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« Cette science sociale qui fait toute ma vie » : une lettre de Considerant à Charles Magnin, 6 février 1830 (fonds Magnin, Salins)
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 24 août 2017

par Bouchet, Thomas
Metz, Samedi 6 février 1830

Mon Cher Monsieur,

un de mes amis part pour Paris et je saisis cette occasion de vous donner de mes nouvelles, je le prie de vous remettre lui-même cette lettre afin d’être bien sûr qu’elle vous parviendra car, il y a un peu plus de 5 mois, je vous en envoyai une immense (elle avait bien huit pages) avec l’adresse que je mets à celle-ci et comme je n’ai pas reçu de réponse j’en ai conclu qu’elle s’était perdue, j’avais chargé un de mes camarades de vous la porter. Il m’a dit l’avoir remise à la bibliothèque royale ou à la petite poste.
Je vous demandais d’abord des nouvelles de vos dames et me rappelais à leur souvenir avec toute la force de la reconnaissance que leur bon accueil m’a inspirée, après une causerie particulière, j’en venais à vous longuement parler de cette science sociale qui fait toute ma vie et dont la vérité m’est toujours évidente, dont la puissance sur moi est peut-être plus forte encore que jamais.
nos esprits mathématiques à mesure qu’ils savaient convergent vers elle, je ne conçois pas que le globe n’ait pas encore abordé ces questions, lui qui se dit éclectique et examinateur. Je vous engageais, Monsieur, à faire vous-même cette besogne et je vous disais qu’au besoin je pourrais donner une analyse à titre d’article communiqué, ce qui n’engagerait en rien le globe, je connais depuis longtems cette science, je la possède et la comprends mieux que ne le pourraient faire au premier abord une foule de gens bien supérieurs à moi : Ce que je donnerais, en une ou plusieurs lettres, serait la description de la marche d’un problème, et sa solution, je compte aller dans quelquetems a Paris, but de tous mes vœux, je ne puis supporter l’idée de faire mon métier d’ingénieur indéfiniment dans quelque coin de la france : cet état, si je devais m’en croire esclave, serait le tourment de ma vie et j’espère bien que de nous deux c’est moi qui serai le plus fort, la conviction qui pèse sur moi m’écrasera partout ailleurs qu’à paris, car là seulement elle pourra se communiquer et avoir un effet.
Je crois que le mercure va donner trois articles de moi. je lui envoyé le premier, je n’en suis pas content : je l’ai fait vite ; il est trop long pour un article de journal, là je ne suis pas resté dans le rôle d’analyste, j’ai conservé le caractère apôtre.
adieu, Monsieur, j’espère vous récrire quand j’aurai votre adresse vraiment officielle, ne m’oubliez pas je vous prie auprès de ces dames, donnez- moi de leurs nouvelles, n’oubliez pas, Monsieur, que vous m’avez promis votre amitié [mot absent : la lettre est trouée] me garantit encore votre indulgence
Votre dévoué
Victor Considerant
Elève sous-lieutenant du génie à Metz

En février 1830 Victor Considerant est âgé de 21 ans [1]. Après une enfance salinoise, il s’est installé à Besançon (1824) puis il a rejoint Paris et l’École polytechnique (1826) ; le voici depuis l’automne 1828 élève de l’École d’application de l’artillerie et du génie, à Metz. Il adresse sa lettre à Charles Magnin, un ami de son défunt père Jean-Baptiste. Magnin est l’objet de toutes les attentions du jeune homme, qui tâche de maintenir avec lui malgré la distance les bonnes relations tissées au fil des années précédentes à Salins et à Paris. L’« ingénieux érudit [2] » né en 1793 habite Paris ; il est bibliothécaire à la Bibliothèque royale et critique littéraire au journal Le Globe. Considerant lui dit ici en quelques phrases combien la vie en province lui pèse ; il l’entretient ensuite de Fourier et de science sociale. Sa lettre, numérotée 4, fait partie d’un dossier conservé à la Bibliothèque municipale de Salins. Le riche dossier de pièces manuscrites, titré « V. Considerant », renferme aussi la copie d’une lettre de Jean-Baptiste Considerant (1825), neuf autres lettres de Victor Considerant à Magnin (1828 à 1851), et trois brouillons de réponse de Magnin à Victor Considerant [3].La lettre du 6 février 1830 donne une idée de l’état d’esprit de l’élève sous-lieutenant du génie, de ses sujets d’inquiétude, de ses projets pour l’avenir.

Ardent et déterminé, Considerant a soif de rencontres. Il rêve de s’épanouir au contact d’esprits forts et de s’affirmer auprès d’eux. Il veut fréquenter le monde. Metz ne lui suffit pas. Après son arrivée à l’École d’application il a beaucoup lu, il a aussi fréquenté les dîners, le théâtre, le bal. Mais au cœur de l’hiver 1829-1830 il se sent prisonnier d’un quotidien aux teintes grisâtres. On croit lire sous sa plume les impatiences d’un Eugène de Rastignac ou d’un Julien Sorel. Dans ce Paris tant désiré par Considerant bouillonnent les intelligences que Magnin fréquente chaque jour. Le jeune homme en conserve le souvenir vif. Ses années à Polytechnique ne lui ont qu’entrouvert les portes de Paris : enfermé toute la semaine, il n’était libéré que le dimanche. Mais ce jour-là, les Franc-Comtois à qui il rendait visite lui faisaient bon accueil : Magnin, mais aussi Jobez, Gréa, la famille Nodier. Et lorsqu’il demande des nouvelles de « ces dames », il laisse affleurer ses regrets.

Seule la capitale est assez grande pour faire fructifier les idées auxquelles il s’est converti. Certes, il peut exposer la science sociale et l’attraction passionnelle à ses coreligionnaires de l’École de Metz - il ne s’en prive d’ailleurs pas ; mais, écrit-il, « la conviction qui pèse sur moi m’écrasera partout ailleurs qu’à Paris » C’est qu’il est devenu un inconditionnel de Fourier. Écrire, dans cette perspective, c’est aussi se donner les moyens de remplir une mission de propagation. Il a été initié à la pensée de Fourier cinq ans auparavant, à Besançon, par l’entremise de Clarisse Vigoureux [4]. Ses convictions se sont progressivement affermies. Il s’est engagé dans des correspondances suivies, il s’est instruit sur les pensées d’Owen et de Saint-Simon. Fort de son expérience, il s’estime en février 1830 capable d’intervenir dans les débats. C’est du moins ce qu’il explique crânement à Charles Magnin.

Il est persuadé de la « vérité » de la « science » de Fourier. La solide culture scientifique qu’il a accumulée au fil de ses brillantes études l’engage à penser comme la plupart des « esprits mathématiques » qu’il côtoie à l’École d’application : le progrès est à portée de main dans une société qui sera débarrassée des maux sociaux par la claire compréhension des mécanismes de la nature. On sent bien là - et Considerant en est très conscient - combien la limite entre science et foi est ténue. Il se veut analyste, il se fait apôtre... Or, apparaître comme un sectateur de Fourier, ce serait fragiliser un discours scientifique revendiqué comme tel. Il lui faut donc trouver le ton juste pour dire ses certitudes. Cet ami des mots, soucieux de bien écrire, se tourne tout naturellement vers la presse. Il veut que la pensée de Fourier soit présente dans les colonnes du Globe ; il songe aussi au Mercure du XIXe siècle. Ces deux journaux littéraires réputés pour leur bonne tenue intellectuelle sont des espaces de débat rêvés. Au début de l’année 1830, Considerant n’a pas grande expérience de la presse. La protestation contre les mesures gouvernementales que lui et d’autres élèves de l’École polytechnique ont fait paraître en 1828 dans Le Constitutionnel n’était qu’un premier contact, furtif, avec le monde des journaux.

Indirectement, la lettre de février 1830 présente pourtant un jeune homme dont la volonté et l’enthousiasme sont mis à rude épreuve. Il a écrit à Charles Magnin six mois plus tôt : dans sa lettre d’août 1829 il a donné tout ce dont il était capable. En huit pages rédigées dans l’enthousiasme et dans l’urgence [5], à l’écriture vive et serrée (les marges sont elles-mêmes couvertes de phrases), il disait l’ennui qui le submergeait à Metz, il se rappelait au bon souvenir de ses amis parisiens, il dénonçait les erreurs d’Owen ainsi que l’influence néfaste des philosophes et des moralistes, puis il exposait en détails la découverte de Fourier [6] ; il s’attachait à rassurer Magnin (« J’espère qu’il ne vous restera là-dessus rien de louche »), il lui promettait de nouveaux éclaircissements, il demandait un accès au Globe : «  Vous sentirez, je pense, la nécessité où est le monde savant de donner une critique saine et loyale [de la science nouvelle] ». Huit pages à vrai dire interminables, touffues, labyrinthiques, dont on devine l’effet sur Charles Magnin.

Le silence de Magnin peine et irrite Considerant. Comment donc un journal « qui se dit éclectique et examinateur » peut-il rester indifférent à la découverte ? Mais Considerant ne se laisse pas abattre. Voilà des années qu’il tâche de propager la science sociale. On a de lui une lettre écrite près de quatre ans plus tôt à Paul Vigoureux, fils de Clarisse, où il insistait sur la validité scientifique de l’attraction passionnée [7]. Il vient de rédiger des articles pour Le Mercure, il écrit sans se lasser.

Dans le dossier « V. Considerant », on peut lire le brouillon de la réponse d’un Magnin qui se confond en excuses, arguant de sa charge de travail et de son état de santé. Magnin écrit aussi qu’une lecture attentive de la très longue lettre lui a laissé une impression contrastée : il en a apprécié la première partie, consacrée à la critique de l’ordre civilisé. Il est resté beaucoup plus dubitatif sur la seconde. « L’exposé du remède et par conséquent du système m’a paru bien moins clair et bien moins saisissable. Je serais aussi un peu tenté de craindre que l’emploi du langage mathématique appliquée [sic] à des objets d’un tout autre ordre ne donnât plutôt l’apparence de rigueur que la rigueur même à quelques-uns de vos raisonnements ». Il n’y aura donc pas d’exposé dans Le Globe, ni de la part de Charles Magnin, ni sous la signature de Victor Considerant. Heureusement pour lui, le zélateur de Fourier a plus de chance avec Le Mercure du XIXe siècle : son analyse de l’ouvrage de Fourier, Le Nouveau Monde industriel, paraît le 13 mars 1831. C’est là le premier exposé doctrinal vraiment solide sur cette pensée publié dans la presse parisienne. L’irascible auteur du Nouveau Monde industriel repère dans l’article pas moins de trente-quatre erreurs qui mériteraient réfutation [8]. Considerant, lui, poursuit sa route. Il continue à écrire à ses nombreux correspondants - y compris son maître - ; de retour à Paris pour quelques mois (première moitié de 1831), il rencontre Fourier, il réfléchit à la création d’un journal, à des tournées ; de retour à Metz, il prononce en novembre 1831 des conférences qui remportent un franc succès ; les élèves de l’École, écrit-il à Fourier, le surnomment « phalanstère » [9]. Il est en passe de devenir le principal animateur de l’École. En juillet 1832 il quitte enfin Metz définitivement pour s’installer à Paris.

La lettre de février se situe ainsi à une période charnière à la fois pour Considerant et pour la propagation de la science sociale. Entre la fin de la Restauration et les débuts de la monarchie de Juillet, le jeune homme s’arme pour les combats futurs ; parallèlement, l’École sociétaire émerge peu à peu ; son développement, en 1831 et surtout en 1832, est la conséquence de ces mois de préparation inlassable dont témoignent, entre autres, les lettres à Magnin.

Note : le fonds Charles Magnin

À la Révolution, lors de sa constitution, la bibliothèque de Salins (qui n’était encore pas « les Bains »), comprenait 3 à 4 000 ouvrages et documents provenant des nombreux couvents établis à Salins et environs. La première bibliothèque publique avait été fondée en 1593 par le chanoine Moreau au couvent des Capucins. En 1847, la commission de la bibliothèque a dénombré 6 000 volumes et elle a demandé la réalisation d’un catalogue. Pendant tout le XIXe siècle les donations, legs, dotations de l’État ont considérablement accru le fonds qui a atteint au début du XXe siècle près de 40 000 ouvrages. Charles Magnin, qui fut conservateur à la Bibliothèque Nationale, compte parmi les plus importants ce ces donateurs. Les livres ont été classés dès leur dépôt, mais le classement des documents n’est achevé et entériné par la Commission qu’en mai 1930. Il s’agit de 65 liasses de cours, travaux, papiers de famille et 37 cartons d’autographes de 3 707 personnes plus ou moins célèbres, dont 6 du XVIIe siècle, 333 du XVIIIe siècle et 3 368 du XIXe siècle, parmi lesquels un certain nombre de Salinois et Franc-Comtois. Parmi ces documents figurent des lettres de Jean-Baptiste Considerant à Magnin et les réponses de ce dernier. Figurent également 11 lettres de Victor Considerant à Magnin de 1827 à 1851 et 4 réponses de Magnin. La municipalité de Salins (-les-Bains) est heureuse de contribuer ainsi à commémorer la mémoire de cet illustre enfant du pays, défenseur d’idées pour une société plus équitable, propositions toujours d’une étonnante actualité.