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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

95-106
Irréalisable utopie ?
Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 10 mars 2006

par Guillaume, Chantal

Juste est l’exhortation de Pascal Bruckner dans son stimulant livre sur Charles Fourier : « défendre l’intégrité du continent fouriériste, le préserver de toute contamination, le mettre au delà de toute comparaison - souligner de manière outrancière son originalité, le garder de toute approche nécrophile, en le plaçant d’emblée sur un vecteur d’excentricité absolue »  [1]. Pourtant paradoxe car Bruckner poursuit par ce conseil en contrebalancement : compromettre Fourier avec tous les milieux, l’impliquer dans toutes sortes de rapports, l’exposer à une multitude de paroles étrangères. Il faudrait non pas privilégier l’interprétation de l’œuvre extravagante de l’inventeur social mais l’interpénétration et l’interpellation. Il serait nécessaire de chercher le choc avec notre monde loin de la conception de l’utopie comme système clos. L’invite nous paraît salutaire car le continent fouriériste n’a pas vocation à rester à l’écart de toute pénétration, de toute collision-collusion avec des pensées extérieures à lui, à des époques autres. Il faut même tenter de construire une épistemé de notre propre mécanique sociale à la lumière du mécanisme sociétaire proposé par Fourier. La comparer, éprouver les propositions sociales de Fourier dans leur potentiel de « réalisibilité » [2], dans leur nature visionnaire même si l’entreprise est périlleuse. La procédure fouriériste de l’écart, de l’excentricité absolue justifie cette possibilité de mettre à jour par rapprochement les erreurs et les tares de notre société que Fourier désigne par civilisation. Plus encore tous les maux de celle-ci, indigence et misère surtout, génèrent la nécessité de penser cet idéal de l’association domestique et agricole. Le détour utopique en général a bien valeur heuristique : le nouveau monde amoureux désaliéné découvre les mécanismes de répression des passions en civilisation. Cette épistemé de l’utopie s’inscrit dans la démarche même de cette forme de pensée. L’UTOPIA de Thomas More procède de cette volonté d’inversion qui aurait pour finalité de mettre en œuvre de manière prioritaire une critique radicale de la société réelle au point que son auteur renonce à indiquer comment on pourrait parvenir à une telle société de perfection, comme si l’objectif n’était pas là. Pointer les tares d’un système en montrant son opposé, tel est l’unique but. Aussi dévoile-t-il, sans illusion les limites de son projet, un rêve en pensée : « Nous devons nous contenter de rêver à cette république utopique car toute espérance d’y parvenir est inutile ». Il admet formellement s’être livré à l’exercice de la pensée de l’écart en se résignant à ce qu’elle demeure seulement pensée du possible, de l’imaginable, voire de l’irrémédiablement irréalisable. L’Utopie de Thomas More est condamnée à n’être comme le dit Gandillac qu’une « simulation opératoire » [3], qui n’a pas vocation à trouver une application, à se réaliser.

Le modèle fouriériste n’est pas de cette trempe, loin d’un idéal-type pensé et imaginé ne devant exister que comme construction de la pensée pure. Fourier le clame bien haut, il est de la catégorie des risque-tout ou des « casse-cou » scientifique, utopiste, politique :

« Les savantes utopies de Platon et de Fénelon sont ridicules parce qu’elles sont impraticables : celles d’un casse-cou scientifique seront bonnes si on peut les mettre à exécution. Il n’a donc manqué aux Néron et aux Philippe II que l’assistance d’un casse-cou utopiste...

Prouvons-leur qu’en utopie sociétaire comme en équitation, les plans d’un casse-cou politique auraient été plus efficaces que les subtilités des sophistes » [4].

Le message est univoque : mon utopie est praticable, aussi audacieuse, aventureuse soit-elle. L’utopiste digne de ce nom se risque à l’exécution de son rêve. Le risque-tout est à l’opposé du théoricien en chambre dont le plaisir est seulement dans la construction d’un modèle parfait. L’anecdote du rendez-vous quotidien à midi sonnant, d’un Fourier attendant un hypothétique mécène sur la place du Palais-Royal le confirmerait. La fondation de l’école sociétaire, le ralliement des disciples et enfin les tentatives nombreuses d’expériences phalanstériennes appliquées attestent aussi de la nature réalisable de cette utopie pourtant si déconcertante, à rebours de nos pratiques. Sa méthode cependant n’est pas réformiste, exigeant un renversement radical de l’organisation économique et sociale. Elle est à la périphérie de toutes les solutions politiques proposées, hors du temps, hors de toute dogmatique. Aussi elle est étrangère à la commotion politique qu’a représentée la Révolution française détestée par Fourier. A la rupture brutale, il va préférer la vision d’une histoire par étapes successives, progressives, ménageant des transitions jusqu’à l’instauration de l’ordre sociétaire. Nul besoin ici de présenter l’ordonnance des périodes des sociétés humaines, dont le tableau est si complexe que Fourier reconnaît lui même qu’il serait fatiguant de se le graver dans la mémoire (4 phases, 32 périodes). Retenons que la civilisation n’est que la cinquième des trente-deux sociétés possibles et qu’elle est la plus malheureuse. Toute pensée utopiste se projette dans l’avenir jusqu’à l’idéale cité, chez Fourier, l’harmonie en association composée (8e période).

L’invention sociale de Fourier est réalisable, applicable sans faire table rase sur le mode de la révolution et pourtant à contre-sens du mode industriel et sociétaire civilisé. Si bien que le rêveur social veut même concevoir des périodes intermédiaires qui seraient les premiers jalons vers l’amélioration sociale. Ainsi la 6e période ou garantisme (association bâtarde) serait une ère de transition où les producteurs se verraient donner quelques garanties en sortant de cette intolérable misère produit de la civilisation. Le garantisme amortirait en quelque sorte les excès du capitalisme sauvage en assurant une garantie sociale au plus faible. Il serait une étape vers la mise en place du nouveau monde industriel sans la violence et les heurts du fait révolutionnaire. Fourier invente avant l’heure le minimum garanti et le principe de l’assurance sociale. Et même, dit Fourier, la civilisation est perfectible. Cela signifie que l’utopie fouriériste n’est pas la projection idéale d’une société hors temps, hors lieu, mais le développement inversé de tendances existantes. Il n’y aurait pas rupture totale (Fourier n’abolit pas la propriété, ni l’actionnariat, ni les classes sociales...) mais agencement de tous ces éléments d’une autre manière. Fourier réorganise, réoriente ce qui existe dans l’optique de son calcul des attractions des séries passionnées. La continuité dans le contraste offre une chance à cette innovation sociale d’être réalisable.

Avec les mêmes données, il impulse à l’ensemble une autre destination parce que son modèle social prend en charge et emploie les passions multiples, même celles qui nous paraissent nuisibles. Se délecter de propos qui paraissent si étrangers à nos catégories de pensée :

« Faire l’apologie des penchants usuraires, n’est-ce pas se ranger dans la classe des jongleurs signalés en note ? Non ; car l’apologie est ici conditionnelle et subordonnée au cas de régime sociétaire. C’est une thèse de substitution absorbante, ou emploi utile de toutes les passions odieuses en civilisation, comme despotisme, usure et autres vices » [5].

Le modèle d’harmonie sociétaire absorbe donc toutes les passions sans exclure les plus dévoyées, ne prétendant pas vouloir changer les penchants et les vices humains. L’organisation en séries des passions se chargera de rallier les intérêts les plus contradictoires, dans un juste équilibre de la cupidité et de la générosité. Dans l’ordre sociétaire, la spéculation pourrait être acceptable dans une coopération inversée des classes.

Ne pas vouloir changer la nature humaine augmente aussi les chances de réalisibilité de cette pensée utopique ; preuve supplémentaire que cette neuve science sociale recèle les conditions mêmes de la réalisibilité. En ces temps où les rêves de perfection sociale paraissent suspects, il nous plaît de lire cette déclaration étonnante sous la plume de Fourier : «  L’industrie civilisée ne peut donc, je le répète que créer les éléments du bonheur mais non pas le bonheur » [6]. Aveu incroyable qui prend la forme d’une proposition vraie aujourd’hui. La société capitaliste du XXIe siècle produit les éléments du bien-être matériel ou bien encore, pour reprendre l’expression de Marcuse, « réalise les conditions matérielles de l’utopie » [7], mais n’instaure pas le bonheur. La civilisation peut satisfaire les besoins matériels mais ne parvient qu’à frustrer les besoins passionnels et ceux de l’âme. En harmonie sociétaire, on ne reste pas dans l’ignorance des « concerts sociaux ou plaisirs de l’âme et raffinements sensuels  ». Et même si l’abondance ou la richesse peuvent être atteintes par la civilisation, l’économique ne peut pas tout, le calcul économique ne prend pas en charge les ralliements de plaisirs, de passions et divertissements de l’âme. Une société heureuse, c’est plus que la richesse produite par la raison utilitaire. L’esthétique dans la vie sociale, au sens de Marcuse, concilie la sensibilité et la sensualité, débordant la seule satisfaction matérielle. Fourier avait pressenti une différence qualitative entre une société riche et une société d’attraction passionnelle et industrielle. Marcuse remarque que « C’est Fourier seul, Marx et Engels l’ont eux mêmes reconnu, qui a fait voir le premier la différence qualitative entre la société libre et la société non libre »  [8]. L’idée d’une société idéale exige une nouvelle anthropologie qui inverse réellement les besoins et les passions, qui offre les conditions réelles du bonheur conçu comme satisfaction de tous les plaisirs. On peut émettre l’hypothèse que la société capitaliste post-moderne est identifiable au garantisme de la 6e période ou édifice de demi bonheur comme le dit Fourier mais pas à la perfection sociale.

Fourier faiseur génial d’hypothèses croit à son Nouveau Monde industriel et amoureux démontrant que le plus extravagant est réalisable, possible. Engagement du théoricien qui peaufine son analyse du cercle vicieux de l’industrie en civilisation et sa proposition des séries en attraction passionnée. Engagement pratique qui se traduit par le règlement minutieux de tous les détails de la mise en place d’un phalanstère. Effectivement, il fait l’analyse de la partie matérielle des préparatifs d’installation d’une phalange. Les étapes consisteront en la formation de la compagnie actionnaire, l’approvisionnement et les plantations... Il chiffre le coût de la fondation d’une phalange à pleine échelle (1 800 personnes pour 15 millions de francs), mais aussi, fait remarquable, pour une phalange à échelle réduite ou phalange d’essai (400 personnes pour 4 millions). L’utopie fouriériste n’est pas attente d’un improbable idéal imaginé dans une perspective inaccessible. « L’utopie n’est pas une pensée religieuse de l’alternative mais la religion hérétique de l’alternative immédiate »  [9].

Fourier ne diffère pas dans un avenir incertain la réalisation d’une société meilleure mais la met au point jusque dans ses détails pour le présent. On peut même faire l’hypothèse que sa folle science sociale est née de l’urgence à voir disparaître l’effroyable misère dont il est le témoin. Née aussi de sa capacité à se scandaliser de l’impuissance des sciences académiques et de leur mépris pour les problèmes réels. Il y aurait comme une urgence à tenter l’aventure des phalanges.

En ce sens, nous pouvons poursuivre notre réflexion sur la nature de la fonction utopique en faisant ce parallèle avec d’autres politiques utopiques. Nous parait essentielle l’analyse de François Châtelet de la Callipolis de Platon qu’il veut comprendre à l’aune de ce qui détermine la politique platonicienne comme utopique.

« Le plus souvent, lorsqu’on déclare que la politique platonicienne est « utopique », on sous-entend deux idées : on affirme, d’une part, qu’elle ne répond pas aux questions politiques telles qu’elles peuvent être réellement posées et, donc, qu’elle n’a pas su apporter de solution à la problématique concrète des Cités grecques dans la première moitié du IVe siècle ; on admet, d’autre part, et d’une façon plus confuse, que cette réflexion ne résout aucune question d’aucun temps ni d’aucun lieu et qu’elle possède ce caractère parce qu’elle est l’élément d’une réflexion philosophique détachée de tout contexte vrai et qui s’est appliquée à résoudre abstraitement des interrogations abstraites  »  [10].

On peut faire usage de cette même grille de lecture pour juger de la nature utopique de la science fouriériste. Celle-ci n’est pas totalement détachée des questions de la vie collective concrète et au contraire peut se prévaloir d’un volontarisme opposé à « la pensée de nulle part » qui garderait siège dans la sphère du possible et non du réel. Fourier se mêle de porter remède à tout ce qui lui paraît être dysfonctionnements majeurs de la civilisation : le commerce parasite, la production agricole à contre rendement, le problème du travail et du plaisir... L’inventeur social n’est pas étranger aux problèmes réels, enfermé dans une construction abstraite de nulle part. L’imagination créatrice de l’idéal harmonien se nourrit de l’observation de la réalité historique et se préoccupe de son insertion dans celle-ci. Ainsi se trouve récusée cette idée de la pensée utopique comme ne pouvant pas naître du réel, donc impuissante à le transformer, condamnée à demeurer une proposition hors temps, hors lieu.

Ainsi l’intéressante proposition de Fourier de la phalange d’essai ou d’expérimentation qui contrecarre la sacralisation de la fin en soi comme idéal téléologique en relativisant les moyens. Le but atteint peut mettre en œuvre de nouvelles inventions, de nouvelles découvertes. Cette utopie rend incertaine cette idée d’un achèvement du projet humain dans une proposition fermée. Cette idée qui rend si suspect l’esprit utopique à tous ses détracteurs. Le phalanstère est une expérience qui peut échouer et cet échec même engendre d’autres tentatives et solutions. L’inachèvement est la marque de l’expérimental réalisé, de la rupture avec l’utopie comme système clos. Cette micro-société, cette société idéale en modèle réduit qu’est la phalange, peut s’auto-détruire, elle peut, dit Bruckner, penser sa propre mort, son auto-dissolution et ses renaissances infinies... La leçon vaut pour aujourd’hui, plutôt que concevoir un programme trop global, trop modélisé (la révolution toujours ratée), prévoir des micro expérimentations qu’on pourrait appeler des TAUI, des Territoires Autonomes d’Utopie Immédiate sur le modèle des TAZ, Zones Autonomes Temporaires de Hakim Bey [11], qui recherchent des espaces géographiques, sociaux, culturels, imaginaires capables de s’épanouir en zones autonomes et des espaces-temps durant lesquels ces zones sont ouvertes. Ne jamais vouloir fixer des recettes, des solutions définitives mais chercher le nomadisme et le soulèvement permanent. On peut faire de l’utopie dans les interstices du système en fédérant des expériences similaires sans attendre le Grand Soir. Cette façon utopiste de faire récuse la construction d’un modèle théorique global plaqué sur l’ensemble d’une société, comme s’il était possible que l’esprit d’un seul homme soit capable de créer un mécanisme social achevé, sorti de sa seule imagination.

Pourtant en écrivant cela, nous revient à l’esprit cette recommandation de Fourier : venir dans le cadre d’une phalange d’essai, prendre conseil auprès de lui pour régler certains problèmes... [12]. Outrecuidance de l’inventeur dont on ne pourrait se passer ou bien méfiance légitime de celui-ci à l’encontre des réalisateurs de cette expérience nouvelle. Fourier avait raison, comme inventeur, de se rendre indispensable, pouvant soupçonner que son modèle soit tronqué de sa composante passionnelle la plus divergente donc la plus dérangeante. La descendance fouriériste a amputé le projet utopiste de sa dimension la plus extravagante, la plus irrecevable, celle du Nouveau Monde amoureux. Comme si le fouriérisme pratique ne pouvait être par rapport au fouriérisme écrit qu’une application partielle. Il ne saurait exister un modèle d’application homologué par l’inventeur. On sait que Fourier a récusé avec peu d’aménité l’expérience phalanstérienne de Condé-Sur-Vesgre conduite par Baudet Dulary. Fourier, écrit Henri Desroche dans son magistral livre sur les applications du Fouriérisme écrit, reste dans la coulisse de l’expérience. Il craint pour son beau rêve - ce premier contact avec la réalité désolante. Il multiplie les précautions pour qu’on ne puisse pas croire que l’expérience faite réponde aux conditions qu’il a minutieusement réglées lui-même. La réalité déçoit, rétrécit le possible, défigure ce qui devait étonner.

« Cette observation est celle-ci ; en soi le fouriérisme écrit présente un schéma limite, une construction mentale quelque chose comme le Gedankenbild de Max Weber dont aucun échantillon concret ne peut être trouvé, pas plus d’ailleurs dans le fouriérisme pratique que dans la pratique coopérative, tels qu’ils nous sont connus »  [13].

Cela signifie que le fouriérisme écrit transcende tous les modèles réalisés, modèles concédés, infiltrés, réinventés selon la terminologie de Desroche, modèles rognés, aseptisés... Le fouriérisme appliqué est multiforme, plutôt plus que moins éloigné de l’idéal type. Ce constat n’invalide pas notre proposition que l’utopie fouriériste est réalisable. Encore faut-il ajouter que les réalisations ne sont jamais conformes au modèle premier, celui de son inventeur et que l’on comprend que le géniteur désavoue ou aurait désavoué les applications effectives. Manque à celles-ci l’audace de l’attraction passionnelle, l’aventure du plaisir. Il faudrait admettre que le fouriérisme n’est jamais applicable à la lettre. Le modèle est trop puissant mais aussi trop radical dans l’inversion et la subversion de l’ordre civilisé.

Fourier lui même ne cesse de mettre à jour des solutions intermédiaires (6e et 7e période) ou demi-bonheur qui sont autant d’essais de demi-association, de sérigerme (association bâtarde) qui pourraient préfigurer le modèle sociétaire. Ainsi le comptoir communal, espèce de coopérative, qui dans son organisation se rapprocherait autant que possible des procédés harmoniens. La ferme fiscale ou asile représente un germe d’association loin de l’idéal mais témoignant du pragmatisme de Fourier qui rompt avec cette image de l’utopiste déconnecté de toute réalité. Si l’inventeur est un casse-cou, écoutez au moins le conseiller qui offre des solutions immédiates. Il faudra aussi un roi auquel on ne demande pas de génie inventif mais une volonté forte, voire même des méthodes coercitives pour imposer des réunions sociétaires. Fourier est loin d’impliquer selon un schéma marxiste les acteurs sociaux dans les transformations économiques et sociales. Aux marxistes, on pourrait rétorquer que le communisme appliqué a été mis en place avec des procédés quasi dictatoriaux, mais non assumés. L’école sociétaire récusera toute forme de socialisme imposé par l’État.

Ainsi Fourier imagine ce roi :

« selon ce plan, il opinerait à forcer les réunions économiques, rassembler toute la classe pauvre, toutes les familles sans moyens, dans des fermes fiscales où on leur procurerait à peu de frais des occupations gaies et très productives, aux jardins, aux étables et à des fabriques variées à choix. On pourrait créer ces fermes en proportion de un dixième de la population rurale ; car dans les campagnes, sur mille familles il y a cent et plus qui n’ont pas de quoi subsister » [14].

De même, certaines coopératives sont des lueurs ou germes d’association :

« Les paysans du Jura voyant qu’on ne pourrait pas, avec le lait d’un seul ménage, faire un fromage nommé Gruyère, se réunissent, apportent chaque jour le lait dans un atelier commun, où l’on tient note des versements de chacun, chiffrés sur des taillons de bois ; et de la collection de ces petites masses de lait, on fait à peu de frais un ample fromage dans une vaste chaudière » [15].

On voit là un Fourier soucieux de trouver solution à l’urgence de la pauvreté, ou bien préoccupé par le problème de l’organisation économique. Loin de l’utopie de More différée à jamais, celle de Fourier est approchée, ébauchée, à demi-réalisée. Bien sûr le système plein (ou le modèle composé) exige plus que ces tentatives d’associations bâtardes car celles-ci ne mettent pas en jeu les passions, ne relient pas l’économique au passionnel.

La dernière preuve de la réalisibilité de l’utopie fouriériste résiderait dans l’application réussie d’un certain nombre de ses propositions. Sans même le génial inventeur, le capitalisme a adopté des aménagements que Fourier avait théorisés. On peut faire l’hypothèse que ce que Fourier appelle le ressort de richesse (ou le profit dans l’acception moderne) a été le moteur de ces adaptations économiques et sociales. Ainsi, préconise-t-il de concentrer la production ou de lutter contre le morcellement de celle-ci. Plus il y a de petits producteurs, plus il y a de petits vandales en industrie. Cette concentration est équivalente à la rationalisation de la production et de la distribution. Fourier donne l’exemple de la production de lait. On voit dit-il « cent laitières civilisées porter au marché 300 brocs de lait, que remplacerait en association un tonneau sur char à soupente conduit par un homme et un cheval au lieu de 100 femmes, 300 vases et une trentaine d’ânes » [16]. Autant les exploitations agricoles que les manufactures (que Fourier englobe sous le même concept d’industrie) n’ont effectivement cessé de se concentrer, de fusionner. Gageons que l’utopie capitaliste est dévoyée car le projet n’a pas le même sens, le même but. La création de pôles monopolistiques dans le système économique contemporain ne vise pas à favoriser l’industrie attrayante, ni la répartition proportionnelle, ni l’intérêt général. Elle n’introduit pas ce que Fourier nomme la vérité en libre concurrence qu’il ne manque pas de railler pour son caractère mensonger. La concurrence telle qu’il la pense est corporative, solidaire, véridique, simplifiante et garantie. Elle est sociétaire, assurant la solidarité et la subordination du corps commercial aux intérêts sociaux. Elle prévient les désordres de la concurrence libre ou individuelle. Elle n’a pas pour unique ressort, le profit. Fourier ne récuse pas le calcul d’efficacité, de rendement (il prévoit même un quadruplement de la production en association harmonienne) mais le calcul des attractions passionnelles et l’équilibre dans la répartition demeurent les éléments centraux du système sans lequel tout autre objectif est vain.

De même, Fourier prône l’introduction de la vérité en régime commercial en supprimant tous les petits commerces au profit d’une seule négociation d’achat et de vente. La pullulation d’agents de commerce équivaut à favoriser une fonction hautement parasite. Une phalange industrielle ou canton sociétaire ne ferait qu’une seule négociation d’achat et de vérité au lieu de 300 négoces contradictoires employant 300 chefs de famille [17]. Le système civilisé multiplie les intermédiaires inutiles, marchands, négociants qui rançonnent le producteur et le consommateur. Fourier aurait pu inventer le principe de l’association de consommateurs mais surtout sans la société de consommation et ses corollaires marketing et publicité. La grande surface commerciale aujourd’hui ferait disparaître ces intermédiaires fourbes, rançonneurs, parasites, agioteurs... Un doute nous saisit, la grande distribution serait l’utopie réalisée ! Trahison de l’esprit de l’invention sociale car Fourier n’a pas pensé la dérive du système qui vend tout à moindre prix, à moindre qualité et à contre-courant de ce que Fourier escomptait, oblige le producteur à vendre à bas prix. Le commerce véridique n’est pas de rigueur avec une telle suppression des intermédiaires. Surtout que Fourier se préoccupait de mettre en œuvre une politique de production méthodique qui devait avoir des conséquences sur la qualité des produits consommés. Il dénonçait déjà une surabondance de denrées médiocres se faisant visionnaire d’une tendance qui n’a cessé de s’accentuer. « Aussi voit-on chez nous les denrées de mauvaise qualité vingt fois plus abondantes et plus faciles à placer que les bonnes auxquelles personne ne veut mettre un juste prix, et qu’on ne sait pas même distinguer des mauvaises ; la morale habituant les civilisés à manger le bon et le mauvais indifféremment. Cette brutalité de goût est l’appui de toutes les fourberies mercantiles et agricoles... » [18]. La perte de qualité n’est que la conséquence d’un système fourbe de production et de distribution.

La grande distribution au siècle suivant a achevé cette dégradation de la qualité en s’alliant les industries monopolistiques de l’agro-alimentaire et en concourant à l’industrialisation de l’agriculture. Le produit médiocre est la règle de notre économie. L’idée cohérente consistant à simplifier le système production-distribution devient pour l’utopie néo-libérale, (comme la désignent les sociologues aujourd’hui), engrenage de soumission à une logique de profit sans borne, doublée d’un productivisme à rebours de l’intérêt général. Il faut pourtant rectifier cette dernière affirmation, l’utopie néo-libérale a commencé à infléchir ce mouvement pour renouveler le profit : qualité et environnement sont les moyens pour ouvrir de nouveaux marchés ou faire de nouveaux profits. Double dévoiement d’utopie.

La féerie sociétaire de Fourier privilégie l’effort méthodique de culture, cause de qualité et d’abondance, la restauration climatérique (déjà d’actualité ! Fourier écologiste avant l’heure soucieux de préserver le climat, les forêts, le gibier...), l’attraction passionnelle dans les travaux. En harmonie, la bonne gestion des passions et des intérêts concourt à l’amélioration des produits. Les médiocres produits en harmonie sociétaire fausseraient les mécanismes d’attraction industrielle qui reposent sur trois règles : la rivalité, l’exaltation, et l’engrenage. Les séries passionnées favorisent la production de haut niveau ou l’émulation des producteurs (ce que peut-être le communisme a supprimé...).

Le néo-libéralisme n’est devenu utopique que par nécessité, par abus de productivisme, par obligation de renouveler les marchés et pour cause de risques environnementaux. Il lui manque pour appliquer le fouriérisme, l’industrie attrayante, les accords intentionnels de passions, d’ambitions, les accords de plaisirs des sens (la gourmandise, les goûts, la gastronomie). L’utopie fouriériste est gourmande, sensuelle dans une acception large...

D’autre part, l’invention sociale est à contre-courant parce qu’elle donne la première place à la production agricole :

« Les manufactures tant prônées dans le système politique des modernes qui les met au niveau de l’agriculture, ne figurent dans l’état sociétaire qu’à titre d’accessoires et compléments du système agricole » [19].

Fourier établit entre l’agriculture et les manufactures une réciprocité de convenance ; celles-ci ne devant être que des compléments articulés à l’activité agricole locale (le textile à la culture du coton, par exemple). A rebours de ce que Fourier nomme l’industrialisme (production non méthodique, désordonnée sans garantie de justice distributive) l’industrie naissante dans l’ordre sociétaire portera les produits manufacturés à la plus haute perfection afin que la longue durée de ces objets réduise à peu de temps le travail de fabrication. L’utopie néo-libérale fait absolument l’inverse, elle n’a cessé de détruire l’agriculture en l’industrialisant comme elle a choisi le productivisme sans limite aux dépens de la qualité et du travail. Fourier opère cette distinction essentielle entre l’industrie attrayante et l’industrie spéculative [20], pour ensuite encore opposer la manufacture usuelle c’est à dire indispensable et la manufacture spéculative qui a vocation au commerce extérieur. L’utopie néo-libérale ne privilégie que la spéculative, en sacrifiant la production locale dans une globalisation des économies. Fourier tenait beaucoup au développement local, respectueux des spécificité, des traditions et des atouts des régions.

Très loin du modèle de Fourier, le capitalisme n’est « utopiâtre » que par nécessité et s’il se subvertit, ce n’est que pour mieux se perpétuer, pour mieux se renforcer. Il veut le changement permanent remettant en cause toutes les traditions, ainsi que toutes les pratiques pour leur opposer la révolution technico-scientifique ouvrant soi disant sur des « possibles utopiques ». Utopiâtre parce qu’il prophétise sans cesse une réalisation future de l’impossible. Il projette des innovations fabuleuses, magiques dans la perspective d’une vie idéale, ou plutôt parfaitement assistée, gérée par les services et les objets qu’il nous vend. La vie elle-même et l’entreprise mondiale se confondent pour le meilleur des mondes. La vie qu’il promet n’est plus sociale, elle fait coexister des êtres indistincts, indifférenciés à l’opposé de l’idéal fouriériste qui réalise l’unité dans les différences, la diversité. Il n’a pas l’objectif de multiplier les liens, les passions, de concilier les deux impulsions humaines contraires, cupidité et générosité. Il n’a pas d’objectif du tout, ou un seul : le profit. Plus rien ne peut ne s’opposer à lui puisqu’il est utopie réalisée.