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69-90
Un Bisontin d’autrefois : Charles Fourier
Conférence faite à la Faculté des Lettres de Besançon, le lundi 22 janvier 1906
Article mis en ligne le décembre 1997
dernière modification le 21 mars 2006

par Febvre, Lucien

Mesdames,

Messieurs,

Si l’on a pu songer à moi pour occuper une de ces réunions d’hiver, il faut bien qu’à défaut de mon âge, de mes titres ou d’un long passé de travaux féconds, j’en rapporte l’honneur périlleux à l’objet de mes études, d’ailleurs toutes à venir : je veux dire à notre bon pays de Franche-Comté. Et cette constatation, à l’heure difficile des décisions à prendre, me dictait tout d’abord le choix de mon sujet : c’était d’un sujet franc-comtois qu’il me fallait parler ; c’est d’un sujet franc-comtois aussi que je compte vous entretenir en faisant revivre quelques instants devant vous l’originale figue d’un Bisontin du vieux temps : Charles Fourier.

Un livre tout récent m’y invitait d’ailleurs. C’est une volumineuse thèse de doctorat, produit d’un labeur soutenu de longues années durant et qui nous offre, dont l’auteur, M. Bourgin nous offre de Fourier une image, de sa doctrine un exposé, de l’esprit et de l’œuvre de son école un précis historique merveilleusement documenté. Surtout, ce livre n’est pas un livre isolé, un accident de la littérature historique de ces derniers temps. Il vient prendre sa place, une toute première place, dans une série, qui déjà commence à s’allonger, d’ouvrages probes et sérieux où de jeunes historiens s’attachent à faire revivre, sans parti ni passion, l’immense et fécond mouvement d’idées politiques et sociales qui a rempli tout le XIXe siècle à ses débuts.

Ce fut pendant longtemps, cette histoire vivante, pour les descendants même de ceux qui l’avaient faite, comme un roman lointain, la vision colorée d’un passé évanoui, un défilé muet de figures bizarres : Enfantin, par exemple, Enfantin, le Père des saint-simoniens, la « loi vivante », la « basilique d’amitié », dans son grand costume de la rue Monsigny avec son gilet rouge, sa tunique bleue-violette et, sur sa poitrine, le collier symbolique ; Enfantin à la cour d’assises essayant sur ses juges la force de son regard... Un reflet égaré, du soleil de juillet semblait luire encore sur cette évocation ; tel, dans le clair tableau de Delacroix, au Louvre, le rayon tiède et discret qui caresse doucement, au fond de la toile, les quais de la cité et les tours Notre-Dame.

Mais le temps a marché ; les récits des témoins un à un se sont tus les derniers gilets des derniers Simoniens, ces fameux gilets rouges qui se laçaient par derrière, afin de rappeler à ceux qui les portaient, obligés pour les mettre de s’aider d’autrui, la grande loi d’assistance et de solidarité ont trouvé un asile, tout près des capotes de la Restauration, et des robes à crinoline du second Empire, dans les vitrines sévères des musées où les cartons tranquilles des bibliothèques.

Le moment est venu, pour l’histoire, de remplacer le rêve, de substituer aux visions falotes et charmantes d’autrefois, la réalité précise d’un récit pénétrant.

Il est venu, de rendre justice à tous ces inventeurs d’idées neuves, à tous ces Don-Quichotte de la justice sociale, à ces fous salutaires et de bon conseil, à qui nous devons tant. C’est des restes copieux de leur table prodigue que sont faits, bien souvent encore, nos repas d’idées bourgeois. Payons-leur notre écot en les faisant revivre tels qu’ils furent, en entier - et puisque l’occasion s’en présente aujourd’hui, recherchons sans flatterie comme sans prévention ce que fut l’un d’entre eux, l’un des plus grands, Fourier, ce qu’il fut dans sa vie et ce que fut son œuvre.

La vie de Fourier

Rien de plus simple, de plus terne, de plus vite raconté que la vie de Fourier. Il naquit à Besançon à la fin du XVIIIe siècle, le 7 avril 1772. Où ? avec précision, je ne vous l’apprendrai pas. Depuis quelques mois, tous les passants de la Grande-Rue, grâce à une plaque secourable, le peuvent savoir sans peine. Ce qu’ils ne savaient pas tous peut-être, c’est que l’inscription veut être interprétée : Ce n’est pas dans la maison même qu’indique la plaque que naquit Fourier.

En 1772, la rue Moncey n’existait pas encore ; à sa place, une rue étroite, la rue Baron, reliait la Grande-Rue à la rue des Granges. C’était au coin de la rue Baron et de la Grande-Rue qu’était la maison paternelle, démolie en 1841, de l’inventeur du Phalanstère.

Ses parents, bons bourgeois francs-comtois, étaient des commerçants. C’étaient des gens aisés qui avaient acquis, à vendre du drap, une fortune honnête et quelque considération. Fourier, élevé au collège, où il fit des études classiques suffisantes, fut tout simplement commerçant lui aussi. Non pour son compte, d’ailleurs. Ce fut pour autrui que, pour voir du pays, il circula d’abord à travers la France en qualité de commis-voyageur. Ce fut pour autrui encore que, plus tard, commis, représentants, courtier, il continua à se livrer aux affaires.

C’était pour lui d’ailleurs, une nécessité. En 1793, à vingt-un ans, il vit emporter tout son patrimoine dans la grande tourmente révolutionnaire de la révolte de Lyon contre la Convention.

Réduit dès lors à travailler pour vivre, il mena à Paris, à Lyon, à Besançon, ailleurs encore, l’existence la plus médiocre, la plus vide qui se puisse concevoir ; une existence de sergent de boutique, comme il dit quelque part, de vieux garçon solitaire et maniaque, une existence sans joie, sans foyer, sans fortune. C’est dans ces conditions qu’il composa tour à tour les ouvrages successifs où il exposa sa théorie : Dès 1808 il l’annonçait aux hommes dans sa « Théorie des Quatre mouvements » ; il la développait en 1822 dans son « Traité de l’Association », la reprenait encore en 1829, en 1835 et finalement en 1837, à l’âge de 65 ans, terminait à Paris sa carrière monotone et triste d’employé de commerce gêné et d’inventeur déçu.

C’est depuis longtemps un véritable lieu commun d’opposer à l’œuvre de Fourier son existence à la fois et son époque. De fait cet homme qui, né en 1772 et mort en 1837, a traversé successivement toute la Révolution, tout l’Empire, toute la Restauration, semble de tous les événements qu’il dût voir forcément défiler devant lui, avoir tout ignoré. Pas une seule fois nous ne le voyons se mêler de plein gré à la vie ardente de son temps ; pas une seule fois dans son œuvre entière, nous ne trouvons la trace de quelque action exercée sur lui par les choses de son siècle. Par contre, ce que nous y trouvons, ce que nous y voyons partout, c’est l’inconscience prodigieuse où il semble rester de l’esprit, des besoins, des préoccupations de l’époque où il vit. Il faut lire, pour s’en rendre compte, à la fin de son premier ouvrage, le chapitre intitulé : « Avis aux civilisés, relativement à la prochaine métamorphose sociale ». Il vient de trouver son système, il a l’ivresse de la découverte ; il voit, il sait, il a deviné enfin l’énigme du monde, le secret de l’avenir, la loi providentielle de l’universelle harmonie. Demain, grâce à lui, tous les hommes auront le grand secret, le secret du bonheur ; demain, le régime nouveau sera établi : il est tellement sûr du succès qu’en prévision de la transformation imminente du globe, il conseille aux capitalistes d’acheter sur l’heure des carrières et des forêts. Bonne spéculation, leur dit-il, car l’ordre nouveau entraînant une architecture nouvelle, les bois à bâtir et les pierres de taille rapporteront d’abord de forts beaux bénéfices. Il est tellement certain que, dans les trois ans, son système du papier sera passé dans les faits, qu’il s’écrie encore, toujours s’adressant à ses contemporains : Ayez vite des enfants, ayez en beaucoup. « Il n’y aura rien de plus précieux, au début de l’ordre combiné que les petits enfants de trois ans et au-dessous, car n’étant pas encore gâtés par l’éducation civilisée, ils pourront retirer tous les fruits de l’éducation naturelle ! ».

Candeur vraiment touchante, illusion merveilleuse de la foi la plus entière, la plus ingénue, qu’homme ait jamais eue dans une théorie. Mais songeons-y bien : en 1808 que ces lignes sont écrites : c’est aux Français de 1808 que ces conseils sont donnés ; c’est en 1808 que le régime nouveau doit commencer à s’établir, et que (je cite textuellement), « à la fin du printemps, si on a eu la précaution de transplanter les arbres avec leur terre natale (ainsi que cela se pratique à Paris) et de se borner à des constructions de briques, la première phalange des séries progressives entrera en exercice, et le chaos civilisé, barbare et sauvage, se dissipera aussitôt par toute la terre !! 1808, c’est l’année du Somo-Sierra et de Madrid ; et l’hercule moderne que Fourier invoque en terminant, l’hercule moderne dont les moyens puissants hâteront l’établissement de l’ordre nouveau, c’est Napoléon Ier lui-même, Napoléon à la veille d’Eckmuhl, de Vienne, d’Eslong et de Wagram ! - Et voilà, conclut-on, les vrais rapports de l’œuvre de Fourier avec sa personne et avec son temps.

Caractère et bizarreries de Fourier

Il y a du vrai sans doute dans ces constatations. Mais de là à conclure, comme l’ont fait ses disciples, que l’œuvre de Fourier fut le produit brut d’un cerveau d’exception et, pour trancher le mot, une révélation - il y a loin. Pour qui regarde un peu le détail des choses, il apparaît très vite entre l’homme, son caractère, les milieux divers qu’il a traversés et le système enfin qu’il élabora, des rapports évidents que nous allons rapidement tenter de dégager.

Si des événements même de la vie de Fourier il y a peu à tirer pour connaître son œuvre, il n’en est pas de même toujours de ses habitudes ni de son tempérament. Fourier, nous l’avons vu déjà, fut toute sa vie un vieux garçon solitaire : il en garda jusqu’au bout toutes les habitudes et toutes les manies. On a même dit - non sans raison, bien que sans galanterie, - qu’il eût toutes les manies d’une vieille fille : il adorait les chats, les fleurs, les petits pâtés et les confitures bien sucrées. Nous sommes très bien renseignés d’ailleurs, et par ses œuvres, sur ses goûts divers. Fourier était un nerveux ; il avait des répulsions brusques, instinctives, violentes, pour certains insectes, par exemple, ou certains animaux. Il était un sensuel aussi, c’est-à-dire qu’il éprouvait très fortement tout ce qui peut agir sur les sens, les satisfaction délicates et raffinées de l’esprit, comme les satisfactions un peu grossières du corps. Nous en trouvons à chaque instant la preuve dans ses livres. À voir que pour lui l’araignée et la chenille symbolisent ; la première, le gros marchand civilisé, et la seconde, le régime social actuel - c’est-à-dire les deux objets les plus vifs de la haine de Fourier, nous devinons tout de suite (ce que nous savons par ailleurs) que Fourier avait pour ces deux animaux une répulsion maladive et insurmontable, de même, nous n’apprenons que trop sa haine du vermicelle et son dédain du thé - le dédain d’un franc-comtois authentique qui a dans les veines du sang de vigneron et sait, à l’occasion, déguster un bon cru. Mais il est bien d’autres traits encore de la vie de Fourier ; de son caractère, qu’on retrouve dans son œuvre et qui ne laissent pas que de l’éclairer un peu. - Qu’il fût méticuleux, minutieux à l’excès dans l’arrangement de sa vie - qu’il eut au plus haut point l’esprit de précision, écrivant par exemple à un correspondant : « Aujourd’hui, 28 octobre 1817, j’en suis à la neuvième des trente-deux parties de mon ouvrage ». - Qu’il eut, dès sa jeunesse, la manie de l’ordre, du rangement, de la classification, à tel point que dans sa chambre d’enfant où, passionné de fleurs, il avait amassé toute une variété prodigieuse de plantes, « il n’y avait d’ordinaire, nous dit son biographe, Pellarin, qu’un sentier de libre au milieu, pour aller de la porte à la fenêtre, tout le reste étant occupé par ses pots de fleurs, offrant eux-mêmes une série graduée de grandeurs, de formes et même de qualités » - qu’enfin, ponctuel comme un vieil employé, il se fût astreint à la fin de sa vie à rentrer chez lui tous les jours à midi, quel que fut le temps et où qu’il fût d’ailleurs, parce que - nous dit Béranger, à qui nous devons ce détail, c’était à midi qu’il avait donné rendez-vous dans ses publications à l’homme riche qui voudrait lui confier un million pour ériger son premier Phalanstère - tous ces traits menus, réunis et groupés, eux seuls nous font comprendre cette manie de classement, de gradation, de hiérarchie, que l’on trouve partout chez Fourier ; eux seuls, nous expliquent le pourquoi de cette place énorme qu’occupait dans son système la gastronomie et la « gastrosophie », le pourquoi de cette passion de symétrie, d’étiquetage où s’est complu jusqu’à la folie l’ingéniosité maladive de son imagination compliquée.

Le milieu où vécut Fourier

Voilà dans l’œuvre la part de l’homme ; il est aussi facile d’y noter celle du milieu, des milieux plutôt auxquels dut tour à tour s’adapter sa vie.

Milieu familial d’abord. Que l’inventeur de la Doctrine harmonienne ait été le fils d’un commerçant et d’un commerçant à son aise, le fait n’est pas sans doute sans quelque importance. À cette origine, Fourier a dû d’abord, très évidemment, le plus clair de cette passion bourgeoise de l’ordre, de la tranquillité sociale, de la paix indispensable au commerce, qu’il a traduite si souvent dans ses œuvres. Car c’est là, chez lui, un trait fondamental. Fourier est un bourgeois, un bourgeois par ses origines, un bourgeois par ses études, un bourgeois par ses goûts ; il n’y a pas en lui le moindre trait d’un révolutionnaire.

Il est curieux de ne pas trouver dans toute son œuvre, une ligne où cet homme, qui avait dix-sept ans en 1789, qui, d’autre part, n’était ni catholique ni monarchiste, parle de la révolution autrement que pour en maudire les excès et l’on sait, d’autre part, de quelles invectives il poursuivit toujours les disciples de Saint-Simon et, comme il disait, « leur morale cosaque de s’emparer des successions ».

Mais, à ces origines bourgeoises et commerçantes, Fourier dut tout autre chose encore ; il leur dut, avec la connaissance approfondie du commerce, la haine durable de ses ruses nécessaires. C’est qu’il était né avec une passion qu’il garda toute sa vie : la passion de la vérité, la haine du mensonge. Il nous a raconté lui-même comment, à peine âgé de six ans, il la manifesta un jour dans la boutique paternelle. Indigné d’entendre ses parents par des déclarations fallacieuses, amorcer un client et le tromper sans vergogne sur la qualité de quelque marchandise, il ne peut se tenir de tirer l’acheteur par la manche et de le prévenir du manège. « C’était faire preuve de conscience, mais manquer d’à-propos. « Je reçus, dit Fourier, une ample fessée, et mes parents, voyant que j’avais du goût pour la vérité, s’écrièrent d’un ton de réprobation : Cet enfant ne vaudra jamais rien pour le commerce !

« En effet, je conçus pour lui une aversion secrète et je fis à sept ans le serment qu’à neuf ans Annibal fit contre Rome ; je jurai une haine éternelle au commerce. On m’y enrôla pourtant bon gré mal gré ; je fléchis sous le joug et j’ai perdu mes belles années dans les ateliers du mensonge, entendant partout retentir à mes oreilles ce sinistre augure : Bien honnête garçon ! il ne vaut rien pour le commerce ! ».

On voit tout de suite comment, avec de telles dispositions et les occupations que nous avons dites, Fourier dut entasser sur les vices de la pratique commerciale un dossier d’observations qui finit par devenir formidable et par mettre en relief, dans son esprit attentif, tous les maux dont il avait, pour ainsi dire, une expérience journalière : l’accaparement, l’agiotage, l’incertitude des prix, le défaut d’équilibre entre la production et la consommation ; comme conséquences dernières, la faillite et la ruine.

Le milieu franc-comtois

À ces expériences, qu’il dut à son origine familiale et à ses occupations professionnelles, Fourier put ajouter toutes celles qu’il tira des pays divers où sa vie se fixa, en premier lieu - à tout seigneur, tout honneur - du pays franc-comtois.

Fourier, nous l’avons dit, est nôtre, pleinement nôtre par toutes ses origines. Mais sa vie cependant ne s’est pas écoulée toute entière en Comté : loin de là. Il n’y eut jamais, il n’eut jamais à Besançon, ni ses occupations, ni ses intérêts. Il y revint pourtant à de nombreuses reprises ; il y fit imprimer, en 1821, chez Mme veuve Daclin, son principal ouvrage : « Le Traité de l’Association domestique agricole ».

Surtout, il y trouva son premier disciple. C’était un chef de division à la préfecture du Doubs, M. Just Muiron. En 1814, la « Théorie des Quatre mouvements », le premier ouvrage de Fourier étant tombée entre les mains de cet homme de bonne volonté, il se sentit aussitôt dans son cœur le disciple du maître et, sans plus tarder, se mit à sa recherche. La tâche n’était pas très facile. Fourier, soucieux sans doute d’effacer sa personne devant la majesté de son œuvre, il n’avait point signé son livre : il avait mis simplement à la fin : « S’adresser à l’auteur, Charles, à Lyon ».

Lyon est une grande ville, Charles est un prénom répandu : et l’étonnant est moins que le bon. M. Muiron ait mis deux ans à découvrir Fourier que de savoir qu’il y parvint enfin.

Mais Fourier à Besançon, malgré les prévenances de ce disciple affectueux et celles de quelques personnes qui s’étaient groupées autour de lui, Fourier ne se sentait pas très à l’aise dans sa ville natale. Il s’en occupait sans doute : nous voyons, dans ses lettres à Muiron, qu’il élaboré vers 1826, un mémoire sur l’embellissement de Besançon, par lequel il avait consulté ou fait consulter l’architecte de la ville, M. Lapret.

Plus tard, lorsque Muiron, révoqué en 1825 par les ultras de son emploi de chef de division, eut fondé, en 1829, le journal libéral l’« Impartial », Fourier ne dédaigna pas d’y collaborer ; il y fit notamment une violente campagne contre les habitants de la ville d’Auxonne qui réclamaient pour eux, aux dépens de Besançon, l’arsenal et l’école d’artillerie. Mais Fourier cependant avait coutume de répéter que nul n’est prophète dans son pays, et la vérité me force à reconnaître qu’il ne fut pas toujours très bienveillant pour ses concitoyens. Comme Muiron lui avait fait dire, dans un de ses articles que Besançon sera toujours chère à ceux qui y ont vécu : « Eh, s’écrie-t-il, à quel titre leur sera-t-elle chère ? Sera-ce à titre de quartier général des chenilles et des vandales, foyer d’apathie et de mauvais goût, ville dénuée d’esprit public et de discernement ? » et il incriminait violemment - déjà - l’esprit pratique de ses concitoyens : Elle qui devrait être l’entrepôt, « la station aller et retour » de tous les voyageurs, de tous les Anglais qui vont en Suisse, elle n’en a pas un seul ; elle, qui a une fabrique d’horlogerie, elle ne sait pas la soutenir : « Les Mulhousiens ont pu trouver 5 millions de secours pour leur fabrique ; les Bisontins n’ont pas su trouver 5 000 fr. pour la leur ! ».

Mais quelles que fussent ses dispositions à l’égard de la petite patrie - et qu’elle que fut d’ailleurs la justesse de ces plaintes... il n’en est pas moins vrai que, d’une façon générale, sa connaissance de la Comté ne lui fut pas inutile. Il y trouva d’abord, dans les associations fromagères, les « fruitières », des exemples typiques, qu’il aimait à alléguer, de ce que peut, dans le régime économique, un esprit d’association intelligent et pratique.

Et puis, il dut trouver chez nous, dans l’observation de la vie comtoise, autre chose encore. Il m’a toujours paru qu’un des traits saisissants de l’économie de notre province, ce fut, pendant longtemps, l’union intime, la collaboration constante dans les campagnes de l’agriculture, souvent insuffisante, avec une petite industrie très variée, très ingénieuse, très diverse dans ses produits comme dans ses conditions.

Le paysan comtois, à travers les siècles - et le paysan comtois, dans notre pays essentiellement rural, n’est-ce pas pour ainsi dire le Comtois tout entier ? - le paysan comtois nous donne par sa vie, un bel exemple d’intelligence et d’ingénieux labeur. Vivre dans son pays de contrastes brusques, de sol varié, de températures inégales, vivre, dans son pays de petite propriété éparse et morcelée, est pour lui un problème infiniment complexe. Il lui faut pour subsister, une ténacité inlassable, mais une souplesse aussi d’adaptation aux conditions naturelles, une ingéniosité de combinaison, un esprit d’arrangement pratique qui a toujours frappé les étrangers chez nous et qui est vraiment caractéristique de la race et du pays. Comment ne pas croire qu’observateur comme il le fut, Fourier, l’auteur de la théorie du travail varié, du travail alternant, ait pu négliger ce trait essentiel ? Mais, à vrai dire, pourquoi des hypothèses ?

Je feuilletais l’autre jour les premiers numéros du vieux journal de Muiron, l’« Impartial », et j’y trouvais, à la date du 31 janvier 1830, un article curieux : il s’agit « des meilleurs moyens de secourir les pauvres ». « Dans quelles circonstances, dans quels lieux, se demandait l’auteur, la misère devient-elle extrême ? Ce n’est point parmi les populations industrieuses et économes qui savent être à la fois agricoles et manufacturières. Observez ces villages de notre province, où une forge, une fabrique offre un travail continu ou périodique : là, le ménage de Paul ou de Jacques peut tour à tour cultiver un jardin, un champ, quelquefois une vigne, faucher un champ, faire des journées de charroi et d’atelier. Il est rare que des ménages ainsi occupés tombent dans l’indigence ».

Et l’auteur concluait : « L’éducation devrait être distribuée de telle sorte qu’aucun individu ne vit son aptitude et son industrie bornée à un seul métier, à un seul genre de travail ».

L’article n’est pas signé : il est de Muiron sans doute, travaillant peut-être à une indication de Fourier. Mais il y a là une rencontre, une preuve de l’orientation vers ces problèmes locaux de l’esprit fouriériste, qu’il m’a paru particulièrement intéressant de recueillir ici.

Le milieu lyonnais

Milieu familial, milieu franc-comtois : il est une dernière influence enfin qui dut s’exercer fortement sur Fourier. Ce fut celle du mi lieu lyonnais.

M. Gabriel Monod, en fouillant tout récemment dans les papiers inédits de Michelet qu’il détient, y a trouvé cette note du grand historien :

« Qui a fait Fourier ? Ni l’Ange, ni Babeuf ; Lyon, seul précédent de Fourier.

Michelet a voulu dire par là que ce n’est pas l’action directe et précise de tel ou tel penseur, d’un Gracchus Babeuf ou d’un François-Joseph Lange, qui a déterminé l’œuvre de Fourier, - mais bien « le spectacle des misères lyonnaises et de l’ardent besoin de justice qui travaillait alors l’âme de cette grande cité ». Fourier, en effet, a longuement, plusieurs fois, séjourné à Lyon. Il y fut notamment de 1790 à 1793 et l’aspect que la ville présentait alors, dut agir sur lui d’une manière profonde.

Lyon était devenue, à la fin du dix-huitième siècle, une des grandes places du commerce français, mais l’ordre n’y régnait guère. La lutte des classes, la dispute des riches et des pauvres, comme on disait alors, y était sans trêve et sans merci. Pour des questions de rémunération, de tarif, le conflit avait été permanent, pendant tout le dix-huitième siècle, entre les maîtres marchands et les ouvriers. Pauvres ouvriers, de vie rude, de dur métier, d’insuffisant salaire : Michelet nous a dépeint leur situation misérable, leur accablement moral et matériel. Le haut métier à la Jacquart n’existant pas alors et n’ayant pas encore imposé aux constructeurs l’exhaussement des plafonds, on pouvait impunément entasser jusqu’à dix étages les misérables réduits de ce peuple avorté. « Aujourd’hui encore, nous dit Michelet dans son histoire, quiconque monte ces noires, obscènes et puantes maisons, où chaque carré témoigne de la négligence et de la misère, se représente avec douleur les pauvres créatures misérables et souillées qui les occupaient en 1793 ».

Ces ouvriers lyonnais, Fourier les connut, Fourier les vit dans leurs souffrances, dans leurs misères, dans leurs colères aussi... et ce dut être pour lui une expérience saisissante que celle de la grande révolte de 93, cette tourmente ruineuse, sanglante et meurtrière.

Fourier observateur

Tels furent les milieux divers que dut traverser Fourier, telles les conditions d’expériences personnelles où la vie le plaça tour à tour. Pour qu’elles pussent lui servir à constituer une doctrine il ne lui fallait plus qu’un tempérament d’observateur, de critique et d’inventeur : ce fut le sien.

Et d’abord, Fourier était observateur. Il observait simplement, naïvement, sans étude et sans efforts, et ce qu’il observait, il savait l’utiliser : rien de ce qui l’avait frappé n’était perdu pour lui. Tous ceux qui l’ont connu ont été frappé du caractère que cet effort incessant de méditation, de combinaison, avait donné à sa physionomie. C’est le trait, par exemple, qui frappait en 1832 son compatriote Xavier Marmier, qui nous a laissé un récit intéressant d’une visite qu’il lui fit alors. C’était, nous dit-il, à Paris, rue Richelieu, au 43bis : « M. Fourier était assis devant sa cheminée, en cravate blanche, en petite redingote bleue. Sa mise était celle de l’homme qui a peu de souci de ce que prescrit la mode, mais qui a cependant une ouvrière pour blanchir son linge et un domestique pour brosser ses habits. La figure de M. Fourier est belle et intéressante ; des cheveux d’un blanc d’argent encadrent son front sans le voiler ; ses grands yeux bleus possèdent une vivacité et une expression de regard comme j’en ai pu vu : le caractère distinct de sa physionomie « est celui de la méditation ».

De fait, une foule de traits, de réflexions, d’indications éparses dans ses ouvrages nous montrent pour ainsi dire à l’œuvre son génie constructeur, opérant à l’aise sur ses observations amassées : Fourier aimait à raconter, par exemple, comment l’idée de son système lui vint : C’est une pomme qui la lui a donnée. Dînant dans un restaurant à Paris, le restaurant Février, il la vit devant lui payer quatorze sous. Or, il sortait d’un pays où les pommes valaient quatorze sous le cent. « Je fus frappé, dit-il, de cette différence de prix entre pays de même température, que je commence à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel » et de là naquirent les recherches qui me conduisirent à ma découverte. Il ajoute gravement :

« J’ai remarqué depuis ce temps qu’on pouvait compter quatre pommes célèbres, deux par les désastres qu’elles ont causés, celle d’Adam et celle de Paris, et deux par les services rendus à la science : celle de Newton et la mienne. Ce quadrille de pommes célèbres ne mérite-t-il pas une page dans l’histoire ? ».

L’exemple est frappant, typique : ainsi Fourier passait à travers la vie, les yeux grands ouverts, entassant les remarques et les images dans sa mémoire vaste et fidèle. Et de son attention, la vie généreuse le payait largement : des visions retenues, des souvenirs précis, lentement se dégageaient les fragments du système dont nous allons tenter un résumé rapide.

L’œuvre de Fourier

L’œuvre de Fourier ! œuvre bizarre, touffue, incohérente, qu’il faut étudier dans des ouvrages énormes, écrits sans agrément et composés sans ordre ; œuvre prodigieuse et mêlée, que l’on salue de loin mais sans la lire jamais : de l’ignorer, d’ailleurs, on s’absout facilement ; la tradition est là qui explique ce dédain : le Fouriérisme, dit-elle, fut une folie - et Fourier fut un fou.

Il est fort évident que dans un tel jugement il est une part de vrai. Les livres de Fourier n’ont rien de séduisant. Pas de plan : c’était voulu. Fourier l’expliquait en se disant l’adepte de « l’ordre dispersé ». À chaque ligne, des bizarreries d’expression, ou des néologismes, des rubriques singulières. L’avant-propos se divise en prae, citra, intra, trans, ultra et post avant-propos. S’il y a à l’ouvrage des prolégomènes, on voit venir ensuite des cislégomènes. Dans le cours des chapitres, nous trouvons tour à tour des antiennes, des postiennes, des citiennes, des ultiennes, et puis des préambules, des cis-ambules, des trans-ambules, des postambules même - et c’est généralement tout à la fin du livre qu’on trouve en capitales le mot : introduction.

Quelques-unes de ses folies

Voilà pour la forme ; le fond, on le connaît - on croit le connaître, veux-je dire, car Fourier n’est-il pas, dans la mémoire des Français, le bon fou qui prédit aux hommes de l’avenir, comme conséquence de l’adoption de son système, la prolongation de la vie jusqu’à 144 ans (en moyenne...) - la transformation de l’eau de mer, par adoucissement de la salure, en une boisson acidulée de la saveur la plus agréable - la disparition des bêtes féroces, des lions, des requins (il la prédisait en 1822 pour 1828) et leur remplacement par des créatures douces, bonnes serviables et domestiques qui seront, comme il dit, les « contre-moules » des animaux malfaisants : l’anti-lion ou l’anti-requin ?

Voilà quelques-unes des folies de Fourier. Il en est bien d’autres encore : l’aurore boréale devenant très fréquente, se fixant sur le pôle et le réchauffant ; les mariages des planètes qui sont des créatures vivantes et passionnées ; l’apparition enfin, autour de notre globe de trois lunes nouvelles associées à l’ancienne. L’arsenal des bizarreries, des folies de Fourier est tel qu’il est inutile - on l’a fait remarquer et on a eu raison - de lui en prêter encore de nouvelles, par exemple, la fameuse histoire de la queue avec un œil au bout que des érudits très graves, bien que Fourier n’en ait jamais parlé, ne cessent encore comme on l’a dit - et c’était le cas de le dire - « de lui mettre sur le dos ».

Il faut le reconnaître : il y a toute une partie de l’œuvre de Fourier qui relève très nettement du médecin aliéniste. Mais toutes ces extravagances ne sauraient à elles seules suffire à nous expliquer le succès, la persistance de la doctrine harmonienne, l’influence énorme exercée par Fourier en 1830, en 1848 et de nos jours encore sur des esprits de valeur et de haute raison. Les folies de Fourier ne résument pas sa doctrine : essayons de le montrer en quelques paroles claires.

La haine du désordre

Le point de départ de son œuvre, c’est l’amour de l’ordre, c’est la haine du désordre.

Le désordre, dans notre société, il est partout. Il est tout d’abord dans l’organisation économique ; et c’est la première constatation qui s’impose, s’il est vrai qu’une partie considérable de l’humanité soit indigente et que le bien-être soit le besoin primordial de l’homme.

Mais le désordre est aussi dans la politique. L’état, au nom de qui agit le pouvoir, est résolument, par origine et par principe, le serviteur et le protecteur des classes privilégiées, et c’est pour ces classes aussi que fonctionnent les lois. On nous dit, remarque Fourier, qu’il faut obéir aux lois. Mais qu’est-ce donc que la loi pour la majorité ? « Un laboureur, accablé d’impôts au nom de la loi, un conscrit qu’on envoie se faire tuer au nom de la loi, un créancier remboursé en assignats au nom de la loi paraissent assez en droit de n’aimer que médiocrement la loi ».

Enfin, le désordre est aussi dans la vie morale. L’égoïsme est partout, partout la désunion profonde entre les hommes. Il existe « autant de systèmes moraux qu’il y a de classes », et la société, naturellement, reproduit avec une monstrueuse ampleur tous ces désordres moraux particuliers.

Voilà l’état actuel de la société. Voilà la critique. Quels sont les remèdes ?

Le premier de tous, c’est d’assurer la vie matérielle de chaque homme. Avant tout, la créature humaine a le droit de manger. Ce droit impose au corps social le devoir d’assurer au peuple « un minimum d’entretien », minimum modeste mais fort décent. Voilà qui est bien : mais, ce minimum, Fourier l’accorde à tous les hommes, à tous les sociétaires sans conditions d’aucune sorte. Et ceci est grave. Car, tout de suite, deux objections surgissent : D’abord, comment trouver de quoi assurer ce minimum universel décent ? Il ne s’agit pas ici de transfert, de virement. Fourier ne propose pas de rogner la part des uns pour accroître celle des autres ; pas plus qu’il n’est révolutionnaire, il n’est égalitaire ; après, comme avant la grande transformation qu’il rêve, il y aura des pauvres et des riches. Or, c’est un fait que dans le régime actuel, la production est insuffisante. Si l’on veut assurer à tous les hommes le minimum, il faudra donc accroître la production.

Mais il y a une deuxième objection. Fourier assure l’existence, une existence décente, confortable, agréable, même à tous les hommes. Et, en revanche, il ne leur demande rien, il ne les oblige, les contraint à aucun travail. Ce qu’il prétend, ce n’est pas du tout établir sur une vaste échelle un système d’assistance légale, obligatoire. Non : le sociétaire muni de son minimum pourra à son gré flâner ou travailler. Mais il flânera forcément ? Et voilà la deuxième condition que doit remplir le système Fourier : il lui faut, non seulement trouver un régime qui assure l’augmentation de la production, mais un régime encore qui, « sans contrainte », sans nécessité extérieure, amène l’homme à travailler sans cesse.

L’Association fondée sur l’attraction

Eh bien, ce régime, Fourier l’a trouvé... À ces deux objections, à ces deux nécessités, il a satisfait ingénieusement par sa théorie de l’« Association », de l’Association fondée sur l’« Attraction ».

Il ne faut pas se figurer en effet qu’association, pour lui, veuille dire simplement groupement, réunion d’individus quelconques dans un but économique. L’Association telle qu’il l’entend, telle qu’elle se réalisera dans l’élément de base du régime sociétaire, je veux dire la « phalange », c’est la mise en commun, au bénéfice de tous et de chacun, de toutes les forces économiques et « morales » de l’humanité. Ce n’est pas sur une communauté temporaire d’intérêts, mais sur un accord extrêmement subtil de passions qu’elle repose en définitive. Fourier, à l’origine, appelait les phalanges des « tourbillons passionnels ». Le mot traduisait mieux que celui qui l’a remplacé sa conception fondamentale. Quels sont, remarque-t-il, les grands rouages moteurs de l’humanité ? Ce sont les passions. Actuellement, dans notre monde civilisé, les passions sont dangereuses et mauvaises. Elles se heurtent, se combattent violemment, se détruisent l’une l’autre. C’est que les hommes d’aujourd’hui ne savent pas les manier. Bien connues, bien dirigées, elles doivent être au contraire, elles seront en fait, dans le régime nouveau, les moyens essentiels du bien général. La phalange, en effet, ne sera pas un groupement, fait arbitrairement, d’hommes quelconques, les premiers venus. Ce sera une association méthodiquement composée, qui comprendra des représentants, « deux représentants » de chacun des tempéraments moraux, des « caractères » différents que l’on peut compter dans l’humanité. Or, de ces caractères, il y en a exactement, d’après Fourier 810. Chacun dans la phalange ayant deux représentants, la phalange comprendra forcément ce minimum de 1620 individus, tous variés moralement, dont les passions constitueront « un magnifique orchestre de 810 instruments ».

Les individus en effet ainsi réunis, se grouperont aussitôt, à l’intérieur de la phalange, en groupements spontanés, fondés sur les affinités ou les oppositions de caractère. Ils constitueront ainsi une infinité de « séries » passionnées, c’est-à-dire de groupements secondaires qui réuniront des individus différents les uns des autres à tous égards, différents par leur âge, par leur sexe, par leurs goûts, par leurs sentiments, mais attirés néanmoins à une même série par un accord sentimental et passionnel sur l’objet de leurs travaux communs et de leurs communes fonctions dans la série. C’est le jeu des passions, c’est « la gamme des sentiments qui animeront vis-à-vis les uns des autres les sociétaires, qui déterminera ainsi la vie intérieure, la vie intense de chaque phalange, faite à la fois de l’accord, de la combinaison, ou de la rivalité partielle des caractères de tous les individus groupés dans une même série, et de l’accord total, de la combinaison, ou de la rivalité totale des diverses séries groupées dans une même phalange ». C’est, comme vous voyez, toute une mécanique affective et passionnelle extrêmement ingénieuse, extrêmement variée, horriblement compliquée d’ailleurs, mais qui donne à la création du vieux Fourier une saveur d’originalité singulièrement forte et neuve.

La Phalange

Que tous les hommes, d’après le système harmonien, doivent faire partie d’une phalange, d’une association, et que cette association, cette phalange soit ainsi basée sur l’attraction passionnelle, les conséquences, les avantages de ce double fait sont immenses.

D’abord, la phalange présente les avantages de toutes les associations, de toutes les coopératives, c’est-à-dire qu’elle est un instrument de consommation et de production économique. Et par là, par cette diffusion de l’association devenue sur toute la terre l’unique forme de la vie sociale, pourra bien vite tomber la première des deux objections que l’on adressait vous vous le rappelez, à l’établissement d’un minimum pour tous les associés, celle que l’on tirait de la pauvreté de nos moyens, de l’insuffisance des ressources humaines.

Mais, en même temps, la phalange aura un deuxième avantage. C’est qu’elle assurera, sans contrainte et sans loi, le libre jeu du travail nécessaire à la production. Et par là, tombera à son tour la deuxième objection : Si tout le monde, sans rien faire, a un minimum de vie décente assuré, personne ne voudra travailler. Si, reprend Fourier, dans la phalange, tout le monde travaillera ; et tout le monde travaillera parce que le travail précisément ne sera plus une obligation, ni une nécessité. Voici comment :

D’abord on ne travaillera plus pour un salaire : on travaillera pour une part dans les bénéfices. Le salariat en effet est incompatible avec l’idée de travail attrayant. Tel, nous dit Fourier, paraît fainéant quand il travaille à gages pour le compte d’autrui ; mais du moment où une association de commerce lui a inoculé l’esprit de propriété et de participation, il devient un prodige de diligence, et on dit de lui : Ce n’est plus le même homme ! - Pourquoi ? C’est qu’il est devenu « propriétaire composé », c’est-à-dire que, comme les employés d’un certain nombre de maisons de commerce ou d’industrie modernes, il participe aux bénéfices. « Propriétaire composé » : Fourier en effet ne supprime pas la propriété personnelle ; il en prédit la transformation en copropriété actionnaire, mais chacun, en entrant dans l’association recevra en actions exactement le montant des capitaux, qu’il apportera ; chacun en y restant, percevra en actions ce à quoi lui donneront droit, selon une juste proposition, son travail, son capital, et son talent.

Et puis, le travail sera attrayant parce qu’il sera varié. L’enthousiasme, dit Fourier, ne saurait se soutenir plus d’une heure et demie ou deux heures dans l’exercice d’une fonction agricole ou manufacturière. On passera donc, dans le cours de sa journée, toutes les deux heures en moyenne, d’une occupation à une autre. Cette alternance sera facilitée par la division extrême du travail humain.

Enfin on travaillera par passion. Il y a trois grandes passions, nous dit Fourier, c’est « la papillonne » d’abord, c’est-à-dire, comme l’indique son joli nom, le besoin de changer, de voltiger de plaisir en plaisir, d’occupation en occupation, et de rompre ainsi la monotonie de l’existence. Comme en Harmonie, on ne travaillera jamais plus d’une heure et demie ou de deux heures de suite à la même occupation, la papillonne toujours sera satisfaite. Mais il y a aussi « la cabaliste », l’esprit d’intrigue de cabale, de rivalité. Et vous voyez si, dans les Phalanges, elle pourra trouver son exercice : Rivalités entre séries dont les occupations seront parallèles, rivalité dans l’intérieur des séries entre les divers membres qui les composeront - la cabaliste sera un des ressorts essentiels du régime harmonien. Enfin, il est une troisième passion dont l’influence sera considérable : c’est « la composite », fougue aveugle qui naît de l’assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l’âme goûtés à la fois : c’est la plus romantique des passions : elle aussi s’appliquera à tous les travaux sociétaires dans le monde qu’imagine Fourier et ainsi, selon la formule qui résume son système : « Les séries seront « rivalisées » par les cabalistes, « exaltées » par la composite, « engrenées » enfin par la papillonne qui soutient les deux autres en prévenant la satiété et la langueur ».

Le Phalanstère

Tel sera, réduit à ses éléments essentiels, à son squelette pour ainsi dire, tel sera le régime nouveau. Quand il fonctionnera universellement, quand partout, sur toute la terre, le régime sociétaire sera appliqué, ce sera, pour tous ceux qui en bénéficieront, un bonheur immense que nous ne soupçonnons pas. Fourier à maintes reprises, en trace amoureusement l’esquisse séduisante. Le centre de la vie nouvelle, ce sera le « phalanstère », mot bizarre, qui sonne étrangement et retient l’attention. Nous nous y sommes faits aujourd’hui, il rend à nos oreilles un son familier. Aux bourgeois de 1820, il parut tout d’abord étrange et redoutable : Je ne sais plus qui disait que ce mot singulier les faisait pâlir. Bourgeois infortunés de 1820 ! il semble que ce soit leur sot, leur part dans l’histoire d’être, d’avoir été des gens scandalisés. Contre eux, c’est comme une coalition générale. Les historiens de l’art nous les montrent, devant les toiles hardies de Delacroix, levant vers le ciel de petits bras indignés, les historiens de la littérature les mettent en fureur devant les gilets rouges de Th. Gautier et les vers romantiques, et les historiens tout court, c’est scandalisés encore qu’il nous les disent aux propos de Fourier, de Cabet, d’Enfantin. Aujourd’hui « phalanstère » a perdu de son prestige, et bien plutôt que le spectre rouge des guerres civiles, il évoquerait, pour les descendants sceptiques de ces aïeux indignés, ces hôtels bizarres où aiment à se dérouler sur nos scènes joyeuses les troisièmes actes de nos vaudevilles. Ce serait là une méprise encore. Le phalanstère, nous dit un des interprètes qualifiés de la doctrine harmonienne, un économiste, M. Gide, qui nous a donné un excellent volume de morceaux choisis des œuvres de Fourier, « n’a rien de la caserne ni du couvent : on n’y couche pas au dortoir et on n’y mange pas à la gamelle ». Il faut se le représenter plutôt comme un de ces hôtels-pensions de la Suisse ou des États-Unis, fondés souvent par actions, et où sont réunies à peu près toutes les commodités de la vie. On y trouve des salons communs pour les repas, la conversation ou la lecture ; mais chacun peut s’y faire servir à une table à part ou même chez soi. Dans le phalanstère aussi, il doit y avoir des appartements de tous les prix, et l’on y mangera librement soit à table d’hôte, soit même à la carte.

Cette table, cette table du régime nouveau, quelles splendeurs ne connaîtra-t-elle pas ! Fourier lui-même s’en étonne et s’en émeut parfois. Il a pitié de nous, de notre ahurissement devant de telles richesses. Il voudrait s’arrêter ; plus forte, la vérité le pousse : « Je voudrais pouvoir, écrit-il quelque part, affaiblir ces visions afin de me rapprocher de la vraisemblance ! ». C’est que, songez-y, les matières premières, les comestibles seront exquis ; la spécialisation de chaque phalange dans la production d’une seule denrée, la mieux appropriée aux conditions de son sol et de son climat, aura pour conséquence nécessaire l’excellence des produits. Et puis, quels cuisiniers ! mais quelles épices surtout ! « N’employât-on qu’un clou de girofle, cette espèce sera de qualité supérieure à tout ce que l’Asie peut fournir aujourd’hui ! ». Quant à la variété des mets, sachez qu’il n’y aura pas moins de 30 à 40 plats par jour, entre lesquels on aura le choix, avec une douzaine de boissons différentes. Grande prodigalité assurément ; on pourrait à la rigueur être heureux à moins de frais et Fourier l’avoue ; mais, dit-il, « l’ordre combiné ne s’allie en aucun cas avec la médiocrité ni la modération ».

Ainsi s’achève et se termine, par ces visions paradisiaques un peu grosses, par ces rêves gourmands de Pantagruel à jeun, l’originale utopie de notre vieux Fourier.

Une doctrine complète

Tel fut dans ses grandes lignes le système de Fourier. Système infiniment riche, varié et divers : combien de théories ingénieuses, d’idées neuves, sur l’éducation par exemple, n’ai-je pas dû chemin faisant, écarter, supprimer de ce précis rapide et sommaire ? Tel quel, j’espère pourtant qu’il laisse se dégager l’aspect original de la doctrine harmonienne.

Ce qui entre toutes la distingue, c’est son caractère de doctrine complète. Elle n’apporte pas, elle ne prétend pas apporter à des maux particuliers des remèdes locaux. Elle ne se restreint pas à l’étude de telle ou telle face du problème social ; elle ne se borne même pas à l’étude, simplement, des questions économiques. La question sociale, telle que Fourier l’a posée est d’une extension indéfinie : c’est la question de la réalisation du bien social et du bien individuel : aucun problème ne saurait avoir de données plus générales et plus larges.

Et de même qu’il a posé le problème d’ensemble et dans son ampleur totale, c’est d’ensemble aussi qu’il l’a voulu résoudre. Il a dit quelque part que le tort des modernes était de vouloir réaliser fragment par fragment les améliorations sociales, de vouloir les introduire pièce à pièce dans la société : lui, il a pensé qu’on devait les y introduire collectivement et simultanément ; et c’est ce qu’il a cherché à faire dans son système, grâce à cette découverte de l’attraction passionnelle, applicable à la fois à tous les problèmes sociaux, aux problèmes politiques et économiques comme aux problèmes moraux.

Quelques disciples

Ce fut là précisément l’une des grandes raisons de l’influence de Fourier. Ce fut ce caractère notamment qui attira à lui quelques-uns des disciples les plus actifs et les plus intelligents de l’École saint-simonienne, notamment Jules Lechevalier et Abel Transon. C’étaient de ces jeunes gens ardents et passionnés qui s’étaient lancés, avec tout l’élan enthousiaste de leur cœur généreux, dans les voies de rénovation que leur ouvraient Enfantin et Bazard à la suite de Saint-Simon. Lorsque, fatigués de piétiner sur place, de s’épuiser en efforts qu’ils sentaient stériles, ils tombèrent sur les ouvrages de Fourier, ce fut pour eux une révélation. Écoutons-les d’ailleurs :

« Enfantin, disait Transon a reconnu que le problème social de l’avenir consiste uniquement à savoir diriger, ordonner, combiner les appétits des sens et les appétits intellectuels. Mais il n’a pas su le résoudre. Or, un homme a, dès l’année 1808, proclamé l’unité, l’harmonie, l’association universelle ; dès cette époque, il a eu la vigueur peu commune de poser ce large principe auquel la société saint-simonienne n’arrive qu’en 1832, à grand’peine, à travers une crise douloureuse : cet homme, c’est Fourier. Et de même, Hippolyte Renaud - cet Hippolyte Renaud dont une petite brochure fouriériste, « Solidarité », devait inspirer de nos jours l’un des derniers romans d’Émile Zola, le roman de « Travail » - Hippolyte Renaud écrivait lui aussi, en 1832 : « De suite, j’ai senti combien étaient vaines les prétentions des saint-simoniens de tout embrasser, lorsqu’ils laissaient en dehors d’eux tant de données larges, fécondes et, selon moi, de la dernière évidence ». Ainsi, c’est bien ce trait qui les a tous frappés : l’ampleur, la puissance d’une doctrine synthétique qui prétend résoudre d’un seul coup toutes les faces du problème dans toute leur étendue.

Et je sais bien que cette ampleur même, que cette belle tenue systématique a sa contrepartie, a son désavantage. Avoir fait un système, c’est le grand vice de Fourier. Avoir poursuivi avant tout la réalisation de ce système, ce fut la grande erreur de son école. Il n’en est pas moins vrai que ce serait mutiler la doctrine de Fourier, que ce serait s’exposer à ne juger sainement ni de son importance ni de son action que de renoncer à l’exposer d’ensemble, dans toute la puissance de sa forte harmonie.

Les Réalisations obtenues

Il est plus facile sans doute d’en signaler rapidement les survivances, les vues prophétiques déjà réalisées. Et nul réformateur n’en fut aussi prodigue ; nul n’a plus le droit de se montrer fier de toutes les réalisations, de toutes les confirmations que la vie, cette maîtresse souveraine de tous les utopistes, a apporté déjà à ses théories. Je ne veux point parler ici des tentatives manquées qu’à Condé-sur-Vesgre, près de Rambouillet, ou plus tard au Texas, Fourier, Considerant, d’autres encore ont fait de la doctrine.

Je ne veux point parler non plus des établissements qui, comme le Familistère de Guise, réalisation partielle des idées Fouriéristes, prospèrent et se développent de nos jours même. Mais, d’une façon générale, les vues d’avenir, dans l’œuvre de Fourier, elles sont partout - et bien souvent déjà des esprits clairvoyants, M. Gide entre autres, nous les ont signalées.

N’est-ce pas, par exemple, comme on l’a remarqué, un des vices essentiels de notre organisation économique que la prépondérance de la production industrielle relativement à la production agricole ? N’y a-t-il pas de plus en plus de disproportion d’équilibre entre la production des richesses « nécessaires », comme dit Fourier, c’est-à-dire des denrées alimentaires, et des richesses relativement « superflues », c’est-à-dire des produits industriels ? Et Fourier avait-il tort, se trompait-il si fort lui qui, délibérément, au début même du siècle, à un moment où des crises répétées n’avaient pas encore pu montrer toute l’étendue du mal, prenait pour fondement de tout le système de la production l’agriculture, l’agriculture délaissée, arriérée, routinière de son temps, développée, fécondée par le machinisme, associée étroitement à l’industrie, rendue solidaire du travail industriel ?

De même, avait-il si tort, en prédisant dans le régime nouveau, la transformation nécessaire pour notre vieille Europe, de l’agriculture en horticulture ? Se trompait-il également en prédisant encore la spécialisation à outrance des cultures ? Ne voyons-nous pas, et de plus en plus, l’agriculture devenir comme une véritable industrie ? Ne voyons-nous pas le régime des grandes cultures s’établir partout dans les mondes nouveaux et, grâce à la facilité des communications, l’Amérique, l’Australie, la vieille Asie elle-même déverser sur nous à des prix inférieurs la masse irrésistible de leurs blés, de leur riz, de leurs troupeaux ? M. Gide rapporte quelque part ce mot charmant et profond de Gladstone à qui des propriétaires anglais se plaignaient un jour de la concurrence des blés d’Amérique : « Faites des roses, leur répondit-il ; les Américains ne vous enverront pas de roses ». Oui, ajoute-t-il, mot charmant et profond : mais il n’est que l’expression pittoresque du système de Fourier et de ses vues d’avenir.

Vues d’avenir ? Vues d’avenir encore, tout ce qu’il nous a prédit des avantages de la grande production, de la division infinie du travail, des abus des intermédiaires, des falsifications des denrées. Vues d’avenir, toutes ces institutions transitoires imaginées par lui pour préparer l’établissement du régime nouveau ; comptoirs communaux, agences communales, entrepôts et docks facilitant l’échange ; sociétés populaires de crédit ; associations coopératives de consommation et de production. Vues d’avenir tout ce qu’il a écrit des progrès nécessaires de la copropriété actionnaire, de la mobilisation du sol et de la propriété ou encore des avantages souverains de la vie en commun - s’il est vrai que de nos jours, comme on en a fait la remarque, tout en haut de l’échelle sociale, c’est, pour les classes riches, la vie d’hôtel, de pension et de club qui, en Amérique surtout et en Angleterre, mais même en France tend à se généraliser - tandis qu’en bas de l’échelle, pour la classe ouvrière, tant d’institutions alimentaires ou autres, à base communiste s’établissent sous nos yeux.

Enfin, si l’on prend le système de Fourier dans sa conception la plus générale de l’organisation sociale - n’est-ce pas une vue d’avenir encore, peut-être ? que cette vision d’un monde couvert d’un réseau de communes sociétaires, de phalanges autonomes et fédérées, produisant pour elles-mêmes leur nécessaire, échangeant sans intermédiaires, sans barrières artificielles leur superflu, universalisant la propriété en la socialisation, garantissant sans contrainte tous les droits de l’individu, et réalisant librement la démocratie intégrale, l’administration libre et directe de tout par tous ?

Mais ne nous laissons pas entraîner, même avec un guide comme Fourier, à forger l’avenir au gré de notre humeur. Reconnaissons simplement qu’il aurait eu le droit, s’il avait assez vécu pour connaître le succès, d’être heureux et fier de tant de confirmation que l’expérience déjà, que la vie ont apporté à ses hypothèses ; et de cette constatation, retenons que Fourier, que ce pauvre commis de magasin, méprisé et raillé de son vivant, vaut mieux malgré ses bizarreries et malgré ses folies, que la réputation que lui font les gens superficiels. C’est le triste sort des inventeurs d’idées de voir leur échapper, et souvent sans retour, leurs plus chères créations, emportées par le monde dans le tourbillon anonyme de la vie. À cette souffrance nécessaire, n’ajoutons pas celle de la méconnaissance. Il y a quelques années, c’était à Paris, dans le jeune musée du Luxembourg, qu’au fond d’une salle exiguë on voyait se dresser la grande et belle figure de notre vieux Fourier telle que Jean Gigoux nous l’a laissée dans un de ses plus beaux portraits. Maintenant, c’est au Louvre, dans une des salles nouvelles, que l’œuvre du maître attend les visites. Mesdames et Messieurs, ce n’est pas seulement la toile de Gigoux, c’est son modèle qu’il nous faut faire passer du Luxembourg au Louvre ; c’est Fourier, c’est la doctrine fouriériste que, de la vie agitée des théories qui flottent au gré des passions dans le conflit de la vie, il nous faut faire entrer définitivement dans cette grande paix de l’histoire qui n’est pas de l’oubli. Il a le droit, il l’a acquis non seulement par la probité de sa vie douloureuse, mais par le rayonnement encore de son œuvre - il a acquis le droit, et c’est par là que je terminerai, d’être traité par nous, Comtois, autrement que comme un fantoche vieillot et singulier - comme un de ces parents pauvres dans la famille de nos grands hommes, dont nous n’aimerions guère à nous faire honneur.