Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

25-34
La vraie Madame Strogonoff : une identification
Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 10 mars 2006

par Wilson, Bee

Chez les lecteurs de Fourier, le nom de Strogonoff est bien connu. L’exemple le plus frappant de « l’engorgement » des passions, façon Fourier, concerne une certaine « Mme Strogonoff », une dame russe, qui torture sa « belle esclave » avec des épingles, faute de savoir qu’elle est en réalité lesbienne et qu’elle veut devenir l’amante de l’esclave. Après avoir révélé son goût pour le « saphiénisme » ou « amour des saphiennes et empressement pour tout ce qui peut les favoriser », Fourier soulève dans Le Nouveau monde amoureux le problème des effets catastrophiques qui résultent de manies et de passions opérant en sens contraire. C’est un problème fondamental - peut-être même le problème le plus fondamental - pour la science de l’attraction passionnée. Le dieu providentiel de Fourier ordonne que toutes les passions naturelles soient bonnes [1] : « les attractions sont proportionnelles aux destinées ». Mais quand ces passions ne parviennent pas à leur expression naturelle et nécessaire, que se passe-t-il ? Le bon devient mauvais. Les engorgements, suscités pour l’essentiel par les répressions diverses engendrées en Civilisation, transforment les impulsions humaines en actions fausses. « Toute passion engorgée produit sa contrepassion qui est aussi malfaisante que la passion naturelle aurait été bienfaisante... Il en est de même des manies » [2]. A la suite de cette explication quasi-newtonienne, Fourier donne son plus célèbre exemple :

« Une princesse de Moscou, Dame Strogonoff, se voyant vieillir, était jalouse de la beauté d’une de ses jeunes esclaves ; elle la faisait torturer, la piquait elle-même avec des épingles. Quel était le véritable motif de ses cruautés ? Était-ce bien jalousie, non, c’était saphisme, ladite dame était saphienne sans le savoir et disposée à l’amour pour cette belle esclave qu’elle faisait torturer en s’y aidant elle-même. Si quelqu’un eût donné l’idée du saphisme à Mme Strogonoff et ménagé le raccommodement entre elle et la victime, à ces conditions ces deux personnes seraient devenues amantes très passionnées ; mais la princesse, faute de songer au saphisme, tombait en contrepassion, en mouvement subversif ; elle persécutait l’objet dont elle aurait dû jouir, et cette fureur était d’autant plus grande que l’engorgement venait du préjugé qui, cachant à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissait pas même l’essor idéal. Un engorgement de violence comme le sont toutes les privations forcées ne se porte pas à de pareilles fureurs ».

Parmi les spécialistes de Fourier, le cas de Mme Strogonoff a provoqué autant de commentaires que d’interprétations. Simone Debout évoque « cette belle et toute première analyse de la paranoïa : on détruit ce qu’on ne peut ou ne sait pas aimer » [3]. Roland Barthes s’est servi de l’exemple de Mme Strogonoff pour démontrer que, par contraste avec Sade, Fourier développe une conception de la jouissance entièrement dissociée de toute idée du mal [4]. Jean-Francois Hamel, très récemment, a étendu le contraste avec Sade [5]. Emile Lehouck, qui, le premier, a publié l’extrait sous sa forme authentique, y a vu une préfiguration du freudisme [6]. Jonathan Beecher, dont la démarche est plus contextualiste, considère cette dernière interprétation comme un peu forcée, mais soutient que l’histoire de Mme Strogonoff montre une compréhension du phénomène de la répression dont on ne trouve aucun équivalent chez les contemporains de Fourier [7].

Malgré l’intérêt qui a été porté à Mme Strogonoff, on n’a vraiment ni cherché, ni donc réussi à établir sa véritable identité. On a supposé qu’il s’agissait du produit de l’imagination féconde de Fourier, comparable en cela à la belle « Fakma », l’autre héroïne du Nouveau monde amoureux  [8]. Pourtant, certaines indications suggèrent une autre piste. Tandis que Fakma fait son apparition dans l’un des inédits les plus fantastiques de Fourier (à l’occasion de la description toute chevaleresque du rapt dont certaines aventurières pourraient devenir les victimes, en Indostan), Mme Strogonoff est mentionnée pour la première fois lors d’une discussion sur des types psychologiques appartenant au passé, et bien réels. En outre, les manies de Mme Strogonoff sont analysées dans le contexte de manies d’hommes célèbres - qu’on songe au penchant de Napoléon pour les talismans (« un Mameluck ») [9], au désir de Jules César d’« être la femme de tous les mariés » [10], aux atrocités de Néron, d’Odin ou de Sade :

« D’autres exercent en sens collectif les atrocités que Mme Strogonoff exerçait individuellement. Néron aimait les cruautés collectives ou en application générale. Odin en avait fait un système religieux et de Sade un système moral. Ce goût des atrocités n’est que contre-effet d’engorgement de certaines passions. Chez Néron et de Sade c’était la composite et l’alternante qui étaient engorgées et chez Mme Strogonoff c’était une branche d’amour » [11].

Fourier place les activités de Mme Strogonoff dans un catalogue d’exemples de cruautés avérés, donnant ainsi à penser que cette russe est, sinon un personnage réel, du moins un personnage légendaire et non le pur produit de l’imagination de notre auteur. Cette impression est corroborée par une similarité saisissante entre l’histoire de Mme Strogonoff et celle d’une femme dont la vie fut évoquée dans un livre paru au début du Premier Empire, à l’époque ou Fourier élaborait la plupart de ses théories [12]. Je voudrais proposer ici une hypothèse : cette femme est la vraie Mme Strogonoff.

On trouve ce personnage dans les pages d’un ouvrage de Charles Masson, les Mémoires secrets sur la Russie, et particulièrement sur la fin du règne de Catherine II, et commencement de celui de Paul Ier, formant un tableau de mœurs de St Petersbourg à la fin du XVIIIe siècle (tomes 1 à 3, 1800 ; tome 4, 1802), que Fourier a vraisemblablement connu. Cette étude, qui a joui d’un succès à la fois immédiat et international, est un compte rendu, parfois scandaleux, toujours plein d’esprit, des mœurs et de la politique à la cour de Russie. Charles François Filibert Masson (1761-1807), surtout connu pour son œuvre poétique, Elmire ou la fleur qui ne flétrit jamais (1790), est d’abord allé en Russie pour y rejoindre son frère aîné, Pierre-Conrad. Ce dernier servait dans l’armée impériale de Catherine II. A sa suite, Charles est entré dans l’armée, devenant lieutenant. Rapidement, il est devenu le secrétaire particulier du grand-duc Alexandre, se mariant avec une aristocrate livonienne en 1795 [13]. Néanmoins, en 1796, après la mort de Catherine, et à la suite de l’accession sur le trône du tsar Paul Ier, les frères Masson sont chassées de la Russie, en même temps que bien d’autres libéraux [14]. Les Mémoires secrets, écrits en exil, naturellement hostiles à l’égard de Paul, furent corrélativement censurés en Russie jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, c’est à dire jusqu’à la mort de tous les protagonistes [15]. Dans le reste de l’Europe, cependant, les Mémoires secrets ont été beaucoup lus, et ont provoqué de vives réactions, en France comme en Allemagne [16].

Les Mémoires secrets de Masson ont choqué de nombreux lecteurs, entre autres raisons parce que le deuxième tome contenait des passages singulièrement piquants sur les mœurs de l’aristocratie russe. Les éditeurs anglais de Masson ont supprimé la plupart de ces détails, par souci de sauver les apparences, notant que « la grossièreté » de certaines anecdotes « outragerait les sentiments et publics et privés des anglais » [17]. Fourier (qui était d’ailleurs passionnément anglophobe) n’était pas si aisément scandalisé, et il est probable que, pour Le Nouveau monde amoureux, il ait emprunté un certain nombre de détails à Masson - Alexandrian estime que Masson pourrait être la source des descriptions que Fourier fait des orgies moscovites [18]. Masson décrit un « club physique » de la noblesse de Moscou où « les hommes et les femmes initiés se rassembloient, à certains jours, pour se livrer pêle-mêle aux débauches les plus infâmes. Des maris y faisoient admettre leurs femmes ; des frères, leurs sœurs. Ce qu’on exigeoit dans les hommes, étoit de la vigueur et de la santé ; dans les femmes, de la beauté ou de la jeunesse. Les hommes recevoient les femmes, et les femmes, les hommes. Après un repas splendide, le sort décidoit des accouplemens » [19]. Masson ajoute qu’après la Révolution française, le club fut fermé, mais que les initiés appartenaient à de trop importantes familles pour qu’on puisse les poursuivre en justice. Si les détails de Fourier ne correspondent pas toujours à ceux de Masson, il reste que leur descriptions sont fortement apparentées. Fourier note :

« Je ne connais rien de plus remarquable qu’une association de moscovites (j’en parle par ouï-dire) nommée le club physique. Les associés, admis par un concierge qui les connaissait (les initiés), se déshabillaient dans un cabinet et entraient nus dans la salle de séance, qui était obscure et où chacun palpait, fourrageait et opérait au hasard sans savoir à qui il avait à faire » [20].

Dans le chapitre des Mémoires secrets où se trouve la description du « club physique », un chapitre qui concerne en général les conséquences de la « gynocratie », sujet fort intéressant pour Fourier [21], Masson évoque la cruauté exceptionnelle des femmes russes, et analyse comme un effet dérivé du servage [22]. L’exemple le plus extrême de cette cruauté que décrit Masson, est celle d’une femme particulièrement brutale et barbare, une « princesse K...ky » de Moscou, une « Messaline » qui prend plaisir à torturer ses esclaves, et qui fait inévitablement penser à notre Mme Strogonoff. Ces ressemblances appellent la reproduction du texte intégral [23] :

« Une princesse K...ky retrace l’idée de tous les crimes, de tous les emportements et de toutes les turpitudes. On l’a vue faire dépouiller les hommes, les faire battre de verges en sa présence, compter froidement les coups, et exciter l’exécuteur à les appesantir. On l’a vue, dans les accès de son ivresse ou de sa brutalité, faire attacher par ses femmes esclaves un homme esclave nu à un poteau, le faire, en cet état, mordre par ses chiens, ou fustiger par ces mêmes femmes. On l’a vue leur arracher les verges, et le frapper elle-même sur les parties... les plus sensibles, ou enfin prendre une bougie allumée, et lui brûler le poil... mêlant ainsi les jouissances monstrueuses d’une cruauté atroce à celles d’une horrible lubricité... La plume tombe. La honte et l’indignation font monter le sang. Je ne puis pousser plus loin ces détails.

Les supplices, qu’elle faisoit subir à ses femmes, portoient le même caractère, et c’étoit alors des hommes qu’elle choisissoit pour bourreaux. Après les avoir fait fouetter à nu, souvent pour assouvir sa fureur et sa vengeance, elle leur faisoit poser leurs mamelles pantelantes sur le marbre froid d’une table, et fustigeoit elle-même les parties delicates. J’ai vu une de ces malheureuses, à qui elle avoit souvent infligé ce châtiment, et qu’elle avoit de plus estropiée : lui mettant ses doigts dans la bouche, elle lui avoit déchiré les lèvres jusqu’aux oreilles. J’ai vu, dis-je, cette pauvre fille, ainsi déchirée, traîner ses jours déplorables dans une écurie, où elle étoit nourrie et cachée par la charité des autres domestiques. Son crime étoit d’être soupçonnée par sa Messaline de lui avoir enlevé les faveurs de l’un de ses méprisables favoris. De pareilles indignités, qu’elle avoit déjà commises à Moscou, forcèrent le frère de cette Tisiphone de l’envoyer à Petersbourg, pour la soustraire à la vengeance du peuple. Elle continua à mener une vie infernale, à l’ombre d’un parent puissant qu’elle avoit à la cour : mais ce parent fut enfin obligé de lui défendre de prendre ses propres esclaves pour domestiques ; elle dut louer des gens libres, qui ne restoient qu’un jour auprès d’elle. A la fin, elle n’avoit plus que des soldats, qu’on lui envoyait par corvée, pour la servir et assouvir sa fureur dans tous les genres. J’ai donné à ce monstre son titre de princesse, n’osant lui donner celui de femme. Il est âgé de quarante ans ; il est d’une taille et d’une épaisseur immenses. Il ressemble à l’un de ces Sphinx, que l’on voit parmi les monumens gigantesques des Égyptiens. Il vit encore, et j’en donnerai l’adresse à ceux qui voudront le voir » [24].

Les crimes de « princesse K...ky » sont beaucoup plus inquiétants, plus vicieux, que la piqûre modeste de Mme Strogonoff. Mais les similarités sont frappantes. Toutes les deux habitent à Moscou, jouissent du titre de « princesse », et témoignent de beaucoup de cruauté envers leurs esclaves, et surtout les femmes. Les actions de « princesse K...ky » sont plus ouvertement sexuelles que celles de Mme Strogonoff, mais cela peut expliquer l’interprétation saphique que Fourier donne à la jalousie ostensible de Mme Strogonoff. Quand il décrit la torture de la belle esclave avec des épingles, il puise, peut-être, dans le demi-souvenir des « mamelles pantelantes » et la torture barbare des « parties délicates ». Un autre élément du texte de Masson pourrait avoir inspiré à Fourier des idées saphiques. Quelques pages après la présentation de « princesse K...ky », Masson examine les tendances homosexuelles de Catherine II :

« A la fin de sa vie, Catherine s’étoit si bien masculinisée, qu’il lui falloit des femmes : ses ébats avec les tribades Daschkow, Protasow et Branitska, n’étoient ignorés de personne, et le dernier favori ne servoit plus guères qu’à tenir les flambeaux » [25].

En outre, Masson a en commun avec Fourier un intérêt pour les manies les plus bizarres. La section qui porte sur la cruauté des dames russes comprend également l’histoire, très « fouriéresque », d’une autre dame de la Cour qui tint enfermés pendant trois ans un esclave et son perruquier, dans « une espèce de cage obscure », pour que personne ne sache qu’elle portait une perruque [26].

Si cette identification de Mme Strogonoff avec la « princesse K...ky » est juste, Fourier n’aurait pas été le seul lecteur de Masson à avoir été frappé par cette figure mystérieuse. Deux auteurs contemporains de Masson l’ont notamment critiqué pour ses descriptions de la « princesse K.....ky » : le dramaturge allemand Auguste Kotzebue [27] et un voyageur français, magnifiquement dénommé Alphonse Toussaint Joseph André Marie Marseille Comte de Fortia de Piles. Tous deux vilipendent l’attitude de Masson à l’égard des femmes russes, l’accusant de manquer pour le moins de galanterie. Fortia de Piles suggère que cette « princesse K...ky » est si atroce qu’elle ne peut pas avoir existé, et soutient que Masson l’a inventée de toute pièces [28]. Pour sa part, Kotzebue écrit que la princesse existe, mais que Masson n’a caché son nom que parce qu’il était, d’une manière ou d’une autre, de mèche avec elle [29]. En 1802, très en colère (surtout contre Kotzebue, « ce Domquichotte des dames » [30]), Masson répond. Il nie avoir calomnié les dames russes par sa description de la « princesse K...ky », expliquant qu’elle est moins typique qu’exceptionnelle, et il profite de l’occasion pour insulter Kotzebue, « ce mari cinquantenaire, divorcé et remarié » [31]. Dans une note de bas de page, il révèle le nom vrai de cette princesse cruelle : « Comme on somme cependant de donner son adresse, promise dans les mémoires, il est juste de contenter la louable curiosité de ces critiques. C’est la Princesse Alexandra Wladimirowna Kaslowsky » [32]. On ne sait si Fourier a lu cette note. En tout cas, à l’époque où Fourier écrit sur les lubies de Mme Strogonoff - vers 1817-1819 - il semble avoir oublié le nom de Kaslowsky, à supposer qu’il l’ait jamais connu.

Mais pourquoi Fourier a-t-il choisi le nom de Strogonoff pour cette dame russe ? On aurait pu supposer qu’en gastrosophe, il avait pensé au bœuf Strogonoff. Mais ce plat n’a été inventé par le chef français du comte Alexander Grigoriyevich Stroganov (1795-1891), qu’à la fin du XIXe siècle [33]. Une dame « Strogonoff » [34] connue en France pendant la vie de Fourier était la comtesse Sophie de Strogonoff, qui reçut quelques lettres sur la France de son cousin Orloff ; mais ces lettres ont été publiées quelques années trop tard (en 1824) pour avoir inspiré le nom de la princesse du Nouveau monde amoureux  [35]. Nicolas Riasanovsky remarque à juste titre qu’il n’existe aucune Stroganov qui corresponde à l’histoire de Mme Strogonoff, et que, de plus, les Stroganov étaient des comtes et non des princes (ce qui renforce l’hypothèse que Mme Strogonoff est une version de la « princesse K...ky ») [36]. Il n’en reste pas moins probable que Fourier connaissait, au moins vaguement, le nom de cette famille puissante, célèbre, riche (habitant la France à l’occasion) [37] et il est probable qu’il utilise « Strogonoff » simplement comme un cliché russe, de même qu’il utilise ailleurs des sobriquets nationaux du type « Fourington ».

Le remplacement de la « princesse K...ky » par Mme Strogonoff est en lui-même un fait assez banal. Plus intéressantes, du point de vue de la théorie de Fourier, sont les transformations qu’il a imposées au texte de Masson. Les crimes de la « princesse K...ky » sont nombreux et complexes ; le crime de Mme Strogonoff est aussi simple que celui d’une fable (Fourier dit souvent qu’il préfère la complexité au simplisme, mais ses exemples psychologiques sont clairs et presque jamais équivoques). La « princesse K...ky » attaque et les femmes et les hommes, d’une manière déjà sexuelle ; Mme Strogonoff attaque seulement une belle esclave, d’une manière dont la dimension sexuelle demeure cachée.

Fourier évite les détails sordides de Masson (pourtant, son texte demeurait encore trop osé pour ses disciples, et ils en ont atténué les accents avant de le publier) [38]. Sa Mme Strogonoff est beaucoup moins menaçante que la « princesse K...ky » et ses activités sont moins explicites. Barthes avait raison, plus encore qu’il ne le pensait, d’analyser l’épisode Mme Strogonoff comme éloignant Fourier de Sade en matière érotique. D’une part, Fourier ne goûtait guère l’agressivité ; d’autre part, il ne décrit jamais explicitement l’acte sexuel. Est-ce pruderie ? Ou plutôt l’expression de sa conviction que l’amour est, fondamentalement, une force douce, une force pour le bien ?

Comparons, par exemple, les attitudes de Fourier et de Masson envers le lesbianisme. Pour Masson, c’est une tendance agressive, effet de la puissance excessive dont jouissent les femmes en Russie. Pour Fourier, par contraste, c’est un état de « perfection » [39] qui ne sera pleinement réalisé que le jour où les passions des femmes ne seront plus contrecarrées par l’hypocrisie sociale. Le vocabulaire même des deux auteurs est différent. Masson, comme la plupart de ses contemporains, appelle les penchants de Catherine II « tribadisme », c’est-à-dire quelque chose d’animal et de purement physique [40] ; Fourier, en revanche, dit « saphisme » - un concept plus lyrique, en fait « source d’équilibre ».

Il est remarquable que Fourier ait réussi à éprouver de la sympathie pour la « princesse K...ky », un personnage qui ferait presque reculer le lecteur de dégoût (il a l’avantage, peut-être, sur Masson de n’avoir jamais rencontré la vraie princesse). Masson et Fourier traitent cette histoire comme une mise en garde contre les effets de l’ignorance des femmes, mais d’une manière très différente. Pour Masson, c’est un conte qui souligne combien les femmes de Russie, déformées par le système du servage, ont besoin des lumières. Il n’envisage aucune possibilité de rédemption pour la princesse. Pour Fourier, en revanche, c’est une histoire sur les effets aliénants des préjugés, qui empêchent les gens et surtout les femmes tant de satisfaire que de connaître leurs véritables passions. La princesse est ignorante, non des lumières et des livres, mais de ses propres manies. C’est le préjugé, et non la princesse, qui est la source du mal.

Le plus troublant à propos de la « princesse K...ky », pour Masson comme pour Kotzebue et Fortia de Piles, c’est qu’il s’agit d’une femme : son sexe la rend incompréhensible et grotesque. Mais pour Fourier, « saphiéniste » d’une espèce peu répandue, comme il le dit lui-même, le sexe de la princesse la rend plus compréhensible et donc plus pardonnable. L’histoire de Mme Strogonoff confirme l’intense sympathie que Fourier éprouve pour les femmes. Là où d’autres ne voyaient dans les passions extrêmes des femmes que des menaces, Fourier perçoit des « germes » d’Harmonie.

Quand on sait qu’une « princesse K...ky » se cache vraisemblablement derrière Mme Strogonoff, la fable de Fourier acquiert une autre puissance, qu’une lecture purement textuelle ne suffit pas à faire émerger. L’existence de la princesse montre comment Fourier confère au problème du mal un caractère accessoire (bien qu’il se rende la tâche plus facile avec Mme Strogonoff). Masson a « donné à ce monstre son titre de princesse, n’osant lui donner celui de femme ». Mais dans le nouveau monde de Fourier, il n’y a point de monstres, seulement des types humains infiniment variés, avec des manies innombrables mais toutes utiles à quelque chose. Comparable à Néron, la « princesse K...ky », ce type effrayant avec ses mutilations délibérées, ses tortures apparemment frivoles à la bougie, met à l’épreuve, de manière dramatique, la théorie selon laquelle toutes les passions naturelles sont bonnes. La réhabilitation saphique de « Mme Strogonoff-princesse K...ky », proposée par Fourier, confirme sa croyance, plus forte encore que celle de Rousseau, en l’absolue bonté de la nature humaine.