des systèmes qui sont « autant de ronces teintes du sang des peuples qui les ont saisies. [68] »

Conclure que le guide est plein de santé, parce que l’attelage est fort et peut fournir une longue carrière, est d’une logique aussi rigoureuse que de compter les fausses routes et les catastrophes de ce guide, comme des étapes régulières sur le chemin du progrès. [69]

Si la nature, « réceptacle de promesses inaccomplies [70] », peut seule nous offrir l’espace d’un déploiement émancipateur, Fourier, dont la forme de travail « loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein », s’oppose violemment à sa destruction programmée aux seules fins d’un profit créateur de l’ennui qui « naquit un jour de l’uniformité [71] » :

Il n’y a pas un siècle encore que les nations les plus avancées, comme l’Angleterre, les Etats-Unis et la France, ont entrepris la conquête de la richesse, et chaque journée de la guerre industrielle a été signalée par une victoire. Déjà l’Angleterre et les Etats-Unis semblent écrasés sous le poids des dépouilles, et, s’ils continuent à travailler avec la même ardeur, il ne leur restera bientôt plus rien à désirer, rien à faire : toutes les montagnes seront aplanies, toutes les vallées comblées, toute matière domptée et rendue productive ; et l’homme, rassasié de jouissances, fatigué d’exercer l’empire, maître, par la vapeur, des distances et du temps, n’aura plus qu’à se reposer de son triomphe dans un ennui majestueux. [72]

Obéissant « à un besoin d’émancipation et d’affranchissement [73] », prônant une éducation « sans aucun assujettissement contraire aux libertés individuelles [74] », partisan d’un monde exempt de ces hiérarchies contraignantes [75] qui condamnent notamment les femmes [76], Fourier bâtit son harmonie sur la coexistence de forces contraires ; « il ne s’agit donc pas de supprimer les contrastes et les oppositions, mais de savoir en jouer pour le bonheur de tous [77] » :

Il n’est aucune branche de passions à dédaigner. Celles que nous jugeons les plus odieuses recèlent souvent les plus précieux matériaux de l’harmonie. Le foyer direct d’unité ou universalisme doit s’extraire des passions les plus décriées […] à nos yeux. Effet nécessaire du contact des extrêmes, ils s’engendrent l’un de l’autre, et de même que l’agriculteur sait tirer d’un vil ramas de matière stercoraire le principal germe de fécondité et de richesses, ainsi c’est d’un abîme d’ordure passionnelle […] que nous extrairons la branche la plus brillante de l’universalisme […]. Ces contrastes se rencontrent sans cesse en mécanique passionnelle, et l’on y sera à chaque pas stupéfait de la haute intelligence de Dieu à tirer parti des matériaux les plus abjects pour élever le somptueux édifice de l’harmonie universelle. [78]

Non pas dérober, mais escamoter un laps de temps pour mieux sauver ensuite, non pas supprimer, mais réactiver et relancer autrement les possibles pour mieux lutter encore, jouer de l’écart et de déviations, avec les guenilles, les rebuts, de toutes ses fibres devenir chiffonnier, « au petit matin, à l’aube du jour de la révolution [79] » et pour un messianisme sociétaire qui, chez W. Benjamin aussi, « transforme en leurs contraires les choses viles et méprisées et les charge d’espoir [80] ».

ce que nous devinions être son fond le plus authentique,

soit sa version personnelle d’un renouveau “phalanstérien” [81]

Dans leur présentation de Fourier, les auteurs les plus cités par W. Benjamin notent qu’il est une « doctrine commune aux capitalistes de 1821 et à ceux de 1937 : utilisation de la foi religieuse pour “l’ordre social”, la tranquillité des exploiteurs, la résignation des exploités. [82] » Ce parallèle historique est aussi le partage des adversaires du capitalisme qui, « depuis la Grande Révolution », ont tenté de faire vivre « un messianisme parisien qui a particulièrement milité sur le plan spirituel dans le sens d’une religion future de l’humanité » :

De la première Commune, celle de 1793, à celle de 1871, et jusqu’aux émeutes parisiennes à la veille de cette guerre, il y a toujours eu des phalanges de jeunes hommes : clubs révolutionnaires, agitateurs romantiques et socialistes de 1830 et de 1848, Jeunes France, Saint-Simoniens, Fouriéristes, Anarchistes proudhoniens et Communards, groupant toujours des universitaires, des poètes et des peintres, et jusqu’aux surréalistes du lendemain de la Grande Guerre, pour qui le sort de la liberté humaine fut toujours inséparable de la grandeur et du rayonnement de Paris. [83]

On pourrait voir là, évoquées par Miguel Abensour, ces « formes non-violentes de l’utopie […] pensées comme une véritable stratégie anti-jacobine, projetant une prolifération irrésistible de cellules exemplaires telles qu’elles exercent sur l’extérieur une attraction passionnée et qu’elles créent “dans le dos” de la société bourgeoise un nouveau tissu social. Contagion de micro-sociétés qui attaque la société globale par une pratique globale de la désertion. Une stratégie non plus frontale mais latérale. [84] » Découvrant Fourier dès l’enfance, Poisson rapportait sous ce mode son « mystère » de l’association — « Il me semble que j’étais initié à quelque conspiration formidable. […] J’étais dès lors un mystique social en miniature. [85] » W. Benjamin, en « grand fouriériste qu’il était », avait aussi quelque attraction pour cette « cabaliste » qui, aux calculs révolutionnaires, mêle la passion du subversif [86].

Le 9 janvier 1936, il écrit à G. Karplus : « cela t’intéressera d’apprendre que, par l’intermédiaire du traducteur de mon dernier travail, je suis entré pour la première fois en contact avec le cercle de Breton ; un contact qui requiert beaucoup de prudence. Mardi prochain, je vais assister à une réunion du groupe. C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai appris que mon traducteur travaillait personnellement à une étude ayant pour titre De Sade à Fourier. [87] » Le 2 juillet 1937, T. W. Adorno écrit à W. Benjamin qu’il faudrait d’ailleurs « rappeler à Klossowski un article depuis longtemps promis, “De Sade à Fourier” [88] » et huit jours après, évoquant la Zeitschrift für Sozialforschung pour laquelle Klossowski traduisit avec lui son essai sur l’œuvre d’art [89], W. Benjamin écrit à T. W. Adorno, « la nouvelle livraison publie, si je ne m’abuse, mon compte rendu de l’anthologie de Fourier par Maublanc [90] ».

A suivre le calendrier à partir du 9 janvier 1936, W. Benjamin aurait donc pu être présent à la réunion du Bureau politique de Contre-Attaque du mardi 14 janvier 1936, sans que la participation de Breton soit par ailleurs attestée [91]. Et si le manifeste inaugural date du 7 octobre 1935, c’est en novembre 1935 que commença à circuler l’annonce des publications à venir du groupe Contre-Attaque (Union de lutte des intellectuels révolutionnaires), annonce insérée dans les exemplaires de Position politique du surréalisme de Breton et qui comprenait notamment l’article « Les précurseurs de la révolution morale. Sade — Fourier — Nietzsche » pour lequel Klossowski rédigea la partie sur Fourier :

La discipline morale d’un régime périmé est fondée sur la misère économique, qui rejette le jeu libre des passions comme le plus redoutable danger. Fourier envisageait une économie de l’abondance résultant au contraire de ce jeu libre des passions. Au moment où l’abondance est à la portée des hommes et ne leur échappe qu’en raison de leur misère morale, n’est-il pas temps d’en finir avec les estropiés et les castrats qui imposent aujourd’hui cette misère, pour ouvrir la voie à l’homme libéré de la contrainte sociale, candidat à toutes les jouissances qui lui sont dues — la voie qu’il y a un siècle a indiquée Fourier ? [92]

Or, dans les listes d’ouvrages lus par W. Benjamin figure non seulement le prospectus de Contre-Attaque, mais aussi un texte sur Sade par Klossowski, sans doute « Le mal et la négation d’autrui dans l’œuvre de D.A.F. de Sade » paru dans Recherches philosophiques en 1934, numéro dont W. Benjamin fit précisément un compte-rendu pour la Zeitschrift für Sozialforschung de 1937 [93]. L’affirmation de Klossowski selon laquelle il a rencontré W. Benjamin « au cours de l’une des réunions de Contre-Attaque — ainsi que se dénommait l’éphémère fusion [94] du groupe d’André Breton et de celui de Georges Bataille, en 1935 » semble donc avérée. Et Klossowski de poursuivre sur cette « conscience vigile » que fut alors pour eux W. Benjamin :

Plus tard, il fut un auditeur assidu du Collège de Sociologie — émanation “exotérique” du groupe fermé et secret d’Acéphale — (cristallisé autour de Bataille, au lendemain de sa rupture avec Breton). A partir de ce moment, il assistait parfois à nos conciliabules. […] nous l’interrogions avec […] insistance sur ce que nous devinions être son fond le plus authentique, soit sa version personnelle d’un renouveau “phalanstérien”. Parfois il nous en parlait comme d’un “ésotérisme” à la fois “érotique et artisanal”, sous-jacent à ses conceptions marxistes explicites. La mise en commun des moyens de production permettrait de substituer aux classes sociales abolies une redistribution de la société en classes affectives. Une production industrielle affranchie, au lieu d’asservir l’affectivité, en épanouirait les formes et en organiserait les échanges ; en ce sens que le travail se ferait le complice des convoitises, cessant d’en être la compensation punitive. [95]

Pour W. Benjamin qui signalait à M. Horkheimer, en mai 1938, que « Bataille et Caillois ont fondé en commun un Collège de sociologie sacrée, où ils recrutent des jeunes gens pour leur société secrète [96] », Acéphale, selon les termes de Klossowski, illustrait « la tentation d’une esthétique préfascisante » :

Nous ne pouvions entrer dans ses vues, et nous en défendions. Lukácsien, encore sous le traumatisme de Brecht, du moins jusqu’à la signature du Pacte, incarnant l’hétérodoxie marxiste un moment confondue avec l’orthodoxie, Benjamin se sentait mal à l’aise dans l’Eglise marxiste. Il ne pouvait y épanouir en un sens universel sa propre puissance poétique […]. Presque tous les surréalistes étaient antistaliniens. Nous-mêmes ne l’étions pas moins […]. De son côté, nous sentions, vers la fin, Benjamin de plus en plus distant à l’égard du marxisme qui […] était resté à ses yeux un instrument privilégié d’exégèse. On devinait en lui le souvenir de la génialité d’Isaïe : c’était une humanité juive qui ressurgissait, dans le sens de la plus pure tradition, — très attentif aux séances du Collège — soucieux d’observer comment nous nous démarquions du surréalisme ou interrogions le fascisme, il n’avait pas tout à fait tort quand il tentait de nous prévenir contre d’éventuels dérapages. […] Il y avait chez les Allemands qui avaient connu le fascisme, à la différence de nous, une sensibilité beaucoup plus grande vis-à-vis de tout ce qui, de près ou de loin, eût pu prêter à confusion. On percevait chez Benjamin un pessimisme prophétique. […] Ma fréquentation avec lui devait essentiellement au grand fouriériste qu’il était : ses tendances mystiques jointes à la description des phénomènes sociaux se combinaient pour finir en une curieuse science astrale. Je le raccompagnais dans le XVe arrondissement, il me montra à terre le dessin de la marelle — avec le ciel et l’enfer — c’étaient selon lui les vestiges d’un inconscient social archaïque. Il se passionnait pour le Paris ésotérique des saint-simoniens, évoquant après Fourier, Cabet, Enfantin, des sociétés secrètes plus ou moins féministes, et enfin, en concurrence avec sa vision hébraïsante de l’histoire, il me parlait du rôle spirituel de l’industrie. [97]

Assurément, la place donnée au mythe dans ce « groupe de jeunes gens de la génération parisienne de l’entre-deux guerres » devait poser problème à W. Benjamin. Poursuivant sur le « messianisme parisien », Klossowski écrivait en effet : « Il existe donc une tradition, je dirai même une mythologie parisienne dans laquelle le groupe dont je vais vous parler vient s’intégrer et dont le comportement […] doit être d’abord compris sous l’angle de ce que fut Paris. […] Rétablir la détermination de l’existence par le mythe, c’est à quoi vont se rallier les jeunes gens autour de Bataille. Ces jeunes gens avaient dépassé le surréalisme en ce sens qu’ils ne se faisaient plus d’illusion quant au rôle que l’intellectuel peut jouer par rapport aux événements [98] ». Sans doute marqué par l’article « Paris, mythe moderne » dans lequel Caillois écrivait que le mythe « appartient par définition au collectif, justifie, soutient et inspire l’existence et l’action d’une communauté, d’un peuple, d’un corps de métier ou d’une société secrète », ou encore que « rien n’a échappé à l’épidémie, le mythique a partout contaminé le réel [99] », W. Benjamin pouvait-il cependant souscrire à toute la mystique irrationnelle qui entourait Acéphale  ? N’était-il pas plutôt enclin à partager l’avis de P. Robin qui, dans sa recension de l’ouvrage de Caillois, notait certes l’importance du mythe moderne de la grande ville, « cette représentation fantasmagorique de Paris », mais surtout l’impossibilité pour l’auteur de bien résister « “à la constante sollicitation des ivresses”, incapable de “faire la part du feu au moment du vertige” » :

De telles exaltations peuvent l’entraîner loin. La religiosité hitlérienne — pour qui semble transparaître ici quelque sympathie non formulée — montre justement combien ce désir de transmuter la nostalgie d’un impossible passé en source de valeur et en énergie conquérante n’est qu’aveu d’impuissance, dérivatif, fuite, mystification. Ces réflexions ne valent pas seulement pour l’auteur du Mythe et l’Homme, mais pour la petite secte qui, groupée autour d’un symbolique “homme sans tête”, cherche, sans espoir, dans l’exaltation du sacré et de la cruauté les bases d’une religion nouvelle. On comprend que pour eux le monde moderne apparaisse sans drame réel et sans destin. Pour nous, il est d’autres drames, des drames modernes, des drames plus bouleversants que ceux de la mante religieuse et du minotaure. [100]

Rapportée à sa passion pour Fourier comme à l’urgence historique de s’en saisir face aux fascismes triomphants [101], la consternation dont Klossowski fait état au sujet de W. Benjamin n’est donc pas pour surprendre :

Je l’avais rencontré à l’époque où je participais aux agglutinations Breton-Bataille, peu avant d’“acéphaler” avec ce dernier, toutes sortes de choses que Benjamin suivait avec autant de consternation que de curiosité. Bien que Bataille et moi fussions alors en opposition avec lui sur tous les plans, nous l’écoutions avec passion. Il y avait dans ce marxisant ou plutôt ce criticiste à outrance un visionnaire disposant de toute la richesse des images d’Isaïe. Il vivait partagé entre les problèmes que seule résoudrait la nécessité historique et les images du monde occulte qui souvent s’imposaient comme l’unique solution. Mais c’était là ce qui lui paraissait la tentation la plus dangereuse. Grâce à elle pourtant Benjamin était une nature profondément poétique, mais parce qu’il était encore plus profondément moral, il l’ajournait plutôt qu’il ne la repoussait. Il attendait la libération totale de l’avènement du jeu universalisé au sens de Fourier pour lequel il avait une admiration sans borne. Je ne sache pas d’homme qui, de nos jours, ait vécu aussi intimement dans le Paris saint-simonien et fouriériste. Il avait une prodigieuse connaissance de tous les courants ésotériques et les doctrines secrètes les plus reculées, à travers lui, paraissaient aboutir à un ésotérisme artisanal dont il nous décelait à tout instant les arcanes. [102]

De son admiration sans borne pour Fourier à sa mise en valeur dénuée d’ambiguïté dans ses derniers textes, W. Benjamin charge l’œuvre de l’utopiste d’un pouvoir de résistance qui puise non seulement à sa lutte effective contre l’oppression civilisée, à ses analyses critiques aiguës du morcellement capitaliste, mais plus encore sans doute et non sans attraits supérieurs pour qui déterminait sa route sur « les phénomènes qui sont pour les autres des déviations [103]] », à « l’écart absolu » : affolement et brouillage de toutes les boussoles étalonnées au pôle d’un même ennui mortel, un même ordre dominant.

Vous savez que le Manifeste du Parti communiste a été publié la même année qu’Alice au pays des merveilles. [104]

Portrait de Charles Fourier en Karl Marx au pays des merveilles [105], au pays d’utopie, au cœur d’une société « où Marx ne critiquerait plus Fourier [106] » et dans un lieu où, enfin, « l’action est sœur du rêve [107] » ?

Assurément y a-t-il ici matière à jeter un trouble et, à considérer la place de Charles Fourier dans Paris, capitale du XIXe siècle, ne sommes-nous pas aussi maladroits à saisir cette prise que l’enfant d’une « Chasse aux papillons » qui, impuissant, assistait « à la conjuration du vent et des senteurs, du feuillage et du soleil qui devaient commander le vol des papillons » ?

Le trouble levé, je n’attendais plus que l’instant où la fascination que la fleur paraissait exercer sur la paire d’ailes aurait achevé son œuvre ; mais voilà que le corps fragile à petits coups glissait sur le côté pour, tout aussi immobile, recouvrir une autre fleur de son ombre et pour, tout aussi soudainement, la laisser sans l’avoir touchée. [108]

Une trouble donc, ce filet jadis utilisé par les pêcheurs et qui tient son nom de ce que munis d’un long bâton, ils troublaient d’abord l’eau d’un côté pour mieux tromper, de l’autre, leurs proies rendues aveugles au filet placé en embuscade. Par ses écrans de fumée, ses escamotages, Walter Benjamin ne place-t-il pas une trouble entre Fourier et ses lecteurs ? moins pour gêner leurs regards ou altérer leurs visions [109] que, sensible à la fragilité de sa prise, pour la tenir éloignée d’actes « de destruction, de balourdise et de violence », la sauver en définitive, captive certes — « tremblant et quand même plein de grâce, dans un repli du filet, le papillon effrayé » —, mais libérée cependant d’oppressions plus funestes et pour le laps de temps d’une lutte qui, toujours, préserverait « comme enfermés dans son sein certains germes qui sont promis à un développement ultérieur [110] ».

A travers les fragments patiemment rassemblés par Walter Benjamin pour Paris, capitale du XIXe siècle, il y aurait donc visible aussi bien que sous-jacente, éclatante non moins que troublante, comme une « actualité extraordinaire » de Fourier qui fût active pour lui au cœur des périls fascistes et qui nous permettrait d’entrevoir toujours, dans les foules asservies « par les mains des dictateurs », comme « des noyaux de résistance [111] », autant d’éclats d’une lutte sûre de sa marche et qui aux confins de l’utopie et de la vérité, c’est-à-dire en pleine vie, sur le pont qui relie le rêve à la réalité, « retroussant légèrement sa robe de la main gauche » [112], ne cesse d’ouvrir aux possibles les chemins de l’écart.