« L’utopie, c’est l’état d’une société où Marx ne critiquerait plus Fourier. »
R. Barthes, « Plaisir / écriture / lecture » [1]
Avec la publication de Sade, Fourier, Loyola (Seuil, 1971), Roland Barthes rend visible son intérêt déjà ancien pour l’œuvre littéraire et politique de Charles Fourier après avoir livré au public, en octobre 1970, l’article préliminaire « Vivre avec Fourier » (Critique, n° 281), compte rendu détaillé des 12 volumes des Œuvres complètes du « rêveur sublime » publiées chez Anthropos en 1967 par Simone Debout. C’est à partir de 1951, à l’occasion d’une thèse principale de lexicologie sur « Le vocabulaire de la politique économique et sociale de 1825 à 1835 » qu’apparaît le nom de Charles Fourier dans l’univers de Roland Barthes. Ce dernier ne consulte pas seulement à la Bibliothèque nationale des textes sur le commerce ou la question sociale en 1830, il noircit encore de nombreuses fiches en vue de ce projet inachevé [2] et envisage surtout, comme thèse complémentaire sous la direction de G. Matoré, la possibilité d’une « Edition critique d’un chapitre du traité de l’association domestique-agricole de Fourier : “De l’éducation unitaire” » [3].
Proche par l’exclusion même du chantre de l’attraction passionnée — « Utopie (à la Fourier) : celle d’un monde où il n’y aurait plus que des différences, en sorte que se différencier ne serait plus s’exclure. » [4] —, Roland Barthes souligne chez le sergent de boutique illitéré l’usage d’une « poétique de rebut, magnifié par l’économie sociétaire » [5]. A cet égard comme par les thématiques étudiées (cette passion commune pour les « petites hordes » et les « petites bandes », fiertés du Phalanstère [6]), il pourrait être rapproché de son illustre devancier à la Nationale que fut Walter Benjamin et qui, lui aussi, laisse Fourier hanter en sourdine, telle une basse continue, nombre de ses textes [7]. Si, comme l’écrit Roland Barthes, « Fourier met en déroute » [8], s’il cultive l’écart et le doute absolus, s’il réserve toujours dans ses énumérations une part qui échappe et dérange — un mouvement continu de décentrement —, les chutes, les rebuts, les fragments d’écriture de l’auteur de « Vivre avec Fourier » rassemblés ici ne sont ni à délaisser et moins encore à sous-estimer, mais à réintroduire dans le mouvementé même de cette poétique de rebut pour renouer non seulement les liens d’une intense relation trop souvent passée inaperçue, mais pour en repenser à neuf, depuis les origines, les éclats dispersés, les traces négligées : une invitation à penser Barthes avec Fourier, à les faire vivre ensemble.
Conservées à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), les archives de Roland Barthes [9] comportent, outre 4 fiches de citations brèves, deux ensembles distincts rattachés à la partie Fourier du Sade, Fourier, Loyola. Le premier ensemble est une liasse titrée « Fourier inutilisé » et le second, une autre liasse titrée « Chutes », chacune d’elles comportant des feuilles manuscrites et des pages dactylographiées avec annotations manuscrites. De l’une à l’autre liasse, les versions des textes publiés ci-après évoluent, se modifient et nous nous sommes efforcés, dans les pages qui suivent, d’en restituer toutes les variations [10]. Les fiches de citations et les paragraphes dont les changements sont peu significatifs au regard du Sade, Fourier, Loyola publié (« L’arbre du bonheur », « Passions », « Nombres », « L’argent fait le bonheur ») n’ont toutefois pas été reproduits. Les sept fragments retenus n’apparaissent donc ni dans « Vivre avec Fourier », ni dans Sade, Fourier, Loyola et l’ordre respecté est ici celui des liasses.
Florent Perrier est maître de conférences en esthétique et théorie de l’art à l’Université Rennes 2, chercheur associé à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine et aux archives Walter Benjamin (Berlin), auteur de topeaugraphies de l’utopie (Payot, 2015) ; il a codirigé trois livraisons des Cahiers Charles Fourier : « Walter Benjamin lecteur de Charles Fourier » (2010), "Le Phalanstère représenté" (2013), "Dans l’orbe du surréalisme. Charles Fourier redécouvert" (2016)
[1] R. Barthes, « Plaisir / écriture / lecture » — entretien avec J. Ristat publié le 9 février 1972 dans Les Lettres françaises, dans Œuvres complètes. Paris, Seuil, 1994, t. II - 1966-1973, p. 1489.
[2] L.-J. Calvet, Roland Barthes 1915-1980. Paris, Flammarion, 1990, p. 134-136.
[3] Voir la chronologie établie par N. Léger dans R/B. Roland Barthes. Paris, Seuil-Centre Pompidou-Imec, 2002, p. 250. « De l’éducation unitaire » figure dans le tome V des Œuvres complètes de Charles Fourier (Anthropos, 1967, p. 1-309).
[4] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil, 1975, p. 88. Voir aussi F. P. Bowman, « Roland Barthes par Roland Barthes et Charles Fourier », dans Romanic Review - Columbia University. New York, May 1978, n° 3.
[5] R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola. Paris, Seuil, 1971, p. 99.
[6] Voir « De l’éducation unitaire », la troisième notice de la section IV : « Education ultérieure ».
[7] Cette sourde présence de Fourier dans l’œuvre de R. Barthes et le parallèle avec W. Benjamin, indépendamment des questions de reproduction technique relatives à la photographie, restent des pistes de recherches à explorer, notamment à partir des matériaux accumulés par l’un comme par l’autre autour du XIXe siècle français. A noter que le prochain Cahiers Charles Fourier aura pour thème « Walter Benjamin lecteur de Charles Fourier ».
[8] Ibid., p. 115. Voir aussi notre « Conjugaison de la déroute. De l’utopie comme d’une résistance à l’œuvre », dans Recherches en Esthétique. Fort-de-France, octobre 2005, n° 11 (Utopies).
[9] Nous remercions avec gratitude Monsieur Michel Salzedo, Monsieur Eric Marty et Madame Nathalie Léger qui nous ont autorisé et facilité l’édition et la publication de ces textes de Roland Barthes.
[10] Conventions : lorsque le mot du tapuscrit est souligné, nous le retranscrivons en italique ; barré simple : trait en travers de la page ; barré double : mot barré ou biffé ; les passages entre <…> correspondent aux parties manuscrites supprimées dans la version tapuscrite ; (*) indique un ajout dans la marge ; les citations de Fourier ont été vérifiées et, parfois, corrigées.
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