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7-28
À propos de la publication de la traduction en japonais du Nouveau Monde amoureux (Ai no shinsekai)
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 13 octobre 2016

par Fukushima, Tomomi

Ma traduction japonaise du Nouveau monde amoureux de Charles Fourier a été publiée en 2006. Il s’agit ici de rendre compte des difficultés rencontrées lors de cette traduction, en retraçant d’abord l’histoire des traductions japonaises des ouvrages de Fourier, en rapprochant ensuite le manuscrit et l’édition de Simone Debout, en proposant enfin une réflexion sur l’ouvrage (ironie et humour chez Fourier ; sa pensée politique).

C’est en août 2006 que ma traduction en japonais du Nouveau Monde amoureux (désormais NMA) a été publiée par la société d’édition Sakuhinsha. Ce même éditeur avait précédemment publié en juin 2001 ma traduction de l’excellente biographie de Fourier par Jonathan Beecher, Charles Fourier. Le visionnaire et son monde. J’ai utilisé pour la traduction du NMA la deuxième édition (1972), revue et corrigée, procurée par Simone Debout. En effet, selon la liste des errata, une partie des coquilles et erreurs de lecture du manuscrit contenues dans la première édition y ont été corrigées (l’édition publiée par Stock en 1999 inclut ces corrections sans en ajouter de nouvelles). Cependant, les coquilles et les erreurs de lecture ne sont pas rares, tandis que certains changements de ligne ou soulignements de mots qui figurent dans le manuscrit ne sont pas pris en compte ; je me suis donc référé sur certains points au microfilm des manuscrits de Fourier conservés aux Archives nationales et j’ai introduit quelques corrections limitées. En outre, considérant que la pensée de Fourier est peu connue au Japon, j’ai annoté le texte et ajouté cinq appendices. 1- J’ai présenté de nombreux extraits d’essais relatifs à Fourier écrits par Roland Barthes, Octavio Paz, Pierre Klossowski, Maurice Blanchot, Walter Benjamin, Raymond Queneau, Italo Calvino, André Breton, Michel Butor. 2- J’ai traduit un extrait de la Théorie de l’Unité universelle (Œuvres complètes de Charles Fourier, éditions Anthropos, désormais OC, IV, p. 369-384), dans lequel se trouve un récit exemplaire de la fête célébrée à Gnide, récit qui diffère de celui du NMA : le problème de l’amour y est simplement suggéré, les liens fondés sur l’inclination à produire font naître davantage d’espoir, pour l’organisation sociale, que ceux qui sont fondés sur l’amour. Il m’a donc semblé que l’évolution de la pensée de Fourier y apparaît de façon frappante. 3- Pour mieux faire comprendre le NMA, j’ai moi-même écrit une assez longue postface. 4- J’ai ajouté un glossaire avec la liste des traductions en japonais. 5- Enfin, j’ai inséré une carte indiquant les itinéraires de Horde et Bande Jonquille ainsi que de la Croisade faquirique composée occidentale, tels que relatés dans le NMA. Dans le but de faire connaître quelques problèmes soulevés à l’occasion de la traduction en japonais du NMA, je me propose de faire le point sur les traductions de Fourier au Japon, de donner quelques indications relatives à la critique du texte et de présenter quelques rapides explications au sujet de mes propres études.

Les traductions de Fourier au Japon

Sans prétendre donner une vue d’ensemble des études sur Fourier au Japon, je me consacrerai ici essentiellement à l’histoire des traductions. Dans une collection d’ouvrages consacrés à la pensée sociale et publiés par les éditions Heibonsha, Ishikawa Sanshiro (1876-1956) a donné en 1929 un livre intitulé Les Sciences sociales, dans lequel, outre des extraits de Babeuf, Saint-Simon et du saint-simonien Rodrigues, il avait inséré quelques passages de Fourier (en fait traduits de l’édition anglaise des œuvres choisies préparée par Charles Gide). Cette collection commençait par News from Nowhere, l’ouvrage de William Morris, traduit en japonais sous le titre Nouvelles de l’utopie, et par Utopie de Thomas More, et comprenait divers ouvrages sur le marxisme, des œuvres de Kropotkine, et, d’une façon générale, différents classiques de la pensée sociale du XIXe siècle européen.

Ishikawa, après avoir penché vers les doctrines du christianisme social et celles d’Edward Carpenter, puis après avoir passé comme réfugié politique quelques années en Europe où il fut témoin de la Première Guerre mondiale, revint au Japon porteur d’un véritable plan anarcho-syndicaliste de nuance agrarienne. Il essaya de le réaliser, menant de front le travail de la terre et une activité d’essayiste. Il tire sa philosophie de Carpenter et du géographe Élisée Reclus ; il a traduit certaines de leurs œuvres en japonais, ainsi que d’autres, signées par Kropotkine et Auguste Comte. Ishikawa présente Fourier comme un penseur qui a préconisé la réalisation concrète du « retour à la nature » de Rousseau et proclamé le « retour à la terre ». Ou bien, dissertant sur l’essai du socialiste anglais Robert Blatchford (1851-1943) intitulé L’Amour de la liberté, il a mobilisé conjointement les noms de Platon et de Fourier.

En 1930, Yasutani Kan.ichi (1896-1978) a publié des extraits de Fourier sous le titre Éléments de socialisme sociétaire, dans une collection des « plus importantes pensées du monde » (éditions Shunjûsha). Il s’y trouvait aussi une traduction par Ishikawa de l’ouvrage de Proudhon De la Capacité politique des classes ouvrières. Comme Ishikawa, Yasutani est connu pour avoir été anarchiste. Après ses études primaires, il a travaillé dans une société commerciale dirigée par un Français et il put apprendre le français. Il devint anarchiste sous l’influence d’Ôsugi Sakae (1885-1923).

Quelques problèmes embarrassants se posent au sujet de l’ouvrage qui a servi de base à Yasutani pour ses traductions, en fait un recueil d’œuvres choisies de Fourier. Il aurait, dit-il, utilisé un livre dont la couverture avait disparu, mais, selon une indication portée en marge d’une page, on peut supposer qu’il s’agissait d’un livre intitulé Le Socialisme sociétaire. Toujours d’après Yasutani, on trouvait au bas de la dernière page 1843 comme date d’impression. Le livre publié par Yasutani n’est pas la traduction du recueil d’extraits de Fourier publié par Hubert Bourgin en 1903 sous ce titre Le Socialisme sociétaire. Il paraît plutôt construit à partir du recueil d’œuvres de Fourier compilé par Charles Gide en 1890, mais il présente cependant quelques différences dans l’ordre des sections. Il est possible que Yasutani ait utilisé un autre recueil d’extraits que je ne connais pas.

Les deux ouvrages décrits ci-dessus ont été publiés avant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, la première traduction d’un ouvrage de Fourier fut celle de la Théorie des quatre mouvements par Soeda Mitsuki (1910-1987), parue en 1949 dans une collection des éditions Nihon Hyôronsha intitulée « Bibliothèque des classiques du monde entier », publiée de 1947 à 1950. Elle commence par l’autobiographie de Robert Owen et rassemble plus de cent cinquante tomes d’œuvres littéraires, historiques ou d’économie politique, principalement d’Europe occidentale et de Russie.

La traduction de Soeda est excellente et aisée à comprendre, mais elle est épuisée ; il est difficile de se la procurer. De plus, seule la première partie a été traduite (elle s’interrompt au milieu de la partie descriptive de la deuxième section). La suite est remplacée par la préface que les éditeurs ont placée en tête des Œuvres complètes de 1846. Comme je le dirai plus loin, c’est une différence avec la traduction procurée par Iwaya. De notre point de vue actuel, la traduction de la préface écrite par les disciples est un bon moyen de se rendre compte des différences entre Fourier et ses disciples. Mais, quand l’ouvrage de Soeda fut publié, cette présentation pouvait faire croire aux lecteurs que les interprétations des disciples étaient les seules possibles.

Soeda a utilisé le tome premier des Œuvres complètes de Fourier éditées par ses disciples en 1846. Évaluée par rapport aux traductions d’Ishikawa et de Yasutani tirées de recueils de morceaux choisis, la sienne a fait date : elle a été traduite (même de façon incomplète) sur une œuvre, la Théorie des quatre mouvements, et écrite suivant la logique propre à Fourier. Comparé à la situation des études fouriéristes en France à la même époque, on peut même dire que ce travail de Soeda mérite une mention spéciale. En effet, en octobre 1946, André Breton a déclaré dans une interview : « Fourier est immense et je n’ai pas de plus grande ambition que de lui faire remonter le courant d’oubli qu’il traverse et qui suffirait à nous renseigner sur la perte de connaissance de ce temps [1]. » En réalité, dans les années 1930, Breton ne connaissait Fourier que par une anthologie de penseurs socialistes révolutionnaires. C’est à New York où il était en exil qu’il eut pour la première fois, en 1945, l’occasion de se procurer chez un bouquiniste ses œuvres complètes [2]. De même, avant 1966-1968 et la nouvelle édition des Œuvres complètes, Michel Butor n’avait lu Fourier que dans une anthologie. En France, sauf à chercher dans les bibliothèques et chez les bouquinistes, il était en général impossible de lire les œuvres de Fourier ; au Japon, dès 1949, les lecteurs avaient la chance de se familiariser avec l’une d’elles. Il ne faut pourtant pas exagérer cette chance. Comme je l’ai dit, la traduction de Soeda était incomplète et il a fallu attendre encore vingt ans pour voir apparaître la traduction japonaise d’une autre œuvre de Fourier.

De même qu’en Europe et en Amérique, la publication des Œuvres complètes en 1966-1968 a fait date, diverses traductions de Fourier ont paru au Japon après 1970 et les études sur Fourier sont devenues plus actives. En 1970, Nishide Fujio (date de naissance inconnue) a traduit les passages relatifs à l’éducation consignés dans le Nouveau monde industriel (OC, VI, p. 166-244), pour une collection d’œuvres choisies relatives à la pédagogie (dans laquelle figurent avec ceux de Fourier des extraits de Saint-Simon). En outre, en 1975, d’autres portions du Nouveau monde industriel (p. 1-51, 66-78, 99-107, 130-139) ont été traduites par Tanaka Masato (1944-) pour la collection des « Chefs d’œuvres du monde » des éditions Chûô kôronsha. Dans le même volume se trouvent aussi quantité d’extraits d’Owen et de Saint-Simon.

Les cinq traductions présentées jusqu’ici ont été publiées dans des collections de textes classiques. Car les Japonais ont jugé nécessaire ce type de publications pour appréhender la tradition de la culture occidentale. En d’autres termes, le choix d’inclure Fourier dans une collection impliquait qu’ils le comptaient parmi les penseurs socialistes révolutionnaires. Il est probable que jusque-là les raisons intrinsèques de faire une étude particulière de Fourier n’apparaissaient pas clairement. En fait, Soeda et Tanaka étaient des universitaires (Nishide, au moment de ses traductions, préparait un doctorat sur Comte ; je ne sais ce que fut le reste de sa carrière), mais, par la suite, ils n’ont écrit aucun article faisant référence spécifiquement à Fourier. Soeda et Nishide ont écrit quelques courtes explications jointes à ce qu’ils ont traduit. Mais c’est seulement dans la traduction confiée à Tanaka qu’une présentation générale de Fourier a été écrite par Sakamoto Kei.ichi (1925-). Sakamoto, après avoir étudié dans les années 1950 la pensée de Saint-Simon et son système industriel, s’est tourné vers le milieu des années 1970 vers ce qu’il a appelé (selon une expression qui lui est propre) la « pensée agricole de Fourier ».

En revanche, celui qui a hautement proclamé l’importance de la lecture de Fourier est Iwaya Kunio (1943-). Il a été le premier à publier une traduction complète d’une œuvre de Fourier, la Théorie des quatre mouvements. Iwaya, par la suite, s’est fait connaître comme l’initiateur des études sur le surréalisme. Il a connu Fourier par le biais d’un article de Takiguchi Shuzô sur Breton quand il préparait un doctorat et c’est sur la recommandation de Shibusawa Tatsuhiko, grand maître des études sur Sade, qu’il a pu en 1970 faire paraître sa traduction en deux tomes par les éditions Gendai Shichôsha. Ce livre figure dans une « Bibliothèque de classiques », collection différente de celles dont j’ai parlé précédemment, dans laquelle furent publiées des œuvres d’auteurs considérés comme hétérodoxes ou d’avant-garde comme Sade, Trotsky ou Rétif de la Bretonne.

La traduction d’Iwaya a été jugée excellente et elle a fait l’objet d’une deuxième édition en 2002, de sorte qu’il est facile de se la procurer. Pour rendre la singularité de la langue de Fourier et en traduire les néologismes, Iwaya a souvent adopté un style archaïsant. Cette stratégie a largement contribué à éveiller l’intérêt pour Fourier et son style, mais elle en a rendu la lecture inutilement pénible, ce qui a sans doute contribué à faire croire qu’il était difficile de l’approcher et de le comparer à d’autres penseurs. Iwaya a eu le grand mérite de faire concevoir aux lecteurs japonais la nécessité de prendre Fourier au sérieux et de ne rien décréter absurde, y compris sa prévision fantaisiste de la transformation en limonade de la mer entourant la couronne boréale. Ainsi, Iwaya est devenu l’expert des études sur Fourier dans le domaine littéraire à la suite de Sakamoto Kei.ichi, l’expert dans le domaine des études sociales.

Dans la postface de la Théorie des quatre mouvements, Iwaya a annoncé la publication d’une traduction du NMA. En fait, dans le numéro de juillet 1972 de la revue Chûô kôron, il en a fait paraître quelques extraits. Dans le numéro de novembre 1969 de la revue Yuriika, il a aussi publié une traduction du manuscrit de Fourier l’Archibras, que Jonathan Beecher avait retrouvé et publié dans la revue du mouvement surréaliste La Brèche. Action surréaliste, n° 7 1964. Ces traductions, par la suite, ont été reprises plusieurs fois et dans diverses publications. Mais Iwaya n’a pas réalisé la traduction de la totalité du NMA, qui n’a jamais été publiée en livre.

Sans rapport avec la traduction d’Iwaya, dans les années 1980, Asada Akira (1957-) et Ichida Yoshihiko (1957-), ont publié ensemble dans la revue GS-Gai savoir quelques fragments commentés du NMA. Asada s’est fait connaître pour avoir été un des premiers à présenter au Japon la philosophie structuraliste. Ichida est lui aussi connu comme spécialiste de la philosophie française contemporaine. L’un et l’autre, tout en truffant leurs commentaires du NMA de comparaisons avec des théories diverses, du néoplatonisme à Klossowski, ont exposé qu’en définitive Fourier visait la réalisation du « corps sans organe » suivant l’école Deleuze-Guattari. Ichida, tout particulièrement, a publié dans les années 1980 un certain nombre d’articles sur Fourier. Il a examiné ses théories, principalement du point de vue du NMA, et exposé que pour Fourier l’amour tient la plus haute place parmi les passions. En 1987, dans un colloque sur l’histoire de la pensée sociale, il a fait une communication sur Fourier qui déclencha une polémique avec Sakamoto Kei.ichi (cité précédemment). Ce dernier émit des doutes et demanda si pour Fourier toutes les passions n’étaient pas égales. À reconsidérer ce point, il y a dans les affirmations d’Ichida comme une amorce de raisonnement, mais elles ne donnent pas de Fourier une interprétation absolument satisfaisante. Si on les compare aux vues antérieures sur Fourier, on y perçoit néanmoins la fraîche ardeur avec laquelle il s’est efforcé de transmettre au Japon quelque chose de l’intérêt passionné suscité par le renouvellement des études sur Fourier en France, telles qu’il avait pu les observer au cours d’un séjour d’études.

Je signale pour terminer, sans insister, dans le bulletin académique Fenêtre sur l’histoire de la pensée sociale et dans la Revue de la pensée d’aujourd’hui, deux ou trois traductions dues à Tsukahara Fumi, Nakamura Noriko, Fukui Kazumi, Ôsawa Akira, ainsi qu’une traduction d’Ôtsuka Shôzô.

Qu’on ait pu lire en 1990 une traduction d’essais sur Fourier de Simone Debout et de René Schérer fut un grand événement pour les études fouriéristes au Japon. Il fut suivi de deux autres : comme je l’ai indiqué précédemment, en 2001, la biographie de Fourier par J. Beecher a été mise en japonais à la disposition du public ; puis, en 2002, la traduction de la Théorie des quatre mouvements, épuisée depuis dix ans, a été réimprimée.

Étude critique du texte du Nouveau Monde amoureux

Quand j’ai entrepris la traduction du NMA, ma première tâche a été de chercher à comprendre la structure propre à ce livre. L’édition Debout est composée essentiellement des cinq cahiers manuscrits numérotés 50 à 54 par les notaires qui ont fait l’inventaire des biens laissés par Fourier. Cependant l’ordre suivi dans l’édition n’est pas exactement celui des cahiers : un certain nombre de fragments ont été pris dans des cahiers autrement numérotés. Debout a modifié l’ordre des manuscrits en prenant pour base les indications de références données ici ou là ainsi que les divers brouillons de plans écrits par Fourier lui-même. De plus, tout en indiquant ses intentions, quand elle a considéré qu’il importait d’introduire une cohérence suffisante dans le contenu, elle a souvent repris des phrases effacées par Fourier.

Le NMA de l’édition des OC comporte six parties (je leur donnerai ci-dessous, par commodité, les numéros I à VI). C’est à la partie II (p. 23-115), correspondant à la 4e partie de la 10e section, que Fourier a donné le titre « Nouveau Monde amoureux », titre couronné par les mots « Synthèse finale » et doublé du sous-titre « La balance des deux amours matériel et sentimental ». Cette partie forme le cahier numéroté 51, catalogué aux Archives Nationales sous la cote 10 AS 7-2. Ainsi, selon le plan de Fourier, les cinq cahiers 50 à 54 (Archives Nationales, 10 AS 7-1, 2, 3, 4, 5) forment un ensemble, distribué en trois sections (10e à 12e). Ce qui forme la 11e section est la partie III, « Prolégomènes sur la sainteté mineure amoureuse », p. 116-207, ce qui correspond au cahier 54 (10 AS 7-5). Il s’agit de la section relative au récit de la rédemption de Fakma. La section suivante, la 12e, est formée des parties IV et V. La partie IV intitulée « Des sympathies puissancielles », p. 208-308, a pour centre le cahier 53 (10 AS 7-4). Mais, selon les indications de Fourier, pour une partie, le contenu des cahiers 17 (10 AS 3-2) et 54 y est intercalé. La partie V, « Des amours omnigames », p. 309-424, est formée des cahiers 52 (10 AS 7-3) et 50 (10 AS 7-1).

Mais, dans l’édition Debout, ce qui est donné comme une sorte d’introduction, la partie I, se trouve à l’exception d’un fragment dans le cahier 64 (10 AS 8-3) [3]. La partie VI, « textes annexes », p. 425-496, pose un problème délicat : il s’y trouve dans l’ordre le contenu des cahiers 62 (10 AS 8-1), 64 (10 AS 8-3) et de fragments non reliés (10 AS 23-5 - la référence 10 AS 3-23 donnée dans l’édition Debout est erronée). Ainsi les parties I et VI ont été ajoutées par Debout pour approfondir la compréhension de la pensée de Fourier dans le NMA et n’ont pas été directement écrites comme parties de cet ouvrage. On le comprend quand on vérifie la date à laquelle ces passages ont été écrits ; quand on les lit, on constate que le vocabulaire y est quelque peu différent. Il s’agit de cosmogonie et de passages qui manifestent la charpente d’une théorie beaucoup plus importante que celle du NMA.

En résumé, dans l’édition Debout du NMA, quantité de passages d’une espèce différente ont été introduits. Pourquoi en a-t-elle fait un volume imprimé sous le titre de Nouveau monde amoureux  ? C’est qu’elle a pensé que toutes ces adjonctions avaient un profond rapport avec le projet de Fourier quand il a écrit les cahiers intitulés NMA. Mais il me semble que son interprétation est fort influencée par l’expérience du surréalisme. Il est bien connu qu’André Breton, après la Seconde Guerre mondiale, tout en accentuant ses critiques du stalinisme, a essayé d’approfondir la pensée ésotérique et la pensée sociale d’avant Marx, afin de susciter une mythologie sociale non réductible à une théorie économique. C’est ainsi que la publication en 1947 de son Ode à Charles Fourier a manifesté sa propre transformation et a exercé une grande influence sur les orientations du mouvement surréaliste d’après-guerre. En outre, l’influence de cette ode ne s’est pas arrêtée aux cercles intérieurs du mouvement, mais a joué aussi un rôle dans le développement des études fouriéristes.

Je voudrais insister sur trois traits caractéristiques de la vision qu’avait Breton de Fourier [4]. Le premier concerne la poésie : c’est la tentative de définir la proximité de la théorie de Fourier sur l’analogie avec le surréalisme comme tendance commune vers l’ésotérisme. Le deuxième concerne l’amour : c’est le grand prix attaché à l’éloge de la femme et à l’image de l’amour cosmique dans la pensée de Fourier (cependant Breton ne partage pas les vues de Fourier sur les amours homosexuelles). Le troisième concerne la liberté : c’est d’un côté des éloges pour l’élan de Fourier vers la liberté, de l’autre la constatation que Fourier n’a pas mis l’accent sur le problème de la liberté et avait à ce sujet des vues ambiguës [5].

Les surréalistes ont intégré ces opinions de Breton : ils ont exprimé leur intérêt et leur admiration pour Fourier. Le premier fut Victor Clastre qui a publié un court article sur Fourier dans Critique en 1949 ; puis J.-L. Bédouin fit paraître en 1959 un article dans lequel il étudiait un nouveau dessin de cartes de tarot, tout en faisant référence à la théorie de l’analogie de Fourier ; suivirent Adrien Dax et Philippe Audoin qui, en 1963 et en 1965, ont examiné la possibilité d’avoir confiance en l’efficacité du talisman de Fourier [6].

En réponse à la glorification de Fourier par les surréalistes, quantité de chercheurs en études fouriéristes ont collaboré aux organes de ce mouvement. Ainsi, en 1963, Émile Lehouck a présenté une sorte de divertissement linguistique de Fourier dans la revue des surréalistes La Brèche. De même, en 1964, J. Beecher a publié dans la même revue « l’Archibras », une prophétie de Fourier selon laquelle quand viendrait l’apogée de la période d’harmonie, un long cinquième bras pousserait du corps humain pour donner à l’homme plus de liberté dans ses mouvements [7]. Quand Beecher explorait en 1962-1964 les manuscrits Fourier aux Archives nationales et qu’il découvrit le manuscrit intitulé « l’Archibras », il pensa que c’était tout juste la sorte de chose qui pourrait intéresser Breton. Il se mit en relation avec le groupe surréaliste et son article fut publié dans La Brèche [8].

Pourtant, Lehouck et Beecher ont clairement affirmé par la suite qu’ils prenaient quelques distances avec le mouvement surréaliste. Lehouck écrivit : « Breton a joué un rôle capital dans la réhabilitation de Fourier, mais il a plus considéré sa pensée comme une confirmation éclatante de sa propre vision du monde que comme une doctrine originale qu’il aurait méditée et dont il se serait inspiré... Fourier a trouvé en lui un défenseur éminent et combien précieux, mais non, à proprement parler, un disciple [9]. »

S. Debout a été impliquée davantage dans le mouvement surréaliste. Elle éprouva de l’intérêt pour Fourier à la lecture de l’Ode à Fourier, elle se sentit en accord avec Breton et par la suite s’en rapprocha [10]. Elle collabora en 1959 à la revue du mouvement Le Surréalisme même, avec un article au sujet de la vision de Fourier sur l’amour [11]. Dans cet article les citations proviennent de textes déjà imprimés, Théorie des quatre mouvements et Théorie de l’unité universelle. Au moment de l’exposition internationale sur le surréalisme tenue à Paris, elle a édité et fait paraître dans le catalogue un inédit de Fourier, des extraits du cahier 53. C’est à ma connaissance la première fois qu’un extrait de ce qui allait devenir le NMA a été publié [12]. S. Debout a aussi écrit pour ce catalogue une présentation de Fourier sous le titre « La plus belle des Passions ». Elle a donc commencé à introduire le NMA dès 1960.

En 1962, la Revue internationale de philosophie a consacré un numéro spécial à Fourier, avec en tête de volume une série d’inédits édités par Debout, tentative pour faire connaître ce qui devait devenir le NMA [13]. Debout blâme les disciples de Fourier d’avoir arbitrairement occulté la cosmogonie de Fourier et sa conception du travail libre ainsi que sa pensée sur l’amour qu’ils trouvaient difficiles à admettre ; elle les blâme aussi de s’être contentés d’éditer sans soin et de publier quelques fragments inédits. À l’inverse, dit-elle, il est nécessaire d’établir soigneusement une édition de tous les manuscrits de Fourier. Voilà pourquoi elle a tenté en première approche de publier « quelques inédits négligés ou occultés ». En fait, les fragments manuscrits ainsi annoncés provenaient des cahiers 57 et 64, ainsi que de fragments non numérotés. Pour ce qui est de leur contenu, à l’exception d’une partie [14], il s’agit de ce qui forme l’introduction et les suppléments de l’édition Debout du NMA, en grande partie des développements relatifs à la cosmogonie.

Dans ce numéro de la Revue internationale de philosophie était annoncée une réédition chez le libraire-éditeur J.-J. Pauvert de la Théorie des quatre mouvements et une édition de quelques inédits de Charles Fourier par S. Debout. En fait, ce livre parut en 1967 augmenté de quelques extraits du NMA et d’un glossaire [15]. Le NMA a paru la même année, tome 7 des OC.

Si j’ai ainsi considéré le parcours de S. Debout jusqu’à la publication du NMA, c’est pour montrer que l’établissement du texte s’est fait au prisme d’une interprétation surréaliste. La cosmogonie est devenue la note fondamentale de l’interprétation de l’ensemble de la pensée de Fourier. C’est de Breton que Debout a tiré l’idée qu’il n’est pas possible de comprendre à fond la théorie de l’amour en négligeant la cosmogonie. Il se peut que sans l’impact de l’Ode le projet de publication du NMA n’aurait pas existé. C’est du surréalisme que S. Debout a puisé l’idée que l’étude de la pensée de Fourier relative à l’organisation de la production ne suffit pas et qu’il est nécessaire d’examiner complètement l’existence humaine dans sa totalité, l’amour y compris. Il est très important de prendre conscience de ce qui structure l’horizon de notre lecture pour en faire apparaître clairement et la portée et les limites. Quand on a compris que depuis 1970 l’interprétation du NMA est devenue dans les études fouriéristes un thème impossible à éviter, on y perçoit l’empreinte du mouvement surréaliste.

En 2003, avec l’idée qu’il y a plusieurs manières de lire Fourier, Raoul Vaneigem a donné sous le titre Des harmonies polygames en amour une nouvelle édition du NMA dont le contenu correspond aux deux cinquièmes environ du manuscrit. « Il me semble qu’une étude approfondie de l’œuvre de Fourier devrait envisager au préalable de publier les cahiers dans l’état exact où Fourier les a laissés, établissant ainsi le relevé brut des matériaux de base et laissant ensuite à chacun le soin de les organiser d’une manière qui n’aurait sans doute pas été celle de leur auteur mais qui permettrait d’en mieux éclairer l’étonnante richesse [16]. » Vaneigem exprime là une opinion qui semble raisonnable. Reproduire en édition photographique les manuscrits de Fourier permettrait d’élargir la palette des interprétations. Mais comme se posent ensuite des questions (par quoi commencer le travail de lecture ? comment faire apparaître les multiples interprétations ?), il se pourrait que ce ne soit que déplacer le problème. En fait, il est possible de se procurer en microfilm les manuscrits de Fourier qui se trouvent aux Archives nationales. Vaneigem énonce à juste titre la nécessité de lire les manuscrits, mais en réalité il ne s’y est pas reporté pour compiler des extraits. Quand on vérifie les divergences entre les publications de Debout et de Vaneigem, on constate que le texte de Debout est bien meilleur. Celui de Vaneigem s’éloigne à un point inimaginable de ce qui se trouve dans les manuscrits.

Quoi qu’il en soit, les coquilles et fautes de lecture de l’édition Debout sont relativement nombreuses. Par exemple, on lit p. 239 « ses scribes vicieux » alors qu’il y a dans le manuscrit « ses cercles vicieux ». À partir de la transcription du cahier 17, les erreurs sont particulièrement nombreuses : p. 209, « remettent » doit être lu « communiquent » ; quelques lignes plus bas, dans l’expression « une liste de cinq à six sympathies » le mot « graduée » qualifiant la liste est omis ; à la ligne suivante le mot « remis » a été lu « réunis ». À la p. 210, après « bayadères et bayaders » les mots « féminins et masculins » sont inutiles ; plusieurs lignes plus bas, après « les vestales et les enfants », les mots « qui ne fréquentent pas cette cour » ont été omis.

Dans le récit dialogué relatif à la rédemption de Fakma et de quelques autres personnages, il y a, comme je le dirai plus loin, beaucoup d’erreurs de transcription des noms propres. En outre, p. 176, une phrase est omise. À la fin, entre ce que dit Iscora se terminant par « J’en raffole », et la réplique de Fakma commençant par « Pour en jouir », il faut introduire deux répliques : -Fakma, « Bon augure nuit charmante ». - La Pénitencière Ino, « Mais quelle imprudence de vous être exposée avec un parti non confessé ; c’est perdre le bénéfice de votre indulgence plénière ».

De plus, il y a beaucoup d’omissions dans les extraits rassemblés dans les textes annexes. Le passage intitulé Discours antérieur sur le délaissement de la philosophie morale. Le fatras des moralistes, p. 449 sq, tiré du cahier 64 (10 AS 8-3) est très abrégé sans que cela soit clairement signalé. À la p. 473 figure une note : « Deux rédactions à peine différentes sont données en deux pages », mais il y a eu des erreurs lors de la transcription car dans l’édition Debout, outre des omissions, le contenu de deux feuilles a été mélangé. Sans aller, comme le dit Vaneigem, jusqu’à refaire entièrement l’ouvrage imprimé, il me semble que, tout en conservant l’ossature de l’édition Debout, il faudrait dans un proche avenir une nouvelle édition du NMA, dans laquelle les coquilles et fautes seraient corrigées.

Il est certain que les corrections déjà apportées à l’édition procurée par S. Debout sont le résultat d’un grand effort, indéniablement dû à son talent. Plutôt que de m’attacher à des coquilles ou à des fautes de lecture, je voudrais maintenant attirer l’attention sur le problème des noms propres et des citations faites par Fourier et ainsi proposer quelques points de vue pour comprendre Fourier.

Je profite du privilège d’être bien informé de ce qui concerne le Japon pour attirer l’attention sur le mot daires (p. 13 de l’édition Debout). En japonais, il s’agit de dairi, autre manière de désigner l’empereur. L’usage de ce mot nous permet d’entrevoir ce que comprenaient les Français du XIXe siècle et Fourier lui-même des institutions de l’Extrême-Orient.

Selon un article de Bee Wilson publié dans les Cahiers Charles Fourier, il est devenu évident que Fourier avait puisé des informations - que ce soit par lecture directe ou pour en avoir entendu parler, ce qui est un autre problème - dans les Mémoires secrets sur la Russie de Charles Masson [17]. Il y a aussi dans le NMA des citations de fragments tirés du Dialogue sur l’amour, de Plutarque (p. 114-115). En vérité les citations ne sont pas exactes. Dans ce dialogue, Plutarque prend le contre-pied du lieu commun en Grèce antique selon lequel l’amour des jeunes gens est le véritable amour, et soutient que l’amour entre époux ne lui est pas inférieur et qu’il est le véritable amour. En revanche, pour Fourier, quand il cite Plutarque, le point essentiel est qu’il n’y a pas seulement l’amour entre hommes et femmes mais aussi l’amour pour les jeunes gens, c’est-à-dire qu’il inverse la manière de voir de Plutarque. Ce qui importe ici n’est pas de mettre l’accent sur les mauvaises interprétations de Fourier mais de comprendre ce qui a rendu possible cette inversion : si l’on savait quelle traduction française Fourier a utilisée dans cet extrait, on aurait un indice pour rechercher quel fut son mécanisme.

Il existe aussi des passages dont on peut penser que Fourier les a posés semi consciemment en contradiction avec une situation historique ; dans ceux-là de telles inversions de sens sont encore plus intéressantes. On se rend compte par exemple, constatation digne d’intérêt, que l’Agésilas, mis en scène dans le récit relatif aux prisonniers de Gnide (p. 164), est très différent du roi de Sparte Agésilas dont a parlé Xénophon. Les deux aiment les hommes, mais l’Agésilas de Fourier ne cache pas son amour pour Zéliscar, alors que, selon Xénophon, Agésilas était connu pour réprimer son penchant. En bref, « homme d’un naturel des plus ardents et aimant surtout les êtres beaux », Agésilas aima Mégapadès, mais, contrairement à l’usage, il ne chercha pas à l’embrasser.

Ainsi, il existe quantité d’expressions dont on peut penser qu’il s’agit de citations, mais dont il faut trouver la source. Par exemple, comment entendre la phrase de Fourier à la p. 38 : « Il y a dans ce cas conflit de juridiction entre les 2 facultés puissances que Crispier nomme la partie brutale et la sensitive. » ? Dans une réplique de Sganarelle (Molière, Le Médecin malgré lui, acte III scène 6), on lit : « La partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive. » Dans Le dépit amoureux du même auteur (acte IV, scène 2), on trouve la même expression dans une réplique de Gros-René. Debout a lu le nom Crispier, mais ne se pourrait-il pas que ce soit Crispin ? Comme les lettres sont écrasées dans le cahier manuscrit, il est difficile de choisir entre l’une et l’autre lecture. Dans les comédies du XVIIIe siècle, le nom de Crispin apparaît souvent comme celui d’un valet rusé ; il est donc possible que, par une sorte de pastiche de Molière, Fourier utilise le nom de Crispin (en vérité, il se trouve p. 300 dans la citation d’une pièce de théâtre).

Il est nécessaire aussi d’examiner la phrase énigmatique de la p. 376 : « Davier empoisonna son mari grec. » Elle est écrite dans le manuscrit en marge et en petites lettres. Au lieu de Davier ne faudrait-il pas lire Dacier ? Anne Dacier (1651-1720) était très connue pour être versée dans l’étude des classiques et traductrice des poèmes d’Anacréon et de Sapho, ainsi que de l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Son époux, André Dacier (1651-1722) était lui aussi un érudit, traducteur et commentateur d’Horace et traducteur de divers dialogues de Platon, traducteur reconnu des Vies parallèles de Plutarque. Voici que qu’écrit Fourier dans un passage de La Théorie de l’unité universelle (OC, V, p. 146)  : « [En Harmonie] l’archéologue Philogone aime les raves accommodées à l’assa-fœtida  ; il démontre que cette puanteur a été en crédit chez les anciens Orientaux et s’en régale comme madame Dacier de ses mauvais ragoûts renouvelés des Grecs. » Il faudrait réexaminer par ailleurs toutes les erreurs commises dans la transcription des noms propres. Les noms transcrits dans l’édition Debout, Erithœ, Temothœ, Timothœ, doivent tous être lus Leucothœ si on se réfère au cahier manuscrit.

Claude Morilhat a attiré l’attention sur la nécessité d’une analyse des noms propres utilisés par Fourier dans les diverses anecdotes imaginaires qu’il raconte. Selon Morilhat, il se trouve dans la description de la vie en harmonie beaucoup de noms de personnages du théâtre français du XVIIIe siècle. « Proposant au lecteur des exemples concrets du fonctionnement de l’ordre sociétaire, l’inventeur égrène tout au long de son œuvre des scènes de la vie harmonienne. Les acteurs de ces petits drames ne s’appellent pas Pierre, Charles ou Joseph, la plupart sont des personnages de théâtre - Dorval, Timagène, Daphné, Chrysante, Valère, Urgèle, Zémire et Azor... - et d’opéra, et parmi d’autres les ombres de Rameau, Gluck et Grétry planent dans l’ordre sociétaire [18]. » Pourtant dans un épisode central du NMA, celui de Gnide, ce qui est caractéristique, c’est que, plus que de personnages de théâtre, il est fait usage de noms propres qui apportent une atmosphère de pays lointains. On y trouve souvent des noms venus de la mythologie grecque (Chrysès, Omphale, etc.), ainsi que des noms à consonance indienne [19]. L’explication de ce contraste doit sans doute être cherchée dans le choix de la ville de Gnide pour scène de cet épisode. Déjà Montesquieu dans son récit poétique, Le temple de Gnide, l’a décrite comme le lieu de superbes voluptés. De même, Fourier déclare que Constantinople est la première ville du monde en Harmonie [20]. Il exprime un intérêt constant pour le monde de la mer Méditerranée.

Or il est à souligner que dans l’idée de Fourier, cette ville est le lieu où se rencontrent l’Orient et l’Occident. Il existe un autre passage décrivant l’atmosphère de la fête de Gnide, et tiré de la Théorie de l’unité universelle. On y lit : « Dans cette réception l’on observe la précaution de mélanger les sexes pour acheminer aux accords sympathiques. Raoul, chasseur de Saint-Cloud, est reçu par Calypso, chasseresse de Gnide, et Mathilde, chasseresse de Chantilly, est reçue par Actéon, chasseur de Gnide » (OC, IV, p. 380). Calypso est dans la mythologie grecque une divinité de la mer qui dans l’Odyssée essaya de garder Ulysse comme époux. Actéon, lui aussi, est un chasseur de la mythologie grecque (il semblerait sortir d’un mythe plus ancien). Faisant contraste avec ces deux personnages habitants de Gnide et porteurs d’un nom de pays étranger, nous trouvons Raoul et Mathilde venus de petites localités des environs de Paris.

En un mot, ce dernier choix reflète les lieux que connaissait Fourier, Français du début du XIXe siècle. De la même façon, il est possible de faire apparaître un contraste d’un grand intérêt dans les récits sur la Sainte Héroïne Fakma et la Bataille gastrosophique, deux importants épisodes racontés dans le NMA. La Horde et Bande Jonquille quitte le nord de l’Inde, traverse la mer de Marmara, après avoir dépassé Gnide, visite la Grèce continentale et la péninsule du Péloponnèse et se dirige vers l’Europe. La Croisade faquirique composée occidentale, après s’être rassemblée à Carthage, traverse la Méditerranée, visite Sidon, Jaffa et Jérusalem, coupe à travers le désert, descend l’Euphrate et atteint Babylone. En un mot, la Méditerranée est au centre et ces déplacements sont organisés d’une part de l’Est vers l’Ouest, de l’autre, de l’Ouest vers l’Est. Il serait dès lors intéressant de cartographier l’ensemble de l’image du monde selon Fourier.

L’ironie et l’humour de Fourier

Pour ma part, je crois qu’on peut analyser la pensée de Fourier à partir de deux points de vue : A- Rapport entre le style et la pensée, progression de l’ironie à l’humour, transformation de la réalité en utopie. B- Importance des éléments politiques.

A- Par un examen détaillé, tel qu’on a essayé de le faire, des noms propres et des citations qui se trouvent dans les écrits de Fourier, il semble qu’il serait possible d’obtenir une vue générale des rapports entre sa pensée et son vécu. Une étude précise de la manière dont Fourier raconte certains phénomènes permettrait d’élucider quels sont les éléments de sa propre création qu’il y a ajoutés et comment par ses écrits, qui touchent à l’existence sociale, il a essayé de participer à la réalité. En un mot, quand Fourier organise une utopie, il assimile ce qu’il a devant les yeux tout en le modifiant. Il est bon de rappeler ici une remarque de S. Debout citée par J. Beecher au début de sa biographie de Fourier : « Il importe donc de ne pas juger Fourier à part, mais de le relier au monde qu’il affronte, aux conventions hypocrites et à la culture de son temps, afin de comprendre précisément ce qu’il eut d’exceptionnel et ce que ses fidèles ont ignoré ou à peine pressenti [21]. »

En ce sens, le travail des biographes, à commencer par Beecher, est très précieux. Ils ont comblé les lacunes de la documentation et décrit avec exactitude le monde dans lequel Fourier a vécu. Ainsi, dans l’analyse de la pensée de Fourier, les biographes ont posé des bases importantes, sans pour autant tout résoudre. Car présenter par quelles voies la réalité vécue a pu forger la pensée de Fourier est une toute autre entreprise. S. Debout elle aussi en reconnaît les difficultés : « Fourier ne parle pas si souvent de substitution absorbante, sans donner une grande envie de savoir ce dont il s’est nourri et de suivre dans l’œuvre la trace de ses festins intellectuels. Mais l’insolente liberté et la santé de Fourier transforment si profondément ce qu’il reprend de la culture et du monde social, qu’il n’a plus à s’en souvenir, ni à nous le rappeler [22]. »

Pour ma part, je formulerais l’hypothèse que Fourier exprime à la fois la réalité qu’il a sous les yeux et l’utopie et que, pour transformer sa connaissance de la réalité en une construction utopique, il a eu recours à l’ironie et à l’humour. Cette allure utopique de la pensée de Fourier diffère de ce qu’on nomme développement de la pensée. Ce développement est ce qui accompagne dans le temps l’évolution de la pensée d’un individu. Dans le cas de Fourier, son allure, selon le sens énoncé par Bachelard, apparaît verticalement en chaque point de l’œuvre. En effet, Bachelard nomme « instant poétique » le « temps vertical », et soutient qu’il est supérieur même à la durée de Bergson. Dans le « temps vertical », on fait en même temps l’expérience de plusieurs sentiments contradictoires, tel par exemple un « regret souriant ». « Alors seulement, écrit Bachelard, on atteint la référence autosynchrone, au centre de soi-même, sans vie périphérique. Soudain toute l’horizontalité plate s’efface. Le temps ne coule plus. Il jaillit [23]. »

Ici et là, dans l’œuvre de Fourier, l’allure de sa pensée est inscrite consciemment ou inconsciemment, explicitement ou implicitement. Les vues qui semblent provenir de la vie quotidienne, des lieux communs, des discours banals et des rumeurs des carrefours, toutes ces opinions dont on pense qu’elles expriment seulement la réalité, Fourier les transforme - selon le langage des situationnistes - il les détourne [24] de façon à en faire son utopie.

On lit dans les dictionnaires que l’ironie consiste à « dire le contraire de ce que l’on pense ». Mais quiconque ne prend pas en considération le but de celui qui manie l’ironie et se contente d’en conclure que « cela a bien été dit » ne voit qu’une face de la situation. Selon Perelman et Olbrechts-Tyteca, auteurs d’un art moderne de persuader ou nouvelle rhétorique, ce qu’on nomme ironie est une sorte de pseudo-logique irrationnelle. C’est « admettre momentanément une thèse opposée à celle que l’on veut défendre, développer ses conséquences, montrer leur incompatibilité avec ce à quoi l’on croit par ailleurs, et prétendre passer de là à la vérité de la thèse que l’on soutient [25]. »

Dans ce long détour se trouve la nature de l’ironie. En fait, un discours sinueux manifeste la marche de la pensée de l’ironiste. Il lui semble trop facile de dire sa propre pensée de façon simple et claire ; il a l’impression que la transmission ne passe pas. C’est pourquoi il ne peut qu’utiliser l’ironie. Même s’il fait en sorte de dire le contraire de la réalité, il ne s’agit pas d’un simple mensonge. S’il dit ce qu’il ne croit pas, s’il avertit indirectement de se méfier de ce qu’il dit, c’est qu’il lui semble qu’il ne peut s’exprimer autrement. Telle est pour Vladimir Jankélévitch l’activité de la pensée libre : « L’ironiste fait semblant de jouer le jeu de son ennemi, parle son langage, rit bruyamment de ses bons mots, surenchérit en toute occasion sur sa sagesse soufflée, ses ridicules et ses manies. Voilà décidément le grand art et la suprême liberté, la plus diabolique, la plus téméraire aussi [26]. » Cependant, si l’ironie s’arrête à la dénonciation, n’est-elle pas simplement clin d’œil, critique du bout des lèvres ? Chez les hommes, le double langage est chose courante. L’ironie ne consiste-t-elle pas, selon l’expression de Peter Sloterdijk [27], à se contenter d’une sorte d’« arrogance trahie » ?

Il est intéressant de constater que, dans le NMA, Fourier, critique l’écart entre réalité et théorie et réintroduit cet écart dans sa propre théorie sociale. Il subvertit le double langage et cherche ainsi à établir un ordre différent. Critique du dévergondage dans le mariage et de la polygamie, il cherche tout au contraire à bâtir une société fondée sur les unions multiples : « N’est-ce pas le cas de conclure qu’il faudrait trouver un moyen de tolérer ce qu’on ne peut empêcher et que [...] il vaudrait bien mieux s’évertuer à en tirer parti que de se livrer à d’inutiles déclamations contre une faiblesse inséparable de la nature humaine ? » (OC, VII, p. 228). En fait, Fourier soutient que, si le nécessaire sensuel n’est pas garanti, l’amour sentimental tombera ; c’est pourquoi dans le monde harmonien il faut garantir à tous les hommes un minimum de satisfactions sexuelles.

Ce qui caractérise le style de Fourier, c’est donc qu’il peut être défini en premier lieu par l’ironie. Mais cela ne suffit pas, car l’ironie est incapable d’en proposer une interprétation complète. Là intervient le rôle de l’humour. On définit habituellement l’humour comme le contraire de l’ironie. En général la seconde est toute entière moquerie et sarcasme, alors que le premier est plutôt fondé sur une sympathie douce [28]. Les deux ne seraient-ils pourtant pas complémentaires ? A suivre Gilles Deleuze [29], alors que l’ironie est une marche qui « remonte des lois à un bien absolu comme à un principe nécessaire pour les fonder », l’humour n’est-il pas une marche qui « descende des lois à un Mieux relatif, nécessaire pour nous persuader d’y obéir » ? Si l’on accepte ces propositions, on peut donc définir la marche de la pensée de l’ironie à l’humour comme le mouvement qui monte vers le principe supérieur de la loi pour ensuite redescendre.

Telle est par exemple la fonction du « testament d’équilibre » dont il est question dans le NMA. Fourier donne la preuve que ce système est réalisable : « J’ai prouvé qu’elle [la polygamie] est le plus précieux germe d’union familiale au moyen des disséminations de legs et équilibre testamentaire, qu’elle seule peut réaliser parmi les humains le rêve philosophique d’une grande famille de frères » (OC, VII, p. 289). En 1793, le député à la Convention Azéma, a lui aussi parlé dans ces termes quand il a soutenu le caractère légal de l’adoption : « La France ne fait plus qu’une même famille ; tous les citoyens français sont réunis comme frères ; mais pouvons-nous nous flatter de fraterniser tous en général dans la grande famille générale, comme nous fraternisons dans nos petites familles particulières ? Il serait à souhaiter et à désirer que nous fussions tous parfaitement frères ; c’est à quoi doivent tendre la Constitution, notre éducation politique et toutes nos institutions et lois [30]. »

À première vue le but d’Azéma et celui de Fourier, la réalisation d’une fraternité universelle, se ressemblent ; comme si, vingt ans après les projets de la Révolution, Fourier les réalisait dans ses visions. Mais Fourier explique en réalité que faire de tous les hommes des frères est impossible par les méthodes des révolutionnaires et que la seule façon d’y réussir est le système harmonien. En dehors de Fourier, qui aurait pu exposer la formation de la grande famille universelle au moyen des amours polygames ? A travers la marche de la pensée de l’ironie vers l’humour, Fourier critique les plans révolutionnaires de transformation du système familial et les modifie par un moyen original. Il me semble dans ces conditions possible de montrer que ce penseur, considéré par certains comme un simple rêveur, est un homme qui a vécu une expérience historique.

B- Cependant, ce n’est pas seulement pour situer Fourier de façon adéquate dans la réalité qu’il est nécessaire de rechercher comment chez lui la réalité tourne à l’utopie. C’est bien plus parce qu’il ouvre notre réalité à des futurs possibles. En ce sens, une remarque d’un disciple polonais de Hegel, August von Cieszkowski, dans ses Prolégomènes à la science historique (1838), garde toute son utilité : « J’attire ici l’attention des penseurs spéculatifs sur le système de Fourier [...] afin de montrer qu’un pas important a été fait en vue de développer la vérité organique au sein de la réalité [31]. »

Nous considérons souvent l’utopie comme chose impossible à réaliser. Serait-ce que nous ne pouvons pas la considérer dans son rapport avec le futur ? En fait, pour Cieszkowski, le futur est la réalisation de l’utopie : « L’imperfection majeure de l’utopie est, en général, de ne pas se développer elle-même en même temps que la réalité, mais de vouloir s’y introduire  ; or, elle ne peut jamais le faire, car, à partir du moment où elle est une utopie, il existe un fossé infranchissable entre elle-même et la réalité. » Pour accomplir l’utopie, il faut donner « à son germe organique un développement non moins organique  ». Si ce germe se développe suffisamment, « elle cessera [...], du même coup, d’être une utopie » [32].

Cieszkowski, quand il étudia en France, entra en relation avec Considerant et se forgea une connaissance assez précise du fouriérisme. Selon lui, le point faible de Fourier est qu’il concède trop à la réalité ; mais n’avait-il pas dans l’idée que les disciples de Fourier rapetissaient la pensée du maître ? Ne peut-on redéfinir l’utopie de Fourier comme ce que Cieszkowski nomme le futur ? Ainsi l’utopie, en tant qu’élément constitutif de la réalisation pratique de ce futur, est déjà pour nous une part de la réalité.

La politique consiste à mettre en œuvre la réalisation pratique du futur. Une réinterprétation de la réalité est un encouragement à la changer et à en réaliser les virtualités dormantes. Sur ce point, Pierre Klossowski, dans un très bref essai sur Fourier donnant le programme des Cahiers de la Contre-Attaque (1935), allait dans le même sens : « La discipline morale d’un programme périmé est fondée sur la misère économique, qui rejette le jeu libre des passions comme le plus redoutable danger. Fourier envisageait une économie de l’abondance résultant au contraire de ce jeu libre des passions. Au moment où l’abondance est à la portée des hommes et ne leur échappe qu’en raison de leur misère morale, n’est-il pas temps d’en finir avec les estropiés et les castrats qui imposent aujourd’hui cette misère, pour ouvrir la voie à l’homme libéré de la contrainte sociale, candidat à toutes les jouissances qui lui sont dues - la voie qu’il y a un siècle a indiquée Fourier [33]. » Klossowski prend ici position contre la science économique. Pour lui, le thème caché de cette science n’est que la répartition de la rareté. Par conséquent, planifier l’économie de l’abondance est théoriquement et pratiquement le moyen d’organiser le futur.

Afin d’analyser la pensée de Fourier selon une perspective politique, voici maintenant quelques considérations au sujet du récit imaginaire du NMA écrit en style de dialogue, la Rédemption de l’héroïne sainte. En vérité, il semble qu’en ce qui concerne la dimension politique du monde harmonien ce récit tienne une place exemplaire. Disons d’emblée que cette transformation politique se réalise à travers une sorte de théorisation d’une situation exceptionnelle. Ceux qui voient dans l’utopie une manière de penser une situation exceptionnelle la considèrent comme une réalité mythologique et en viennent à se demander si cet éclairage exceptionnel ne renverse pas la réalité et ne la dispose pas à l’utopie. Le juriste philosophe Carl Schmitt, qui a soutenu le nazisme, a énoncé une théorie de l’exceptionnel : en comparaison d’une situation banale sous la souveraineté de la loi, une dictature est d’une efficacité supérieure [34]. Schmitt suspend par là une situation ordinaire et entend prolonger une situation exceptionnelle, ce qui ne revient pas à relier la réalité au futur.

Chez Fourier, une situation est exceptionnelle parce qu’elle s’oppose à la loi de l’unité qui est celle du monde harmonien. Obéir à la loi de l’unité est la loi. Oser aller contre ce qui convient à toutes sortes d’habitudes, contre toute attente, c’est réaliser l’harmonie. En bref, dans le système de Fourier, la loi se réalise et se renforce par l’exceptionnel qui s’oppose à tout ce qui est considéré comme légal. Fourier propose une théorie qui renverse le sens de ce qu’on nomme situation exceptionnelle.

Le point politique litigieux discuté dans l’épisode du NMA relatif à la Rédemption est l’obtention d’un amour de faveur, ce qui dans nos manières habituelles de penser n’entre pas dans la sphère politique. Pourtant, si l’on se réfère aux expressions de Fourier, l’amour est une affaire d’État dans le monde harmonien. « En harmonie... les plaisirs [deviennent] affaire d’État et but spécial de la politique sociale » (OC, VII, p. 32). Fourier, qui se fonde sur les passions pour forger sa vision du monde, considère équivalentes les politiques où on rivalise pour l’honneur et pour l’amour.

Dans le récit de la Rédemption de l’héroïne sainte, à partir de l’égoïsme incarné par les huit prétendants à l’amour de Fakma, la description porte sur l’abnégation de soi figurée par la noblesse d’amour de Fakma, livrant sa personne en vue d’une harmonie complète, en bref sur le revirement vers l’unitéisme. La marche de l’esprit montant de l’égoïsme à l’unitéisme informe ce récit. Pour finir, l’ensemble de la communauté accueille cette conversion ; tous les hommes, chacun à sa manière, cherchent à réaliser l’abnégation, de sorte que la marche de l’esprit (en d’autres termes la marche vers l’utopie), renvoie à la communauté tout entière. Pour Fourier, ce qu’on nomme utopie n’est pas constitué de manière individuelle ; l’essentiel réside dans la transformation qui bouleverse tout ce qui n’est pas utopie.

Il se pourrait que l’appellation de « noblesse d’amour » évoque un type humain donjuanesque qui recherche l’amour sans pouvoir s’en rassasier ; pour Fourier, c’est très exactement le contraire de l’amour égoïste dans lequel vivent les gens ordinaires. « On appelle, en harmonie, noblesse d’amour la classe d’âmes fortes et raffinées qui savent subordonner l’amour aux convenances de l’honneur, de l’amitié et des affections indépendantes du plaisir » (OC, VII, p. 260). Il vaut la peine de souligner que cette définition contredit l’image d’un Fourier apôtre de l’amour libre.

Voilà qui pourrait en effet sembler à première vue contradictoire avec la loi de l’unité prônée dans tout le NMA. La loi d’unité, c’est la « règle d’autoriser tout ce qui multiplie les liens et fait le bien de plusieurs personnes sans faire le mal d’aucune » (OC, VII, p. 257). En ce qui concerne l’amour, le but est tout particulièrement atteint dans la cour d’amour conduite par ces organes de l’administration que sont les prêtre, pontife, matrone, confesseur/confesseuse, fée et autres fonctionnaires. On a eu souvent tendance jusqu’ici à mettre l’accent sur un nouveau système relatif à l’amour proposé dans le NMA. Cependant, si on considère que la réglementation relative au système est tout, on peut se méprendre et, comme l’a dit Herbert Marcuse, de prendre la pensée de Fourier pour la préfiguration d’un totalitarisme. En fait, Marcuse énonce qu’il y a dans le monde harmonien de Fourier un élément répressif qui tient au « gigantisme de l’organisation et de l’administration » [35].

Or l’abnégation de la noblesse d’amour, si elle n’est pas due aux ordres de la cour d’amour, n’est pas non plus le résultat de l’obéissance à la loi d’unité. À la fin du récit, Fakma annonce qu’elle accordera ses faveurs à cinquante-six hommes ; considérons que l’action de cette femme, immense preuve d’abnégation pour le bien de la communauté, n’est pas accomplie sur un ordre de la cour d’amour. Au moment où le cynisme des huit prétendants se révèle, il se révèle aussi que cette femme est innocente, de sorte qu’il n’est absolument pas nécessaire qu’elle donne un dédommagement. La loi de l’unité demande que tous soient satisfaits, ce qui ne conduit en rien à une exigence d’abnégation.

En conséquence, la conduite de la noblesse d’amour est exceptionnelle à l’égard de la loi d’unité. Dans le système de Fourier cette action exceptionnelle résulte d’une décision individuelle fondée sur quelque passion (ou sur le « ralliement » de passions composées). Un tel déploiement de passion est socialement rare, donc socialement exceptionnel. En outre, selon Fourier, parce qu’il s’agit d’une conduite exceptionnelle, elle suscite l’émotion des hommes, les remplit d’enthousiasme et les incite à la prendre pour modèle. C’est pourquoi les Gnidiens imitent Fakma et veulent accomplir des actions vertueuses ; tous, jusqu’aux huit prétendants, s’engagent à se convertir.

Le thème de la violation de la loi apparaît souvent dans la pensée de Fourier. Il est à mettre en relation avec celui du partage. Fourier a énoncé à plusieurs reprises dans quelles proportions devrait se faire le partage des dividendes, cinq douzièmes pour le travail, quatre pour le capital et trois pour le talent. Cette règle de partage en est venue à être considérée comme un postulat du fouriérisme. Pourtant à lire ce qu’écrit Fourier, il est remarquable de constater qu’elle est souvent transgressée. Il est exposé que le monde harmonien est rendu plus vivant grâce à la violation de la règle. En effet, en dehors « du minimum que chacun accepte par bienséance, tout homme opulent cède aux enfants pauvres le surplus du minimum », cela « à titre d’encouragement » (OC, V, p. 507-508). De plus, un troubadour amoureux d’une vestale qui visite la phalange de cette femme, prend part aux travaux de cette phalange, mais n’en perçoit absolument aucun dividende. « Il ne serait pas décent qu’il y perçût un dividende, puisqu’il est traité d’étranger et choyé en 1re classe et travaillant par distraction » (OC, VII, p. 431). Dans la pensée de Fourier, ces faits dits exceptionnels qui violent la loi manifestent bien la fonction qu’ils accomplissent. Dans un monde où tout est accepté, la violation qui pousse à se refuser un privilège indubitablement accordé rend service à l’harmonie. En conséquence, il faut examiner à la fois les fonctions des divers systèmes du monde harmonien et celles qui sont assumées par les exceptions transgressives. Il est certain que le monde harmonien est fondé sur ces divers systèmes ; cependant, la véritable force qui dirige ce monde est l’exceptionnel. C’est grâce à l’exceptionnel qu’il surmonte ses crises.

Traduit du japonais par Francine HERAIL