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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

De l’accord négatif à l’écart absolu
Article mis en ligne le 7 avril 2007
dernière modification le 8 avril 2007

par Ucciani, Louis

Un des problèmes majeurs annoncés par Fourier est de savoir comment la pensée est possible en dehors de la pensée. La question revêt la forme de l’absurde et sans doute pourrait-elle y être renvoyée, s’il n’y avait oeuvre. C’est-à-dire prise en compte par une postérité de ce qui fut prononcé. La bibliographie concernant Charles Fourier est éloquente qui traque et signale ses effets. De cela l’œuvre de Fourier a alimenté et alimente toujours la pensée. Or, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, ce qui a suscité pensées et théories, ce qui a précédé savoir et comportements se donne à lire comme une non pensée, une non théorie. La négation est de type épistémologique, dirions-nous depuis Bachelard, en ce qu’elle pose une anti-pensée, une anti-théorie. C’est ce parcours de la négation et de l’expérience du contraire que nous voudrions ici cerner. La question de la possibilité d’une pensée en dehors de la pensée revient à celle de la pensée en dehors de la raison. Folie est de ce genre qui devient aliment de la raison par réduction à elle. La dynamique des choses de l’art est la même quand elles ne prennent sens que dans la récupération par la raison, dans ce qui a nom poétique ou esthétique. Mais qu’en est-il quand ce qui se donne à lire n’est ni folie ni art littéraire, mais se présente comme substitut de la rationalité récupérative ? L’anti-pensée ou l’anti-théorie a pour projet de se substituer à la théorie référente. La question est dès lors peut-on penser en dehors de la raison ? Peut-on se substituer à la raison ? C’est-à-dire non pas dans une rationalité pervertie (folie), ni dans une forme non rationnelle (l’art), mais dans des formes autres qui possèdent néanmoins les éléments de la rationalité : les mots.

L’anti-méthode, ou pensée de substitution, n’est pas un parcours de l’au-delà de la rationalité qu’elle se ferait fort de réduire dans sa puissance liante, mais une autre grille de lecture et de développement des choses. C’est pourquoi son premier pas vise à la stabilisation, à fixer sa base, en regard de ce qui est devenu socle de la raison. Fourier introduit son ouvrage "sur la théorie des mouvements", il fait ce pas, où il jette les bases d’une nouvelle méthode. Mais l’entreprise ne prendra sens que dans le contour de la rationalité de référence. Et dans la mise à nu de ses limites. Les phrases assassines se succèdent qui stigmatisent ce qui pourrait être son plus beau fleuron : la philosophie. Elle est à son tour questionnée [1].

Critique de la philosophie

Mais peut-être, et avant toutes choses, pour Fourier cette autre question du comment la philosophie est-elle encore possible ? C’est-à-dire non pas tant la recherche de son comment originel, et donc de son pourquoi, qui trouve éléments de réponse dans la structure historique dont elle relève : la civilisation, mais bien l’interrogation sur cet encore. Signe de ce qui perdure, de ce qui se répète, encore est aussi et surtout peut être la marque d’une fin, que la répétition reporterait. Pour Fourier il y a fin de la philosophie là où sa matérialisation aboutit à sa propre négation [2], la terreur est de ce registre et 1793 est le signe de la "déroute" de la philosophie (TQM, 183). Pour Fourier en effet la Révolution française est bien la matérialisation de l’aventure philosophique, et, note-t-il "depuis l’impéritie dont les philosophes avaient fait chacun dans leur coup d’essai, dans la Révolution française, chacun s’accordait à regarder leur science comme un égarement de l’esprit humain" (TQM, 74). La philosophie a ce pouvoir énorme de diriger la politique, comme ce fut le cas en Angleterre, ("la plupart des ministres anglais ont été des disciples de la philosophie, qui étouffe toute conception grande, noble et juste" (TQM, 191), mais le passage, s’il ouvre à perversion, au moins a-t-il le mérite de permettre de juger sur pièce et non plus à travers la séduction de l’écriture. La preuve de la validité d’une théorie est dans ce passage. Fourier attendit vainement le "candidat" qui matérialiserait la sienne, les philosophes du XVIIIe eurent leur chance. Qu’elle tournât court, sonnerait leur glas : "Après la catastrophe de 1793, les illusions furent dissipées, les sciences politiques et modernes furent flétries et discréditées sans retour" (TQM, 74). L’épreuve des faits, l’expérience, discrédite le politique et sa science qui dérivant de la philosophie la discrédite à son tour : "il était évident que ni les philosophes, ni leurs rivaux ne savaient remédier aux misères sociales, et que sous les dogmes des uns ou des autres, on verrait toujours se perpétuer les fléaux les plus honteux, entre autre l’indigence" (TQM, 74).

Fonction de la philosophie

Cette discrédition en cascade n’est pas de l’ordre de l’erreur mais bien un révélateur de la fonction de la philosophie. Axe de l’état de civilisation, dans lequel elle a raison [3], la philosophie tend au maintien de cet ordre. Si son dépassement pointe elle s’en trouve elle-même menacée. Susciter le retour de la barbarie dans l’espace de la civilisation c’est pour elle réaffirmer son fondement et sa source et par là se re-situer comme centrale. Tout le paradoxe de la philosophie réside dans sa fonction d’axe, originé dans le sortir de la barbarie, tendu vers le sortir de la civilisation, la progression vers sa fin est sa justification, le ressourcement périodique dans la barbarie est sa façon de perdurer. Elle oscille d’évolutions en évolutions en tentant une gestion du non mouvement, c’est en ce sens qu’il s’agit de comprendre cette formule de Fourier qui dit que les philosophes "ne s’occupent que du passé et du présent" (TQM, 196).

C’est ainsi note-t-il encore que les philosophes ont toujours sous leurs masques d’innovateurs, freiné l’évolution. Le retard pris est considérable, et la tâche est loin d’être accomplie "après avoir employé toutes les lumières anciennes et modernes, (ils) engendrent pour leur début autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits, et font décliner la société civilisée vers l’état barbare" (TQM, 74). Faut-il voir dans l’échec de la philosophie mauvaise foi ou maladresses ? Disons qu’en l’occurrence la conjonction est telle qu’elle tend à l’harmonie des deux motifs. Fourier signale "l’obstination des philosophes à étouffer toute vérité, à dédaigner les symptômes les plus évidents de notre ignorance dans l’art social" (TQM, 194), mauvaise foi certes mais tempérée par cette "secrète honte des résultats de leur système mercantile, mais par amour-propre, ils laissent empirer le mal" (TQM, 211). Ignorance finalement des philosophes qui ne perçoivent dans le but de leur fonction que leur propre anéantissement et jamais son sens véritable. Et quand Fourier est amené à traiter "de l’insuffisance des sciences incertaines" il ne se borne qu’à "signaler l’ignorance de nos philosophes, des buts qu’ils auraient du se proposer" (TQM, 223). Il énumère leur refus du mouvement social, leur fascination pour l’ordre établi : "la chose n’était pas encore arrivée, donc elle ne devait jamais arriver" (TQM, 198). La philosophie est l’art de la gestion de ce qui est, jamais prévision d’un autre ordre et si l’ordre des choses la dépasse et s’impose avant qu’elle ait pu en penser la nouvelle forme, alors elle s’acclimate : "les philosophes, qui interviennent toujours après coup dans le mouvement social, se sont rangés à l’opinion du siècle et ont commencé à prôner l’esprit commercial quand ils l’ont vu dominant" (TQM, 198). Mais si elle sent pouvoir empêcher toute évolution elle s’y attelle ; Fourier note deux occasions où le silence philosophique fut de la plus haute signification. C’est ainsi qu’ "il s’est écoulé vingt siècles scientifiques avant qu’on ne proposât le moindre adoucissement au sort des esclaves" (TQM, 129). La philosophie comme gestion de ce qui est s’interdit de penser la différence et plus encore de la faire émerger. Elle croit "toujours que la science sociale est parvenue à son dernier terme, et que le mieux connu est le mieux possible" (TQM, 125). L’aveuglement est tel, face à cette fascination du "mieux en place" que jamais cette qualité supérieure de la réalité n’est questionnée. Il n’y a pas chez les philosophes de contestation de l’ordre des choses mais toujours justification : les choses sont ce qu’elles sont, tel est leur ordre.

L’esclavage et la femme

C’est ainsi "qu’on n’a vu chez les Grecs et les Romains aucun philosophe proposer des plans pour l’affranchissement des esclaves : jamais ils ne s’occupèrent du sort de ces malheureux, que Vedius Pollion faisait dévorer vivants par les lamproies, quand ils avaient commis la moindre faute, et que les Spartiates égorgeaient par milliers pour en diminuer le nombre quand ils se multipliaient trop. Jamais, les philanthropes d’Athènes et de Rome ne daignèrent s’intéresser à leur sort, ni s’élever contre ces atrocités. Ils croyaient à cette époque que la civilisation ne pouvait pas exister sans esclaves" (TQM, 124-125). Il y a limite de la philosophie dans son savoir circonstancié, encerclé dans la croyance fondamentale à l’ordre des choses. La philosophie gère le monde comme fatalité et hasard. Fatalité dans l’ordonnancement de ces choses distribuées, croit-elle, de façon définitive ; hasard dans la forme de la distribution. Alors qu’il n’en est rien pense Fourier, il y a un sens au monde qui prend nom providence divine. Le monde est en mouvement vers la réalisation de son sens que l’aveuglement philosophique tout tourné vers le maintien occulte : "Nos exagérations philosophiques, notre manie d’athéisme ou d’admiration nous ayant détourné de tout jugement impartial sur les oeuvres de Dieu, nous n’avons su où déterminer les correctifs nécessaires à son ouvrage, ni pressentir les révolutions matérielles et politiques par lesquelles il effectuera ces corrections" (TQM, 101). L’incapacité philosophique se manifeste par delà la méconnaissance du projet du monde, dans sa gestion de lui comme figé : elle ignore le mouvement, la différence n’est prise en compte que comme émergence du hasard dans l’ordre fixe. Fourier prophétise la vision proche des principes occultés dans la philosophie, à travers eux sa fin : "le hasard va bientôt perdre cette haute puissance que lui attribue la philosophie" (TQM, 101). A travers la prophétie c’est toujours l’impéritie, présente et passée, des philosophes qui est visée. Se fermant au sens du monde et de l’univers, afin de se préserver comme tels, les philosophes s’interdisent l’action sur le monde en vue de ce sens. Silence donc sur l’esclavage, comme aujourd’hui silence sur les holocaustes, la philosophie agit comme frein et tend au maintient de l’état qui la porte là où elle ne voit pas que l’honnêteté la dirige vers son propre dépassement. Elle est puissance d’entrave et chaque progression dans le sens, se fait malgré elle : "cependant l’ordre social, malgré l’impéritie de tels guides, fait encore quelques progrès, comme la suppression de l’esclavage : mais quelle lenteur à concevoir et exécuter le bien" (TQM, 129).

L’entrave trouve fondement dans la non-reconnaissance du caractère humain. Dénié à l’esclave il l’est de même à la femme, son attribution limitée illustre l’aveuglement de la philosophie qui toute occupée à définir l’homme n’a jamais su en saisir la richesse matérialisée. Arrimée aux principes de l’état de barbarie la philosophie maintient le lien là où le mouvement du monde tend à la rupture. Et plus que sur l’esclavage le principe moteur tourne autour des pôles et statuts de la femme dans la distribution sociale : "les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes" (TQM, 147). La femme et sa condition décrivent parfaitement les deux états qui cernent celui de civilisation, la barbarie toute tournée vers la négation et l’état d’harmonie qui dans les passions qu’elle suscite illustre son plein épanouissement. La philosophie en tant que gestion de l’entre-deux participe des deux extrêmes, de la barbarie et de l’après. Elle entérine l’au-delà de la barbarie cet état où les hommes sont décrits "bien pétris de méchanceté et d’injustice, ayant des sérails et des esclaves, selon l’usage barbare. C’étaient des pachas ou tyrans d’une lieue carrée, se livrant à tous les déportements" (TQM, 106). Cet état d’origine, dépassement de la sauvagerie, situé à la croisée du patriarcat et de la barbarie, agit comme fascination sur la philosophie, qui plutôt que de viser à son propre dépassement vise son en deçà : "la philosophie veut nous ramener aux moeurs patriarcales" (TQM, 107) qui perdurent dans les représentations générales des chinois et des juifs ("qui sont les nations les plus fidèles aux moeurs patriarcales, sont aussi les plus fourbes et les plus vicieuses du globe" (id.). Alors que la tâche de la philosophie était de structurer l’état de civilisation et de l’accompagner jusqu’à son dépassement, elle n’a su l’accomplir : "comment les philosophes sauraient-ils élever le genre humain au-dessus de la civilisation, tant ils ne savent pas même l’élever jusqu’à la civilisation, c’est-à-dire faire passer les sauvages et les barbares à l’ordre civilisé ?" (TQM, 108). Sa dette était d’atteindre à la sixième période ("les garanties") elle n’a su que travailler à un maintien dans la régression. De l’asservissement de la femme on devait passer à la liberté amoureuse d’harmonie, le passage devait se faire en finesse ("cette sixième période, les garanties, est celle dont l’invention aurait pu échoir aux philosophes, parce qu’elle s’éloigne peu des usages civilisés, et qu’elle conserve encore la vie de ménage, le mariage, la fourberie et les principaux attributs du système philosophique" (TQM, 108).

Mais pas plus que pour l’esclavage les philosophes n’ont su agir pour la femme ("étourderie des philosophes qui n’ont jamais rien su innover en affaires domestiques") (TQM, 144), par étourderie ou par hypocrisie promus au rang de théorie ("Témoin ce J.-J. Rousseau, qui déclame pour faire reléguer les femmes dans le ménage ; tout en avouant qu’il a été un ardent partisan des courtisanes et des beautés débonnaires" [4]. Subsiste que "dans les régions boursouflées de philosophie telles que l’Angleterre, (...) les hommes jouissent du droit de conduire leur femme au marché, la corde au cou, et la livrer comme une bête de somme à qui veut en payer le prix" (TQM, 150). Le passage n’a pas été fait, l’état de barbarie perdure sous les aspects de la civilisation. L’échec obéit à la règle dégagée du maintien de soi, mais en même temps relève par bien des aspects de l’ignorance du but. La fascination pour les racines cache le fruit. Les exemples de Fourier concourent à mettre en place un sottisier de la civilisation où est montré "que les civilisés envisagent toutes choses à contresens" (TQM, 145). Et alors que la voie progressive est ouverte on les voit, accrochés aux quelques bienfaits de la civilisation, empêcher tout dépassement. La puissance de régression de la philosophie est telle, qu’outre sa fascination pour ses attaches barbares, elle accomplit épisodiquement les sauts en arrière : "Ainsi dans une même génération les philosophes auront commis deux fois l’absurdité de faire rétrograder le mouvement social" (TQM, 221). Le retour du régressif se fait dans une multiplication de l’élément progressif qui poussé à l’excès en vient à signifier sa propre négation. C’est ainsi que fonctionne 1793 qui sur une lancée progressive de liberté politique poussée à l’excès "conduisait rapidement l’Europe à la barbarie" (TQM, 222), ou "l’excès de liberté commerciale, qui aujourd’hui nous fait décliner rapidement vers l’ordre féodal" (TQM, 222). La civilisation plutôt que d’aider à l’évolution progressive d’une liberté réussit à la pervertir par exagération. En ce sens quand la philosophie ne peut plus se contenter (sous la pression des événements ou de hasards heureux) de maintenir ce qui est, elle suscite bien le dépassement ("la philosophie avait besoin d’accréditer quelque chimère pour remplacer les discussions théologiques qu’elle a dissipées") (TQM, 221), qu’elle réamorce à son fondement barbare : "Il n’est plus question de sagesse, de vertu, de morale, tout cela est tombé en désuétude, et l’encens ne brûle que pour le commerce" (TQM, 222).

Fascinante barbarie

La perversion est, dans ce cadre, une soumission à la puissance de la racine de la logique porteuse de la civilisation. Son principe, en rupture avec les phases précédentes les côtoie de si près, qu’elle ne se trouve être pertinente que confrontée à elles. C’est en cela que réside pour la civilisation son attirance vers la barbarie. Le défaut est définitif : ("loin d’avoir perfectionné la raison, les modernes tombent de plus en plus dans la démence politique") (TQM, 217) et confine à l’absurdité. C’est ce qui fait de Fourier non pas un théoricien du mieux vivre en l’état de civilisation mais bien un indicateur de son dépassement ("mon but n’est pas d’améliorer la civilisation, mais de la confondre") (TQM, 217). Il s’agit pour lui, dans la dénonciation des sauts à rebours, de montrer le but, comme dépassement, de la civilisation. Faire cesser le ressourcement dans la barbarie et travailler à la sortie hors la civilisation qui n’est pas la fin mais une transition. L’urgence du dépassement ("c’est vraiment aujourd’hui que le présent est gros de l’avenir, et que l’excès des souffrances doit amener la crise du salut") (TQM, 130) lui confère cette certitude de tenir le juste cap et le maintient face au silence.

Progression et régression

Les voies de sortie ont été soigneusement évitées, et de même que l’ouverture sur le garantisme n’a pas su être saisie par la civilisation si mal guidée par ses philosophes, ils n’ont pas su, ou voulu saisir les autres dépassements qui se présentaient à eux. Ainsi l’émergence de la Franc-maçonnerie leur indiquait une voie à rebours qui leur aurait permis de repartir sur de nouvelles bases, de retrouver, dans leur travers de ressourcement, la voie évolutive. Mais pour cela il leur aurait fallu devenir ennemis de la civilisation, en prendre la maîtrise et non pas se laisser emporter et dominer par elle. "Ecrasés par la civilisation, ils devaient attaquer la civilisation sur le point faible, sur la servitude amoureuse ; et pour la détruire il fallait créer un culte de l’amour, culte dont les philosophes se seraient établis prêtres et pontifes. La société maçonnique leur en offrait les moyens s’ils avaient su la saisir et la diriger" (TQM, 183). Cette voie présentait l’avantage de partir des travers du ressourcement et donc de ne pas imposer un changement radical à l’activité philosophique. Mais il s’agissait de savoir s’arrêter dans la voie à rebours, de la stabiliser avant qu’elle ne retrouve la barbarie : retrouver les premiers penseurs de l’ordre civilisés, ceux qui avaient franchi le premier pas dans la voie progressive. C’est-à-dire non plus penser la civilisation dans sa confrontation à l’état antérieur, mais bien comme un ordre ayant résolu la confrontation : "en passant à l’état sacerdotal, les philosophes n’auraient fait que revenir au point d’où ils sont partis, car ils étaient dans l’antiquité des acolytes du culte mythologique" (TQM, 183). L’erreur de la philosophie manifestée dans sa soumission à l’ordre civilisé, est de se penser uniquement dans la confrontation et jamais comme être en évolution ayant résolu la confrontation et tout tourné vers son propre dépassement. Erreur de cap, dans le maintien de la confrontation, plutôt que de la diriger vers l’état d’avant, la tourner contre soi, le résultat en est que ce qui ne devait être que "maladie temporaire" a perduré, la civilisation "s’est prolongée deux mille trois cents ans de trop, par l’inadvertance ou l’orgueil des philosophes" (TQM, 82).
Pourtant la voie progressive, bien qu’entravée, poursuit sa lente évolution. Des stades sont franchis et des pistes s’ouvrent dans la logique même de la civilisation, les traquer avec vigilance pourrait être l’obligation des théoriciens. Et bien que ce ne soit pas son propos explicite tout dirigé vers une subversion, Fourier les indique au chercheur non pressé. C’est ainsi que le développement de la philosophie en morale et politique est une phase résolue, y revenir est une régression de ressourcement dans la confrontation : "déjà la politique et la morale se sont anéanties l’une par l’autre, dans les révolutions du XVIIIe siècle" (TQM, 174). Mais la perfidie philosophique ne s’en est pas arrêtée pour autant, un stade nouveau a été généré, "une science mercantile leur a survécu, c’est l’économie politique" (TQM, 174). S’il y a positivité en ce qu’il s’agit d’un dépassement, l’aspect négatif l’emporte néanmoins là où les forces vaincues adhèrent et alimentent le nouveau courant : "Quels intérêts ont pu décider les philosophes, ces fougueux apôtres de la vérité, à se ranger au XVIIIe siècle, sous les drapeaux du mensonge, c’est-à-dire du commerce" (TQM, 199) ? La philosophie vaincue s’est prostituée et s’est offerte aux dieux du commerce : "les presses gémissent, les livres se vendent, et le but philosophique est rempli" (TQM, 199). Tandis que le passage à ce nouveau stade de la désolation théorique se fait l’Angleterre échoue, guidée par ses ministres pervertis de philosophie, dans l’exploitation du monopole qui aurait permis "de donner au globe entier une organisation régulière qui eût acheminé vers la 6e période" (TQM, 191).

Face au dernier danger de régression que constitue l’économie, des possibilités matérielles laisseraient entrevoir une poursuite évolutive, mais là encore il s’agit de lutter contre la puissance régressive de la philosophie. Le monopole qui "tourne à l’entière confusion de la philosophie" (TQM, 193) géré avec maîtrise offrirait "moyens de salut et d’unité (...) au globe" (TQM, 193).

Les petitesses philosophiques

La capacité de frein de la philosophie, mais aussi son talent à la fusion qui lui fait "vanter les saints du jour" (TQM, 200) ce que Fourier nomme ces "petitesses philosophiques" qui nous font "manquer les plus belles occasions" (TQM, 193) conduit à la penser sous une constellation de descripteurs peu élogieux [5]. Mais de même incite à tenter de cerner son mode de fonctionnement interne. Les trois vices pivots autour desquels se développe la philosophie sont "l’uniformité, la tiédeur et la médiocrité" (TQM, 139). Ces trois catégories de la mollesse sont "les trois ennemis naturels des passions et de l’harmonie, puisque l’équilibre des passions ne peut s’établir que par un choc régulier des contraires (TQM, 139)". Dans la structure de fonctionnement dégagée décrivant le ressourcement périodique face à l’éclosion aléatoire de la différence, les trois qualificatifs décrivent le maintien et la stabilisation en équilibre minimal des forces de tiraillement. Entre barbarie et harmonie se tient le fil philosophique annihilateur de toute différence de surface (uniformité), de contact (tiédeur) et d’esprit (médiocrité). Alors que sa situation de lien voudrait l’opposition, "le choc régulier des contraires", l’option choisie en vue de la stabilité l’efface. La philosophie est trompeuse dans son apparence, là où par exemple Fourier fait la différence entre l’aspect littéraire et l’aspect traité de la production philosophique : "l’heure fatale est sonnée, que leurs immenses galeries de volumes vont tomber dans le néant ; que les Platon, les Sénèque, les Rousseau, les Voltaire et tous les coryphées de l’incertitude ancienne et moderne, iront tous ensemble au fleuve d’oubli ? (je ne parle pas de leurs productions littéraires, mais seulement de ce qui touche à la politique et à la morale )"( TQM, 81). Dans son contact là où elle gomme son aspect critique et se fond dans l’environnement le plus contraire à elle : les philosophes "ont hésité entre la flagornerie et la critique ; enfin, le poids de l’or a emporté la balance ; ils sont devenus définitivement les très humbles valets des marchands et les admirateurs de la science mercantile qu’ils avaient tant persiflée" (TQM, 200). Dans son esprit enfin où plutôt que de viser la fin des choses, elle s’impose sa propre limite et les décrit insaisissables comme par définition. "La nature, disent les philosophes, est couverte d’un voile d’airain, que tous les efforts des siècles ne sauraient percer" (TQM, 129). Ce qu’en marge Fourier annote : "je ne cesserai de leur reprocher ces opinions" (id.). L’abandon des philosophes, traîtrise suprême à l’esprit outre qu’il communique "le découragement" (id.), confirme la philosophie dans sa tendance au non mouvement, dans ses déclamations "contre l’esprit de conquête" (TQM, 193). Le voile d’airain n’est, pour Fourier, que la manifestation du préjugé sur l’esprit. Il l’enferme dans un "triple voile formé par les rêveries métaphysiques, politiques et morales" (TQM, 232).

C’est en ce sens que philosophie et sciences dérivées ne visent jamais à l’expression de la vérité mais se cantonnent à développer des rêveries. Dans celles-ci un mouvement évanescent, tout juste suggéré, mais jamais sa réalité : le mouvement est contact et suppose la guerre, comme confrontation à la différence, et non pas de cette confrontation philosophique qui rejoint le jeu, comme retour à une confrontation résolue. La rugosité du contact s’abolit dans le Mou, et s’il arrive à l’investigation philosophique d’écarter un coin du voile alors la mollesse prend le dessus : "Pourquoi donc les philosophes ont-ils molli près de cette nature qui les agaçait en leur laissant soulever un coin du voile ?" (TQM, 129)

La cataracte philosophique

Il y a de la part de la philosophie une fascination de l’aveuglement issue de son origine dans la rêverie, mais aussi d’une malformation de son organe dans ce que Fourier nomme la "cataracte philosophique". Il s’agit de la lever afin que l’humanité retrouve son destin. L’oeil du civilisé, à travers la philosophie, ne sait pas même identifier son objet, s’il parle de l’humain c’est pour le réduire à lui-même, soumis qu’il est à sa polarisation ethnocentrique : "Auteurs des sciences incertaines, qui prétendez travailler au bien du genre humain, croyez-vous que six cents millions de barbares et sauvages ne fassent pas partie du genre humain ? Cependant ils souffrent ; et qu’avez-vous fait pour eux ? Rien. Vos systèmes ne sont applicables qu’à la civilisation" (TQM, 224). Le critère est ici. La philosophie a échoué là où elle s’agite au maintien d’un ordre qui pérennise la souffrance, celle des exclus de la civilisation, mais aussi celle de ses propres ouailles qui prend l’aspect de l’inquiétude : "une inquiétude universelle atteste que le genre humain n’est point encore arrivé au but où la nature veut le conduire" (TQM, 81). Escompter la résoudre dans l’abolition du mouvement n’est qu’une autre illusion ("si vous croyez de bonne foi que la médiocrité puisse remplir le cœur de l’homme, suffire à son inquiétude perpétuelle...") (TQM, 175).

L’alternative : l’accord négatif

L’entreprise de Fourier, iconoclaste dans ce premier temps va poser une alternative. Face à l’échec de la philosophie il en tente une autre dont il pose les jalons. Peut-on penser en dehors de la pensée ? La question nous porte. La désolation suscitée par la pensée condamne-t-elle toute pensée ? En fait de l’observation d’elle Fourier va dégager les possibilités d’une anti-pensée. La philosophie décryptée dans sa fonction de maintien aboutit à un paradoxe de perfectibilité. Se donnant sa propre fin et n’obéissant pas à son destin, qui voudrait qu’elle se sabordât dans l’accès à son propre dépassement. Se refusant à être savoir et mode d’être transitoire de la barbarie à l’harmonie, elle occulte son être transition, le pervertit et le promeut achèvement. La philosophie devient sa propre fin, la civilisation, son écrin, l’illustration de l’achèvement matérialisé. La perfection n’est pas, pour elle, à chercher dans le dépassement de la civilisation mais bien en elle : "Ainsi ont calculé les philosophes, quand ils ont imaginé de nous dire que la société civilisée était la perfection du perfectionnement de la perfectibilité" (TQM, 152, note 2).

La philosophie pense dans cette perspective son achèvement non pas dans son dépassement mais dans l’accès à ce que Fourier nomme l’accord négatif. Où il faut voir une ataraxie généralisée. La dialectique de la tiédeur, de l’uniformité et de la médiocrité une fois achevée ne laisse qu’un espace net de mouvements antagoniques. Ce but de la philosophie combiné à la civilisation comme perfection, désigne l’accord négatif mode d’action vers cette perfection et sa réalisation comme bien négatif : "la théorie des philosophes ne tend qu’à l’accord négatif, qu’à empêcher la discorde des ménages, bourgs, villes, provinces, royaumes et empires. Si du moins ils arrivaient à ce but on pourrait louer leurs théories comme produisant l’absence de discorde, le bien négatif" (TQM, 156).

La contre-pensée ne se donnera pas pour fin son propre maintien combiné à celui de la civilisation. Mais elle pensera son propre dépassement et visera non plus à un aplanissement des forces antagoniques mais à leur gestion harmonieuse. Il s’agit de penser, en dehors de toute perspective dialectique, les conditions de développement. Si la dialectique conduit, dans le meilleur des cas, au bien négatif, c’est-à-dire à l’aplanissement des conflits, la contre-pensée les stimulera de telle sorte qu’ils aboutissent à une démultiplication harmonieuse. La dialectique pense la réduction de la différence la contre pensée sa diversification. Le projet possède l’intérêt de la novation, car si la perspective philosophique a certes déjà développé le mode de démultiplicateur, c’est toujours dans l’optique de le parcourir à rebours. Le multiple est le stade advenu qu’il s’agit de remonter jusqu’au stade initial. Tandis que pour Fourier la multiplicité de l’advenu est son principe poursuivre la démultiplication est le but. Si Dieu est l’unique de l’origine il n’y a pas déperdition de lui dans l’image démultipliée mais bien sa décision, le retrouver passe non pas par la réduction du multiple à l’un mais par la continuation de l’impulsion multiplicatrice. Dès lors le mode de la contre pensée sera celui de la cristallisation.

Contre-méthode : l’analogie

Fourier est dès le départ convaincu que la contre pensée, dont un des buts est de déposséder la philosophie, doit se munir d’une contre-méthode. L’utilisation de la logique philosophique ne saurait lui être que fatale. Néanmoins la raison si elle conduit certes aux "petitesses philosophiques" n’en a cependant pas moins rempli un quart, Fourier corrigera un cinquième de ce qu’elle devait accomplir. La raison serait performante mais que de détours et de temps perdu à ses sempiternels retours sur les racines. Et si certes les choses doivent être accomplies chacune dans son temps (TQM, 129) et que donc il ne faut en aucun cas mettre la charrue avant les boeufs, la pérennisation de la raison dans son état la condamne : "nous sommes restés vingt trois siècles de trop dans les ténèbres philosophiques et les horreurs civilisées" (TQM, 157).

A son crédit toutefois ce cinquième de la quête. Le monde selon Fourier est un mouvement constitué de quatre niveaux combinés. Chacun d’eux, mouvement lui-même, obéit à sa propre régularité. Connaître chacune des régularités et déterminer leur combinaison décrit le mouvement du monde et ouvre sur la possibilité d’une prospective. Certes Fourier eut la surprise de cette dernière faculté ; elle découlait, en dehors de toute intention préalable, de la théorie ("Moi-même lorsque je commençai à spéculer sur cet objet, je n’aurais jamais présumé qu’un si modeste calcul pût conduire à la théorie des destinées" (TQM, 76). L’étonnement de Fourier naît de ce que la raison n’a, tout le temps qu’a duré son règne, jamais pensé le monde sous cette combinaison, et ce qu’il présente comme son idée force est un recentrement de l’investigation autour de cette vérité : "que la Théorie des quatre mouvements, social, animal, organique et matériel, était l’unique étude que devait se proposer la raison" (TQM, 71).

La raison a montré sa pertinence en établissant la régularité du quatrième mouvement : le "mouvement matériel, dont Newton et Leibniz ont dévoilé les lois" (id.). Son incurie provient de ce qu’elle n’a pas su investir les autres champs, son fourvoiement de ce que les philosophes ont considéré le mouvement social comme abouti, et donc comme mouvement stabilisé. Elles n’ont pas trouvé la ligne de traverse, harmonique, qui combine les quatre mouvements. Alors qu’en fait il suffit d’en posséder un pour voir que les autres "s’emboîtent" en lui. Ce que les philosophes n’ont su accomplir à partir de la connaissance du mouvement matériel, Fourier le réalise à partir du mouvement passionné dont il note l’analogie de fonctionnement au mouvement matériel : "je reconnus bientôt que les lois de l’attraction passionnée étaient en tout point conformes à celles de l’attraction matérielle, expliquées par Newton et Leibniz ; et qu’il y avait unité du système de mouvement pour le monde matériel et spirituel " (TQM, 79). Ce transfert par analogie d’une régularité à l’autre, dans lequel nous ne voyons que l’application d’un même outil à différents champs de sa compétence est, pour Fourier, le critère de la méthode. Celle-ci devient le fondement d’une "nouvelle science fixe : l’Analogie des quatre mouvements matériel, organique, animal et social, ou analogie des modifications de la matière avec la théorie mathématique des passions de l’homme et des animaux" (TQM, 80). L’Analogie signifie, outre la correspondance des régularités, avec plus de précision l’exportation d’une ligne de référence (théorie de la matière) à celle réunissant les autres régularités (théorie mathématique). La faille de la raison est là où elle a su déterminer l’équilibre par l’attraction des astres, mais plutôt que d’arrêter sa progression à l’analyse de l’outil qui lui avait permis cette découverte, elle aurait dû l’exporter aux autres mouvements. C’est dans ce correctif que Fourier situe sa découverte : "je soupçonnais que cette analogie pouvait s’étendre des lois générales aux lois particulières ; que les attractions et propriétés des animaux, végétaux et minéraux étaient peut-être coordonnées au même plan que celles de l’homme et des astres" (TQM, 79). Mais en même temps il indique une dérivation de l’ordre matériel et humain aux autres, telle que ceux-là deviennent la généralité dont ceux-ci sont les particuliers. C’est donc aux particularités que la théorie mathématique doit forger lien, afin que devienne possible le passage de cette mathématisation à celle de la généralité. En ce sens nous comprendrons cette assertion de Fourier : "la théorie des attractions et répulsions passionnées, est fixe et applicable en entier aux théorèmes de géométrie" (id.), comme moment de la subsomption de la généralité sur un élément de la grille liant les particularités.

L’hiéroglyphe

Poussée dans son application l’analogie de Fourier retrouve les constantes de l’analogie traditionnelle, notamment le jeu sur les similitudes de construction. Rappel de la formule du tout est dans tout, répercussion du macrocosme dans le microcosme : "on a fort bien pressenti que le corps humain est un abrégé du mouvement de l’univers" (TQM, 232). Et si le symbolisme est la table des nomenclatures pour une analogie traditionnelle, Fourier lui substitue ce qu’il nomme théorie des hiéroglyphes. On y accède dans l’abandon des qualités philosophiques dont le préjugé et la modération. L’analogie comme théorie fonctionne dès lors comme théorie de l’excès sans auto-référence. C’est ainsi qu’elle permet le passage d’un mouvement à l’autre. Le mouvement des astres (référence) trouve son analogie (sous forme d’abrégé) dans le corps humain qui lui-même, corps social, trouve analogie (par le biais de la transition hiéroglyphe) dans le mouvement animal : "la ruche et le guêpier son contraire peignent l’ordre politique d’harmonie et de civilisation" (id.). Dans l’analogie Fourier trouve l’axe transversal des différents mouvements et distribue les régularités de l’un à l’autre, complétant ainsi le manque issu d’une investigation localisée dans un seul mouvement : "Sur cette analogie des trois règnes avec les passions, j’ajoute un exemple tiré de l’anatomie du corps humain, qui est un tableau général de l’ordre combiné" (TQM, 231). La méthode, comme renvoi d’un monde à l’autre, d’une régularité à l’autre, technique des hiéroglyphes, opère par trois registres d’explication. Ceux-ci qui dans le champ de la raison pourraient être la différence, l’identité et la dialectique deviennent dans la langue de Fourier contraste, alliance et progression (TQM, 230). La pensée hors la pensée acquiert dans cette formulation une dimension par delà toute rupture. En effet si la rupture affirmée (différence), comblée (identité), en mouvement (dialectique) est la ligne de force du triptyque rationnel, celui de la contre-pensée s’harmonise autour du même, de la non rupture. Contraste, alliance et progression gèrent chacun l’idée du même singularisé (contraste), réuni (alliance) ou en mouvement (progression). Revient à l’esprit la critique faite à la philosophie qui, pensant la civilisation comme fin, nie le mouvement, comme rupture d’avec l’état sauvage et barbare, s’interdit la pensée du contraste. Tout comme son incapacité à faire le saut d’une régularité à l’autre (d’un mouvement à l’autre) est non pensée de l’alliance.

Les Pivots

L’élision de la rupture constitue, par delà celle de Fourier, une constante de la perspective de toute analogie. Et en même temps son plus grand défaut : "l’analogie se caractérise (...) par une oscillation, pour elle constitutive, entre la ressemblance qu’elle signifie et la dissemblance qu’elle enjambe sans toutefois la réduire" [6]. Fourier rendra possible l’enjambement dans la découpe du monde en quatre ou cinq mouvements (suivant qu’il intègre l’aromal aux quatre autres) dont chacun d’eux doit posséder sa propre cohérence ("il y a des ménagements à observer quand on introduit un caractère d’une période dans une autre, comme quand on transporte une plante dans un climat qui n’est pas le sien" (TQM, 122). Chaque mouvement structure sa cohérence autour de pivots ("il y a dans chaque période un caractère qui forme Pivot de mécanique et dont l’absence ou la présence détermine le changement de période" (TQM, 123). Chacun d’eux devient dans la perspective analogique de réunion des quatre mouvements le relais d’un enjambement autour d’un pivot central [7]. "Le Passionnel ou Type qui est Pivot des quatre Mouvements cardinaux, de l’Instinctuel, de l’Aromal, de l’Organique, et du Matériel ou newtonien" (TQM, 321). Le Pivot ou Type, c’est-à-dire axe de référence, permet d’effectuer le saut entre les mouvements et réduit à sa façon la dissemblance comblant ainsi la lacune de toute analogie. Le rattachement à l’axe pivot est considéré par Fourier comme ce qui harmonise sa découpe en mouvements du monde, c’est ce qui va lui conférer cohérence. Mais en même temps, c’est ce qui va imposer l’Analogie comme nouvelle théorie, contre la philosophie mais aussi dans un dépassement des travers des analogies (comble de la dissemblance). Cette exigence de cohérence sera exploitée après coup, en effet Fourier note qu’en 1808 il ne connaissait pas la théorie des pivots, pas plus d’ailleurs que la critique : "les beaux-esprits qui firent des plaisanteries sur les quatre Mouvements auraient, certes, mieux fait de rectifier ces erreurs ; ils pouvaient me prouver que j’oubliais le Mouvement aromal, et que je plaçais mal à propos le passionnel sur la ligne des quatre autres, dont il est Pivot et type" (TQM, 319-320).

Ignorer la fonction pivotale qui confère force et référence à l’Analogie, c’est sombrer dans le travers de la raison illustré par les philosophes "qui sont tous tombés dans une plaisante erreur ; ils ont oublié dans chaque science le problème fondamental, celui qui est le pivot de la science entière" (TQM, 181). Mais c’est aussi et surtout s’interdire la pensée du même et la possibilité du transbord. L’analytique devient l’illustration de l’omission par "étourderie méthodique" (TQM, 144 et 182) du Pivot, et se présente comme un raisonnement à pertinence réduite, du moins en l’absence de la reconnaissance de notions pivotales. Et son rejet par Fourier n’aura support que dans ce manque.

D’où cette utilisation d’elle dans ce qui pourrait sembler dérision : "établissons (...) la hiérarchie du cocuage et portons dans ce grave débat le flambeau des méthodes analytiques qui selon les philosophes sont la route de l’auguste vérité (TQM, 144), ou encore contre elle : "appliquons à la conduite de ces savants les méthodes analytiques qu’ils veulent appliquer partout" (TQM, 199). C’est toujours ce manque qui conduit au rejet de la raison, qui, en soi, n’est aucunement coupable de ses débords, seule la persévérance de l’omission la pervertit. C’est pourquoi Fourier lui accorde pleine confiance là où elle s’exprime à plein, là où elle sait poser les questions, comme dans les mathématiques ou dans l’investigation du mouvement des astres. C’est encore pourquoi il offre la vastitude du champ d’investigation qu’il ouvre à la sagacité des savants : "n’ayant pas les lumières nécessaires pour développer ces sciences, je n’en prendrai pour moi qu’une seule, celle du mouvement social : j’abandonne toutes les autres aux érudits des diverses classes qui s’en composeront un magnifique domaine" (TQM, 80).

Que sais-je ? : l’expérience du doute

C’est dans sa science propre que Fourier sera le plus critique vis à vis de la philosophie et de ses méthodes. C’est ici qu’il repérera l’absence des Pivots et tout le poids des préjugés. Que les philosophes ne se sont-ils arrêté à l’interrogation d’Aristote, plutôt que de couvrir ouvrages sur ouvrages : "Aristote l’un de nos sages les plus vantés, regardait en pitié ses propres lumières ; sa devise était Que sais-je ? C’est sans doute ce qu’il a dit de mieux. Les modernes inclinent peu à une telle modestie, et pourtant sont-ils plus savants qu’Aristote en politique sociale ?" (TQM, 181). Réponse : Non, la réalité des passions est la même, les problèmes se posent avec la même urgence alors : "fut-il jamais de siècle où les savants méritassent mieux la devise Que sais-je ?" (id.).

Penser en dehors de la pensée, devient pour Fourier penser selon le rythme de l’Analogie en dehors de l’analytique. A l’enchaînement des raisons, il opposera la digression, de dissertations en raisonnements (TQM, 198) sans aucune crainte de choquer les philosophes mais en prenant quelques soins des autres lecteurs. L’adhésion du lecteur confiant sera tempérée par les sceptiques qui "auront une ombre de raison jusqu’à la démonstration" (TQM, 162). La digression offre ainsi son plan qui verra la démonstration être assénée en dernier lieu, auparavant des tableaux prospectifs, "la perspective avant la théorie" mais dans l’évitement de toute provocation scandaleuse ("le débat heurterait les préjugés") (id.).

La présence de la théorie, de son appareil démonstratif et de raisonnement entre en opposition avec la Raison des philosophes dans son fondement. Fourier part des limites de la méthode philosophique qu’il voit notamment dans le préjugé ("les Philosophes (...) sont les appuis et les prôneurs des préjugés, tout en feignant de les combattre") (TQM, 73). Le préjugé qui se résume à croire impossible ce qui n’a jamais existé (TQM, 76) est à sa façon pivot de la rationalité, c’est autour de lui que la dynamique du retour, du ressourcement est possible. Or ce qui le maintient c’est l’expérience originelle incomplète du doute. Ainsi Descartes "tout en vantant et recommandant le doute, (...) n’en avait fait qu’un usage partiel et déplacé" (TQM, 74). Douter de sa propre existence est de cette malséance. Et si la critique contemporaine de la rationalité peut regretter que Descartes ne soit pas allé jusqu’au bout de cette mise en doute de sa propre existence, Fourier ne la suivrait certes pas là où il pense qu’exercer doute sur l’évidence réalimente et alambique "les sophismes des anciens" (id.). L’aspect partiel du doute des philosophes après Descartes réside dans l’inscription du préjugé. Il s’applique inutilement à ce qui est indubitable et laisse au rang de ce qui ne peut être mis en doute son propre discours. La philosophie ne se met pas en doute pas plus qu’elle ne doute de la civilisation, leur existence propre en serait menacée : "il faut, dit Fourier, appliquer le doute à la civilisation, douter de sa nécessité, de son excellence, de sa permanence. Ce sont là des problèmes que les philosophes n’osent pas se proposer, parce qu’en suspectant la civilisation, ils feraient planer le soupçon de nullité sur leurs théories qui toutes se rattachent à la civilisation, et qui tomberaient avec elle..." (TQM, 75). C’est dans le doute appliqué au support même de la pensée que réside son absolutisation : comment penser en dehors de la pensée ? Celle-ci fondée sur un doute partiel, qui la laisse sauve, sur un doute partial qui simule la remise en cause d’elle ("les successeurs de Descartes ont encore moins que lui fait usage du doute ; ils ne l’ont appliqué qu’aux choses qui leur déplaisaient") (TQM, 74-75) s’arrime à l’espace sauvegardé du préjugé.

L’écart absolu

La mise en doute absolu de la civilisation et de la philosophie conduit à leur abandon. Elles sont éteintes et ne subsistent plus que comme traces, les questions traitées par elle sont épuisées : "je présumai que tout sujet qu’ils avaient traité devait être complètement épuisé" (TQM, 75). Penser en dehors de la pensée nécessite cette mise à l’écart volontaire du sujet. Par cette opération les objets de la pensée deviennent vains et redondances du préjugé ; alors penser en dehors de la pensée trouve possibilité à partir de cet écart absolu du sujet dans le penser contre : "je pris donc à tâche de me tenir constamment en opposition avec ces sciences" (id.). Mais aussi et surtout dans le penser ailleurs : "je résolus de ne m’attacher qu’à des problèmes qui n’eussent été abordés par aucun d’entre eux" (id.).

La mise en place de ce clinamen du sujet par rapport au discours qui le porte éclaire la raison des philosophes comme ce qui se réalimente sans cesse à sa propre source et promeut diallèle la pensée. Penser hors d’elle ne passe pas par la remise en cause du sujet, mais par une prise de distance d’avec son support, par l’opposition, et finalement l’investigation d’un autre objet. L’opposition distend le sujet de son support (la pensée) et lui ouvre d’autres horizons que ceux balisés par la pensée : "En suivant ces deux guides, le doute absolu sur tous les préjugés, et l’écart absolu de toutes les théories connues, je ne pouvais manquer de m’ouvrir quelque nouvelle carrière, si aucune il en était" (id.). Penser hors la pensée conduit une fois la déclinaison franchie à une pensée alternative. Un même sujet fait l’expérience de la pensée et de son contraire, telle est la perspective ouverte par toute alternative. Fourier fait le saut : "J’avançais dans un nouveau monde scientifique, ce fut ainsi que je parvins gradativement jusqu’au calcul des destinées universelles" (TQM, 80). L’alternative réside dans ce parcours d’une autre voie qui retrouve la vérité oubliée du parcours de référence. Ce que trace le sujet dans l’alternative c’est, outre une nouvelle lecture de la réalité, les différentes possibilités d’émergence passées abandonnées. Le saut aurait pu être fait bien auparavant, ce qui le légitime : "l’ordre combiné sera dès son début d’autant plus brillant qu’il a été plus longtemps différé. La Grèce, au siècle de Solon, pouvait déjà l’entreprendre" (TQM, 83). En ce sens l’alternative a besoin de trouver confirmation de son bien fondé ; alors si penser en dehors de la pensée trouve dans l’alternative sa condition de possibilité, le sujet ne peut s’y tenir que si l’objet s’y prête, un parcours sans objet conduisant au désespoir ou à la folie.


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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