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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

19-40
Médecine et fouriérisme
Les expériences d’Arthur de Bonnard
Article mis en ligne le décembre 1997
dernière modification le 23 octobre 2022

par Desmars, Bernard

Le fouriérisme a reçu l’adhésion d’un nombre important de médecins ; leur présence au sein du mouvement sociétaire peut s’expliquer par l’implication de ce groupe professionnel dans l’observation sociale au travers, par exemple, des topographies médicales, dont les auteurs mettent en relation la mortalité ou la morbidité d’un quartier, d’une ville..., avec les conditions d’existence de la population. Dans ces études, de même que dans celles qui paraissent dans les Annales d’hygiène et de médecine légale, nées en 1829, ils décrivent, sous l’angle de la situation sanitaire, les conséquences de la misère et réfléchissent sur les moyens d’améliorer l’hygiène et la santé publiques ; leur rôle s’accroît sous la Monarchie de Juillet, avec la création des conseils de salubrité. Ainsi, la lutte contre la maladie a pu déboucher sur une analyse des maux de la société, elle-même parfois prolongée par l’adhésion à un projet de réforme sociale [1].

Plusieurs de ces médecins fouriéristes ont eu recours à des pratiques médicales "non-conformistes" : ainsi, le docteur Mure, « disciple de Fourier et de Hahnemann, connu par son zèle pour la propagation de l’homœopathie » ouvre à l’automne 1839 un « institut [...] destiné à la vulgarisation de cette nouvelle doctrine médicale » [2] connue depuis quelques années seulement en France, condamnée en 1835 par l’Académie de médecine et controversée dans le milieu médical. Parti au Brésil pour y organiser une colonie, il s’installe après l’échec de celle-ci à Rio de Janeiro (de 1843 à 1848) où il installe un cabinet d’homéopathie, puis fonde un Institut d’homéopathie [3].

Arthur de Bonnard est un autre exemple de ces médecins fouriéristes, chez qui l’invention sociale se conjugue avec l’innovation thérapeutique, et qui essaient de combiner pratiquement un exercice médical non-conventionnel avec la réalisation du projet phalanstérien. Surtout connu par son action au service des institutions coopératives, des années 1840 jusqu’à la fin du Second Empire [4], il est devenu médecin au lendemain de la révolution de 1830 et s’est rallié au fouriérisme à la fin de la même décennie, tentant d’associer sa pratique médicale et ses ambitions réformatrices, en particulier au sein d’un Institut hydrothérapique organisé sous la forme d’une villa sociétaire. À travers son parcours singulier, on tentera de repérer les affinités qui ont permis cette rencontre entre des médecines alternatives et une utopie sociale, et d’examiner les projets et les réalisations qu’elle a fait naître.

Arthur de Bonnard et la médecine

Arthur de Bonnard est né en 1805 à proximité de Tours ; il fréquente l’École militaire de Saint-Cyr, devient officier en 1824, mais démissionne quatre ans plus tard pour se consacrer à des études médicales qui lui donnent le grade de docteur en 1831. Cette carrière de médecin, tardivement commencée et complétée par des recherches scientifiques, est de surcroît entravée au début de la Monarchie de Juillet ; la mort d’un professeur de médecine, aux travaux duquel il devait être associé, le place dans une situation difficile et suspend ses recherches : « éloigné des corps savants, privé des ressources nécessaires pour confectionner des appareils d’une grande précision, je perdis mon temps à lutter contre mille difficultés » écrit-il quelques années plus tard [5]. D’autre part, son mariage et la pression familiale semblent l’obliger à trouver une situation financièrement plus assurée : il devient en 1833 percepteur des contributions directes, près de Reims, poste qu’il abandonne en 1836, après la mort de son épouse. On le retrouve à la fin de la décennie à Paris, où il exerce son activité médicale, mais en recourant à des techniques hétérodoxes.

Tout d’abord, de Bonnard utilise l’hémospasie, c’est-à-dire le « déplacement pneumatique du sang » [6] par un système de ventouse qui agit sur la circulation du sang, afin d’éloigner celui-ci des organes malades ; de Bonnard n’est pas seulement un praticien, mais effectue des recherches sur cette méthode, parallèlement à celui qui est considéré comme son inventeur au début de la Monarchie de Juillet, Junod. De Bonnard fonde un Institut hémospasique, à Montmartre, dans lequel il poursuit ses expériences, construisant divers appareils qu’il utilise sur des patients avec des résultats incertains [7] L’hémospasie reste d’ailleurs peu diffusée et son efficacité est controversée. Tout comme l’aéropiésie, qu’il développe dans le même établissement, et qui utilise l’air comprimé sur des malades souffrant de maladies respiratoires, en les enfermant dans des « chambres aéropiésiques » [8].

Enfin, de Bonnard achète un établissement médical situé Chaussée d’Antin, les Néothermes, qu’il revend ensuite, mais dont il reste le directeur et dans lequel il pratique l’hydrothérapie ; celle-ci est basée sur des usages internes et externes de l’eau (froide le plus souvent). Après avoir été rénovée par un certain Priessnitz en Silésie dans les années 1820, cette technique est introduite en France à la fin des années 1830 ; mais elle doit affronter l’hostilité de l’Académie royale de médecine et fait l’objet de débats très importants parmi les médecins, souvent critiques à son égard [9] Cependant, Arthur de Bonnard affirme avoir, avant que l’oeuvre de Priessnitz n’ait été connue en France, étudié les usages curatifs de l’eau, avec un brevet déposé dès 1836 ; ce ne serait qu’à partir de 1839 qu’il aurait rencontré des médecins connaissant Priessnitz, complétant ainsi ses propres travaux [10].

La carrière d’Arthur de Bonnard se caractérise donc par une formation tardive et un exercice irrégulier, mais surtout par des choix thérapeutiques assez peu conformes à la pratique médicale la plus répandue. Elle peut d’ailleurs témoigner des difficultés et des incertitudes qui existent au sein du monde médical ; l’entrée dans l’administration fiscale, au moment précis où A. de Bonnard se marie et doit donc assurer des charges familiales, peut être rapportée à « l’encombrement médical » que l’on évoque alors, c’est-à-dire au trop grand nombre de médecins par rapport à celui des patients solvables (plutôt que par rapport au nombre de malades) ; dans ce contexte, analyse l’historien Jacques Léonard, « la concurrence et l’industrialisme font des ravages parmi les diplômés. Des modes curatives se succèdent : "homœopathie", hydrothérapie, galvanisme » [11]. D’autre part, le corps médical est investi d’une responsabilité croissante avec la diffusion des préoccupations hygiénistes, mais reste assez démuni face à la maladie ou, par exemple, aux épidémies de choléra à partir de 1832 ; certains praticiens se tournent alors vers de nouvelles méthodes, malgré l’hostilité des autorités médicales [12]. Ainsi, l’engagement d’A. de Bonnard en faveur de nouvelles méthodes thérapeutiques ne constitue pas un comportement isolé ou insolite, même s’il s’inscrit en marge de la médecine officielle défendue par l’Académie de médecine.

Arthur de Bonnard, médecin fouriériste

Le Nouveau Monde, l’organe de fouriéristes dissidents qui se sont séparés de Victor Considerant, publie le 21 septembre 1839 un article sur l’Institut hémospasique d’Arthur de Bonnard : « Nous venons d’assister à plusieurs expériences dirigées par M. le docteur de Bonnard [...], et nous écrivons ces quelques lignes sous l’inspiration des merveilles qui se sont passées sous nos yeux ». L’auteur de l’article décrit un traitement hémospasique et insiste sur son efficacité ; « et pourtant, le procédé dont se sert M. de Bonnard est aussi simple que magnifique dans ses résultats [...]. La nature fait le reste ; elle équilibre la circulation, rétablit l’harmonie des fluides et rend ainsi la santé au malade ». Enfin, « dans notre prochain numéro, nous laisserons parler M. de Bonnard lui-même, pour qu’il fasse mieux connaître la portée de son nouveau système ». En effet, le 1er octobre il publie un article intitulé « Unité de système - Harmonie universelle - Du sang et de la circulation » ; le 11 octobre, on ajoute de « nouveaux succès à ceux qu’a obtenus A. de Bonnard, que nous compterons désormais au nombre de nos collaborateurs ». Pendant cet automne 1839, Le Nouveau Monde s’intéresse d’ailleurs, non seulement à l’hémospasie utilisée par de Bonnard, ou à l’homéopathie que veut diffuser Mure (autre collaborateur du journal), mais encore au magnétisme avec en particulier une série d’articles publiés d’octobre à décembre, ou à la phrénologie.

Quelles sont les raisons qui poussent ainsi le groupe fouriériste du Nouveau Monde à accueillir favorablement les nouvelles thérapeutiques en général, et les travaux d’Arthur de Bonnard en particulier ? Quelles relations ce dernier établit-il entre ses recherches et les analyses faites par l’École sociétaire ? L’analyse des conceptions médicales de Fourier et de ses disciples demanderait une étude particulière ; on peut simplement ici indiquer les éléments qui ont pu, dans le cas d’Arthur de Bonnard, permettre la rencontre entre ses méthodes thérapeutiques et les idées phalanstériennes.

En 1842, de Bonnard et son associé Geoffroy présentent dans une brochure leur institut de Pont-à-Mousson, qui utilise l’hydrothérapie : « cette méthode [...] suit une marche nouvelle, et [...] procède par l’écart absolu des sentiers battus par nos prédécesseurs » [13] ; la formulation fait bien sûr penser au principe méthodique adopté par Fourier, dès sa Théorie des Quatre mouvements parue en 1808 : « ECART ABSOLU : j’avais présumé que le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines » [14]. À ce propos de Fourier, ainsi qu’à sa dénonciation de la Civilisation, semble aussi répondre le projet énoncé par A. de Bonnard dans un article présentant l’hémospasie aux lecteurs du Nouveau Monde : « je rappellerai dans la vraie route une thérapeutique aujourd’hui boiteuse et impuissante » [15]. À l’économie politique classique et aux médications habituelles, incapables de résoudre les maux de la société ou de soigner les maladies des hommes, doivent se substituer la science sociale phalanstérienne et de nouvelles thérapeutiques. Toutefois, quand il s’adresse à ses confrères médecins auprès desquels il recherche une reconnaissance professionnelle et scientifique, A. de Bonnard modère ses attaques ; il affirme en particulier ne pas prôner l’emploi exclusif de ses méthodes, et trouve des vertus à la médecine classique [16].

Affirmant procéder par une rupture similaire par rapport aux discours dominants au sein de leurs univers respectifs, les idées de Fourier et les théories médicales développées par de Bonnard possèdent également quelques éléments communs, qui, paradoxalement, ne sont pas toujours éloignées de conceptions tout à fait répandues dans le milieu médical sous la Monarchie de Juillet. Ainsi, l’aérisme ambiant dans ce dernier, avec l’importance accordée à la composition de l’air, l’imputation des maladies aux miasmes et aux effluves, se retrouve chez Fourier dans les changements climatiques et atmosphériques qu’il prévoit dans la Théorie des Quatre Mouvements  [17]. Et bien sûr chez de Bonnard, qui, quand il présente l’hémospasie aux lecteurs du Nouveau Monde, écrit : « Je guérirai l’homme malade par la modification multiple, simultanée, mobile ou constante des milieux qui l’environnent » [18] ; il est par ailleurs l’auteur d’un article intitulé « Culture de l’air », paru dans la même revue [19] ; et la place donnée à l’air et à l’environnement est encore plus évidente dans l’aéropiésie et même dans l’hydrothérapie, dont les praticiens insistent sur la salubrité nécessaire de l’air.

D’autre part, formé en partie à Montpellier, de Bonnard a subi l’influence du vitalisme, qui s’est développé dans cette ville au cours du siècle précédent, et a ensuite décliné sans disparaître ; d’ailleurs, il se réfère explicitement à l’un des principaux représentants de ce courant, Bordeu [20]. Là encore, on peut repérer quelques affinités entre certains aspects du vitalisme, les pratiques développées par Arthur de Bonnard et la théorie de Fourier. Ainsi, de Bonnard reprend de ses maîtres montpelliérains la critique des saignées et montre l’intérêt de l’hémospasie : celle-ci « met un terme aux évacuations sanguines, qui, trop multipliées, privent le corps du fluide vital », c’est-à-dire le sang, que les appareils hémospasiques se contentent de déplacer [21]. De même, « le traitement hydropathique a horreur du sang versé ; puisé dans l’observation des lois de la Nature, il renonce aux évacuations sanguines qui ruinent la constitution des malades » [22]. L’hydrothérapie favorise au contraire la reconstitution des forces, grâce à l’exercice physique et à une alimentation abondante qui accompagnent les bains. Ces principes peuvent être raccordés aux propositions de Fourier, exprimées avec plus d’originalité, sur la santé : celui-ci dénonce en effet la Civilisation qui fait dépendre la santé de la sobriété ; en Harmonie, au contraire, la santé sera garantie par la multiplicité des plaisirs, leur variété empêchant l’excès dans chacun d’entre eux. Et Fourier évoque aussi « des cures opérées par des confitures, des raisins, des pommes reinettes, de bons vins » ; ainsi, la médecine en Harmonie sera « une branche de la science dite gastrosophie hygiénique, méthode préservative et curative à la fois, car elle préviendra tous les excès de table, par l’affluence, la variété de bons comestibles, par la rapide succession de plaisirs faisant diversion à celui de la table » [23].

Fourier insiste sur la prévention, favorisée par l’attention apportée à la nourriture, mais aussi par la « gymnastique intégrale et composée », qui participera au plein épanouissement du corps, et par l’hygiène. Ces préoccupations se retrouvent aussi chez le médecin Arthur de Bonnard qui, dans ses brochures, souligne l’importance des activités physiques, exercices et excursions, proposés aux patients. Du reste, là encore, Fourier et de Bonnard rejoignent des débats contemporains sur la diffusion de l’hygiène et sur la gymnastique alors naissante (Amoros a publié, avec un grand succès, son Manuel d’éducation physique gymnastique et morale en 1830, plusieurs fois réédité.

Ainsi, il existe entre l’hémospasie, l’hydrothérapie ou même l’aéropiésie proposées par Arthur de Bonnard, des affinités possibles avec les idées développées par Fourier, qui, malgré la dénonciation de la médecine en Civilisation proclamée par Fourier, ou les critiques plus nuancées émises par de Bonnard sur les thérapeutiques officielles et leurs insuffisances, ne sont pas si éloignées de théories ou de préoccupations répandues dans le monde (aérisme, vitalisme, hygiénisme). Ces affinités peuvent expliquer l’intérêt éprouvé par Le Nouveau Monde pour l’activité d’A. de Bonnard, et aussi l’adhésion de ce dernier aux idées de Fourier et au mouvement sociétaire.

Par ailleurs, la lecture attentive des oeuvres d’A. de Bonnard montre la fréquence de termes et de concepts fréquemment employés par les membres de l’École sociétaire, mais qui ici sont utilisés pour des états de santé, tels que l’anarchie ou l’harmonie. Il ne s’agit pas uniquement de transferts lexicaux d’un champ sémantique à un autre ; utilisant des procédures intellectuelles caractéristiques de Fourier, l’auteur établit des analogies entre les deux univers : ainsi, à la circulation harmonieuse des fluides et du sang, qui assurent le fonctionnement de l’économie du corps, s’oppose l’anarchie, ou l’irritation qui accapare le sang, détruit l’équilibre du corps humain, ce qui provoque « des cris de détresse de la société organique bouleversée dans la distribution harmonieuse des fluides » [24]. La critique de la saignée, déperdition de forces, renvoie au gaspillage inhérent à l’industrie morcelée, à l’incohérence de la Civilisation.

Le lien établi entre activité médicale et conviction phalanstérienne se manifeste de façon très concrète par l’écriture d’articles présentant ses méthodes thérapeutiques dans Le Nouveau Monde, mais aussi par des références au fouriérisme dans une étude consacrée à l’hémospasie paru en 1840 ; celle-ci est publiée à la Librairie sociale, où paraissent de nombreux ouvrages phalanstériens ; d’ailleurs, la quatrième page de couverture présente le Nouveau monde, qui « a pour but de populariser la science sociale et d’accélérer la fondation du premier phalanstère », le Salon d’Études sociales, la Librairie et le cabinet phalanstériens, rue de Bourgogne ainsi que plusieurs titres de fouriéristes (Lemoyne, Harel, Czynski). Dans le contenu du livre, qui a pour but de montrer la valeur scientifique et l’efficacité médicale de l’hémospasie, A. de Bonnard fait explicitement référence à Charles Fourier, de façon laudative, à travers le cas d’une patiente, « Mme Gambard, remarquable par son activité, [qui] se livrait avec une grande ardeur à la propagation de la belle théorie sociétaire de Charles Fourier » ; souffrant d’une irritation de la poitrine, elle bénéficie d’un traitement hémospasique et n’a plus ressenti de douleurs, bien qu’elle « n’ait rien changé à ses habitudes de propagande et de dévouement » [25]. Enfin, le même ouvrage reproduit, dans une longue note, un article paru initialement dans Le Nouveau monde, sur la « culture de l’air » et les conséquences de la composition de l’atmosphère sur l’économie et la société [26]. Ainsi, le traité médical inclut une profession de foi fouriériste.

Cependant, au-delà de ces insertions du fouriérisme dans un livre consacré à la thérapeutique, il reste à observer comment le médecin fouriériste a essayé de réunir ses convictions phalanstériennes avec ses pratiques thérapeutiques.

Du projet texan aux faubourgs de Nancy

Rallié au fouriérisme et plus précisément à ceux qui, avec Jean Czynski, animent Le Nouveau Monde, Arthur de Bonnard fait donc partie des « réalisateurs », qui s’efforcent de mettre en pratique les idées fouriéristes. Il signe en janvier 1840 l’appel à la souscription pour l’établissement d’un phalanstère ; il soutient La Boulangerie véridique, « association mutuelle et combinée de producteurs et de consommateurs » [27] ; élu président du groupe Le Nouveau Monde, du nom du journal, il essaie de mettre sur pied une association commerciale, la « Maison sociétaire de Commission centrale véridique », présentée en décembre 1841, mais qui ne survit sans doute pas au mois de janvier 1842, ou guère au-delà [28]. L’opération est un échec qui absorbe une partie de la fortune d’A. de Bonnard.

Des scissions affectent bientôt le groupe du Nouveau Monde lui-même, ainsi que l’indique de Bonnard dans un ouvrage paru en 1845 [29] : les uns, autour de Mure, partent au Brésil ; d’autres entreprennent de créer une colonie à Citeaux (avec Mme Gatti de Gamond) ; les derniers enfin, parmi lesquels on trouve de Bonnard et Czynski, envisagent un temps de se rendre au Texas et les deux hommes font partie d’une commission chargée de rédiger l’acte de société de la future colonie. Mais des désaccords font abandonner le projet texan, et de Bonnard, à la suite de ces échecs successifs et de la détérioration de sa situation financière, va s’établir dans l’Est de la France, à Pont-à-Mousson [30].

En association avec un certain Geoffroy, qui affirme être l’élève du fondateur de l’hydrothérapie Priessnitz, il dirige un « Institut hydropathique » dont les premières cures signalées remontent à février 1842 ; les brochures rédigées par les deux médecins présentent l’établissement de façon très flatteuse, accumulant les cas de traitements réussis dans un cadre paradisiaque ; le reste de la documentation modère l’appréciation : une lettre au maire de Pont-à-Mousson, dans laquelle les associés déclarent leur intention de fonder un Institut hydropathique [31], ainsi que l’origine géographique des patients signalés dans le bilan des premiers mois, suggèrent que l’activité s’est en fait limitée à de simples consultations au profit des habitants du voisinage ou des villes proches [32]. Et dans une étude sur hydrothérapie parue l’année suivante, le médecin Henri Scoutetten estime que « l’organisation de cet établissement est très incomplète et sa situation dans la plaine et sur la grande route offre de grands inconvénients » ; il relève pourtant que « le traitement hydriatique [...] introduit, depuis 1842, à Pont-à-Mousson, [...] a été accueilli avec un empressement incroyable, par une foule de malades de Nancy, de Metz, de Toul, de Thionville, et d’autres lieux plus éloignés » [33]. La clientèle reste cependant locale et régionale.

Rapidement, des divergences opposent les deux médecins ; Geoffroy se présente comme un « hydropathe pur » et est violemment hostile à l’allopathie [34] ; au contraire, Arthur de Bonnard modère ses critiques envers ses confrères auxquels il s’adresse pour obtenir leur soutien ; dans l’institut qu’il déclare fonder à l’automne 1842, il reconnaît l’utilité de traitements médicaux plus classiques, et souhaite conjuguer l’hydrothérapie avec d’autres méthodes curatives, en particulier l’hémospasie et l’aéropiésie, annonçant l’installation des appareils nécessaires. Visant celui qui, d’associé, est devenu son concurrent, il dénonce les établissements « où dominent des vues mercantiles et toutes d’exploitation », leur opposant ceux dans lesquels, comme le sien, « un véritable esprit médical règne exclusivement » [35]. En fait, l’existence de son Institut hydrothérapique n’est pas assurée, au-delà de quelques consultations données par le médecin ; en juin 1843 encore, il parle de « l’établissement [qu’il] fonde à Pont-à-Mousson », qui « sera nécessairement très avantageux à la ville par les étrangers qu’il attirera chaque année » [36]. Or, peu de temps après, il s’installe dans un faubourg de Nancy, le quartier de Boudonville.

Ce lieu bénéficie d’une réputation élogieuse ; un guide paru en 1844 déclare par exemple que « de tous côtés, on y voit de jolies maisons de campagnes entourées de bosquets et de jardins qui présentent le plus riant aspect » [37]. Les habitants eux-mêmes affirment que « de temps immémorial, la vallée de Boudonville a été considérée et recherchée comme celui de tous les environs de Nancy qui offrait le plus d’attraits, soit pour l’habitation d’été, soit pour la promenade des citadins. Elle devait cet avantage principalement à l’abondance et à la salubrité des eaux limpides qui lui fournissaient des sources intarissables » [38]. Sans doute est-ce cette situation et la qualité de ces eaux qui ont attiré de Bonnard dans ce lieu. Mais celles-ci justement sont menacées, au moment précis où il arrive ; il se retrouve alors mêlé à un conflit entre les habitants et un industriel tanneur et corroyeur, Paquet, dont les activités dégradent le ruisseau qui alimente le quartier dans lequel doit s’implanter le futur établissement hydrothérapique, et qui sépare même ce dernier de la tannerie incriminée : « le ruisseau, réduit presque à rien durant tout le cours de la belle saison, nous arrive complètement altéré par les manipulations de la tannerie [...]. Le ruisseau n’ayant plus d’écoulement continu, nous sommes forcés d’amasser et de retenir devant nos digues cette eau déjà gâtée, huileuse, épaisse et nauséabonde, et de l’y garder pendant des jours entiers, stagnante et exposée à l’ardeur d’un soleil brûlant qui hâte la putréfaction des substances animales dont elle est mélangée ; [...] nous sommes pendant tout l’été, nous, nos femmes, nos enfants, et nos manoeuvres, perpétuellement en présence et en contact avec un véritable foyer d’infection qui envoie ses miasmes insalubres jusque dans l’intérieur de nos habitations, et les répand aussi sur les deux chemins publics qui longent le ruisseau ; foyer d’infection qui, sous notre opinion et suivant toute les vraisemblances, a produit l’année dernière la maladie épidémique qui a fait tant de ravage à Boudonville » [39].

De Bonnard fait partie des pétitionnaires, qui obtiennent gain de cause auprès du préfet en janvier 1844, avec la fermeture de l’établissement (accompagnée d’un délai pour finir les travaux en cours) ; l’affaire n’est cependant définitivement close qu’en février 1846 quand le Conseil d’État, devant lequel Paquet a porté le conflit, confirme la décision préfectorale. Entre-temps, de Bonnard et ses voisins ont encore eu à s’opposer à deux autres industriels, qui ont demandé en juin 1845 au préfet l’autorisation d’installer une brasserie dans les locaux laissés par Paquet ; cette demande est rejetée par arrêté préfectoral en décembre 1845 [40].

Quelle est le rôle de ces problèmes dans la lenteur avec laquelle l’institut hydrothérapique est édifié ? Au début du mois d’octobre 1843, pendant l’instruction du dossier Paquet, de Bonnard écrit au maire de Nancy, confirmant son adhésion à la protestation des habitants, mais souhaitant ajouter quelques éléments supplémentaires concernant ses projets à Boudonville ; il exprime son « intention formelle de transporter [son] établissement [de Pont-à-Mousson] à Boudonville où [il a] déjà acheté une propriété » , soulignant les bénéfices que son établissement pourra procurer à la ville de Nancy, il insiste sur l’incompatibilité entre son activité et la proximité d’une tannerie ou d’une corroyerie « qui corrompent l’air et l’eau, qui sont un objet de dégoût et qui, ne fussent-elles pas insalubres, suffiraient pour éloigner les malades ». Il écrit dans le même sens au préfet, au mois de décembre suivant [41].

Ainsi, la réalisation de l’établissement projeté au moins dès l’été 1843 reste incertaine à la fin de l’année ; sans doute la décision préfectorale de janvier 1844, lève-t-elle une hypothèque. En tout cas, au mois d’avril 1844, des annonces publicitaires parues dans la presse informent que « le docteur Arthur de Bonnard ouvrira son établissement hydropathique le 1er mai prochain. La grande abondance et l’excellente qualité des eaux de Boudonville, qui forment une magnifique chute dans l’établissement, permettront de faire le traitement à l’eau froide aussi bien que chez Priessnitz. L’établissement de Boudonville, assis dans une vallée pittoresque, environnée de promenades agréables, possède un beau jardin, et jouit à la fois des avantages de la ville et de la campagne ». Et le mois suivant, d’autres annonces confirment que l’établissement est effectivement ouvert [42]. Afin de le faire connaître, son fondateur publie en 1844 une brochure de 16 pages, Institut hydrothérapique et villa sociétaire de Boudonville, faubourg de Nancy ; quelques informations sont reprises sur trois pages à la fin d’une exposition de la théorie de Charles Fourier parue en 1845 [43]. À vrai dire, ces textes énoncent davantage des intentions (ils sont conjugués au futur) qu’ils ne prétendent décrire la réalité ; et le premier, dont le second n’est qu’un résumé, a été rédigé au début de l’installation de Boudonville. Ils permettent cependant d’étudier comment de Bonnard a pensé associer l’hydrothérapie et une organisation sociétaire dans un même lieu.

L’organisation de la Villa sociétaire de Boudonville

« Le séjour de notre établissement conviendra aux bien portants comme aux malades ; c’est pourquoi nous avons voulu doubler notre opération, en faisant de notre maison de Boudonville, non seulement un établissement hydrothérapique, mais encore une délicieuse villa, destiné à recevoir des pensionnaires non malades, que nous désignerons sous le nom de SOCIETAIRES » [44]. Pour une pension annuelle de 1200 francs, on sera logé, nourri, éclairé, chauffé et soigné ; les sociétaires disposeront de chambres individuelles, qu’ils meubleront eux-mêmes. Voilà le cadre de l’opération.

L’inspiration fouriériste est nette, dans les intentions comme dans le vocabulaire : tout d’abord, A. de Bonnard s’adresse aux « personnes qui, fatiguées de l’existence monotone et tourmentées de mille petits chagrins qu’on mène dans le ménage morcelé, voudraient faire partie de notre ménage sociétaire ». Ensuite, la villa n’est pas seulement un lieu de repos où s’écoulerait un séjour temporaire et bienfaisant à l’abri des contraintes de la Civilisation : son fondateur offre des avantages particuliers à ceux qui s’engagent à rester des « sociétaires à vie ». Enfin, il ne s’agit pas d’accueillir des individus se côtoyant au sein de l’établissement ; en effet « la vie sociétaire ne tardera pas à faire naître des liens de sympathie ; car dans une société nombreuse, chaque caractère en trouve d’autres, avec lesquels il est en accord harmonique, et qui le consolent des discordes qui peuvent le blesser [...]. Nous ne craignons donc pas de nous tromper en disant que bientôt écloront d’ardentes amitiés, et que sous cet heureux régime de vie, il se manifestera une grande bienveillance des Sociétaires, les uns envers les autres ». Ainsi, les destinataires, la durée espérée du séjour ainsi que les relations sociales qui s’y développeront éloignent la villa d’une simple maison de santé pour la rapprocher de la phalange fouriériste.

Ces intentions se traduisent d’abord dans des caisses organisées au profit des différentes catégories de personnes fréquentant l’établissement ; les fonds proviendront de cotisations prélevées sur les pensions versées par les sociétaires qui, hommes et femmes, éliront un comité de cinq membres chargés de la gestion. La « caisse de prévoyance et d’assurance » protégera « contre le malheur qui atteindrait un des habitants de la villa de Boudonville et blesserait donc sympathiquement tous les autres Sociétaires » ; grâce à cette caisse, ceux qui, par des « causes étrangères à leur volonté » ne pourraient plus s’acquitter de leur pension, se verront aidés, à condition toutefois que leur impécuniosité ne soit pas liée « à une perte faite au jeu ou à une autre cause aussi peu honorable ». Une « caisse de secours » bénéficiera aux indigents ayant besoin d’un traitement hydrothérapique. Et un « fonds de retraite et de récompenses » améliorera le sort des employés et domestiques, favorisant ainsi l’amélioration des relations entre ceux qui, payant les pensions, amènent le capital, et ceux qui fournissent leur travail. « Cette institution, toute de bienfaisance et d’une sage prévoyance, attirera et fixera dans l’établissement, des serviteurs d’élite, qui regarderont leur admission comme une insigne faveur, et qui, désirant avoir sur leurs vieux jours une retraite qu’ils pourront, s’ils le désirent, dépenser dans l’établissement, s’attacheront à satisfaire tous les Sociétaires, par un service parfait ». À la place de « l’antagonisme des intérêts » qui prévaut ailleurs, la « villa sociétaire [...] parviendra à faire naître chez elle la domesticité passionnée ».

Comme chez Fourier, la plus grande attention est portée aux plaisirs, tout d’abord culinaires, et l’on sera « nourri confortablement pour ne pas dire avec luxe, car les malades hydropathes qui mangent à la table commune sont fort exigeants sur cet article ». A. de Bonnard souligne d’abord les charmes du lieu, les jouissances esthétiques procurées par le site et le panorama. D’autre part, les rares indications sur les activités offertes par l’établissement précisent que celui-ci s’abonnera à des journaux et à des revues, comprendra une bibliothèque et « objets d’arts destinés à l’embellissement des salons communs » ; une loge sera louée au spectacle de Nancy, et un voyage à Paris sera proposé aux pensionnaires nancéiens. Et l’agrément du séjour sera favorisé par une « caisse des menus plaisirs », dont les fonds seront employés, « soit à orner et embellir la résidence sociale, soit à donner des fêtes, soit à tout autre usage ayant pour objet le plaisir des sociétaires, dont l’administration [de la Villa] cherchera à embellir l’existence par tous les moyens qui seront en son pouvoir ».

La communauté favorisant des « liens de sympathie » et soudée par des dispositions mutualistes, l’association du capital et du travail, la variété des plaisirs offerts : tout ceci renvoie certes au modèle phalanstérien, mais à un modèle atténué. Quelques aspects centraux de l’oeuvre de Fourier, les passions, les caractères, les groupes et les séries, font l’objet de rapides allusions (« la domesticité passionnée »), ou peuvent être un peu plus longuement évoqués comme ces « caractères » qui se trouvent « en accord harmonique », sans cependant occuper la même place dans l’architecture de la communauté que chez l’auteur du Nouveau Monde industriel et sociétaire  [45]. L’association de la villa sociétaire à un institut hydrothérapique et les activités qui y sont pratiquées induisent d’autres écarts avec le projet phalanstérien ; lieu de soins pour les uns, de repos ou d’agrément pour les autres, l’établissement de Boudonville est éloigné de la sphère productive et les considérations de Fourier et de ses disciples sur le « travail attrayant », « les courtes séances », le « quadruple produit », ... en sont absentes. La vie quotidienne des employés et des domestiques, même améliorée par des récompenses ou envisagée à travers des perspectives de retraite ou d’admission au sein des sociétaires, ne correspond guère à la conception fouriériste du travail [46]. La villa sociétaire est certes d’inspiration fouriériste, mais représente une version mutilée du phalanstère, par souci de rendre le projet plus aisément réalisable, mais aussi à la cause de la spécificité de l’établissement, à vocation médicale.

La médecine attrayante dans la villa sociétaire de Boudonville

Dans les deux documents présentant l’établissement de Boudonville, l’Institut hydrothérapique et la Villa Sociétaire sont nettement différenciées, le texte sur la seconde étant nettement séparé de la description des bienfaits du premier. Malgré l’unicité du lieu, les deux activités paraissent d’abord juxtaposées, sans relation nécessaire ; simplement, certains sociétaires bénéficient, en plus des prestations collectives, d’un traitement curatif adapté à leur maladie. L’association entre l’activité thérapeutique et l’organisation sociétaire peut donc sembler artificielle et contingente. Pourtant, il existe entre ces deux aspects de l’établissement fondé par A. de Bonnard un lien étroit qui justifie leur réunion et s’inscrit dans l’héritage de Fourier.

L’institut d’Arthur de Bonnard élargit son activité bien au-delà de la seule hydrothérapie, car, « en dehors des Pratiques d’eau, il y a l’emploi de divers moyens hygiéniques. Ils comprennent : le régime alimentaire ; la respiration d’un air pur et frais ; l’exposition des malades à l’action vivifiante de la lumière solaire ; l’exercice qui active les fonctions musculaires en calmant l’excitation nerveuse, et qui donne une nouvelle et puissante énergie à tous les mouvements organiques » [47]. Aussi, « comme les établissements hydrothérapique sont en même temps des [établissements] hygiéniques, on peut dire que, sans les guérir toutes, ils conviennent à l’universalité des maladies, et que même les Bien Portants auront un grand avantage à se soumettre à leur règle de vie, afin de se maintenir dans un état de santé qui se fortifiera encore par l’application des lois de l’hygiène, à peu près inconnues des riches, qui vivent trop voluptueusement, et des pauvres, qui cherchent par tous les moyens à gagner le pain de leur misère ». Finalement, la distinction entre sociétaires malades et sociétaires bien portants perd de son sens, puisque les premiers peuvent être guéris par des pratiques hygiéniques qui préserveront les seconds de la maladie. Voici d’ailleurs le traitement proposé : « Admis dans l’établissement, les malades ne sont en apparence soumis à aucun régime médical. Au lieu de bains d’eau froide, on leur donne en pleine campagne des bains d’air, de lumière et d’arôme des fleurs ; la promenade qui fortifie remplace le lit qui énerve ; une confortable et succulente nourriture, que les vaisseaux absorbants du tube intestinal pompent avec avidité, leur est administrée au lieu de médicaments qui répugnent au goût ». Ces prescriptions annoncent l’hygiène intégrale en Harmonie et rappellent les « antidotes agréables à administrer dans chaque maladie » prévus par Fourier [48].

Que fait le médecin pour les malades ? « Il ne tâte pas le pouls, il n’examine pas la langue, il ne les interroge pas régulièrement tous les matins, il a un certain laisser-aller qui trompe, il se montre plutôt homme du monde qu’attentif et scrupuleux disciple d’Hippocrate. Mais il observe sans qu’on s’en doute la marche et les autres mouvements musculaires dont il apprécie l’énergie ; il mesure l’appétit, qui attise le foyer digestif et qui fait ardemment désirer l’heure des repas ; il estime approximativement les quantités d’air qui, à chaque inspiration, vont raviver le sang veineux mis en contact avec l’atmosphère, dans le réseau capillaire des bronches » [49]. Cette représentation de l’activité médicale et des techniques thérapeutiques selon A. de Bonnard rompt bien évidemment avec les pratiques de ses confrères et rejoint les propositions de Fourier sur ce que doit être le rôle du médecin dans le phalanstère : attentif surtout à préserver la santé de ses concitoyens et à prévenir les maladies, grâce à la régularité de l’exercice, à la variété des plaisirs et au développement de la gastrosophie qui concilie santé et plaisir, dans le cadre d’une villa sociétaire.

D’ailleurs, A. de Bonnard, quand il décrit l’Institut hydrothérapique, insère dans son propos médical une longue note dans laquelle il critique la Civilisation qui « viole toutes les lois de l’Hygiène » et « engendre à la fois les maladies du corps et celles de l’âme ». Mais « dans une Période Sociale supérieure à la Civilisation, et vers laquelle [celle-ci] tend avec force, [...] chaque homme se livrera à plusieurs occupations dont la variété le distraira et qui le reposeront par le changement. C’est ainsi que ses organes seront livrés à la GYMNASTIQUE INTEGRALE qui les perfectionnera par l’éducation et par l’exercice, tandis qu’aujourd’hui, au contraire, chez les Travailleurs, quelques organes sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité, tandis que les autres subissent un repos continuel qui produit leur atrophie ».

Ainsi, l’association entre institut hydrothérapique et villa sociétaire, loin d’être une juxtaposition curieuse d’une méthode curative et d’un projet d’expérimentation sociale, s’inscrit bien dans la conception fouriériste de la santé, même si les dispositions de la vie collective peuvent sembler en retrait par rapport au modèle phalanstérien. Le rôle du médecin y est au contraire affirmé avec force : en effet, « au lieu d’être, comme aujourd’hui, un modeste guérisseur qui gagne un salaire pénible et souvent insuffisant, [il] sera le pivot de la Société et son principal législateur », puisque « on respectera l’hygiène comme la morale, et toute loi devra surtout ne pas être opposée à ses règles, qui forment pour ainsi dire la morale du corps. ».

L’essai phalanstérien accueille ainsi logiquement l’hydrothérapie, comprise de façon très large et incluant des pratiques hygiéniques très variées, car, selon A. de Bonnard, elle « arrache les malades aux conditions ordinaires de la vie civilisée, pour les soumettre à une existence active et variée, plus en rapport avec la destinée réelle de l’homme, [et] obtient des succès extraordinaires, dont se rend facilement compte celui qui est familier avec l’étude des Formes sociales, présentes et futures, par lesquelles passera l’Espèce Humaine, et qui ne voit dans les procédés si puissants de la Méthode de Priessnitz, qu’une tendance vers l’Hygiène et la Gymnastique intégrale dont il ne peut, avec trop d’ardeur, désirer et hâter l’heureux événement ». L’hydrothérapie est fouriériste !

Les limites de la réalisation

Il reste cependant à considérer l’exécution du projet, au-delà des desseins énoncés dans deux brochures. L’une d’entre elles indique que « l’établissement de Boudonville peut aujourd’hui contenir quarante personnes, tant malades que sociétaires. Il possède de nombreuses et vastes constructions » qui pourront accueillir entre 120 et 150 personnes ; « mais on comprendra que nous ne faisions aucun agrandissement avant d’avoir sondé l’opinion publique et attendu des adhésionnaires » [50]. Les registres de la population de la commune de Nancy confirment la présence d’A. de Bonnard à partir de 1844 ; il héberge alors un autre médecin hydrothérapeute, Gillebert-Dhercourt, et sa famille ; la présence de plusieurs domestiques suggère que l’établissement doit recevoir des pensionnaires. La même source montre en 1845 une extension des propriétés d’A. de Bonnard qui a été rejoint par sa propre famille ; par contre, Gillebert-Dhercourt est parti. La situation est identique en 1846 ; mais à la fin de cette même année, selon Jean Gaumont [51], de Bonnard repart pour Paris, et sur le registre de 1847, tous les noms d’abord portés sur le registre ont ensuite été rayés, tandis qu’un autre propriétaire est mentionné l’année suivante à la même adresse [52]. Ainsi, ces archives montrent, par l’importance des bâtiments et le nombre de domestiques présents, qu’a été conçu un établissement prêt à recevoir des pensionnaires, ouvert au printemps 1844 et fermé à la fin 1846.

Les autres éléments d’informations disponibles amènent à restreindre l’importance de l’établissement médical et surtout son organisation phalanstérienne. Le texte publié en 1845 par de Bonnard déclare, sans plus de précision, que l’« on a déjà obtenu dans l’établissement [hydrothérapique] des résultats admirables », mais passe rapidement du présent au futur dans l’énoncé des dispositions de la villa sociétaire, suggérant ainsi qu’elle reste encore à l’état de virtualité [53]. L’annuaire départemental de la Meurthe, qui fait la liste des médecins en activité et mentionne quelques établissements médicaux, ne signale pas l’Institut de Boudonville et ignore de Bonnard. Ce dernier ne fait pas partie de la Société de médecine créée à Nancy en 1842. Cette absence dans l’annuaire départemental, cet éloignement par rapport à son groupe professionnel contrastent avec la situation de Gillebert-Dhercourt ; celui-ci, qui a donc travaillé avec de Bonnard en 1844, le quitte pour fonder un autre établissement hydrothérapique, à peu de distance du premier. Propagandiste de l’hydrothérapie, sans rejeter l’allopathie, il adhère à la Société de médecine de Nancy dont il est membre titulaire dès 1845 ; son établissement, la Campagne du Sapin, bénéficie d’une présentation de plusieurs lignes, à fort caractère publicitaire dans l’Annuaire de la Meurthe de 1846 (édité à la fin de l’année 1845) ; dans le même sens, le Dr. Lubanski, qui dirige l’Institut de Pont-à-Mousson à partir de 1844, est membre correspondant de la Société de médecine, qui examine certains de ses travaux, et son Institut est mentionné dans l’Annuaire de la Meurthe de 1847 [54].

A. de Bonnard a pourtant délivré des soins à Boudonville : l’information est fournie par Gillebert-Dhercourt qui, dans un ouvrage paru en 1845, signale des critiques formulées à Nancy à l’encontre de l’hydrothérapie : un malade, après avoir éprouvé une amélioration à la suite d’un traitement hydrothérapique prodigué par M. de B***, a ensuite succombé à un malaise. Gillebert-Dhercourt défend son confrère, en signalant que la maladie dont souffrait le patient était incurable, mais indique que cette affaire a fait beaucoup de bruit dans la ville [55].

Que conclure de l’activité thérapeutique d’A. de Bonnard à Nancy ? L’importance des investissements fonciers et immobiliers, la venue de ses proches, la présence de domestiques dont le nombre est trop élevé pour le seul entretien de la famille de Bonnard, ou même le décès de ce malade, montrent qu’Arthur de Bonnard a exercé son activité. Mais, la rumeur négative à la suite de cet échec (survenu dès 1844 ou au début de l’année 1845), la concurrence précoce faite par son ancien adjoint ont joué en sa défaveur ; et son absence dans l’annuaire départemental comme sa discrétion dans le monde médical nancéien, suggèrent la modestie de son activité.

Dans leur combat pour la reconnaissance de leur méthode, les médecins hydrothérapeutes publient de nombreuses brochures, répétant l’histoire de cette méthode, saluant le génie de Vincent Priessnitz, décrivant les procédés utilisés et multipliant surtout les cas d’observations afin de montrer la valeur médicale du traitement. Ainsi, Jules Bachelier et Lubanski, qui ont succédé à Geoffroy à Pont-à-Mousson, ou Gillebert-Dhercourt, pour prendre des exemples proches géographiquement d’A. de Bonnard, ont fait paraître plusieurs ouvrages, au milieu des années 1840 pour expliquer et diffuser leurs méthodes. A. de Bonnard avait fait de même, dans une brochure rédigée en septembre 1842 à Pont-à-Mousson ; aucune publication de ce genre n’est réalisée lors de son séjour à Boudonville. Et les travaux sur l’hémospasie qui, davantage encore que ceux sur l’hydrothérapie, avaient mobilisé son attention et suscité ses espérances à Paris et à Pont-à-Mousson, ne semblent pas avoir fait l’objet d’articles ou de brochures postérieures à 1842.

Du reste, la notoriété des recherches menées par de Bonnard paraît limitée : l’hémospasie n’a guère eu de succès, et la postérité a retenu le nom de Junod, mais ignoré celui d’A. de Bonnard [56]. Les ouvrages s’intéressant à l’hydrothérapie, dont le nombre s’accroît à partir de 1843, ne contiennent aucune référence aux travaux d’A. de Bonnard [57] ; . Du reste, sa compétence dans ce domaine est apparemment contestée, puisque dans son texte de septembre 1842, il répond à des rumeurs lui déniant tout antécédent dans cette méthode, en publiant un certificat du propriétaire des Néothermes parisiens dont il avait assuré le service médical [58].

Ainsi, les recherches qu’affirme mener Arthur de Bonnard ne retiennent pas l’attention de ses confrères ; et l’établissement dans lequel devait s’expérimenter une conception fouriériste de la santé dans un cadre sociétaire, a échoué. Arthur de Bonnard retourne à Paris où il va exercer sa profession de façon apparemment moins ambitieuse (d’après ce que l’on peut savoir, il ne semble pas avoir tenté de nouvelles expériences scientifiques, ni fondé une nouvelle « villa sociétaire » thérapeutique), mais sans se rallier tout à fait aux pratiques médicales courantes : comme d’autres fouriéristes avant lui, il s’intéresse à l’homéopathie, sur laquelle il publie une brochure en 1866 ; cependant, s’il défend cette thérapeutique, ce n’est plus en raison de ses affinités éventuelles avec les analyses fouriéristes, mais parce qu’elle « rend par la simplicité de ses procédés, des services signalés à la classe la plus nombreuse et la moins favorisée de la fortune [59]. « Médecin des pauvres », selon l’auteur de sa nécrologie [60], il va alors, pendant la Seconde République et dans les années 1860 investir l’essentiel de son énergie dans le développement du mouvement coopératif. Il meurt en 1875.

* * *

La réunion chez Arthur de Bonnard de convictions fouriéristes et de pratiques médicales non-conformistes n’est donc pas fortuite : elle naît d’abord de l’implication du monde médical dans la société. Et, on l’a vu, malgré l’originalité des thèses développées par Fourier, celles-ci ne sont pas si éloignées des débats qui agitent le monde médical ; les préoccupations hygiénistes (même si « l’hygiène intégrale » de Fourier va bien au-delà des intentions des médecins qui se cantonnent à quelques souhaits en matière d’hygiène publique), l’importance accordée à l’atmosphère (les bienfaits attendus de changements climatiques par Fourier étant évidemment ignorés des médecins) offrent des possibilités de rencontre, même si les perspectives du premier et de la plupart des seconds divergent ensuite profondément. Le rôle attribué au médecin, intervenant, non seulement pour guérir les malades, mais pour participer à l’organisation de la phalange en veillant à la variété des plaisirs et à l’entretien du corps peut complaire à un groupe professionnel qui aspire à accroître son pouvoir dans la société [61].

Cependant cette rencontre s’est effectuée dans le cas d’Arthur de Bonnard et de plusieurs fouriéristes (mais pas de tous) sur des pratiques médicales non-conformistes : il y a là, tout d’abord, une coïncidence chronologique, avec l’arrivée en France de nouvelles thérapeutiques au début de la Monarchie de Juillet, alors que la diffusion des idées de Fourier peut enfin s’opérer grâce à la création d’une presse et à la formation d’un groupe de disciples, disposés à recourir à d’autres systèmes médicaux que ceux de la Civilisation ; de surcroît, la valorisation d’une « médecine naturelle » chez Fourier, préférant des aliments ou des exercices aux médications complexes ou aux saignées, a sans doute favorisé l’accueil de l’homéopathie, de l’hydrothérapie, ou encore de l’hémospasie et de l’aéropiésie chez ses amis et continuateurs. Les raisonnements analogiques, les glissements lexicaux ont conforté ces relations.

Enfin, faisant partie des « réalisateurs » du Nouveau Monde, Arthur de Bonnard a tenté de mettre en pratique ses convictions phalanstériennes en utilisant ses connaissances médicales. Ainsi, l’association dans un même établissement de méthodes hydrothérapiques et de dispositions sociétaires ne constitue pas une construction artificielle, mais correspond à un projet cohérent, dans la logique de la conception fouriériste de la santé.