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57-71
Le foisonnement analogique dans la "science sociale" de Charles Fourier
Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 10 mars 2006

par Pierre Mercklé

Dans son œuvre, Charles Fourier a eu recours de façon récurrente aux figures analogiques. La plus présente, la plus prégnante d’entre elles est celle par laquelle il se présentait comme le « continuateur » de Newton, celui qui était enfin parvenu à transposer la loi de l’attraction universelle du mouvement matériel au mouvement social ; même si cette « transposition » fondatrice est la plus visible, elle ne constitue pas la seule analogie à l’œuvre dans le discours de Fourier, qui a en fait accumulé les emprunts rhétoriques, aux mathématiques et aux sciences physiques bien sûr, à la botanique et même à la musicologie, et enfin à la biologie, puisque la métaphore de l’organisme aussi est clairement présente chez lui. Pour comprendre la prétention de Fourier à faire du « mouvement social » une étude véritablement scientifique, il apparaît utile de s’interroger sur le statut de ces emprunts, sur les modalités de leur mise en œuvre à l’intérieur de la doctrine, et sur leurs enjeux épistémologiques : aux yeux de Fourier en effet, la « science de l’analogie » était un des éléments constitutifs fondamentaux de la « science sociale » nouvelle qu’il entendait élaborer [1]

Dans le vaste domaine de l’analogie, il est possible, comme le fait systématiquement Judith Schlanger dans Les métaphores de l’organisme  [2], de distinguer deux sous-ensembles « idéaltypiques » de pratiques discursives, apparentés mais pourtant différents : à une des extrémités de l’échelle, il y aurait « l’analogie méthodologique » [3], une « analogie sobre », contrôlée et prudente, qui consiste à importer dans un domaine de la connaissance des concepts et des méthodes validés dans un autre domaine, mais non les résultats qu’ils ont permis d’obtenir ; cette première forme de l’analogie est consciente d’elle-même et de ses artifices, elle ne saurait se substituer à l’explication, mais elle reste « provisoirement » précieuse parce qu’elle facilite la représentation des phénomènes sociaux. À l’autre extrémité de l’échelle, il y aurait la « métaphore morphologique » [4], qui postule non pas seulement une « transposabilité » des concepts et des méthodes, mais une identité des objets : c’est une analogie de résultats et non plus seulement de moyens, une analogie « substantialiste » et non plus simplement méthodologique. De cette dérive, l’organicisme social de la fin du XIXe siècle, représenté par Paul Lilienfeld, Herbert Spencer, ou René Worms en France, constitue évidemment un cas exemplaire.

Comment situer, entre ces deux extrêmes, le foisonnement analogique aisément discernable dans l’œuvre de Charles Fourier ? Tous les emprunts faits par lui dans d’autres champs de connaissance que celui des études sociales, témoignent-ils de la prudence et de la sobriété qui caractérisent « l’analogie méthodologique » ? Entre les deux bornes que constituent d’une part l’analogie méthodologique et d’autre part la métaphore morphologique, se déploie une échelle continue de la rhétorique analogique ; nous voudrions ici essayer de localiser précisément les analogies particulières décelables chez Fourier, en fonction d’une tendance « substantialiste » que l’on pourrait y reconnaître.

Le modèle newtonien

Comment faire admettre ce qui est nouveau, le rendre familier ? Où puiser ? Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle, le théorie newtonienne de l’attraction universelle s’est très rapidement imposée à Fourier. Formalisée définitivement dans les Principia en 1686 [5], elle énonce que la force centripète qu’exercent deux corps matériels l’un sur l’autre, ou force d’attraction, est proportionnelle à leurs masses respectives, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Si la loi newtonienne de la gravitation a si profondément frappé les esprits, c’est certainement en raison de l’alliance de l’extrême simplicité de sa formulation et de l’extrême diversité des phénomènes physiques [6] dont elle permet de rendre compte. Le modèle newtonien, en particulier au moment où Fourier élaborait sa doctrine, à la toute fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, symbolisait la rationalité physique et mathématique, le rejet d’une conception essentialiste et métaphysique au profit de l’induction et de l’expérimentation. La loi de la gravitation présentait en effet surtout, aux yeux de ceux qui entendaient s’opposer à la métaphysique, l’avantage d’être le résultat d’une induction, à partir de l’observation des trajectoires des planètes autour du soleil, et donc d’être descriptive. La toute première des « Règles qu’il faut suivre dans l’étude de la physique », énoncée par Newton au début du Livre III des Principia intitulé « Du système du monde », est particulièrement exemplaire de ce refus de la métaphysique : « Il ne faut pas admettre de causes, écrit-il, que celles qui sont nécessaires pour expliquer les phénomènes » [7]. Cette règle constitue un précédent méthodologique fondamental, par lequel la science des phénomènes naturels devient une forme de savoir autonome, coupée de toute préoccupation métaphysique, révolutionnant donc aussi bien la conception du « système du monde » que celle du « système de la science ».

La rupture épistémologique que constitue chez Newton le refus, ou plus précisément l’indifférence à la métaphysique, est selon Judith Schlanger « une aubaine pour les révélations dogmatiques des faiseurs de systèmes » [8]. Et en effet, étant donné le prestige qui est attaché à la fin du XVIIIe siècle au modèle newtonien, il ne faut pas s’étonner de le trouver à une place centrale dans une doctrine comme celle de Charles Fourier : le champ des études sociales, en voie de constitution, est encore loin cependant d’avoir la légitimité reconnue aux mathématiques et aux sciences de la nature, et Fourier lui-même, à l’intérieur de ce champ, ne dispose pas non plus de la légitimité personnelle qui a pu être conférée à d’autres (comme Leibniz, d’Alembert, Condorcet ou Laplace pour n’en citer que quelques uns) par leur parcours intellectuel, en particulier par l’autorité qu’ils ont accumulée dans des champs disciplinaires plus élevés dans la hiérarchie des sciences. Fourier a d’ailleurs exprimé clairement ce sentiment d’un manque de légitimité personnelle dans le « Discours préliminaire » de la Théorie des quatre mouvements, puisqu’il y regrettait d’être « un homme profondément obscur, et qui ne soit recommandé par aucune production antérieure aux connaissances dont le hasard lui livre la clé » [9]. La référence à Newton s’impose dès lors à lui de façon nécessaire, comme personnification tout autant de l’autorité scientifique que d’une rupture inaugurale d’une nouvelle conception de la science. Ce sont bien d’ailleurs ces deux sens conjoints que l’antonomase, courante à l’époque, vise indissociablement : un Newton, au XVIIIe siècle et encore au XIXe siècle, c’est celui qui introduit la science là où elle n’avait pas encore pénétré, et en chasse la métaphysique. Fourier serait donc le « Newton de l’âme humaine », selon l’expression forgée par Auguste de Mesmay [10] dans l’hommage en vers qui fut lu à son enterrement, le 11 octobre 1837. Mais ce jugement s’autorisait moins d’un examen de son système et de l’analogie objective qu’il permettrait de mettre en lumière, que de la proclamation par laquelle Fourier lui-même s’inscrivait, de son propre chef, dans le prolongement de Newton. C’est d’abord lui en effet qui, dans chacun de ses ouvrages, présente sa théorie comme étant la continuation dans le domaine social de celle de Newton sur l’attraction matérielle [11].

Cela dit, la valorisation de sa propre doctrine, qu’attend Fourier de son inscription dans le prolongement de celle de Newton, avait pour corollaire nécessaire une entreprise de dévalorisation de cette dernière. Aux yeux de Fourier, si Newton a « préparé le terrain » et « donné le germe » de la théorie sociétaire, il n’en est finalement qu’un précurseur, qui n’a de plus exploré qu’un « lambeau très inutile au bonheur » [12], la partie la plus futile du « système du monde », celle des phénomènes matériels : « Les Français sont accusés de ne savoir que perfectionner et non inventer, d’être avortons en génie. S’ils tenaient à laver leur nation de ce reproche, ils seraient flattés de voir qu’un des leurs jette le gant au monde savant, prétend que les Newton, les Kepler, qui croient avoir découvert les lois du Mouvement, n’en ont mis au jour que la cinquième branche, et qu’un Français va dévoiler les quatre autres » [13]. Le modèle de Newton est d’abord incomplet aux yeux de Fourier parce qu’il ne rend compte que du « mouvement matériel » et délaisse les quatre autres, en particulier le mouvement social auquel il se propose donc d’en étendre les principes. Il l’est à un second titre parce que, même dans son domaine d’application le plus spécifique, la mécanique céleste, il se présente, selon Fourier en tout cas, comme inachevé. Dans la première phrase d’un passage ajouté en 1841 au « Discours préliminaire » à partir des annotations manuscrites qu’il avait portées sur son exemplaire personnel de la Théorie des quatre mouvements, il apparaît que Fourier reproche en effet à Newton de n’avoir parcouru en astronomie que la moitié du chemin : « Si j’avais affaire à un siècle équitable, qui cherchât franchement à pénétrer les mystères de la nature, il serait aisé de lui prouver que les Newtoniens n’ont expliqué qu’à demi les lois de la branche de mouvement qu’ils ont traitée, la sidérale » [14].

En quoi, même s’agissant du mouvement matériel, le modèle newtonien est-il incomplet ? Si Newton n’a été capable de fournir qu’une « explication partielle », c’est que, selon Fourier, sa description du mouvement matériel reste « bornée aux effets sans déterminer les causes » [15]. Constituant l’essentiel de l’additif de 1841 au « Discours préliminaire », la longue litanie des questions que, selon Fourier, Newton a laissées sans solution, et auxquelles lui-même prétend pouvoir répondre « pertinemment » depuis 1814, permet de préciser ce qu’il lui reproche ainsi. Plus de la moitié d’entre elles commencent par l’adverbe interrogatif « pourquoi » : « Pourquoi Saturne a-t-il des anneaux lumineux et Jupiter point (...) ? » ; « Pourquoi la Terre a-t-elle une lune et Vénus point ? » [16], etc. Ce que trahissent ces questions, c’est la persistance dans le système scientifique de Fourier d’une tentation métaphysique dont Newton avait fait l’économie, plus ou moins volontairement : si le « système du monde » proposé par Newton dans les Principia témoigne d’une grande prudence vis-à-vis des questions métaphysiques, c’est bien sûr en grande partie par choix, comme le montre la première règle du début du Livre III ; mais cela ne signifie pas pourtant que Newton était satisfait de la neutralité de sa science, dans la mesure où, n’ayant pas étendu le champ de la connaissance certaine jusqu’aux causes de la force, les Principia demeuraient à ses yeux inachevés [17]. Ce n’est que plus tard, en particulier dans le positivisme, que cet inachèvement, cette modestie inductiviste, furent transmués en une forme de perfection scientifique. Ce dont témoigne en définitive le manque de prudence qui pousse même Fourier à qualifier Newton, dans un de ses manuscrits, de « ver de terre » [18], c’est qu’il se tient toujours, dans l’histoire de la science sociale, en deçà de la rupture avec la métaphysique.

Qu’a retenu concrètement Fourier du modèle newtonien ? Peu de choses en réalité, sinon que « toute la nature est une immense mécanique de sympathies et d’antipathies » [19]. Il a beau proclamer, au tout début de la Théorie des quatre mouvements, avoir compris que « les lois de l’attraction passionnée étaient en tout point conformes à celles de l’Attraction matérielle, expliquées par Newton et Leibnitz » [20], il est très difficile de trouver, dans l’ensemble de son œuvre, une quelconque application précise des principes newtoniens. En fait, les chapitres traitant de la métempsycose d’une part, et d’autre part de la répartition des bénéfices en association, constituent les seuls endroits dans toute son œuvre où il propose des lois analogues à la loi newtonienne. S’agissant de la métempsycose, Fourier propose en effet cette formule fameuse, qui lui servit d’ailleurs d’épitaphe, selon laquelle « les attractions passionnelles sont proportionnelles aux destinées essentielles » [21] : cette loi, construite « en type géométrique sur la loi des aires proportionnelles aux temps » [22], énonce que chaque homme ayant reçu des doses d’attraction adaptées à sa destinée essentielle qui est l’état harmonien, et non la civilisation, il s’ensuit que pour les satisfaire, la seule vie intra-mondaine ne lui suffit pas ; il est par conséquent appelé d’une part à conserver dans « l’autre vie » un usage intégral de ses passions que lui refusent les dogmes religieux, d’autre part à « papillonner » entre cette autre vie et la vie intra-mondaine, selon le principe de la métempsycose, pour satisfaire dans chacune alternativement ses passions encore inassouvies ! Force est de constater ici que l’analogie avec le modèle newtonien, loin d’avoir servi à une rationalisation de la pensée, étaye au contraire l’un des développements de sa théorie jugés aujourd’hui les plus fantaisistes. Lui-même en avait d’ailleurs bien conscience, puisqu’il faisait précéder ce développement de cet avertissement :

« Supposons, sur tout ce qui touche aux affaires ultra-mondaines, que je ne sois qu’un philosophe, qu’un faiseur de système : je puis user du droit qu’ont eu avant moi cent mille philosophes qui ont fait des systèmes sur l’un ou l’autre monde. Si je me trompe, je répondrai, errare humanum est » [23].

C’est à propos de la question de la répartition des bénéfices en association que l’on trouve la seconde expression d’une analogie avec la loi de Newton : Fourier indique en effet qu’en harmonie, cette répartition se fera « en raison directe des masses de capitaux » et « en raison inverse des distances de capitaux », tandis qu’en civilisation elle se fait au contraire en raison directe des distances de capitaux [24]. Cela signifie qu’il est normal que les actionnaires, au moment de la répartition des bénéfices, « reçoivent d’autant plus qu’ils ont d’actions » ; en revanche un des effets de l’accord de générosité, « impulsion centrifuge » de l’équilibre de répartition qui n’existe pas en civilisation, sera que les plus riches, même si leurs contributions en travail et en talent sont importantes, se contenteront des bénéfices de leur capital et renonceront aux autres, préférant les redistribuer. Et l’ampleur de cette redistribution sera proportionnelle aux « distances » de fortune entre riches et pauvres. Voilà sans doute l’autre seul écho analogique de la loi de l’attraction, et encore convient-il de noter que sa précision est toute relative, puisque l’équilibre dans cette répartition s’établit, de l’aveu même de Fourier, en raison inverse des distances, et non en raison inverse du carré des distances. Mais la réfutation par Fourier de cet objection « d’analogie mathématique » (comme lui-même la nomme) est encore plus absconse que la loi de répartition évoquée ci-dessus : les hommes, étant des créatures de premier échelon harmonique, gravitent autour du luxe (passion pivotale) « en raison inverse de la 1ère puissance, ou somme simple des distances », tandis que les planètes, créatures d’échelon supérieur, gravitent autour du soleil « en raison inverse de la 2e puissance ou carré des distances ». La conclusion de Fourier est sans appel : « L’homme n’étant que de bas degré, que dernier échelon des créatures harmoniques, il doit graviter en raison inférieure d’un degré puissanciel à celui de la planète » [25].

En réalité, nulle part dans l’œuvre de Fourier la théorie newtonienne n’est présentée de façon détaillée : pour toute précision, il se contente d’indiquer que Newton a permis de calculer « le poids de chaque planète », calcul qu’il juge d’ailleurs « inutile et de pure curiosité » : « Que nous sert de savoir le poids de chaque planète ? » [26]. Du reste, Fourier semble lui-même l’avouer, il serait de toutes façons bien en peine de détailler la théorie newtonienne, puisque, écrit-il au tout début de la Théorie des quatre mouvements, « ses calculs sont si transcendants que le vulgaire scientifique n’y avait aucune prétention » [27]. Quel peut-être alors le sens, finalement, du recours au modèle newtonien dans la pensée de Fourier ? Pour le comprendre, il faut se saisir de la contradiction apparente entre l’omniprésence de la proclamation de la référence à Newton et la pauvreté des emprunts réels à son modèle. De tous les noms propres cités dans l’œuvre de Fourier, Newton est sans conteste celui qui présente le plus grand nombre d’occurrences, loin devant Voltaire et Rousseau ; mais Newton, le plus souvent « nommé », n’est pas « cité » une seule fois. C’est donc d’abord le nom que Fourier entend importer, et non pas le modèle. Il ne s’en cache d’ailleurs guère : « En produisant cette théorie générale du Mouvement, il faudrait pouvoir l’étayer d’un grand nom pour assurer l’examen et l’épreuve. Si c’était Newton, ou l’un de ses rivaux, de ses continuateurs, comme Leibniz, Laplace, qui annonçât la Théorie de l’Attraction passionnelle, tout lui sourirait » [28]. D’une certaine façon, qui même si elle ressemble à une boutade est loin pourtant d’être seulement anecdotique, Fourier réduit la question à un simple problème de signature, c’est-à-dire d’autorité au sens étymologique : « Si, au lieu de me signer Fourier, je signais Fourington, tout Français me proclamerait sublime génie qui va surpasser Newton, enlever le grand voile dont ce grand homme n’a su que soulever un coin » [29]. Il y a quelque difficulté, finalement, à localiser de façon satisfaisante, sur l’échelle de l’analogie proposée par Judith Schlanger, l’usage que fait Fourier du modèle newtonien : ce n’est certainement pas une analogie méthodologique, dans la mesure où ce n’est que superficiellement que Fourier pare sa propre doctrine des principes inductivistes et de l’effort de mathématisation du monde qui sont au cœur de l’épistémologie newtonienne ; par défaut, ce pourrait être alors en grande partie une analogie morphologique, caractérisée par la simple transplantation d’une terminologie et d’un ensemble d’énoncés en dehors de leur domaine de validité. Mais l’inconsistance des usages qui sont faits par Fourier de la loi newtonienne de l’attraction, rend cette catégorisation tout aussi discutable. L’emprunt morphologique est chez Fourier si peu étayé qu’il faut bien admettre qu’il ne consiste essentiellement qu’en une tentative d’importation de l’autorité, non des résultats ou de la substance. Fourier ne facilite pas la pensée par la transposition d’un modèle, puisque sa conception de l’attraction pourrait se passer en réalité très bien de la loi newtonienne. Peut-être conviendrait-il alors d’ouvrir l’échelle de l’analogie utilisée jusqu’ici sur une troisième catégorie idéaltypique, que l’usage fouriériste du modèle newtonien incarne presque parfaitement : une analogie que l’on pourrait qualifier de « métonymique », toujours présente à plus ou moins forte dose dans les deux autres types d’analogie, mais qui dans sa forme pure consisterait simplement en l’invocation incantatoire d’un nom, ici celui de Newton, aux fins de s’approprier l’ensemble des vertus du modèle épistémologique qu’il désigne. Ce qui importe finalement, ce n’est pas ce que Newton a dit, mais ce qu’il a permis de dire.

L’analogie biologique

En partie avec raison, la lecture traditionnelle de Fourier envisage sa pensée comme structurée par la métaphore principale que constitue le recours au modèle newtonien. Cela ne signifie pas pour autant que la rhétorique analogique dans la pensée de Fourier repose exclusivement sur cet emprunt : il faut au contraire souligner ici la multiplicité et l’enchevêtrement des modèles de pensée sur lesquels s’appuient les développements de la théorie sociétaire, et qui en font une pensée saturée d’analogies, empruntant ses images aux sources les plus diverses. En témoigne de façon emblématique le vocabulaire dans lequel il décrit le « mécanisme » des passions : alors que les notions d’attraction et de foyer [30] appartiennent à la physique newtonienne, celles de rameaux et de tige appartiennent à la botanique [31], et celles enfin d’octave, de gamme, de clavier et surtout d’harmonie appartiennent à la musicologie. On pourrait croire que ce foisonnement analogique n’a pas été voulu explicitement par Fourier, qu’il n’est en fait que le résultat accidentel de l’ajout par les disciples, dans l’édition de 1841 de la Théorie des quatre mouvements, du chapitre sur « l’arbre passionnel », qui ne figurait pas dans l’édition de 1808 ; en réalité, il n’en est rien, et Fourier établit lui-même très clairement, dans ce texte, les règles de la correspondances entre les deux analogies botanique et musicale, en indiquant que l’arbre passionnel comporte « douze rameaux formant la gamme passionnelle analogue à la musicale » [32]. Dans la Théorie de l’unité universelle de 1822, l’analogie musicale se fait du reste encore plus explicite, et Fourier en proclame clairement la nécessité : « Les passions étant distribuées par 12 comme les sons musicaux, et ayant dans leurs développements une parfaite analogie avec les claviers, octaves et tons musicaux, je ne puis emprunter, pour décrire ces effets, de termes plus techniques, plus précis, que ceux déjà admis en théorie musicale » [33].

Les emprunts à la botanique, à la zoologie ou à la théorie musicale, même très nombreux, ne suffisent pourtant pas à discuter la centralité de l’analogie newtonienne, tant il est vrai qu’ils n’opèrent pas sur le même plan logique : leur hétérogénéité, et leur accumulation dans les chapitres d’exposition descriptive de la théorie, tendent à indiquer que ces emprunts ont plutôt une fonction d’illustration de la pensée. Certains, comme par exemple Maurice Lansac dans Les conceptions méthodologiques et sociales de Charles Fourier, en ont conclu que chez Fourier la notion de mécanisme est centrale, et se substitue en particulier entièrement à celle d’organisme, présentée comme antithétique [34]. L’incompatibilité que suppose cette opposition apparaît pourtant discutable, dans la mesure simplement où l’analogie organiciste, pourtant supposée antithétique, hante aussi, de fait, la pensée de Fourier et semble contaminer, dès ses premiers textes, l’ordre rhétorique de la doctrine fondée sur le modèle newtonien, en y imposant en différents endroits le sens commun des métaphores biologiques du social, qui consiste à décrire l’animation interne des agrégats sociaux non plus seulement en termes mécaniques, mais en termes organiques [35]. Tout d’abord Fourier surajoute l’image du corps humain aux analogies mécanique, botanique et musicologique qui lui avaient déjà servi à faciliter la compréhension de sa théorie des passions. Partant du principe analogique selon lequel « l’anatomie du corps humain [...] est un tableau général de l’Ordre Combiné » [36], il établit en conséquence une comparaison entre son squelette et le système des passions, squelette de l’ordre sociétaire [37]. Mais c’est surtout sa philosophie de l’histoire qui s’étaye de l’analogie biologique : l’histoire humaine selon Fourier s’étend sur une période finie de quatre-vingt mille ans, dont le déroulement est analogue à celui d’une vie humaine individuelle, puisque « dans la carrière du genre humain, comme dans celle des individus, les temps de souffrance sont aux deux extrémités » [38]. Entre ces deux extrémités de la biographie de l’humanité, il faut donc considérer que « le monde social ou genre humain envisagé en masse, est un corps qui a, comme tout autre, ses quatre âges d’ENFANCE, ACCROISSEMENT, apogée, DÉCLIN et CADUCITÉ » [39]. Ce que Fourier emprunte d’abord à la figure de l’organisme, ce sont donc les propriétés vitales universelles du développement et de la corruption. Mais cette métaphore ne débouche pas sur l’amertume mystique qu’elle sert habituellement à étayer, puisqu’au contraire Fourier en déduit une sorte de psychologie heureuse des sociétés : « Si l’enfant de six à sept ans ne doit pas s’inquiéter des infirmités qui lui surviendront aux approches de la quatre-vingtième année, comme lui nous ne devons songer qu’au bonheur qui s’approche, et dont le globe n’eut jamais un aussi pressant besoin » [40].

Il y a enfin chez Fourier un usage terminologique simple de la figure de l’organisme, par lequel, dans certains passages de son œuvre, il emploie le terme de « corps social » pour désigner la société. Dans la Théorie des quatre mouvements, cet usage est par exemple systématique au sein de la « troisième démonstration » de l’insuffisance des sciences incertaines, intitulée « De la licence commerciale » [41]. La notion de « corps social » est apparue pendant la période révolutionnaire, et son emploi est attesté à partir de 1792. On ne peut parler à son sujet d’une métaphore directement organique dans la mesure où, comme les notions de « corps constitués » et de « corps électoral » apparues d’ailleurs dans la même période, la notion de « corps social » n’est pas construite directement sur le sens biologique premier du latin « corpus », qui désigne l’organisme vivant, mais à partir de sons sens collectif et figuré, beaucoup plus tardif, qui désigne un groupe formant un ensemble organisé. Ce sens figuré est construit métaphoriquement sur le sens premier ; mais il n’en reste pas moins que la médiation qui s’établit peut laisser penser que l’emploi de la notion de « corps social » vise moins une référence au corps biologique qu’à des emplois précédents du sens collectif et figuré (corps de garde, corps d’armée, corps politique), qui mettent plus l’accent sur l’organisation, la solidarité, que sur la vitalité. Une analyse identique pourrait d’ailleurs être faite de la façon dont Fourier utilise le mot « phalange » pour désigner le groupement sociétaire élémentaire de 1610 personnes : le terme n’est vraisemblablement emprunté métaphoriquement au vocabulaire anatomique que par la médiation de son acception militaire. Il y a là une ambiguïté que les écrits de Fourier ne permettent que difficilement de dissiper, dans la mesure où ils ne proposent aucune justification véritablement organisée de l’emploi qu’il fait ici ou là de la notion de « corps social ». Toutefois, il reste possible de faire remarquer que c’est presque exclusivement quand il évoque les dégâts sociaux du libéralisme commercial qu’il y recourt, et qu’en une occasion au moins il fait usage d’une métaphore explicitement organique pour décrire la fonction sociale du commerce : « Le commerce étant le lien du mécanisme industriel, étant pour le monde social ce qu’est le sang pour le corps, c’était dans le commerce qu’il fallait s’exercer à introduire la vérité » [42]. Ce qu’implique cet métaphore classique qui consiste à assimiler la circulation des biens à la circulation du sang pour en souligner le caractère « vital », c’est que l’usage que fait Fourier de la notion de « corps social » relève très certainement d’une métaphore directement et explicitement organique : il vise bien plus ici la vitalité que la solidarité. Mais au-delà de l’attestation du caractère effectivement organique, chez Fourier, de la métaphore dont il fait usage, dans ses dénonciations du commerce, pour désigner la société, cette dernière citation retient aussi l’attention parce qu’elle mêle directement les deux registres métaphoriques, celui du « mécanisme » et celui du « corps », ce qui remet en cause leur incompatibilité supposée. Il y aurait donc bien là l’exemple de ce que Judith Schlanger appelle une « fausse antithèse » [43], et cet exemple est loin d’être isolé au XIXe siècle, puisqu’on la trouve dans le texte fameux où Saint-Simon définit sa « physiologie sociale » :

« La société [...] est [...] une véritable machine organisée dont toutes les parties contribuent d’une manière différente à la marche de l’ensemble. La réunion des hommes constitue un véritable être, dont l’existence est plus ou moins vigoureuse ou chancelante, suivant que ses organes s’acquittent plus ou moins régulièrement des fonctions qui leur sont confiées » [44].

On pourrait croire que cette confusion est caractéristique seulement du début du XIXe siècle, et qu’elle n’est qu’un témoignage d’une période de transition épistémologique, dans laquelle le prestige du modèle mécaniciste, encore fort, commence cependant à s’estomper, au profit du modèle organiciste. Ce n’est pas certain, puisqu’il est par exemple arrivé à Émile Durkheim, dans les années 1880, de les utiliser encore conjointement pour leurs vertus illustratives : dans l’article de 1886 intitulé « Les études de science sociale », il affirme que « les hommes s’attirent entre eux aussi naturellement que les atomes du minéral et les cellules de l’organisme » [45]. Même s’il oppose ensuite les deux modèles dans l’usage qu’il en fait pour distinguer solidarité mécanique et solidarité organique, même si dans l’ensemble le projet épistémologique durkheimien s’étaye clairement de l’analogie biologique, il reste possible de déceler, du moins dans ses premiers textes, une réactualisation de ce syncrétisme métaphorique qui a parcouru finalement tout le XIXe siècle.

Analogie et « science sociale »

Gilles Lapouge, dans Utopie et civilisations, considère que chez Fourier, c’est par un fait exprès que la forme rationnelle du discours s’efface devant les vertus poétique de l’analogie : il entrerait délibérément en lutte contre une rationalité qui n’est que la marque formelle de la science, pour lui préférer l’analogie. « À la place de la logique l’analogie » [46] : cette façon d’appréhender la rhétorique fouriériste s’inscrit dans une lecture de son œuvre qui, pour faire justice à cette imagination que censurèrent les disciples, croit y deviner le rejet des armes de la science au profit de celles de la création littéraire, de la poésie. Gilles Lapouge s’autorise du fait que Fourier présente effectivement l’analogie comme « une science joignant l’agréable à l’utile » [47], donc à la fois « charmante » et « amusante » [48]. Pourtant, l’analogie chez Fourier n’est pas seulement ou même essentiellement poétique dans son projet, mais scientifique. C’est avant tout une technique de rationalisation de la pensée, une façon de dire que le monde social est intelligible tout autant, parce que de la même façon, que le monde physique. Même maladroite, incontrôlée ou purement « méto-nymique », elle constitue donc une « dépendance épistémologique » légitime et féconde, parce qu’indispensable à la construction d’un nouveau domaine de la connaissance [49]. Ce que visent les analogies fouriéristes et ce qui les « explique », c’est la prétention à la légitimité scientifique. De fait, qu’elle soit agréable, charmante, amusante ou, plus simplement, farfelue [50], la science de l’analogie de Fourier n’en est pas moins d’abord pensée comme une science, aussi appelée par lui « théorie des causes » [51] ou, plus souvent, « psychologie comparée » [52], qui consiste à décrypter dans les différents règnes naturels les emblèmes ou les « hiéroglyphes » des passions humaines [53]. On ne peut donc pas parler de « métaphores machinales », puisque l’analogie chez Fourier, loin même d’être ressentie comme un mal épistémologique nécessaire, est au contraire pleinement consciente d’elle-même, hautement revendiquée, explicitement assumée comme technique de décryptage des lois sociales.

Encore faut-il, pour rendre compte de l’usage que fait Fourier de l’analogie, ne pas se méprendre sur son « sens », c’est-à-dire sur l’orientation de l’inférence qu’elle sert à établir. L’usage habituel du modèle newtonien consiste à étendre au monde social les lois de l’attraction établies par Newton pour le monde physique. C’est de cette orientation habituelle que la pensée de Comte porte témoignage, quand par exemple il pose la question suivante : « Comment espérait-on, en effet, former avec certitude quelques lois naturelles relativement aux phénomènes sociaux, si les données astronomiques, sous l’empire desquelles ils s’accomplissent, pouvaient comporter des variations indéfinies ? » [54]. Mais ce n’est pas ce que Fourier prétend faire, puisqu’au contraire il procède en fait à un renversement essentiel de l’analogie newtonienne. Il opère un retournement de la conception commune d’une humanité comme partie de la nature, pour au contraire proposer l’idée d’une nature qui ne serait qu’une partie du mouvement social : ce n’est pas dès lors le monde social qui est régi par les lois newtoniennes du monde physique, mais c’est au contraire le monde physique qui est à l’image du monde social ; ce n’est pas le monde social qui obéit aux lois de l’attraction physique, mais le monde matériel qui obéit aux lois de l’attraction passionnelle. D’une façon générale, dans la pensée de Fourier, ce n’est pas le social qui est à l’image de la nature, mais la nature qui est « hiéroglyphe » du social. Le corollaire de ce retournement, c’est qu’en définitive, tout est social dans la nature, dont l’observation n’a donc pas tant pour fin la connaissance de ses lois propres, que celles des lois sociales dont les lois naturelles ne sont que les effets. La nature chez Fourier n’est plus un ordre autonome, elle est la mise en scène de l’ordre social. Est-ce en fonction de lois zoologiques spécifiques que l’abeille tue le bourdon ? Non, « c’est par analogie que l’abeille tue le bourdon quand elle n’a plus besoin de lui », pour figurer la disparition en harmonie des actions improductives [55]. L’étude de la nature chez Fourier ne vaut donc pas tant pour elle-même que pour la multitude de signes qu’elle offre à qui veut comprendre les sociétés humaines. En outre, la mise en évidence de ce retournement permet de mieux comprendre le syncrétisme analogique de Fourier, caractérisé en particulier par la coexistence dans le même discours des figures du mécanisme et de l’organisme : tout étant à l’image du mouvement social, d’une part le mouvement matériel fournit l’image des effets de l’attraction passionnelle, d’autre part « l’anatomie du corps humain [...] est un tableau général de l’Ordre Combiné » [56]. En vertu du principe selon lequel le mouvement matériel et le mouvement organique sont régis par les lois passionnelles qui dirigent le mouvement social, il n’y a dès lors aucune incohérence à utiliser conjointement des comparaisons avec l’un et l’autre.

Le retournement fouriériste de la polarisation habituelle de l’analogie n’a en définitive rien de choquant, malgré la fantaisie des descriptions analogiques de Fourier : après tout, il n’est ni plus ni moins aberrant d’affirmer que le monde physique et les organismes vivants sont des images du monde social, que d’affirmer le contraire, à savoir que le monde social est à l’image du monde physique ou d’un organisme vivant. Même, ce retournement, pleinement revendiqué chez Fourier, n’est finalement que justice, parce qu’il constitue une sorte de « retour à l’envoyeur ». En effet, le recours à des registres sémantiques appartenant à d’autres champs de connaissance n’est pas l’apanage des sciences sociales, il caractérise aussi les sciences physiques et les sciences naturelles, que l’on pourrait croire pourtant mieux protégées contre la tentation métaphorique par leur situation épistémologique spécifique et par leur position plus élevée dans la hiérarchie des sciences. Ainsi H. Milne-Edwards s’est-il appuyé, au milieu du XIXe siècle, sur la notion de « division du travail » pour décrire le corps vivant [57]. Et Charles Darwin a emprunté la notion de sélection naturelle au vocabulaire agronomique ; quant à celle de lutte pour la vie, elle est une métaphore économique explicite, puisque « c’est la doctrine de Malthus, appliquée à l’ensemble des règnes végétal et animal » [58].

En définitive, s’il a été possible, dans la réception de certaines des œuvres les plus importantes du XIXe siècle, que la dimension épistémologique masque la dimension analogique (chez Émile Durkheim), ou au contraire que la dimension analogique masque l’ambition scientifique (chez Charles Fourier), c’est certainement parce que l’habitude a été prise ultérieurement de penser ces différentes dimensions comme contradictoires. Or, cette habitude de la pensée est vraisemblablement le fruit d’un anachronisme : la croyance dans les vertus méthodologiques du recours à l’analogie est, comme on l’a vu, très largement répandue au XIXe siècle, aussi bien d’ailleurs chez les plus grandes figures des sciences de la nature, que dans la « science sociale » naissante, jusque chez Durkheim. Opposer science et analogie, c’est juger de la définition de la science que se donne le siècle précédent, à l’aune de celle que nous nous sommes donnés en ce siècle. Aux yeux de Fourier en tout cas, l’analogie n’est pas le contraire de la science, elle est son fondement.