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23-32
Autour des conférences de Considerant à Genève (octobre 1846)
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 24 août 2017

par Vuilleumier, Marc

En croisant les sources locales avec les archives et la presse sociétaires, on se propose, après avoir brièvement évoqué la diffusion du fouriérisme à Genève et la formation d’un groupe phalanstérien, d’examiner les conséquences des conférences de Considerant (octobre 1846). On est au lendemain d’une révolution et il en profite pour adresser aux constituants son projet d’élections véridiques, qui sera refusé tant par les radicaux que par les conservateurs.

Le voyage de Considerant en Suisse (septembre-octobre 1846), ses « expositions sociétaires » à Lausanne et à Genève, ses déboires avec les autorités de Neuchâtel sont connus dans leurs grandes lignes [1]. Il vaut toutefois la peine d’y revenir en combinant les sources locales avec les archives de la presse sociétaire. C’est ce que nous nous proposons de faire à propos des conférences de Genève.

Relevons tout d’abord que la théorie sociétaire n’y était pas inconnue et qu’il s’y était même formé, à partir de 1842, un petit groupe de phalanstériens. Les premiers propagateurs des idées fouriéristes à Genève semblent avoir été Frédéric Reydor, qui y séjourna entre 1828 et 1836 [2], et surtout le marchand d’horlogerie et de bijouterie André Alliez (1808-1883) qui, dès 1838, allait y constituer le pivot du fouriérisme. Il profitait de ses voyages d’affaire annuels en Italie pour y faire connaître les idées sociétaires. Sa correspondance nous montre aussi comment il s’y prenait, à Genève, pour diffuser les publications fouriéristes et provoquer des controverses permettant l’exposition de la doctrine. Mais faute de place, nous n’en dirons pas plus ici.

À en croire un témoignage tardif, fondé sur les souvenirs d’Alliez, Considerant serait venu à Genève à la fin de 1841. Le 22 novembre, une petite révolution pacifique y avait mis fin au régime issu de la Restauration, abolissant le suffrage censitaire et obtenant l’élection d’une Constituante. L’un de ses membres, le radical Jean Frédéric Hoffmann, marchand d’or, élu par le quartier industriel de Saint-Gervais, demanda, le 3 janvier 1842, l’abolition des circonscriptions électorales au profit d’une division en « séries d’opinions », ce qui ferait de l’assemblée élue selon ce principe « le daguériotype [sic] de la nation [3] ». On retrouve, chez Hoffmann, la terminologie de Considerant, qui avait justement traité de la question de l’« élection véridique » dans La Phalange des 12, 17 et 24 décembre 1841. Cette initiative du député genevois en faveur de la représentation proportionnelle est la première proposition de ce genre dans une assemblée législative en Europe.

Cette proposition était le résultat d’entretiens dans lesquels Alliez avait pris sa part comme ami de Considerant. Ce dernier avait exposé la théorie de la représentation proportionnelle dans des conférences privées, et il avait entrepris, en collaboration avec Alliez, un travail demeuré inédit sur l’organisation de la souveraineté [4].

A notre connaissance, aucun autre document ne confirme, ni d’ailleurs n’infirme, ce séjour de Considerant à Genève. Inutile d’ajouter que l’initiative d’Hoffmann ne trouva aucun soutien.

Passons à 1846. Considerant, venant de Lyon, s’arrête brièvement à Genève, le 19 septembre, avant de poursuivre sa route pour Lausanne où, du 23 septembre au 3 octobre, il tiendra huit conférences. Le 27 septembre, il était retourné brièvement à Genève pour s’y concerter avec les phalanstériens locaux, et organiser ses prochaines « expositions ». Le gouvernement cantonal les y avait autorisées, à condition que le programme lui en fût soumis. La salle proposée par l’exécutif municipal paraissant trop petite, on loua celle du Casino, la plus vaste après celle du théâtre, à deux pas de la cathédrale de Saint-Pierre.

Le 7 octobre au soir, Considerant arrivait au Locle, où il s’entretint avec les phalanstériens du Jura neuchâtelois. Malgré le caractère privé de ces rencontres, le 10 au matin, il reçut l’ordre de quitter dans les quarante- huit heures le territoire du canton. Il retourna à Lausanne le 12, et arriva à Genève le 15, pour y préparer ses conférences le lendemain [5].

Il y trouva une situation bien différente de celle qu’il avait trouvée lors de son passage en septembre. Les 6, 7 et 8 octobre, une révolution s’y était produite ; le quartier populaire de Saint-Gervais, sur la rive droite du Rhône, s’était insurgé. Après avoir vainement canonné les barricades, le gouvernement conservateur avait démissionné et avait été remplacé par un gouvernement provisoire, dirigé par le leader radical James Fazy. L’élection d’un Grand Conseil constituant était fixée au 23 octobre [6].

La Démocratie pacifique, comme d’ailleurs le reste de la presse, avait donné une large place à l’événement. Dans son numéro du 12-13 octobre, un article de J. Fleury déclarait : « Le parti populaire vient de l’emporter à Genève. On sait que cette ville était gouvernée par une coterie aristocratique comparativement peu nombreuse, mais toute puissante, parce qu’elle a la richesse et les loisirs. » Suivait une relation des événements et une correspondance de Genève, datée du 9. C’était un récit très partisan, qui traitait les conservateurs de « satellites de l’étranger », de « parti jésuito-protestant », de « fine fleur aristocratique ». Ces termes, empruntés à la rhétorique radicale, mécontentèrent vivement Considerant qui, dans une lettre des 16-18 octobre, blâma les rédacteurs parisiens :

Je ne conçois pas que l’on ne lise et corrige pas les correspondances que l’on insère dans le journal. Pourquoi avoir laissé dans la lettre de Castres ces mots si souvent répétés de valets de nos assassins, valets de nos bourreaux et appliqués à une partie de la population qui a combattu contre l’autre ! n’est-ce pas à nous de corriger, dans des cas pareils, ce que l’irritation du combat et le feu de la guerre inspire même à des phalanstériens. Il y avait de braves gens des deux côtés et tout le monde le reconnaît ici même parmi les combattants qui déjà se font compliment réciproque sur leur courage ou leur adresse et boivent ensemble en se disant c’était nous, de tel poste, qui tirions sur vous à tel endroit ; et nous avions des amis des deux côtés, infiniment plus il est vrai dans le faubourg que dans la ville. Mais vraiment je déplore que l’on laisse passer avec autant de légèreté des expressions qu’il serait si facile de corriger et qui gâtent beaucoup les affaires [7].

À Genève, les journaux des deux bords mettaient en évidence l’absence de représailles et d’esprit de revanche, et Considerant, au début de sa première conférence, après avoir relevé que les événements avaient failli empêcher son « exposition », avait signalé « comme progrès très notable dans nos mœurs, que le lendemain d’une révolution, des citoyens de toutes les opinions puissent se réunir paisiblement dans une même salle, pour assister au développement d’une doctrine sociale [8]. »

La Démocratie pacifique allait revenir à plus d’une reprise sur la révolution genevoise et les événements de Suisse, lui donnant même le caractère d’une révolution sociale. Mais l’analyse de ces articles dépasserait par trop les limites qui nous sont assignées. Bornons-nous à quelques remarques sur les conférences de Considerant. Par mesure d’ordre, les auditeurs devaient se munir au préalable d’une « carte d’admission » délivrée gratuitement. « Les premières banquettes seront réservées aux dames », précisait-on. Du début à la fin, le succès ne faiblit point, et le nombre des assistants (500 au début) ne fit que croître. Au sujet des trois premières séances, les 16, 17 et 19 octobre, le Journal de Genève du 20 écrivait :

Elles ont été écoutées par un nombreux auditoire, composé de ce qu’il y a de plus relevé à Genève sous tous les rapports. Nous y avons remarqué bon nombre de membres de l’administration, des pasteurs, des médecins, des professeurs, des artistes et des étudiants de toutes les facultés ; beaucoup de dames y assistaient également.

Et le 23 octobre : « M. Considerant continue d’attirer la foule à ses leçons [...] ; le nombre des dames va croissant. »

C’est presque exclusivement le Journal de Genève qui nous donne un aperçu des séances. Toutefois, il ne s’agit pas d’un compte rendu fidèle et complet : « Sachant qu’une personne se dispose à livrer à l’impression le cours dont nous entretenons nos lecteurs, nous nous dispenserons d’une longue analyse, et nous croyons qu’il conviendrait encore mieux d’y assister, afin de juger par soi-même des possibilités de l’application de ce système. » Néanmoins certaines parties, celle sur l’éducation et l’instruction des enfants surtout, ont longuement retenu l’attention du chroniqueur. Le Journal de Genève ne paraissant que deux fois par semaine, il arrive que, sans le préciser, un numéro résume plusieurs séances. De ce fait, il n’est pas possible de connaître leur nombre (8 comme à Lausanne ? ) ou leur calendrier (du 16 au 26 octobre). Les sources livrent néanmoins quelques informations :

[Avant la dernière séance, il avait] assisté à un banquet que lui ont offert ses anciens et ses nouveaux adhérents ; là une coupe lui a été présentée comme témoignage de reconnaissance ; il l’a acceptée en assurant qu’elle servirait à porter le toast à la mémoire de Fourier, lors de la première grande assemblée des phalanstériens de Paris. Ensuite il l’a remplie et a bu à Genève et à toutes les âmes d’élite qu’elle contient, puis, la remplissant de nouveau, il l’a fait circuler afin que chacun des assistants participât à cette communion sympathique.

Puis au Casino, Considerant, comme il le faisait habituellement, consacra sa dernière séance à un résumé général et aux réponses faites aux questions qui lui avaient été préalablement posées par écrit. « A la fin de cette dernière soirée, plusieurs personnes sont allées prendre place sur l’estrade auprès de l’orateur, et lui ont adressé verbalement des questions que M. Considerant rapportait à son auditoire et qu’il expliquait avec la plus grande facilité. » La sympathie et l’enthousiasme du chroniqueur se donnent libre cours dans ses cinq articles de deux colonnes (deux tiers de page d’un journal qui en compte quatre par numéro). Comme on l’a dit, il développe plus longuement certains points qui lui tiennent à cœur.

M. Considerant, dans plusieurs de ses séances, s’est attaché à démontrer que le christianisme et le socialisme tendaient à un même but et que dernier était la conséquence du premier [...] Le socialisme proclame la divinité du principe chrétien, il la reconnaît dans la grandeur des Écritures, qui, sans jamais se contredire, se prêtent à tous les progrès, lesquels d’ailleurs ont été prédits par les prophètes. À mesure donc que l’humanité grandit, le christianisme grandit avec elle, et ce ne sera que lorsqu’elle se sera élevée jusqu’à Dieu qu’elle en atteindra la proportion.

En insistant sur la parenté et la complémentarité des idées sociétaires et du christianisme, Considerant avait gagné les sympathies de son auditoire. Le 28 octobre, il quittait Genève pour la France. Mais il laissait derrière lui des partisans encouragés par son succès.

Le 18 novembre 1846 paraissait à Genève L’Éclaireur suisse, journal socialiste et politique. « Sa profession de foi sera courte, y lit-on. Il sera démocrate radical. Il demandera l’organisation de la liberté religieuse par l’État. Il proclamera l’association du travail, du capital et du talent comme seul moyen de régénérer les sociétés humaines. » Le reste du journal confirme son orientation fouriériste : article sur « la justice et le droit », repris de la Démocratie pacifique ; compte-rendu détaillé de la première conférence de Considerant (on promettait celui des autres, mais le journal interrompit sa publication après son premier numéro). La place nous manque pour analyser comme il conviendrait ces huit pages, qui émanaient probablement du groupe phalanstérien de Genève et aussi du radical vaudois Jules Eytel, correspondant à Lausanne de la Démocratie pacifique.

Le Journal de Genève du 24 novembre dénonça cette publication en agitant l’épouvantail communiste et en accusant les radicaux de frayer la voie à la subversion sociale. L’organe de ceux-ci, la Revue de Genève, rétorqua que son adversaire conservateur avait la mémoire courte : « N’est-ce pas lui qui, dans de longs articles, a recommandé ces doctrines [fouriéristes], tandis que la Revue se taisait à cet égard. » Effectivement, c’est tout juste si elle avait signalé, en quelques lignes, le début du cours de Considerant. « Le radicalisme de Genève est loin des idées socialistes ; il est pour la liberté en toutes choses et pense que c’est par la liberté beaucoup plus que par les doctrines absolues que l’on parviendra à harmoniser les conditions sociales. » Cette opposition était tout à fait conforme aux idées de James Fazy, qui, en 1840 déjà, avait polémiqué contre la Phalange, s’élevant contre 1’« absolutisme » fouriériste au nom du libéralisme. Ainsi, paradoxalement, le journal conservateur avait accueilli chaleureusement le cours de Considerant, tout en condamnant le journal de ses adhérents genevois, tandis que l’organe radical se vantait de son silence.

Profitant du succès de Considerant, les phalanstériens essayèrent de diffuser les publications de l’École, comme en témoignent leurs annonces publicitaires dans la presse. Ainsi la Feuille d’avis de la République et canton de Genève indiquait que « les personnes qui ont suivi le cours de M. Considerant et qui souhaiteraient prendre connaissance du Prospectus de la librairie phalanstérienne, fondée à Genève, sont prévenues qu’elles peuvent le faire chez M. Vachez, Corraterie n° 10, au rez-de-chaussée, et chez M. Faidy, rue des Moulins. » Ces deux personnes, dont on retrouvera les noms plus loin, semblent avoir été les promoteurs de cette entreprise dont on ne sait rien de plus. Autre annonce à la suite :

Lectures phalanstériennes. Les dames qui désireraient assister aux lectures choisies des ouvrages de l’École phalanstérienne sont prévenues qu’elles auront lieu de 7 à 8 heures du soir, le mardi et le vendredi, maison Darier, rue Chantepoulet, n° 43bis. Durant le cours, qui commencera le 17 de ce mois [novembre 1846], le professeur examinera son sujet au point de vue moral, historique et littéraire, et présentera un parallèle de la science sociale et de l’Évangile. S’adresser à la concierge.

Malheureusement, nous ne savons rien de ces « lectures ». Remarquons que la maison indiquée était celle d’une famille dont le principal représentant, Hugues Darier (1804-1879), mérite de retenir l’attention. Industriel, à la tête d’une petite fabrique d’aiguilles de montres, il avait séjourné à Paris en 1831 et, avec sa sœur, fréquenté les prédications saint-simoniennes de la rue Taitbout. En 1843, il était en correspondance amicale avec Pierre Leroux. Radical avancé, il siégea à l’exécutif municipal de 1847 à 1850, y favorisant l’Association alimentaire, une sorte de coopérative qui, en ces années de crise et de disette, fournissait soupes et repas à prix réduits à la population. Il était allié aux familles Balland, Baud et Bovy, qui comptaient plusieurs artistes. Ensemble, ils formaient une espèce de communauté - Corot y séjourna à plusieurs reprises - qui plus tard achètera et restaurera le château de Gruyères [9]. La mise à disposition de la maison Darier pour ces « lectures » témoigne de la sympathie d’Hugues et des siens pour les idées nouvelles, mais ne signifie pas une adhésion totale à celles-ci. Il n’est pas mentionné parmi les participants au banquet anniversaire de la naissance de Charles Fourier, le mercredi 7 avril 1847 [10].

La soixantaine de participants au banquet de 1847, hommes femmes et enfants, se pressaient dans une salle ornée de portraits de Fourier et de deux « vues du phalanstère ». Le président de la fête était Vachez, l’un des promoteurs de la librairie. Des chants : « l’Harmonienne », « la Phalanstérienne », alternaient avec des poésies et la lecture des « Réflexions d’un passant au sujet du passage d’un roi » de Victor Hugo. Le compte rendu souligne la présence des femmes, auxquelles « Faydey oncle » porte un toast. « Nous n’avons eu qu’à nous féliciter de l’admission des dames, qui, du reste, n’était pas une innovation que pour nous. Plusieurs sociétés de Genève, entre autres la Société d’instruction mutuelle, cercle des ouvriers démocrates, les a depuis longtemps conviées à des soirées. » Son président, F. Janin, radical, l’un des chefs de la récente révolution et membre du gouvernement provisoire, était l’un des invités du 7 avril, de même qu’Albert Galeer, président de la Société fédérale de secours mutuels, lui aussi l’un des organisateurs de l’insurrection, radical de gauche et futur démocrate-socialiste. Autre invité : Georges C. F. Morhard, « l’ardent promoteur de la colonisation aux États-Unis d’Amérique ». La crise économique incitait à l’émigration, d’où le succès des brochures, articles et conférences de Morhard. Comme le relèvera Cabet dans son journal, cette « émigration populaire » ne faisait appel qu’à l’intérêt individuel et ne tendait qu’à créer de nouveaux propriétaires. Toutefois Morhard, radical hostile à l’« aristocratie », croyait, par une émigration massive, provoquer une hausse des salaires et une amélioration des conditions de travail en Europe.

La personnalité de ces trois invités témoigne des sympathies politiques des phalanstériens de Genève et de leur volonté de ne pas s’isoler des courants dont les aspirations leur semblaient proches des leurs.

Ce nombre [soixante assistants], quoique bien supérieur à celui des fêtes précédentes, était cependant au-dessous de ce qu’il aurait pu être : la cherté des vivres et le ralentissement notable des affaires de la Fabrique [11] ont empêché d’excellents phalanstériens de l’augmenter encore. En outre, il est bon de tenir compte de ceci : c’est qu’à Genève, aucun homme en vue, distingué par ses lumières, par son caractère, ou par sa position, ne s’est encore prononcé ouvertement pour la théorie sociétaire. Si nous exceptons trois ou quatre artistes et trois ou quatre personnes de la classe moyenne, notre groupe est composé entièrement d’ouvriers, dont le cercle de relations borné et toujours le même n’a pas permis d’exploiter, comme il l’aurait fallu, l’excellente impression produite par le cours Considerant. En France, à ce qu’il paraît, c’est le contraire : la Théorie est plutôt acceptée par la partie saine de la bourgeoisie. Nous croyons donc rester dans le vrai en disant que, si toutes ces circonstances ne s’étaient pas réunies pour nous entraver, le chiffre de deux cents convives aurait été dépassé. Si nous avions eu un seul homme doué du talent oratoire, nous aurions osé insérer un avis dans les feuilles publiques, et notre fête aurait acquis l’importance d’un événement. Au lieu de cela, réduits à nos faibles moyens, et placés au milieu d’une agitation politique qui, par moment, coupe le courant de nos idées, nous n’avons pu répandre que verbalement l’annonce du banquet. Plusieurs d’entre nous l’ont ignoré.

Considerant avait donné son cours au lendemain d’une révolution et au moment d’importantes élections ; c’étaient des circonstances peu favorables, mais « il a pourtant plusieurs fois, le souvenir en est vif, transporté son auditoire. Eh bien ! qu’il revienne dans quelques mois, l’œuvre de notre régénération sera accomplie, son auditoire sera plus sympathique et plus nombreux, il profitera des désillusions de la victoire et des regrets des vaincus, tout ce qu’il y a de bon et de sain dans Genève l’applaudira, et la Rome protestante pourra peut-être devenir la Rome socialiste. »

Avant de quitter Genève, le 28 octobre 1846, Considerant y avait fait imprimer une petite brochure, qui parut le 4 novembre : De la sincérité des gouvernements représentatifs, ou Exposition de ¡’Election véridique. Lettre adressée à Messieurs les membres du Grand Conseil constituant de l’Etat de Genève [12]. Elle fut effectivement remise à tous les députés. L’auteur y développait les principes qu’il avait déjà formulés en 1841. A ses yeux, les systèmes électoraux en vigueur étaient faussés par la confusion entre le vote représentatif et le vote délibératif. Dans le premier, la minorité avait le droit d’être représentée ; dans le second, elle devait se soumettre à la majorité. D’où le « procédé électoral véridique » imaginé par Considerant, qui séparait les deux procédures. Dans un premier temps, les électeurs se rassemblaient en collèges d’opinions, formés à l’initiative de citoyens réunis autour d’un programme. A Genève, des « conservateurs ordrés » à « l’opinion socialiste », on pourrait avoir 8 ou 9 programmes. Le nombre d’électeurs recueilli par chaque programme déterminerait la proportion des sièges qui lui reviendrait. Une semaine ou dix jours plus tard, les électeurs choisissaient parmi les candidats de chaque collège d’opinions. Considerant n’apporte pas beaucoup de précisions sur cette seconde opération. Il attendait de son système des effets bénéfiques :

Les différentes catégories de l’opinion auront à compter les unes avec les autres ; elles s’habitueront bientôt à se respecter dans leurs principes légitimes, et la décision de l’assemblée sera toujours nationale [...] Car dans une assemblée où l’on verrait face à face l’opinion publique telle qu’elle est, on apprendrait vite que si les minorités doivent céder aux majorités, les majorités doivent tenir compte des minorités et ne pas les braver et les écraser avec dédain, orgueil et superbe.

D’où cet appel aux députés genevois à propos d’une telle innovation

[Elle] serait une révolution pacifique qui doit tenter des libéraux, des hommes qui veulent l’indépendance de chacun, la libre manifestation de la pensée publique et le triomphe de la volonté nationale [...] Vous aurez pris l’initiative d’une grande innovation, d’un progrès européen, universel [...] Les petits Etats sont comme les ateliers d’expérimentation de l’humanité.

Le 30 décembre 1846, dix-neuf citoyens de la ville avaient adressé une pétition au Grand Conseil, lui demandant d’examiner avec attention les propositions de Considerant. Un député, le docteur François Louis Senn, fit de même. C’était un modéré, un centriste, qui, à côté de la médecine, s’était lancé avec succès dans les affaires immobilières. La majorité radicale du Grand Conseil songeait surtout à se tailler des circonscriptions électorales de nature à lui assurer sa position dominante. Aussi, le 4 janvier 1847, James Fazy, le rapporteur de la commission chargée d’élaborer le projet de Constitution, écarta d’emblée « la forme électorale trouvée par M. Considerant ». Après avoir rendu hommage à ses intentions de justice et d’équité, le leader radical passait à la critique :

Ce mode, séduisant au premier coup d’œil, a pourtant un grand défaut, c’est qu’il répond à la question par la question. Qu’est-ce en effet que le Grand Conseil, n’est-ce pas le corps où, par la délibération, les opinions prennent des formules précises ? Si l’on voulait diviser les collèges par opinion, ne faudrait-il pas, pour bien les préciser, commencer dans chacun la délibération pour s’entendre au juste ? Ou, si on ne le faisait pas, ne courrait-on pas le risque de voir se former des divisions factices, créées seulement pour favoriser la candidature de tel ou tel ? Sous le prétexte d’opinions particulières, les hommes riches ou de toute autre influence ne pourraient-ils pas chacun se former leur petit bourg pourri [13] pour se perpétuer dans la députation, et ne verrait-on pas bien vite s’établir ainsi un peuple de clients électeurs, attachés par clans particuliers à la personne d’un chef ? Ce serait une espèce de féodalité. Ce projet révèle des sentiments honnêtes, il est original, mais il est trop naïf en sa confiance dans l’humanité [14].

En conclusion, le chef radical justifiait la mise à l’écart de cette « utopie philosophique » par « le désir de rester dans la pratique ». Dans les débats ultérieurs, plus personne ne se référa à Considerant.

Le 10 novembre 1846 déjà, le Journal de Genève avait, de son côté, repoussé les « illusions humanitaires » du projet. Les deux tendances politiques genevoises s’en tenaient au « vote représentatif ». Au cours de ce qu’on appellerait aujourd’hui des primaires, les deux camps établissaient la liste de leurs candidats ; lors du scrutin officiel, ceux qui avaient obtenu le plus de voix étaient élus. Le « vote délibératif », que Considerant aurait voulu faire descendre au niveau des électeurs en leur permettant de s’agréger autour d’un programme, était réservé aux députés. Quant à la représentation proportionnelle, ce ne sera qu’en 1892, dans une conjoncture politique bien différente, qu’elle sera introduite à Genève.