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Croutelle, (Emmanuel, Charles,) Théodore, dit Croutelle Neveu
Article mis en ligne le 6 avril 2010
dernière modification le 27 décembre 2013

par Bouchet, Thomas, Jarrige, François

Né à Paris le 25 septembre 1791, mort à Reims le 31 décembre 1870. Fondateur (1825) et propriétaire d’une importante manufacture de tissage de laine près de Reims (Marne), sous la Restauration et la monarchie de Juillet.

Théodore Croutelle épouse à Reims en 1813 Marie-Félicité Verrier. Dès la Restauration, il s’impose comme un fabricant important en créant à Pontgivard, au nord de Reims, une filature de laine installée à la place d’un ancien moulin à blé. De 1825 à 1835, il y fait travailler une trentaine de petits métiers à filer, remplacés en 1835 par des mule-jennies de 160 à 240 broches. L’établissement s’impose comme l’un des plus importants du département. Après avoir obtenu une médaille d’argent lors de l’exposition de l’industrie de 1834, Croutelle et Camu fils obtiennent une médaille d’or au concours de l’exposition de 1839. La Société d’agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne loue leurs vertus : « L’établissement hydraulique de laine cardée de MM. Camu fils et Croutelle Neveu, situé à Pont-Givart, tout près de Reims, est l’un des plus importants de la France. Ces industriels s’occupent avec une sollicitude toute paternelle, de leurs nombreux ouvriers, qu’ils tâchent de conserver près d’eux. Ainsi, par exemple, ils vendent à chaque famille une maison et un jardin, et ils rentrent dans leurs déboursés par une simple retenue faite sur le salaire de l’ouvrier, qui se trouve bientôt devenu propriétaire ».
En 1839, Croutelle étend et diversifie son activité en créant, avec son associé Henri Gand, à l’extrémité du faubourg Fléchambault, sur la rivière de Vesle, un vaste tissage mécanique utilisant la force hydraulique. En 1844, l’établissement comprenait déjà une centaine de métiers. Lors de la crise industrielle de 1847, le tissage mécanique de Croutelle est l’un des seuls à ne pas souffrir, ce qui irrite l’opinion populaire alors que le nombre d’ouvriers sans travail augmente dans la ville et que la municipalité doit ouvrir des ateliers de charité, les tisseurs de l’établissement de Croutelle travaillent un dimanche après-midi au profit de leurs camarades privés d’ouvrage.

Parallèlement Croutelle s’impose comme un notable important. En 1833, il participe à la fondation de la Société Industrielle de Reims qui devait encourager le progrès technique dans la ville. L’année suivante il est un des membres de la société en nom collectif qui crée le journal L’Industriel de la Champagne, paru à partir de janvier 1835, et appartient au conseil d’administration de ce périodique. On y demande l’abaissement du cens électoral, mais surtout des réformes sociales immédiates ; si la rédaction désire l’ouverture du droit de suffrage à des listes plus larges de « capacités », n’ayant pas le cens requis mais justifiant d’une culture intellectuelle ou d’une aptitude proprement politique, elle veut aussi et surtout « subordonner les questions si irritantes des formes gouvernementales aux questions sociales et économiques ». En fait, elle soutient à plusieurs reprises les demandes d’augmentation de salaire. Comme Président de la Société industrielle de Reims, Croutelle publie en 1847 un Compte rendu du Comité des Crèches. A la fin de la monarchie de Juillet, il s’impose aussi comme le chef de file des opposants au libre-échange en Champagne contre Léon Faucher et les propagandistes du libre-échangisme.

Croutelle préside, en 1845, le banquet offert à Victor Considerant et y prononce un toast remarqué « à l’amélioration immédiate des classes ouvrières », dans lequel il réclame l’ouverture de salles d’asile, de centres d’apprentissage, la création d’assurances mutuelles généralisées en cas de maladie, assorties de retraites aux vieux travailleurs des deux sexes « à l’aide du puissant levier de l’association et avec le concours de l’État ». Il est possible que l’intérêt porté par Croutelle aux réformes inspirées par la doctrine de Fourier soit pour lui un moyen d’orienter, dans une logique paternaliste, les ouvriers vers des solutions moins dangereuses à ses yeux que le communisme de Cabet, qui obtenait un certain succès dans la ville (il y avait en effet une cinquantaine d’abonnés au journal icarien Le Populaire dans les années 1840). Par ailleurs, la population ouvrière rémoise s’agite fréquemment sous la monarchie de Juillet, plusieurs grèves, coalitions et rassemblement préoccupent les autorités, ce qui peut expliquer l’intérêt manifesté par certains fabricants pour la doctrine des phalanstériens censée canaliser la violence ouvrière.

Les évènements de 1848 constituent un moment charnière pour Croutelle. Ses ateliers de Fléchambault sont en effet incendiés après la révolution de Février par des ouvriers mécontents de voir qu’on y utilise trop de machines modernes. Ils s’en prennent aussi sans doute à lui comme grand notable, membre du conseil municipal de Reims depuis la fin de la monarchie de Juillet et parce qu’on lui prête des propos méprisants vis-à-vis des ouvriers. Il aurait déclaré que « les salaires des ouvriers pouvaient être réduits jusqu’à 0,60 franc par jour [...], qu’une livre de pommes de terre leur suffisait [...] et qu’avec 400 hommes de garnison, il répondait de la tranquillité de la ville. » Le samedi 26 février 1848, alors que la République a été proclamée, des groupes ouvriers s’assemblent dans la ville aux cris de « Allons brûler Croutelle ! », l’incendie ravage l’établissement mécanique. Ce soulèvement qui aurait couté 500 000 francs provoque l’incompréhension de l’industriel et l’inquiétude de la bourgeoisie industrielle locale. Dans une brochure qu’il publie peu après, Croutelle s’indigne de la réaction des ouvriers. Pour lui, « le tissage mécanique est un puissant levier pour la lutte industrielle [...], sans nuire en rien aux ouvriers de la ville, il y ramenait des articles qui depuis plusieurs années se sont portés dans les campagnes éloignées ». Il s’insurge contre les opinions qui font de la technique moderne l’origine de la misère ouvrière : « on a osé dire, on a répété que le tissage mécanique, qui, à mon avis, était devenu une nécessité pour conserver à notre ville une grande partie de ses fabrications et élever en même temps les salaires de l’ouvrier, était un instrument de ruine pour les travailleurs ».

Sous le Second Empire, Croutelle devient un notable respecté. Il est à la fois administrateur de la Banque de France, membre de la chambre de commerce, administrateur des hospices. En 1855 il devient chevalier de la Légion d’honneur. La même année il finance la construction de l’église de Pont-Givart. L’un des vitraux, celui de la Résurrection, est dédié à sa mémoire (1880). Après la reconstitution de la société industrielle de Reims en 1858, on lui décerne le titre honorifique de président honoraire, dans son discours son successeur à la tête de la société évoque « le mérite, l’activité, et l’amour du travail industriel dont il est encore une personnification ».