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216-221
WEY Francis : Notre Maître-Peintre Gustave Courbet (2008)
La Rochelle, Rumeur des âges, 2007, 60 p., avec une introduction, des notes et une édition critique par Frédérique Desbuissons
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 5 janvier 2009

par Bordet, Gaston

Avec cette publication d’un texte devenu introuvable de Francis Wey, un « ami » de Gustave Courbet, Frédérique Desbuissons apporte aussi bien à l’histoire de l’art qu’à l’histoire du fouriérisme un document essentiel. Docteur en histoire de l’art et maître de conférences à l’université de Reims, elle est déjà reconnue comme spécialiste de Courbet, une catégorie professionnelle heureusement en voie d’expansion. Qui est ce Francis Wey ? Né à Besançon en 1812, il a fait ses études secondaires au Collège Royal de Besançon sous la Restauration. Sans doute, quand il était en classe de 6e ou de 5e, n’a-t-il pas prêté grande attention à deux élèves plus âgés qui devaient être alors en 2e (classe d’Humanités) ou en 1e (classe de Rhétorique), à savoir Victor Considerant (1808-1893) et Pierre Joseph Proudhon (1809-1865). Peu importe après tout, mais ce qui nous intéresse c’est que Francis Wey « monte » à Paris, que grâce à la protection de Charles Nodier, bibliothécaire à l’Arsenal, il intègre l’Ecole des Chartes en 1834. Il fait paraître plusieurs romans, pièces de théâtre, récits de voyage. Il est aussi critique littéraire et artistique. Ce qui nous intéresse aussi c’est qu’il évolue dans le cercle franc-comtois que Nodier réunit autour de lui et qui comprend de nombreux fouriéristes, Victor Considerant et quelques autres [1]. En outre, il convient de rappeler que par liens familiaux la grand-tante de Wey, Madeleine Wey, avait épousé François Muguet, l’oncle maternel de Fourier. A ce propos on peut se demander quelle parenté il y a entre notre Francis Wey et celui que Charles Fourier protégeait dans la cour de l’école ou du collège. Aux spécialistes de généalogie de nous le dire [2]. Dans les années 1840, « Francis Wey est devenu l’ami d’Edouard Ordinaire dont le père Désiré dirigeait avec Just Muiron le groupe fouriériste, assez nombreux à Besançon. » Dans les années 1840-1848, on peut considérer que Wey appartient à la mouvance de l’opposition à Louis-Philippe et qu’il est fortement influencé par le fouriérisme. En 1848, il fait paraître un Manuel des droits et des devoirs. Dictionnaire démocratique, qui connaît un certain succès. Wey est lié aux républicains du National [3]. Sous la Seconde République, opposant au président Louis-Napoléon Bonaparte, il est même considéré comme un « rouge ». Il écrit un roman, Le Biez de Serine, paru en feuilleton dans Le National, sévèrement réprouvé par un critique anonyme du journal Le Corsaire-Satan pour cette « couleur socialiste [4] ».

Or c’est en 1849 que Wey découvre la peinture de Courbet : celui-ci est en train d’achever dans un atelier de la rue Hautefeuille le fameux tableau L’après-dînée à Ornans, le premier grand manifeste du réalisme. Wey est surpris et admiratif. Lui et son épouse deviennent amis intimes du « Maitre-Peintre » qu’ils invitent pour des séjours nombreux et prolongés dans leur maison de Louveciennes. Et Courbet peint les portraits de Francis Wey et de son épouse. Mais on peut affirmer cependant que ce n’est pas à Francis Wey que Courbet doit son entrée en fouriérisme. Dans un texte autobiographique de 1866, Courbet raconté par lui-même, parlant de sa jeunesse, écrit à la 3e personne, voici ce qu’on peut lire : « Il [Courbet] oublia les idées et l’instruction de son jeune âge pour suivre les socialistes de toutes sectes. Arrivé à Paris [...] il était fouriériste » [5]. Or Courbet a gagné Paris en 1839, et il ne fait la connaissance de Wey qu’en 1849. C’est donc à Besançon qu’il est devenu fouriériste. Mais comment ? Hypothèses comme souvent, lorsqu’il s’agit d’influences intellectuelles, hypothèses multiples. Premièrement, il aurait été marqué dès ses années de collège à Ornans puis à Besançon par deux condisciples fouriéristes. Il y a Max Buchon, « retrouvé » au collège d’Ornans (car ils sont cousins assez proches), futur journaliste, romancier, poète, ethnologue (il recueille plus tard légendes et chansons franc-comtoises) ; avec lui, pour Courbet c’est l’amitié d’une vie de militantisme républicain, socialiste et artistique (en 1839, Courbet réalise quatre lithographies pour illustrer le premier livre de Max, Les Essais poétiques). Buchon, journaliste d’avant-garde sous la Seconde République devenue réactionnaire, est incarcéré à Salins, puis à Lons-le-Saunier et ramené fers aux pieds à Besançon. Après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, il s’enfuit en exil en Suisse, il traduit des textes de littérature allemande. En 1856 il bénéficie de l’amnistie et rentre à Salins en juillet. Ce qu’il faut dire, c’est que Buchon est dès sa jeunesse disciple affirmé de Fourier ; mieux, il devient dès 1838 environ l’ami de Victor Considerant (l’apôtre pédagogue et vulgarisateur du fouriérisme, qu’il propage avec un acharnement, une conviction, un sens de l’organisation qui font de lui le modèle exemplaire et premier des militants des temps modernes). Le second ami de Courbet, ami de collège aussi, est Armand Barthet. Né à Besançon en 1820, un an après Courbet, il est très jeune un adepte de Fourier, peut-être déjà dès le Collège Royal de Besançon, lorsque Courbet y est élève en 1838-1839 (un an après la mort de Fourier). On peut supposer que c’est sans doute Barthet qui aurait été le premier initiateur, l’annonciateur de la bonne nouvelle du fouriérisme à Gustave. Le destin de Barthet est intéressant, le personnage semble cocasse. Poète, auteur dramatique qui glisse dans ses œuvres de la semence fouriériste, il rencontre un certain succès. En 1846 il vient à Paris et il vit dans la misère. En 1848, il s’enthousiasme pour la jeune Seconde République. Il compose à sa gloire un hymne national, La Républicaine. En 1849, avec sa pièce de théâtre Le Moineau de Lesbie, il atteint à la célébrité. Mais ses œuvres suivantes ne rencontrent pas le même succès. En 1864 il revient en Franche-Comté, se marie et s’installe dans le village de Cendray à 15 kilomètres de Baume-les-Dames. Ce retour à la campagne est-il décidé pour obéir à la pensée phalanstérienne ? C’est possible : il crée une petite entreprise d’élevage de lapins qui très vite décline, périclite, est mise en faillite. Il pose sa candidature au poste de juge du district sans succès. Très affecté par la défaite française lors de la guerre de 1870-1871 et peut-être plus encore par l’occupation prussienne qui se fait lourdement sentir en Franche-Comté, il sombre dans la folie et se suicide en 1874. En 1876 paraît à titre posthume son roman en deux volumes, Une Passion fatale [6]. Voilà donc quelques explications, quelques hypothèses qui permettent de rendre compte de cette formule employée par Courbet dans sa biographie : « Arrivé à Paris, il était fouriériste. » Mais il ajoute aussitôt : « Il suivit les élèves de Cabet et de Pierre Leroux. Il continua en même temps que la peinture ses études philosophiques. Il étudia les philosophes français et allemands et fut pendant dix ans avec les rédacteurs de La Réforme et du National [7] [...] Après [...] les erreurs romantiques et classiques, il leva un drapeau avec son ami Champfleury [8] et Max Buchon, qu’il fut convenu d’appeler art réaliste. [...] Il a établi une nouvelle régénération de l’art. Il mérita de Proudhon, son compagnon d’armes le superbe livre sur l’art qu’il fit à son propos. » [9]

Revenons à Francis Wey : celui-ci, archiviste, poursuit une carrière brillante. Sous le Second Empire, il change de bord politique et se rallie à Napoléon III. En 1853 il est nommé Inspecteur général des Archives départementales. Membre de la Société des Gens de Lettres, il en devient le vice-président en 1851, président à plusieurs reprises de 1852 à 1864. En 1858 il entre au Comité des travaux historiques. Il est promu officier de la Légion d’Honneur [10]. Ses relations avec Courbet se distendent. En septembre 1871, Wey fait paraître sa Chronique du siège de Paris [11]. En outre, le Département des estampes de la Bibliothèque nationale possède un manuscrit d’une trentaine de pages, « Etudes sur G. Courbet. Extraits des Mémoires inédits de feu Francis Wey » (mort en 1882). Ces textes ne sont pas de la main de F. Wey mais Frédérique Desbuissons estime qu’ils ont été écrits soit par Bernard Prost, soir par Castagnary [12].

L’un de ces textes n’a été connu dans son intégralité que par quelques spécialistes de Courbet. C’est le manuscrit BN Estampes Yb3-1732. Or une partie seulement de ce texte a été publiée par Courthion et Cailler dans leur livre de 1950 (voir note 9). La plupart des amateurs et admirateurs de Courbet le connaissent. Mais il a été tellement tronqué et amputé qu’est est dénaturé. On découvre un Wey qui trahit Courbet, qui le lâche lâchement. La publication de l’intégrale du manuscrit par Frédérique Desbuissons nous montre qu’à partir de cette édition on ne peut plus écrire que Francis Wey est ami de Courbet. En premier lieu, F. Desbuissons restitue les quinze premières lignes d’une introduction inconnue. Courbet « est de ces virtuoses en révolte qui sapent par les bases ce qui éclairait leurs devanciers... Ils détruisent sans remplacer [...], et comme leurs confrères de la rue ils recrutent l’anarchie. » [13] Frédérique Desbuissons réintroduit ici ou là plusieurs coupures opérées par Courthion : le texte de ces coupures révèle l’animosité et la rancœur de Wey. Mais surtout, la fin du texte est rétablie dans sa totalité : treize grandes pages inédites qui donnent une toute autre idée de la personnalité de Wey. Il a pour Proudhon et pour Sainte-Beuve, premier biographe de Proudhon, le plus grand mépris ; il se plaît à souligner la petitesse et les limites de Courbet : « La vanité de cette sympathie intellectuelle [de Courbet à l’égard de Proudhon] était donc une chimère de la naïveté du peintre. » [14] « Cette vilaine satire des curés revenant ivres de la conférence le classa dans un rang plus inférieur. » Et, plus loin : « Les malandrins prussiens, espions pour la plupart, avaient enguirlandé ce nigaud, incapable de se défier de qui le flagornait et plus de huit ans avant nos désastres de 1870 il prêchait déjà l’abolition des armées et le déboulonnement de la colonne Vendôme. » [15] Dans l’historiographie de Courbet - et de Proudhon -, ce texte de Francis Wey révélé, fait date. Dans l’historiographie aussi de l’histoire de l’art et de l’histoire tout court, il montre comment une certaine catégorie de personnes, et même toute une tranche de la société se refusent à admettre qu’un artiste puisse avoir le droit de penser par sa peinture ou son art. N’oublions pas que Courbet avait pourtant revendiqué pour l’artiste ce droit à la parole et au combat politique. « On croit que je peins pour le plaisir de peindre et sans jamais méditer mon sujet. Erreur mes amis, il y a toujours dans ma peinture une idée philosophique humanitaire plus ou moins cachée. A vous de la trouver. » [16] On ne peut que recommander la lecture du travail de F. Desbuissons, travail remarquablement documenté, travail d’histoire de l’art en prise sur l’histoire générale, un grand document pour la compréhension de Courbet, trahi par un ancien ami.