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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Couturier, (Jean-Baptiste-) Henri
Article mis en ligne le 14 avril 2009
dernière modification le 11 décembre 2023

par Desmars, Bernard

Né le 18 juillet 1813 à Vienne (Isère), décédé le 16 août 1894, à Vienne. Médecin. Conseiller général, député, puis sénateur. Fondateur et président de la Société de Beauregard. Dirigeant de l’Union agricole d’Afrique (l’Union du Sig) et des Orphelinats agricoles d’Algérie.

Henri Couturier fait partie de ces fouriéristes, notables de province, qui ont consacré une grande partie de leur temps, de leur argent et de leur influence à la réalisation concrète des idéaux fouriéristes, ou d’une moins d’une partie d’entre eux.
Il est issu d’une famille aisée, installée à Vienne, en Isère. Son grand-père, médecin, appartient déjà à la bourgeoisie locale ; son père, Thomas Couturier, est avocat, maire de Vienne pendant 16 ans et député de l’Isère sous la monarchie de Juillet, membre de l’opposition dynastique, c’est-à-dire favorable à un régime monarchique libéral, mais critique envers la politique conservatrice de Guizot. Henri, après son baccalauréat, part à Paris où il suit d’abord simultanément des études de médecine et de droit, avant de se consacrer à la seule médecine ; il soutient en 1841 sa thèse et obtient le titre de docteur. Il revient dans sa région natale et y exerce alors son activité médicale.

L’adhésion au fouriérisme

C’est apparemment lors d’un voyage en Ecosse, en 1845, que Couturier, ayant emporté avec lui un ouvrage de Fourier, a été séduit par les idées phalanstériennes [1]. A Vienne, le fouriérisme est bien implanté, à côté du communisme icarien ; en 1846, on y compte 21 souscripteurs à la « rente sociétaire » [2]. Dans le cadre de la campagne contre la politique de Guizot, un banquet réformiste est organisé le 20 décembre 1847 à Vienne ; Henri Couturier y prononce un discours dans lequel il affirme que le problème du moment n’est pas seulement politique ou institutionnel, mais social, et que la solution réside dans l’association, « nœud vital des sociétés de l’avenir » [3].
La Seconde République établie, il se présente aux élections à l’assemblée constituante ; outre le suffrage universel et les libertés, sa profession de foi promet : « Education nationale et gratuite, seule voie qui nous conduise à la véritable égalité. Application du principe électif à toutes les fonctions publiques. Alliance et confédération des peuples. Garantie du droit de travail. Respect de la propriété » Il ajoute qu’il faut « substituer aux déchirements, aux révolutions, aux injustices du passé, l’accord et l’harmonie dans les relations sociales », grâce à « l’association libre et volontaire [4]. Non élu, il figure ensuite aux élections municipales sur une « liste des travailleurs » composée des républicains avancés ; il échoue une nouvelle fois.
Après ces échecs électoraux, et son mariage en octobre 1848 avec Emilie Delaigue (1829-1894), la fille d’un industriel drapier, Couturier participe en 1849 à la création de la Société des travailleurs unis de la ville de Vienne, qui semble avoir emprunté à une double inspiration, phalanstérienne et icarienne. Cette société repose sur un actionnariat populaire (l’action vaut un franc) ; elle a pour but de procurer aux sociétaires, mais aussi à des non-sociétaires, des produits de bonne qualité, à des prix peu élevés. Dans l’esprit de ses fondateurs, il s’agit d’organiser la production et les circuits de distribution afin de lutter contre l’exploitation et la spéculation. En mars 1851, la société possède trois magasins d’épicerie, une charcuterie et un commerce de charbon, avec une clientèle recrutée dans les différentes catégories sociales de la ville ; elle achète quelques mois plus tard un terrain dans la campagne viennoise (au lieu-dit Beauregard), afin d’accueillir les loisirs dominicaux des sociétaires et surtout d’y établir une « maison de santé » et une « maison d’éducation ». Mais après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, les autorités, qui se méfient des entreprises teintées de socialisme, prononcent la dissolution de la Société des travailleurs unis.

La Société de Beauregard

Henri Couturier, dès le printemps 1852 est à l’initiative de la création d’une nouvelle entité, la « Société agricole et maison de santé et de sevrage de Beauregard », du nom du terrain acquis par la précédente société et conservé par la nouvelle ; la maison de santé et de sevrage accueille des enfants en bas âge et des enfants malades ; puis, au fil des années, le projet sanitaire et éducatif est complété par des activités commerciales (charbon, boulangerie, restaurant) et industrielles (meunerie, draperie) qui prennent de plus en plus d’importance. Rebaptisée en 1861 Société agricole et industrielle de Beauregard, l’entreprise se développe dans la décennie suivante, avec une menuiserie, de nouvelles productions textiles, des activités bancaires. S’y ajoutent également une bibliothèque, une école, un orphéon...
Couturier voit là les premiers éléments, encore disparates, d’une future commune associée, étape vers l’Association intégrale de Fourier. Les fouriéristes sont d’ailleurs très intéressés par la Société de Beauregard. On retrouve certains d’entre eux dans l’actionnariat, comme Baudet-Dulary, Boureulle, Bouchet-Doumenq ou les époux Jean et VIrginie Griess-Traut. Les publications d’inspiration sociétaire consacrent plusieurs articles à l’entreprise de Couturier : une première « Notice sur la Société de Beauregard » paraît dans le Bulletin du mouvement sociétaire dès 1860. Jules Duval, dans L’Economiste français (1862-1870), reproduit régulièrement les comptes rendus des assemblées générales de la société, qu’il visite lui-même ; La Science sociale, entre 1867 et 1870, vante les mérites de l’expérience viennoise ; la Société lyonnaise de capitalisation fondée à la fin des années 1850 par François Barrier, afin de collecter auprès de ses adhérents fouriéristes et de faire fructifier des capitaux qui pourrait ensuite servir à la formation d’un essai phalanstérien, place une partie de ses fonds dans l’entreprise de Beauregard. Couturier est lui-même membre de cette société de capitalisation et en relation amicale avec Barrier [5] ; Julien Blanc, Auguste Savardan et quelques autres correspondent avec Couturier.... Celui-ci présente Beauregard dans l’Annuaire de l’Association pour 1867, publié à la Librairie des sciences sociales.
Au-delà des milieux fouriéristes, les résultats de Beauregard sont appréciés par les promoteurs de la coopération, et bénéficient d’articles favorables dans la presse lyonnaise et dans des journaux parisiens comme le Journal des Débats et L’Opinion nationale (dans ce dernier cas, c’est Charles Sauvestre, fouriériste, qui écrit des articles très favorables à Beauregard).
La Société connaît sans doute son apogée à la fin des années 1860. Car à partir du début des années 1870, l’entreprise est confrontée à des difficultés financières croissantes qui l’obligent à renoncer aux activités trop coûteuses (l’école), puis à fermer les branches déficitaires. La fragilité de la société, au capital très limité, les dissensions entre ses actionnaires, la conjoncture économique, avec la Grande Dépression à partir de 1873, le contexte viennois, où les conflits sociaux opposent la bourgeoisie locale, dont fait partie Couturier, aux organisations ouvrières, expliquent sans doute en grande partie ce déclin de la Société, également affaiblie par l’impossibilité pour son fondateur de lui accorder la même attention à partir du milieu des années 1870, puisque ses mandats politiques l’éloignent de Vienne.

Couturier, militant républicain et homme politique

Après ses échecs électoraux sous la Seconde République, Couturier s’était écarté de l’action politique. A la fin de l’Empire, il parvient à se faire élire au conseil municipal de Vienne et au conseil d’arrondissement ; il est alors considéré par le sous-préfet de l’arrondissement de Vienne comme un « républicain démocrate enragé »
 [6]. Quand le Second Empire est renversé, en septembre 1870, il fait partie du comité qui se substitue au sous-préfet de Vienne, en attendant la mise en place des nouvelles autorités. Puis, la république installée, il est candidat lors des élections qui désignent l’assemblée nationale, en février 1871, mais ce sont les conservateurs qui l’emportent. En octobre 1871, il accède au conseil général de l’Isère, dont il est quelques temps le vice-président ; il reste dans cette assemblée départementale jusqu’à son décès en 1894. Couturier veut consolider l’installation de la République par l’instruction du peuple ; militant actif de l’éducation populaire, il est dès 1866 en relation épistolaire avec Jean Macé, qu’il invite à Vienne, et avec lequel il échange des brochures, sur Beauregard et sur les bibliothèques communales [7] ; en 1871, il participe à la création à Vienne du Cercle de la Ligue de l’enseignement, qu’il préside [8]. Il est également membre de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, mouvement pacifiste créé à la fin du Second Empire et est élu en 1877 au comité central de l’organisation [9].
Couturier est élu député en 1876, puis réélu en 1877 et 1881. En janvier 1885, avant la fin de son mandat à la Chambre, il rejoint le Sénat auquel il appartient encore lors de son décès. Dans l’ensemble, l’activité parlementaire de Couturier est assez discrète et ses interventions à la tribune rares ; entre 1882 à 1884, toutefois, il est l’auteur de plusieurs rapports (sur les collèges communaux, le système coopératif, la création d’un chemin de fer, un emprunt de la ville de Grenoble) et d’un projet (sur la création d’une caisse de dotation en faveur des enfants abandonnés).

Portrait de Couturier
L’Illustration dauphinoise, 1887

Présenté comme un « républicain avancé » au début des années 1870, notamment au Conseil général, Couturier rejoint assez rapidement le camp des républicains modérés, c’est-à-dire des opportunistes. Il siège parmi les députés de l’Union républicaine, proches de Léon Gambetta, puis soutient la politique de Jules Ferry. Et lors de sa dernière élection cantonale, en 1889, c’est un républicain radical qu’il affronte.
Ses fonctions parlementaires l’obligent à résider à Paris une partie de l’année et à déléguer ses responsabilités à la tête de Beauregard. Cette situation a suscité une abondante correspondance entre Couturier et son épouse, complétée par les lettres entre les parents et les enfants. On y voit un père très attentif à l’éducation de ses enfants, puis au mariage de ses quatre filles ; il se renseigne sur les qualités et les défauts des éventuels époux et sur leur situation professionnelle. Elles se marient l’une avec un avocat, docteur en droit, une autre avec un professeur agrégé à la faculté de médecine de Lyon, une autre avec un ingénieur des ponts et chaussées ; quant à l’aînée, devenue très tôt veuve, elle se remarie - sans demander l’avis de ses parents, s’offusque Henri Couturier - avec Antonin Dubost, député, puis sénateur de l’Isère, ministre de la Justice pendant quelques mois (1893-1894) et président du Sénat (1906 à 1920) ; le fils, François, obtient un doctorat es sciences et devient ingénieur agronome. Cette correspondance montre aussi le soin apporté par Couturier à la gestion d’un patrimoine familial très étendu, constitué de biens immobiliers (terres, maisons), mais surtout d’actions et d’obligations, une part importante de sa fortune étant placée dans des valeurs étrangères (les emprunts russes par exemple) ; sa présence à Paris lui permet d’ailleurs d’être mieux informé sur les opportunités financières et de spéculer avec profit à la Bourse [10].

Couturier et les fouriéristes

Tout en s’occupant de Beauregard et parallèlement à sa carrière politique, Couturier continue à s’intéresser à l’Ecole sociétaire et aux différentes initiatives prises par ses condisciples pour diffuser les idées de Fourier ou préparer l’essai phalanstérien.
Ainsi, quand, vers 1868-1869, Chasles-Brenezay, un fouriériste du Maine-et-Loire, propose le lancement d’une souscription destinée à acheter un terrain pour y constituer une « commune sociétaire », il accueille très favorablement la proposition et se déclare prêt à s’engager pour 10 000 francs, tout en soulignant que les promoteurs de l’idée doivent agir avec prudence et après avoir réalisé de nombreuses études préparatoires [11].
D’autre part, dès le milieu des années 1860, quand Barrier et quelques condisciples s’efforcent de ranimer le mouvement fouriériste, il souscrit pour 1000 francs au capital de la société chargée d’exploiter la Librairie des sciences sociales et d’organiser la propagande fouriériste [12] ; quand la société devient anonyme, en 1869-1870, il reste l’un de ses actionnaires [13] ; il continue à la soutenir de son argent dans les années 1870 [14]. Il préside le congrès phalanstérien de 1872, qui a pour but la réorganisation de l’Ecole sociétaire ; il y présente Beauregard, puis participe aux débats sur la réalisation sociétaire : « M. Couturier, pour répondre aux vœux de l’assemblée, nous a fait espérer une maison rurale d’enfants, greffée sur ce champ de manœuvre et permettant à l’enfant de ne pas se séparer de sa famille » [15]. Il est par ailleurs abonné au Bulletin du mouvement social [16]. Vers 1880, il fait partie d’une commission chargée de statuer sur l’avenir de la librairie, à l’existence menacée, et se prononce pour sa fusion avec une « librairie d’instruction laïque » qui accueillerait les fonds phalanstériens ; ce projet n’aboutit cependant pas, certains fouriéristes craignant que cette opération n’entraîne finalement la disparition de l’une des dernières manifestations du militantisme phalanstérien [17].
Sa présence à la Chambre des députés, à partir de 1876 lui a d’ailleurs permis de renforcer ses relations avec les milieux sociétaires de la capitale. La correspondance qu’il adresse à sa femme, restée à Vienne, le montre fréquentant des condisciples parisiens (Valérie de Boureulle, les époux Griess-Traut, Brisbane, Laverdant, Delbruck...), ou séjournant, ainsi que son fils, à la colonie de Condé-sur-Vesgre [18]. Il se rend en juin 1880 au Familistère de Guise [19].

L’Union du Sig et les Orphelinats agricoles d’Algérie

A la fin des années 1870, alors que Beauregard réduit peu à ses activités, Couturier prend des responsabilités croissantes dans l’Union du Sig ; cette société, fondée en Algérie en 1845-1846, qui s’était éloignée des ambitions fouriéristes de ses fondateurs dans les années 1850, a tenté d’y revenir à la fin des années 1860 et au début des années 1870 ; mais ses mauvais résultats économiques compromettent son existence à partir de 1875-1880. Couturier entre au conseil d’administration de la société en 1879, puis en devient le secrétaire en 1881. Alors que les actionnaires se divisent entre ceux qui veulent garder l’unité du domaine et sa finalité phalanstérienne, ceux qui préconisent la location des terres à des particuliers pour, grâce au produit des fermages, recevoir des dividendes, et ceux qui ne voient qu’une seule issue, la liquidation et la vente de la propriété, Henri Couturier propose une autre solution : la location du domaine à la Société des Orphelinats agricoles d’Algérie, œuvre philanthropique dont il est le fondateur et président. Certains administrateurs soulignent l’ambiguïté de la position de Couturier, qui, secrétaire de l’Union du Sig, favorise les intérêts des Orphelinats et leur fait obtenir des conditions très avantageuses. Cependant, malgré quelques oppositions et démissions, le domaine est loué aux Orphelinats à partir de 1881.
Couturier attire dans cette association des personnalités (Victor Hugo et Victor Schoelcher en sont présidents d’honneur), quelques parlementaires ainsi que des fouriéristes et des Isérois. Les Orphelinats ont pour objectif d’accueillir des enfants placés par l’assistance publique, afin de les préparer à vivre et à travailler sur le sol algérien ; ils se présentent donc comme une œuvre de bienfaisance et un outil de colonisation. Les enfants y reçoivent une formation agricole adaptée aux conditions pédologiques et climatiques de l’Afrique du Nord, afin que devenus adultes, ils continuent à cultiver le sol algérien.
Henri Couturier accorde une grande importance à cette œuvre des Orphelinats, qui s’inscrit d’ailleurs dans une attention plus générale portée à l’enfance abandonnée. Il fait dans les années 1880 plusieurs voyages en Algérie, pour observer le fonctionnement de l’établissement, mais aussi pour rencontrer les autorités et obtenir des appuis et des aides financières. D’autre part, quand la Société lyonnaise de capitalisation - dont il est devenu le « caissier dépositaire » - prononce sa dissolution, en 1887, il obtient que le capital soit abandonné aux Orphelinats agricoles [20].
Des accidents (la rupture d’un barrage), de mauvaises récoltes pendant plusieurs années, et des inspections défavorables, qui dénoncent les mauvaises conditions d’accueil des enfants, provoquent le retrait des orphelins à la fin des années 1880, puis la dissolution de la Société des orphelinats ; Couturier démissionne du conseil d’administration de l’Union du Sig, où il est de plus en plus contesté en raison des avantages concédés aux Orphelinats, non seulement en 1881 lors de la signature du bail, mais aussi dans les années suivantes, quand le montant du loyer est abaissé, puis vers 1890, quand le bail est rompu à des conditions peu favorables à l’Union.

En ce début des années 1890, Beauregard se réduit à quelques éléments : une minoterie, des activités financières. Couturier, dont la santé s’altère peu à peu, fréquente de moins en moins souvent le Sénat. Il décède dans sa propriété de Grange Haute, près de Vienne, le 16 août 1894, peu de temps avant son épouse (le 29 août suivant).

Portrait de Couturier
Les Alpes illustrées, 1894