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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

81-102
Une statue pour Fourier (4 juin 1899)
Au crépuscule du militantisme phalanstérien
Article mis en ligne le décembre 2000
dernière modification le 29 avril 2018

par Desmars, Bernard

L’inauguration de la statue de Fourier à Paris, en juin 1899, s’inscrit dans le développement de la « statuomanie » sous la IIIe République, phénomène qui atteint son apogée autour de 1900 et qui favorise la multiplication d’édifices commémorant des personnages de notoriété très variable. Selon des procédures à chaque fois à peu près identiques, des comités collectent l’argent nécessaire grâce à une souscription et à des subventions, s’attachent les services d’un sculpteur et effectuent des démarches auprès des autorités municipales pour obtenir un emplacement dans un jardin ou un square, sur une rue ou un boulevard [1].

Mais, en même temps, chaque statue a son histoire singulière et résulte d’initiatives et de volontés particulières. Celle de Fourier, à travers les difficultés rencontrées par ses promoteurs, les cérémonies de l’inauguration et les visiteurs qu’il reçoit, permet d’observer, au-delà du monument, le militantisme fouriériste autour de 1900, à un moment où on le croit généralement disparu.

Les hésitations de l’École sociétaire

En 1885, quelques disciples fouriéristes lancent dans la Revue du mouvement social dirigée par Ch.-M. Limousin un appel à la réalisation d’un domaine sociétaire et fondent dans ce but une Ligue du progrès social afin de rassembler des énergies et de collecter des fonds ; ils sont rejoints par Hippolyte Destrem, disciple jusqu’alors assez discret, qui infléchit sensiblement le projet et essaie surtout de redonner une voix au mouvement phalanstérien en fondant en 1888 une revue mensuelle, La Rénovation  ; il tente de développer autour de cet organe une activité militante afin de favoriser l’avènement du « Garantisme », c’est-à-dire de la forme sociale qui, dans la périodisation fouriériste, se situe entre la « Civilisation » et le « Sociantisme », ce dernier précédant l’« Harmonie » dont Destrem n’ose espérer qu’elle puisse être réalisée prochainement. En limitant ses ambitions à l’instauration d’une société garantiste, caractérisée par le développement des mutuelles, des coopératives, des associations et des différentes institutions établissant des intérêts solidaires entre les individus, Destrem pense faire preuve de réalisme et favoriser le ralliement de ceux qui voient dans la doctrine fouriériste une pure utopie sanctionnée par l’échec des précédents projets phalanstériens.

Lors des réunions où se retrouvent quelques disciples généralement âgés, et en particulier lors des banquets anniversaires qui, tous les 7 avril, commémorent la naissance de Fourier, les participants délaissent parfois les promesses garantistes pour se consacrer à une célébration quelque peu nostalgique de l’École sociétaire d’autrefois et surtout se préoccuper d’honorer le Maître par des marques tangibles : en 1890, ils obtiennent ainsi l’attribution de son nom à une modeste rue du XIIIe arrondissement de Paris [2] ; ils poursuivent en même temps des démarches, infructueuses, pour l’apposition d’une plaque sur la maison dans laquelle il est mort en 1837. Lors du banquet de cette même année 1890, apparaît pour la première fois l’idée d’une statue de Fourier, ou même de deux statues, l’une à Paris, l’autre à Besançon, sa ville natale ; cependant, leur réalisation est renvoyée à une époque plus faste pour les finances de l’École sociétaire ; Destrem, en particulier, préfère consacrer les modestes ressources à la propagande garantiste.

Virginie Griess-Traut (1814-1898), fouriériste très active dans les combats pacifiste et féministe, est plus soucieuse de l’inscription de Fourier dans le paysage urbain de Paris ; c’est elle, plus que Destrem, qui est intervenue auprès des autorités municipales pour la rue Fourier ; c’est elle encore qui revient sur la statue lors du banquet d’avril 1892. Elle annonce même que Mme Syamour, qui a réalisé les monuments de Voltaire et du fouriériste Wladimir Gagneur, a accepté le travail, et que l’inauguration devrait se situer au printemps 1893 [3]. Là encore, le projet n’a pas de suite.

L’idée réapparaît en 1895 ; l’érection d’une statue en faveur de Jean Leclaire, qui a transformé son entreprise de peinture en coopérative, suscite quelques commentaires dans La Rénovation : « Ainsi, et à notre grande satisfaction, d’ailleurs, l’ancien phalanstérien Jean Leclaire va avoir sa statue, comme à Guise Godin, comme à Grenoble Gagneur, deux autres disciples de Charles Fourier qui ont déjà les leurs. N’est-il pas vraiment temps que le maître à son tour soit enfin l’objet d’un soin au moins égal ? Nous aurons prochainement sans doute l’occasion de revenir sur ce sujet si intéressant pour l’École sociétaire : la statue de Charles Fourier » [4]. Quelques mois plus tard, à l’occasion de la formation d’un comité qui s’est formé pour élever une statue à Joseph Cugnot, La Rénovation s’étonne : « Cugnot aura sans doute son monument. Il y a déjà comme cela sur nos places et squares de France, en ce temps de statuomanie, nombre d’images en bronze ou en marbre de grands hommes de la taille du dit Cugnot, auteur, paraît-il en son temps, d’un nouveau modèle de fusil. Par contre, un véritable génie, annonciateur véridique de l’avenir humanitaire, tel que Charles Fourier, attend toujours sa statue. A ce propos, rappelons que nous, ses disciples actuels, ne perdons pas de vue cette question importante, et nous comptons même prochainement essayer de la faire entrer dans une voie effective et pratique » [5]. Et, lors du banquet du 7 avril 1896, à l’occasion du 124e anniversaire de la naissance de Fourier, les convives apprennent que des démarches ont été entreprises auprès du Conseil municipal afin d’obtenir une subvention et un emplacement pour la statue ; une souscription est aussitôt lancée [6].

Pourquoi ce changement d’attitude de la part de La Rénovation, qui s’était montrée jusqu’alors très prudente ? La mort en juin 1894 d’Hippolyte Destrem, lui-même très circonspect, modifie profondément la situation de l’École sociétaire ; celui qu’il a nommé pour lui succéder à la fois à la tête de la revue et du groupe militant, Adolphe Alhaiza, ne fréquente l’École que depuis moins de deux ans ; de surcroît, sa profession (il est voyageur de commerce) l’éloigne fréquemment de Paris et réduit sa disponibilité et son activité militante. Cette adhésion récente à la doctrine fouriériste et ces absences répétées suscitent d’abord l’opposition de quelques-uns des principaux collaborateurs de La Rénovation, qui, à l’hostilité personnelle, joignent une divergence sur le rôle du groupe ; alors qu’Alhaiza, dans la suite de Destrem, veut consacrer les forces et les moyens dont il dispose à l’étude et à la propagation de la doctrine phalanstérienne, quelques disciples veulent passer à la réalisation d’un Essai sociétaire ; ils vont peu à peu s’éloigner de la Rénovation au cours de l’année 1895 pour fonder un nouveau groupe, l’Union phalanstérienne qui, à partir de l’été 1896 se situe nettement à l’extérieur de l’École.

Contesté par certains anciens proches collaborateurs de Destrem, mais soutenu par Virginie Griess-Traut, Alhaiza reprend donc le projet de la statue qui lui permet de s’affirmer à la tête de l’École sociétaire et de récuser les critiques de l’Union phalanstérienne selon laquelle l’École abandonne toute activité. La statue, selon Alhaiza, doit mobiliser les troupes phalanstériennes rassemblées derrière l’École dans un hommage à Fourier ; elle perpétuera sa mémoire et favorisera la diffusion de ses idées par sa présence dans l’espace public. Elle correspond donc bien à l’option suivie par La Rénovation : d’abord préserver l’œuvre de Fourier et de son École, Alhaiza étant lui-même l’auteur d’un Historique de l’École sociétaire et la revue s’enrichissant au milieu des années 1890 de rubriques commémorant les principaux disciples fouriéristes ou reproduisant leurs textes ou ceux de Fourier ; ensuite, propager la doctrine et tenter de recruter de nouveaux membres pour une École réduite à quelques dizaines de disciples fort âgés pour la plupart.

L’aide décisive du monde coopératif

Au printemps 1896, l’affaire est donc lancée : une statue de Fourier sera érigée à Paris. Le coût du monument, évalué entre 12 000 et 15 000 francs, doit être couvert par une souscription. Un comité d’initiative est constitué par le « groupe actif de l’École sociétaire » ; il est principalement constitué d’Adolphe Alhaiza, de son frère Prosper et de Virginie Griess-Traut ainsi que de quelques condisciples participant régulièrement aux banquets anniversaires ou correspondant avec La Rénovation ; s’y ajoutent quelques fouriéristes moins étroitement liés à la revue : Alexandre Devé, mais qui disparaît en 1897, Louis Français, membre de l’Institut, qui meurt en mai 1897 et Léon Lamquet, ancien adjoint au maire de Montmartre, décédé en octobre 1898. La composition du comité et l’absence de personnalité à forte notoriété, en même temps qu’elles suggèrent la faiblesse du réseau de relations du groupe, ne favorisent guère la publicité de l’appel lancé et l’apport de soutiens étrangers au monde phalanstérien [7].

La souscription s’adresse pourtant « à nos condisciples, à nos amis et à tous les hommes de progrès, [...] dans l’École et même en dehors de l’École, [...] sans distinction de doctrines » [8]. Des subventions sont également sollicitées auprès du Conseil général du Doubs et de la municipalité de Besançon (qui apporte 100 francs dans l’été 1896). Malgré la contribution d’Alhaiza (200 francs en avril 1896) et surtout de Mme Griess-Traut (deux fois 1 000 francs, en avril et en août 1896) et de Faustin Moigneu [9] (1 000 francs en mai 1896), l’argent collecté dans les premiers mois n’atteint guère que 3 825 francs à la mi-août 1896 ; quelques phalanstériens doutent alors du succès de l’opération et l’on envisage de réduire le monument commémoratif à un simple buste.

Mais, à partir de l’été 1896, La Rénovation qui s’était lancée bien seule dans cette téméraire aventure, est rejointe par le monde coopératif, et plus précisément par la Chambre consultative des associations ouvrières de production, dont l’organe, L’Association ouvrière, ouvre une souscription en direction des sociétés coopératives. Henry Buisson, directeur de la société de peinture Le Travail et qui cumule les responsabilités au sein des organismes coopératifs, joue un rôle central dans ce ralliement qui est aussi une façon d’affirmer la paternité de Fourier dans la naissance de l’idée coopérative [10].

Alors que l’initiative prise par La Rénovation paraissait s’enliser, l’arrivée des coopérateurs permet de relancer la collecte d’argent ; les contributions des coopératives de production et de consommation, compteront au total pour plus d’un tiers des sommes reçues ; il faut y ajouter les dons individuels provenant des acteurs de la coopération : des dirigeants de la Chambre consultative des associations de production (Buisson, Barré, Vila), mais aussi des animateurs de l’École de Nîmes (Charles Gide, Auguste Fabre et Édouard de Boyve) dont la revue L’Émancipation publie plusieurs articles appelant les lecteurs à verser leur contribution [11]. La souscription s’élargit en plus à de nouveaux cercles comme les Bourses du Travail.

Henry Buisson et ses amis sortent en effet un peu le projet de l’isolement dans lequel le maintenait la confidentialité de La Rénovation ; ils disposent d’un capital de relations dont Alhaiza et ses condisciples sont dépourvus ; par exemple, lors du seizième anniversaire de la société Le Travail, le banquet est présidé par Delombre, ministre de l’Industrie et du Commerce, en présence de l’ancien ministre Mesureur, du député P. Baudin et d’Adrien Veber, collaborateur de la Revue socialiste et élu du XVIIIe arrondissement au conseil municipal parisien. C’est d’ailleurs Henry Buisson qui va solliciter et obtenir du ministère de l’Instruction et des Beaux-Arts une subvention de 1 000 francs [12].

L’intervention de Buisson et de ses amis provoque d’abord la formation d’un second comité, principalement constitué de membres de la Chambre consultative. Les deux comités, dont on signale la présence simultanée à la fin 1897 dans l’atelier du sculpteur pour examiner la maquette de la statue, disparaissent peu après au profit d’un seul incluant de nouvelles personnalités beaucoup plus prestigieuses que celles qui s’étaient réunies en 1896 autour d’Alhaiza et dont plusieurs sont d’ailleurs décédées. En effet, dans le dossier transmis par le préfet de la Seine au président du Conseil à l’automne 1898, le comité comprend Léon Bourgeois, plusieurs fois ministre et président du Conseil de novembre 1895 à avril 1896, Mesureur et Baudin, outre bien sûr Adolphe Alhaiza, son frère Prosper et Virginie Griess-Traut, Henry Buisson et plusieurs membres de la Chambre consultative ; il faut encore y ajouter Jules Delbruck, vieux phalanstérien qui était resté à l’écart de la Rénovation et qui va présider ce comité [13]. Recrutant dans plusieurs courants du mouvement fouriériste, élargi aux coopérateurs et comprenant des hommes politiques de dimension nationale, le comité pour la statue de Fourier peut désormais bénéficier d’une meilleure audience et il est d’ailleurs reçu par Paul Deschanel, le président de la Chambre des députés [14].

Par ailleurs, sans forcément appartenir à ce comité, de nouvelles personnes s’intéressent au projet ; l’ingénieur des ponts-et-chaussées Auguste Kleine, chez qui Victor Considerant avait passé les dernières années de sa vie ; Noirot, qui avait tenu la Librairie des Sciences sociales à la fin des années 1860 ; plusieurs membres de l’Union phalanstérienne, dont Étienne Barat, qui avait participé avec Destrem à la fondation de La Rénovation en 1888, mais qui avait refusé la présence d’Alhaiza à la tête de l’École et avait provoqué la dissidence de 1895-1896. Ainsi, autour de la statue se mobilisent d’une part différentes générations de fouriéristes, dont certains s’étaient abstenus de rejoindre Destrem, et d’autre part, les deux courants rivaux de la mouvance phalanstérienne. De façon générale, ceux qui manifestaient des réserves à l’égard d’Alhaiza et hésitaient à se rallier à son initiative, acceptent maintenant de participer à l’hommage rendu à Fourier.

A l’extérieur du monde phalanstérien, le socialiste indépendant Adrien Veber, qui entretient d’étroites relations avec le monde coopératif, prête également son concours ; il dépose en novembre 1897 une demande de subvention au conseil municipal parisien, qui alloue la somme de 2 000 francs en mars 1898 (en avril 1896, Philippe Lazies, un conseiller proche d’Alhaiza et de La Rénovation, avait fait une semblable demande qui n’avait pas abouti) ; Veber obtient également que soit concédé une emplacement pour la statue, au carrefour du boulevard de Clichy et de la rue Caulaincourt [15].

Enfin, dernier apport des coopérateurs, des associations de production (Société de fonderie de cuivre, Association des maçons de Paris, Union fraternelle des terrassiers...) vont directement participer aux travaux en se contentant d’une modeste rétribution et peut-être même bénévolement pour certaines d’entre elles, ce qui va permettre de limiter le coût du monument. La Rénovation souligne le « désintéressement même excessif du statuaire » [16], Émile Derré (1867-1938), jeune sculpteur encore peu connu, probablement amené par les coopérateurs [17], qui sera d’ailleurs récompensé pour la maquette de la statue lors du Salon de sculpture de 1898 et au Palais des Beaux-Arts pendant l’Exposition de 1900.

Car le grand problème reste celui du financement ; même avec le renfort des coopérateurs, les 12 à 15 000 francs nécessaires restent difficiles à atteindre : en octobre 1897, « nous voyons se ralentir lamentablement le zèle des souscripteurs, [...] nous voyons à notre indicible regret que nous ne pourrons, avec si peu d’argent, réaliser qu’un monument des plus modestes, indigne à tous les égards du génial révélateur des lois d’harmonie universelle, du véritable père du mouvement associationniste moderne » [18] ; en décembre, on rappelle que « le total actuel de la souscription est encore fort insuffisant et que nous comptons bien que les fervents admirateurs de Fourier vont nous aider à atteindre la somme indispensablement nécessaire pour l’achèvement de l’œuvre » [19]. Ce même mois, un « Appel aux Sociétés coopératives de production et de consommation » paraît dans l’Association ouvrière tandis qu’en janvier 1898, Alhaiza, Buisson et Griess-Traut signent ensemble un texte adressé « à nos condisciples de l’École Sociétaire Phalanstérienne » : « les efforts du groupe central, aidés du concours précieux des Associations ouvrières, ont besoin d’un complément. Quinze mille francs sont le minimum indispensable pour le monument - La moitié nous manque ! » [20]. Les mois suivants, de semblables encouragements à souscrire sont publiés par La Rénovation selon laquelle il manque encore 2 000 francs en décembre 1898, 1 000 francs en mai 1899... Le bilan comptable de la statue, après l’inauguration de juin réservera d’ailleurs quelques mauvaises surprises puisqu’il révélera que les dépenses se sont montées à 15 759,15 francs, mais que la souscription n’a atteint que 14 002,60 francs ; il faudra alors l’intervention d’un généreux donateur, membre de l’École sociétaire, pour combler le déficit.

Ces difficultés à réunir la somme nécessaire expliquent en grande partie que l’érection de la statue ait dû être plusieurs fois retardée ; l’inauguration du monument, d’abord espérée au cours de l’année 1897 (dans la Rénovation du 31 décembre 1896) est renvoyée à l’automne 1898 (La Rénovation du 31 décembre 1897), puis au cours de l’année 1899 ; on espère alors la faire coïncider avec l’anniversaire du 7 avril, mais elle est repoussée au mois de mai, puis au 4 juin, quand elle peut enfin avoir lieu plus de trois ans après les premières démarches et le lancement de la souscription.

L’inauguration de la statue : les ambiguïtés d’une manifestation

Le dimanche 4 juin, au milieu de l’après-midi, se déroule l’inauguration tant attendue de la statue de Fourier [21]. Une estrade décorée de bannières aux couleurs phalanstériennes (arc-en-ciel) accueille les personnalités officielles (plusieurs membres du Conseil municipal, un représentant du président du Conseil, un représentant du préfet de la Seine...), les membres du comité, des responsables du mouvement coopératif, des militants fouriéristes dont quelques disciples ayant adhéré aux théories phalanstériennes sous la monarchie de Juillet comme le docteur Auguste Dezermaux (1808-1899), le général Parmentier (1821-1910), le colonel Marchand (1810-1909).

Le président du comité, Jules Delbruck, ouvre la cérémonie par une brève allocution, à l’issue de laquelle l’on dévoile la statue qui est alors offerte aux yeux du public : Charles Fourier est représenté assis ; « son attitude et sa physionomie donnent l’impression d’une grande puissance méditative » [22]. Chacun des côtés du socle comporte une inscription : « Capital - Travail - Talent. A Charles Fourier, révélateur des lois de l’harmonie universelle réalisée par l’association intégrale - 1772-1837 » sur la face principale ; « Ce monument a été érigé par l’École sociétaire phalanstérienne, avec le concours des associations coopératives de production et de consommation. 4 juin 1899 » sur la partie postérieure ; « Théorie des quatre mouvements - Traité de l’association - Le nouveau monde industriel - La fausse industrie » sur une face latérale, et « Les attractions sont proportionnelles aux destinées - La série distribue les harmonies » sur l’autre.

Delbruck remet alors le monument à la municipalité parisienne, représentée par Adrien Veber et John Labusquière. Les démarches du premier pour obtenir l’aide du Conseil municipal ont déjà été mentionnées ; il est de surcroît conseiller élu dans le quartier ; quant au second, également vice-président du Conseil municipal, il a soutenu les initiatives de son collègue pour l’attribution d’une subvention, ayant d’ailleurs lui-même entretenu des relations avec Victor Considerant. Aux discours de Veber et Labusquière succèdent ceux de Ladousse, pour la Chambre consultative des associations ouvrières de production, d’Alhaiza pour l’École sociétaire et de Ledrain pour l’Union phalanstérienne. Quelques poèmes rendant hommage à Fourier sont ensuite déclamés et concluent cette cérémonie qui a duré à peu près une heure. En avril, Alhaiza avait annoncé qu’une coopérative, La Photographie, souhaitait « cinématographier la cérémonie de l’inauguration de la statue de Fourier, de manière que ceux qui ne seront pas présents à cette fête pourront tout de même y assister dans tous ces détails, après l’événement et autant de fois qu’ils voudront » [23] ; cependant, aucun récit de la journée ne mentionne la réalisation d’un tel film.

Après l’inauguration, une partie de l’assemblée se retrouve vers 19 heures au restaurant Vantier, boulevard de Clichy, où a été dressé un banquet de deux cents couverts ; le président d’honneur, Labusquière, est entouré de Veber, Delbruck et Alhaiza. A leur table, on trouve Marie-Louise Gagneur et sa fille Marguerite Syamour, Auguste Kleine, Noirot, Ladousse et quelques membres de l’Union phalanstérienne... Le repas se termine par des discours (Delbruck, Labusquière, Veber, Alhaiza et Textor de Ravisi, ce dernier représentant l’Union phalanstérienne), par quelques poésies et par de brèves interventions de militantes féministes (Anna Féresse-Deraismes et Eliska Vincent, de la Société pour l’amélioration du sort de la femme, Marie Bonnevial de la Ligue française des droits de la femme), d’un conseiller municipal, du coopérateur Ladousse et de quelques phalanstériens. Enfin, un bal clôt les festivités et chacun se sépare avec le souvenir « des douces et profondes émotions que nous avons éprouvées en cette grande journée de la glorification de notre sublime maître Charles Fourier » [24].

Si Alhaiza et ses amis de l’École sociétaire se félicitent d’avoir finalement pu mener à bien une opération qui avait paru un moment compromise, l’écho donné à l’inauguration peut cependant les décevoir. Tout d’abord, les organisateurs de la journée n’ont pas réussi à attirer les personnalités politiques de premier plan qu’ils avaient invitées ; certaines se sont fait représenter, d’autres (le président de la Chambre et celui du Sénat) se sont fait excuser, tandis qu’un membre du gouvernement attendu n’a pu venir ; lors du banquet, Labusquière critique les « hésitations timorées des hommes de gouvernement [qui n’ont] pas osé consacrer par leur présence la fête » en l’honneur de Fourier. A ces absences qui ont nui à l’intérêt accordé par le public et les journaux, se sont vraisemblablement ajoutés les nouveaux développements de l’affaire Dreyfus qui ont davantage sollicité l’attention des journalistes et des lecteurs ; le 3 juin, la Cour de cassation a annulé le verdict de 1894 et renvoyé le dossier devant le conseil de guerre de Rennes ; et le lendemain, donc en même temps que l’inauguration, le président Loubet a été victime d’une agression aux courses d’Auteuil.

Un certain nombre de journaux consacrent cependant quelques lignes à l’inauguration de la statue de Fourier, Le Temps ajoutant au texte un dessin reproduisant la statue. Cependant, Alhaiza peut se plaindre dans La Rénovation des comptes rendus parus dans la presse : certains articles attribuent à Ledrain, du groupe rival l’Union phalanstérienne, tantôt la présidence du comité, tantôt le statut de chef du mouvement phalanstérien. Alhaiza écrit d’ailleurs aussitôt aux journaux fautifs pour leur préciser que Ledrain « n’a pas eu la moindre part dans l’œuvre, même comme simple souscripteur » [25].

Surtout, les articles rapportant l’inauguration mettent en valeur principalement les propos de Veber et de Labusquière, partiellement ou complètement reproduits, tandis que les interventions des fouriéristes et des coopérateurs (dont les noms et les activités sont sans doute beaucoup moins familiers aux oreilles de ceux qui font ces comptes rendus) sont simplement signalés. Or, si tout le monde semble communier dans un même hommage à Fourier, celui-ci fait pourtant l’objet d’interprétations bien différentes et repérables dans les discours prononcés devant la statue.

Pour les socialistes Veber et Labusquière (on note également la présence d’Eugène Fournière, député de l’arrondissement de Vervins, qui comprend la ville de Guise et son Familistère), c’est d’abord un « précurseur du socialisme moderne » (Veber) ou un « précurseur dont le nom est vénéré par tous les socialistes » (Labusquière) que l’on honore ; les deux orateurs s’accordent pour reconnaître à Fourier la valeur de sa critique économique et sociale (Veber la rapproche de celle de Benoît Malon, ce dernier ayant toutefois l’avantage de s’exprimer « en langage économique »), admettent des qualités prospectives (« il a pressenti le téléphone et formellement prédit les paiements par virements et compensations », selon Veber), mais associent directement son œuvre à celles de Saint-Simon, Owen, Cabet, Leroux et présentent l’ensemble comme une étape de la pensée socialiste, importante par sa critique du système capitaliste, mais devant être dépassée ; « plus tard, la doctrine se précisera ; elle s’est précisée [...] mais tous doivent reconnaître en Fourier un précurseur socialiste » (Veber) [26].

Pour Ladousse, de la Chambre consultative, ainsi que pour Delbruck, Alhaiza et Ledrain, c’est l’actualité de Fourier qu’il faut souligner et même la valeur de la théorie phalanstérienne pour l’avenir ; pour le premier, « l’idée ne meurt pas, elle marche toujours, soit ouvertement par l’action, soit plus profondément par la pensée, jusqu’au jour où elle trouve le milieu favorable et donne sa pleine floraison » et les associations coopératives ou mutuelles sont en train « de mettre résolument en pratique les théories de Fourier ». Celui-ci, déclare Delbruck « a tracé d’une main sûre les lois de l’organisation sociale de l’avenir ». Selon Alhaiza, qui ne cesse dans les colonnes de La Rénovation de vitupérer la décadence des temps présents, il s’agit d’une « doctrine d’avenir » grâce à laquelle les « prochaines générations » pourront régénérer le monde ; enfin, pour Ledrain, « la pensée de Fourier [est] celle de l’avenir », « c’est le socialisme pacifique français » qui, grâce aux coopératives, entre peu à peu en pratique.

L’ambiguïté est particulièrement forte quant aux relations qu’entretiennent Veber et Labusquière avec Alhaiza pendant cette journée. La Rénovation félicite les deux « vice-présidents du conseil municipal, si populaires et si aimés » à l’occasion de leurs interventions lors du banquet, où « M. Labusquière lève son verre avec enthousiasme et sans aucune réserve au sublime Fourier et à ses disciples ». Or, l’École sociétaire d’Alhaiza, dans ces années 1896-1899, prend des positions qui l’éloignent de plus en plus nettement du mouvement socialiste. Alhaiza, dans ses interventions devant la statue, puis lors du banquet, s’est d’ailleurs abstenu d’utiliser le mot « socialiste » pour Fourier, préférant employer le terme de « sociétariste ». Et le programme défendu par John Labusquière au sein de la Fédération des groupes socialistes révolutionnaires indépendants, créée en décembre 1898 (« Lutte de classes [...] Socialisation de tous les moyens de production et de tous les capitaux, seul moyen d’affranchir le prolétariat [...] Nécessité d’une révolution sociale à laquelle doivent se préparer tous les socialistes de façon à être en situation de faire face à tous les événements ») [27], le situe aux antipodes d’Alhaiza selon qui « le sociétarisme de Fourier [...], au lieu d’allumer la guerre entre le travail et le capital et entre les diverses classes de citoyens, allie ensemble au contraire les divers facteurs de l’activité humaine et apaise toutes les discordes sociales » [28].

Enfin, La Rénovation, même si elle a modéré son ton dans les mois qui ont précédé l’inauguration, contient de nombreux articles très violemment nationalistes, antisémites et hostiles à la démocratie ; ainsi, dans le numéro de juin 1899, après le compte rendu de la cérémonie et du banquet, un collaborateur de la revue, Sylvestre, affirme la trahison de Dreyfus et dénonce l’arrêt de la Cour de cassation du 3 juin ; quelques mois plus tard, le même auteur dénonce « le ministère Dreyfus » et la « faction interlope qui commande aux politiciens intronisés au pouvoir par ses attachés panamistes » [29]. Or, John Labusquière participe au combat dreyfusard ; et la Fédération des groupes socialistes place en tête de son programme la « défense de la République contre les manœuvres de la réaction conservatrice, cléricale et militariste ».

Ainsi, ce 4 juin réunit boulevard de Clichy, dans un hommage apparemment unanime à Fourier, des personnes qui, non seulement n’envisagent pas la théorie phalanstérienne de la même façon, mais divergent radicalement dans leurs analyses des questions sociales et politiques d’actualité. D’ailleurs, les deux conseillers municipaux Veber et Labusquière ne semblent pas avoir continué à fréquenter l’École sociétaire d’Alhaiza ; La Rénovation ne les signale en tout cas à aucune manifestation fouriériste, alors qu’elle indique la présence d’amis de Jules Guesde (Melgrani, Bracke-Desrousseaux) aux banquets du 7 avril, dans les premières années du XXe siècle. Et, John Labusquière, dans sa contribution à l’Histoire socialiste dirigée par Jaurès, pour la période 1871-1900, non seulement ignore totalement les socialistes phalanstériens, mais, quand il signale l’érection de la statue de Fourier, mentionne seulement les efforts des coopératives de production, tandis que le rôle d’Alhaiza et l’activité de l’École sociétaire sont passés sous silence [30].

La statue et les militants fouriéristes

Et après l’inauguration ? La statue mobilise encore l’activité et l’argent des fouriéristes pour la mise en place d’une grille destinée à protéger le monument qui a subi quelques déprédations imputées par Alhaiza à « quelques garnements du quartier ». Mais elle ne bénéficie que d’une fréquentation finalement limitée de la part de l’École sociétaire : lors de l’anniversaire de Fourier, les militants continuent à se retrouver au cimetière de Montmartre devant la tombe du Maître pour une cérémonie ponctuée par quelques discours ; le passage près de la statue, avant de rejoindre le lieu du banquet, est simplement marqué par un bref arrêt, qui n’est d’ailleurs pas systématiquement signalé par La Rénovation. Du reste, ce rassemblement du 7 avril, seule manifestation collective de l’École sociétaire à partir du début XXe siècle, a lieu pour la dernière fois en 1912, les problèmes de santé d’Alhaiza n’en permettant plus l’organisation dans les années suivantes. Si la statue a été conçue comme un hommage à Fourier, elle ne sert finalement guère de support aux manifestations commémoratives des phalanstériens. Signalons cependant que des photographies du monument, prises d’abord dans l’atelier du sculpteur Derré, puis boulevard de Clichy, sont vendues par la coopérative La Photographie et permettent donc aux disciples d’inscrire la statue dans leur environnement familier et de la côtoyer sans avoir à se déplacer dans le XVIIIe arrondissement de Paris [31].

Alhaiza et ses amis espéraient aussi que le monument susciterait un nouvel intérêt pour la doctrine fouriériste, la statue de Fourier et les inscriptions sur le socle devant solliciter l’attention des passants alors tentés de s’informer sur le personnage et sa doctrine : « quel plus efficace moyen de propagande sociétaire, que la seule vue de ce monument parisien, modeste mais si impressionnant, avec ses emblèmes et ses devises, que les plus indifférents veulent lire et comprendre ! En cette année d’Exposition universelle, ne pouvons-nous espérer qu’il nous vaudra des adhésions nouvelles parmi tant d’étrangers qui nous visiteront ? » [32]. D’ailleurs, le 4 juin, à la fin de l’inauguration, puis lors du repas, plus d’un millier de brochures sont distribuées, contenant un texte de Jules Delbruck exposant la théorie fouriériste et deux illustrations représentant, l’une la statue de Fourier, l’autre le Familistère de Guise, l’ensemble faisant huit pages. Et à partir d’octobre 1899, La Rénovation propose une série d’articles sur Fourier et son œuvre qui prétend répondre aux interrogations exprimées par le public au mois de juin : « cette statue [...] était pour la plupart des assistants un sujet d’étonnement, presque de surprise. Fourier [...] était pour ces masses populaires un inconnu. [...] La cérémonie terminée, le public s’approcha du monument, espérant y trouver quelques indications, mais en lisant sur le piédestal les inscriptions qui le décorent : Les attractions sont proportionnelles aux destinées. La série distribue les harmonies, beaucoup s’éloignaient fort désappointés. Le soir, [lors du] banquet, [...], un grand nombre de membres de ces sociétés [coopératives] exprimaient dans des conversations particulières leur regret de n’avoir pas l’occasion de connaître mieux l’homme dont on venait si justement d’honorer la mémoire : nous ne savons presque rien de Fourier, disaient-ils, et nous ne demanderions pas mieux que d’apprendre à mieux le connaître » [33].

Il est bien sûr difficile de connaître les réactions des habitants du quartier et de ceux qui passent devant la statue ; tout juste peut-on signaler un texte paru dans Le Journal, le 31 août 1912 : l’auteur s’y interroge sur le sens des inscriptions que, « d’un air perplexe, une jolie pierreuse lisait en même temps que [lui] », et il affirme avoir vainement cherché quelqu’un pouvant lui « traduire ces deux terribles phrases », Les attractions sont proportionnelles aux destinées. La série distribue les harmonies. La rédaction du Journal ajoute : « on statufie tant de grands hommes authentiques ou prétendus, qu’en effet le plus souvent, il ne serait pas inutile de nous apprendre en un langage intelligible ce qui leur valut cet honneur » [34].

Il est par contre plus aisé d’observer l’évolution de ceux qui se réclament de la doctrine de Fourier et d’enregistrer une éventuelle progression de leurs forces que l’on pourrait rapporter à l’inscription de leur Maître dans l’espace public. Or, au tournant du siècle, les idées de Fourier semblent susciter un nouvel intérêt ; de décembre 1900 à mars 1901 paraît en feuilleton dans L’Aurore un nouveau roman d’Émile Zola, Travail, qui est publié en librairie en mai suivant. Cette œuvre de fiction, qui s’inscrit dans la série des Quatre Évangiles, raconte l’édification d’une cité très explicitement inspirée du modèle phalanstérien, puisque le héros commence son entreprise après la lecture de Solidarité d’Hippolyte Renaud. Peu de temps après, la romancière Marie-Louise Gagneur, qui était présente au banquet du 4 juin, publie une brochure, Le droit au bonheur. Charles Fourier d’après Zola, où elle affirme la validité de la doctrine fouriériste en s’appuyant sur les réussites du Familistère de Guise. Par ailleurs, dans les premières années du XXe siècle, plusieurs travaux universitaires étudient la vie et l’œuvre de Fourier, en histoire [35] et surtout en droit où l’on examine l’influence de ses idées [36].

Cependant, d’une part, ces publications sur Fourier ont commencé avant le 4 juin 1899 et ne peuvent guère être rapportées à l’érection de la statue qui n’est nulle part mentionnée ; dans un ouvrage paru en 1898, Edmond Villey, doyen de la faculté de droit de Caen s’inquiète déjà de l’attrait que Fourier semblait exercer depuis quelques temps, et, « en présence de ce revirement dans l’opinion, de ce mouvement de sympathie si nettement dessiné », souhaite « mettre les choses au point » avec une vigoureuse critique de la théorie phalanstérienne [37]. D’autre part, ces auteurs, qui ne signalent pas la présence de la statue à Paris, semblent ignorer l’existence d’un militantisme fouriériste ou d’une revue comme La Rénovation. Ils se réfèrent aux travaux de Charles Gide et en particulier à son Charles Fourier. Œuvres choisies, publié en 1890, qui constitue le principal mode d’accès à la doctrine phalanstérienne autour de 1900.

Sans effet semble-t-il sur le mouvement des idées, même quand celui-ci favorise l’étude de Fourier, la présence de la statue n’a pas plus de conséquences sur les forces militantes. Tout d’abord, la division s’accroît entre les deux groupes rivaux, l’École sociétaire d’Alhaiza et l’Union phalanstérienne. La première, qui a été à l’origine du monument et a momentanément réussi à rassembler les modestes effectifs fouriéristes devant la statue, s’isole en raison de ses positions antisémites et nationalistes qui se radicalisent encore à partir de 1900 ; ce processus provoque une rupture avec les coopérateurs, mais un rapprochement avec les syndicats « jaunes » de Pierre Biétry vers 1904-1905. L’École sociétaire entame alors un long déclin, dans l’indifférence à peu près générale, jusqu’à la disparition de La Rénovation au printemps 1922 et le décès d’Alhaiza en juillet de la même année.

Quant aux fouriéristes « réalisateurs » regroupés au sein de l’Union phalanstérienne, puis de l’École Sociétaire Expérimentale, ils espèrent d’abord bénéficier de la parution de Travail et de la notoriété de son auteur, et organisent à cette occasion en juin 1901 avec Buisson et les coopérateurs un banquet en l’honneur de Zola, représenté par sa femme. S’exprimant dans les colonnes de l’Association ouvrière, l’organe des coopératives de production, ils élaborent en 1903 un projet de domaine sociétaire à Vaumain (Oise) dont l’échec est consommé au début de l’année 1905. L’École Sociétaire Expérimentale disparaît alors, l’Union phalanstérienne survivant quelques années à travers de modestes réunions commémorant la naissance de Fourier.

Ainsi, l’érection de la statue n’a pu empêcher les divisions, ni enrayer le déclin militant depuis longtemps commencé, les forces fouriéristes n’étant pas renouvelées par de nouvelles adhésions, mais au contraire amoindries par les décès de disciples octogénaires ou nonagénaires qui avaient rejoint l’École sous la monarchie de Juillet alors qu’ils avaient une vingtaine d’années.

Les hommages des coopérateurs

Peu fréquentée par des phalanstériens dont le nombre décroît progressivement, la statue ne paraît guère honorée que par les milieux coopératifs, qui affirment ainsi le rôle de Fourier dans l’émergence de la coopération, thèse soutenue par Charles Gide dès les années 1880-1890, mais qui suscite de nombreux débats avant 1914 et dans l’entre-deux guerres. Des hommages sont en particulier rendus devant le monument en octobre 1931, lors d’un congrès des associations ouvrières, et surtout en 1937, à l’occasion d’un congrès de l’Alliance Coopérative Internationale qui coïncide avec le centenaire de la mort de Fourier, avec un discours de Jean Gaumont [38]. Et Charles Gide, dans son cours au Collège de France sur « les précurseurs de la coopération », le 6 décembre 1921, signale à ses auditeurs la statue de Fourier à Paris : « vous pouvez la voir, à la place de Clichy et vous lirez sur le socle des inscriptions en style cabalistique » [39].

Salué pendant la Première guerre mondiale par quelques socialistes qui déclarent vouloir réveiller « réveiller les traditions de la Révolution française et du socialisme français » contre le marxisme allemand [40], le monument est victime de la Seconde : afin d’en récupérer le métal, une loi de 1941 entraîne la destruction de nombreuses statues, parmi lesquelles celle de Fourier [41].

En 1954, à l’occasion du congrès de l’Alliance Coopérative Internationale qui se tient à Paris, une manifestation d’hommage à Fourier est organisée devant sa tombe, au cimetière Montmartre. A. Antoni, secrétaire général de la Confédération générale des sociétés coopératives ouvrières de production prononce quelques mots sur Fourier et rappelle le monument du boulevard de Clichy : « la statue elle-même existe, ou plutôt elle a existé, à deux pas d’ici. Érigée au début de ce siècle par la piété des coopérateurs, elle fut jetée bas en 1944 par des hommes qui se souciaient peu de la « gloire du genre humain ». Mais le socle est toujours là et il dépend de nous que l’effigie du Père de l’Attraction s’y dresse à nouveau. L’essentiel demeure ! Fourier a aujourd’hui sa place dans l’histoire des idées » [42].

L’érection de la statue de Fourier en 1899, puis la publication par Zola de Travail en 1901 et les manifestations qui la prolongent permettent de mieux comprendre la situation du militantisme phalanstérien autour de 1900, ses rapports avec le mouvement social et sa longue agonie dans les années suivantes.

Tout d’abord, dans les deux cas, la parole des disciples de Fourier, qui espèrent diffuser la théorie phalanstérienne à ces occasions, est largement couverte par les discours des socialistes, comme Veber et Labusquière le 4 juin 1899, ou encore comme Jaurès en mai 1901, dont la conférence sur Travail a beaucoup plus d’écho que le banquet organisé en juin suivant par l’Union phalanstérienne. Et de façon plus générale, ceux qui écrivent sur le fouriérisme dans les premières années du XXe siècle, semblent ignorer l’existence d’une École sociétaire.

Les dirigeants de la coopération, ou tout du moins ceux qui, comme Buisson, participent à l’érection de la statue et au banquet de juin 1901 en l’honneur de Zola, non seulement revendiquent pour Fourier la paternité de l’idée coopérative, mais déclarent que l’association capital-travail-talent est la formule d’avenir. La longue gestation du monument, puis son inauguration le 4 juin, ont permis à ces dirigeants de la Chambre consultative des associations ouvrières de production de mieux souligner les liens qu’ils établissent entre la théorie phalanstérienne et l’économie sociale tels qu’ils essaient de la développer. A vrai dire, les positions de Buisson et Ladousse sont discutées au sein même du monde coopératif, à la fois pour l’origine du modèle (Owen ou Buchez ont aussi leurs partisans ; et certains ne reconnaissent pas les procédés coopératifs dans les descriptions fouriéristes de l’association) et pour son application au XXe siècle (les rapports entre capital et travail à l‘intérieur de l’association suscitent beaucoup de débats) [43].

Enfin, la statue avait pour but de manifester l’existence du militantisme phalanstérien, de rassembler les disciples découragés par l’absence de perspectives ou divisés entre groupes concurrents, et de recruter de nouveaux adhérents. Or, on l’a vu, c’est à peu près l’inverse qui se produit dès les lendemains de l’inauguration et davantage encore après la publication de Travail qui aggrave les divisions parmi les disciples de Fourier et isole l’École sociétaire. A la différence des socialistes ou des coopérateurs qui précisent lors de ces événements les relations qu’ils entretiennent avec Fourier et s’en approprient d’une certaine façon l’héritage [44], le mouvement phalanstérien ne peut tirer profit d’événements qui devraient a priori le servir ; ses forces sont alors déjà trop faibles pour lui permettre de rebondir.

Appel à souscription, paru au printemps 1896 et envoyé aux lecteurs de La Rénovation
La Rénovation, 30 juin 1899