Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

7-24
Les promesses de l’Harmonie : disciples et traces du fouriérisme en Roumanie (première partie)
Article mis en ligne le 15 décembre 2006
dernière modification le 31 janvier 2021

par Ioncioaia, Florea

Ce travail insiste particulièrement sur trois aspects : a. le rôle de Théodore Diamant dans la diffusion du projet sociétaire ; b. le caractère de l’expérience de Scaieni, en tant que partie d’un phénomène de réception des idées fouriéristes dans les Principautés roumaines ; c. les échos du fouriérisme dans l’imaginaire intellectuel roumain. Ainsi, il s’agit alors d’une réception à plusieurs facettes. D’abord, les idées de Fourier sont appropriées dans un registre humanitariste et technique : comme une solution pratique à des maux économiques et administratifs. En second lieu, par son coté universaliste, le fouriérisme est récupéré comme une idéologie molle de l’égalité, du social, du changement pacifique. En troisième lieu, la réception du fouriérisme prend le caractère d’un excitant intellectuel au compte des divers types de rêveries parfois délirantes. Souvent, c’est le visage le plus pris en compte par les historiens.


La seconde partie de cette étude a été publiée dans les Cahiers Charles Fourier n° 18 (2007).

Au début d’avril 1834, le jeune Théodore Diamant s’apprête à quitter Paris afin de gagner sa Valachie natale, l’une des deux Principautés danubiennes. Il ne s’agit pas d’une simple rentrée. Connu à son départ sous le nom de Theodoros Mehtupciu Diamantides, il est absent de son pays depuis plus de six ans. A Munich, d’abord, il a étudié pendant deux ans à l’école militaire, Kadetenkorps, dans le but de devenir officier dans l’armée de son pays culturel, la Grèce. Mais, en février 1830, il renonce brusquement à ses études et à la carrière militaire, pour aller à Paris où il demeure quatre ans.

Pour nombre de raisons, la société valaque se trouve alors à un tournant de son histoire. Il existe déjà un sentiment de retard et la solution ne semble pas résider uniquement dans l’adoption mimétique du modèle occidental dans le sens des Lumières. Le chemin paraît singulièrement lent, faute d’un horizon temporel assez précis et d’un potentiel mobilisateur. Ce projet n’a pas l’air d’une véritable croyance, apte à stimuler les consciences, à lier et à orienter les communautés.

On peut supposer qu’en quittant la Bavière pour Paris, Théodore Diamant va chercher un souffle. Il le trouve d’abord dans la religion séculière saint-simonienne, puis dans l’humanitarisme fouriériste. Par conséquent, il est déjà à son arrivée à Bucarest un converti irréprochable. Dès lors et jusqu’à sa mort, il ne cesse de travailler au bénéfice du projet sociétaire : prêcher, fédérer des adeptes et surtout espérer. En fait, Diamant est le principe de l’espérance même.

Les avatars de Diamant et des idées sociétaires dans les Principautés danubiennes ont fait l’objet de plusieurs recherches. Sans compter quelques travaux ponctuels, on peut distinguer quatre moments déterminants dans l’évolution de cette historiographie. Dans un premier temps, Diamant et ses idées ont attiré l’attention des historiens littéraires occupés à reconstituer les rapports intellectuels franco-roumains à l’époque du romantisme : dans les années 1930, Dimitrie Popovici a très brillamment mis en relief le rôle de fouriérisme dans la fertilisation de l’imaginaire littéraire des romantiques roumains [1]. Presque parallèlement, l’économiste et penseur social Gromoslav Mladenatz a publié quelques recherches autour des idées de Diamant et de l’expérience sociétaire de Scaieni. Théoricien de la doctrine de la coopération, il a cherché à déterminer ses fondements historiques. Mladenatz a été le premier chercheur à explorer les archives sociétaires de l’Ecole normale supérieure, où il a découvert une lettre de Diamant à Fourier. Il a fait une analyse critique de l’épisode à partir d’un solide substrat théorique. Malheureusement, il a publié une bonne partie de ses investigations en pleine période stalinienne, lorsque Diamant et ces démarches étaient récupérés par la propagande du régime en place. Par conséquent, Fourier et Diamant sont devenus une simple expression des quêtes roumaines pré-marxistes, donc fatalement immatures [2]. Le travail de I. Cojocaru et Z. Ornea sur phalanstère de Scaieni se situe dans le même contexte. [3] ; C’est de loin l’ouvrage le plus documenté, ainsi qu’une monographie solide et un recueil des sources sur la biographie de Diamant et l’épisode de Scaieni. Cette recherche reste néanmoins la plus marquée par l’emprise d’un dogme officiel très bien disposé à annexer cette expérience a sa propre épopée héroïque. Les thèses dans une large mesure prédéterminées idéologiquement ont fini par obscurcir l’horizon intellectuel de la problématique pendant quelques dizaines d’années.

Il n’est pas surprenant que dans les années suivantes, le regain d’intérêt pour le fouriérisme roumain se soit exercé à l’encontre de l’idéologie officielle. L’historien de l’économie George Zane a jeté des doutes sur le rôle actif du Diamant dans l’épisode de Scaieni, tout en mettant en perspective la destinée du fouriérisme dans les Principautés danubiennes au milieu du XIXe siècle. Sa démarche est passée presque inaperçue dans un contexte culturel et politique hostile à une telle discussion [4]. Ensuite, dans les années 1980, le jeune chercheur Sorin Antohi a repris l’enquête et, à la marge d’une sociologie historique des idées, il a ouvertement remis en question l’interprétation simplificatrice de l’épisode Scaieni ; il s’est tout d’abord refusé à le présenter comme une expérience communiste avant la lettre [5] ; il a essayé ensuite de l’intégrer dans le contexte d’une recherche autonome sur l’évolution générale de la pensée utopique, en tant que type d’utopie expérimentale.

En dépit de mésaventures idéologiques qui l’ont transformé en une espèce de sujet maudit artificiellement imposé par la propagande stalinienne, le fouriérisme roumain apparaît historiquement bien documenté. Néanmoins, ni l’histoire de Diamant, ni l’épisode de Scaieni ne sont véritablement intégrés dans l’histoire du mouvement fouriériste. D’un point de vue strictement documentaire, il reste de nombreux aspects en discussion, voire mal documentés. On connaît peu de choses par exemple sur le séjour parisien de Diamant, sur les années qui ont suivi son arrivée en Valachie ou sur la nature des rapports entre Diamant et son auditoire valaque.

Fondée sur de nouveau acquis documentaires, l’étude que voici se propose d’analyser le rôle de Théodore Diamant dans le mouvement fouriériste à travers sa correspondance avec Charles Fourier, puis de reconstituer l’horizon de réception du fouriérisme par le monde roumain au XIXe siècle. C’est aussi une contribution à l’histoire de la diffusion des idées sociétaires ainsi qu’un essai sur la genèse de l’imaginaire intellectuel roumain.

Tandis que la possibilité d’un renouvellement du fond documentaire semble visiblement liée à la règle du pur hasard, une relecture des données déjà utilisées reste indispensable. Cette relecture doit être accompagnée d’une réflexion sur le cadre de l’analyse et les conditions de sa mise en perspective historique, compte tenu de l’épuisement des grands récits explicatifs : récit stalinien, récit de l’ancienne littérature comparée, épopée nationale [6].

Un disciple valaque de Charles Fourier : Théodore Diamant. Autour d’une correspondance

L’apprentissage parisien

Le jeune Diamant arrive à Paris après à peine deux ans de séjour à Munich, très probablement au début du mars 1830. Diplômé de l’Ecole de Cadets de Munich, ses titres lui permettent de pratiquer le métier d’arpenteur en Valachie, mais ne lui donnent pas le droit d’exercer le métier d’armes avec le grade de lieutenant à cause de son refus d’aller en Grèce [7].

Les années munichoises sont aujourd’hui assez bien documentées, grâce au dépouillement des archives de Friedrich Tiersch de la Bayerische Staatsbibliothek [8]. Des hypothèses se confirment de la sorte, tandis que d’autres doivent être abandonnées [9]. En revanche, sur les quatre années passées à Paris, les informations restent encore bien lacunaires. Diamant fait-il des études ? Quelles sont ses ressources financières pendant cette période ?

L’intention d’étudier est semble-t-il la principale motivation de son arrivée à Paris [10]. Mais, pour le moment ; aucun témoignage ne certifie sa carrière d’étudiant [11]. Dans une lettre envoyée le 24 mars 1833 à son frère resté à Bucarest, il dit avoir terminé ses études [12]. Selon sa propre présentation, faite à Bucarest en mai 1834, il aurait suivi durant quatre ans différents cours à Paris, « particulièrement l’agronomie et l’économie politique ou sociale » [13]. Mais il ne fournit aucune pièce justificative. Un mémorialiste très proche de lui, N. Kretulesco, affirme que Diamant a suivi des études d’économie [14].

On a davantage d’informations sur les cercles fréquentés par Diamant à Paris. Il ne s’agit ni des cercles des étudiants grecs, ni des jeunes valaques, et même pas des cercles étudiants. A la fin de l’année 1830, il semble qu’il est saint-simonien, et qu’il participe même ensuite à l’expérience de Ménilmontant [15]. Il est fort probable que par manque des moyens, le jeune Diamant renonce à des études universitaires systématiques.

La seule certitude sur cette époque est son appartenance à la secte sociétaire, sans qu’on sache depuis quand. Il aurait été initié par Victor Considérant, qui l’aurait conduit aux conférences de Fourier [16]. De toutes manières, la conversion est rapide et particulièrement intense, comme le confirme la brochure Aux amis de la liberté, de la justice et de l’ordre sur un moyen de faire cesser le débat entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas sans prendre à ceux qui ont, écrit en avril 1833. Dans cet ouvrage, Diamant s’annonce déjà comme un membre bien légitime du mouvement sociétaire. Combatif et intégriste, il redoute également le saint-simonisme et les fondateurs de la colonie sociétaire de Condé-sur-Vesgre, à laquelle il aurait participé et qu’il l’aurait quittée après avoir compris que ses membres ne respectaient plus les principes du Maître.

Il n’est pas difficile d’expliquer cette adhésion au fouriérisme. On connaît la nature enthousiaste et ouverte de Diamant, son optimisme débordant [17]. On peut y ajouter sa passion pour les sciences [18] et très probablement le sentiment de sécurité offert par un groupe assez solidaire et par une vision du monde relativement accessible et attirante. Il faut toutefois distinguer entre les idées de Fourier et le mouvement sociétaire : c’est plutôt à Fourier que Diamant offre ses services dévoués.

Un apôtre fouriériste en Valachie

A son retour en Valachie, en avril ou mai 1834, Diamant est un adepte militant des idées de Charles Fourier. Mieux encore, il est porteur d’un message civilisateur. A Paris déjà, dans une lettre adressée à son frère, il promettait d’apporter aux habitants des Principautés « quelque chose de neuf dont ils seront enchantés : la solution d’un problème social qu’on croit insoluble, même en France » [19]. D’ailleurs, à peine arrivé, il cherche des prosélytes. Dans un premier temps, il semble rencontrer le succès. Il fait paraître dans le journal de la capitale valaque des articles de propagande sociétaire. L’élite du pays lui témoigne un certain intérêt et il semble pouvoir compter aussi sur le soutien du nouveau prince régnant, Alexandre Grégoire Ghica [20].

Accomplit-il une mission sociétaire dans les Principautés danubiennes ? Il aurait lui-même avoué à l’époque son statut de missionnaire à Jean Ghica : « Je ne suis pas arrivé en Valachie en tant que Roumain, mais en apôtre de Fourier afin d’organiser mes compatriotes en séries... » Il est vrai qu’il s’agit d’un témoignage très probablement apocryphe [21]. Pourtant, il nous oblige à insister davantage sur les rapports entre Diamant et le mouvement sociétaire ainsi que sur ses véritables projets en Valachie.

On sait qu’après son arrivée dans la capitale valaque, Diamant maintient le contact avec Fourier. On connaît aussi l’intérêt de Fourier pour les pays périphériques de l’Europe, auxquelles il veut confier le privilège de mettre en oeuvre ses idées [22]. La référence à deux lettres adressées par Diamant à Charles Fourier dans les années 1834-1836, peu utilisées jusqu’ici, pourra clarifier ces rapports. En dépit des quelques allusions, cette correspondance reste pratiquement inconnue [23].

Les deux lettres qui se trouvent à présent aux Archives Nationales ont une unité évidente de contenu et représentent des sources essentielles pour le fouriérisme roumain. Dans sa lettre du 24 juin 1834, Diamant fait d’abord un exercice protocolaire : il veut signaler sa mission. Tout récemment installé à Bucarest, il semble bien décidé de coloniser la Valachie avec les idées de Fourier [24]. Mais les nouvelles de Paris lui manquent et il se sent préoccupé par la santé de son Maître. Il désire « qu’une première phalange s’organise le plutôt possible » en Valachie. Pour cela il veut savoir comment fonctionne la colonie de Condé-sur-Vesgre et si l’Etat français est décidé à soutenir le projet. Ensuite, il écrit sur les avancées extraordinaires dans la propagande des idées sociétaires en ce pays. Le ton est optimiste :

« Trois terrains cultivés, dont chacun est bon pour une colonie et sur lesquels il y a déjà quelques bâtiments pour un premier essaim de colons sont offerts par leurs propriétaires qui sont devenus des partisans zélés du procédé sociétaire et admirent Votre génie. Plusieurs autres boyards, médecins, professeurs offrent de l’argent ».

Diamant a donc de grands projets : « J’aurais formé une société d’actionnaires, mais je crois prudent d’attendre le retour de notre digne Prince, pour le faire souscrire le premier ; il est allé à Constantinople pour y recevoir son investiture selon l’habitude du pays ». C’est lui-même qui dessine les plans du bâtiment phalanstérien, mais il demande « des renseignements sur quelques détails : par exemple le nombre, les dimensions des séristères, chambres, dortoirs, salles à manger, cuisines etc. ». Il a d’ailleurs la ferme conviction que les travaux vont commencer l’année en cours car il dispose déjà des matériaux pour la construction.

Ce qui est évident dans ce message, c’est la frénésie de l’apostolat ainsi que le message du bon disciple : le geste de révérence auprès de son Maître. On voit bien que sa mission est plutôt auto-instituée, puisque l’obédience manifestée à l’égard de Fourier semble marquer en même temps un acte d’attachement pour le projet sociétaire de Fourier ainsi qu’un acte d’indépendance envers la secte sociétaire.

Le disciple solitaire

Il semble qu’au début de l’été 1836, son projet de fonder une colonie sociétaire en Valachie avance très vite. En dépit de l’absence de sources, la plupart des chercheurs ont considéré la participation de Diamant comme une évidence. La lettre du 15 juin 1836 adressée à Fourier jette davantage de lumière sur ce sujet [25]. Le message est d’abord le relevé d’un nouvel état d’âme de Diamant car il atteste le reflux de l’intérêt pour ses idées en Valachie. Il n’est pas indifférent qu’au cœur du message soit évoquée la relation orageuse avec Emmanuel Balaceano, son condisciple valaque.

Cette lettre est une réponse au courrier envoyé par Fourier, le 24 octobre 1835. D’ailleurs, Diamant n’utilise plus la formule de Monsieur mais celle de Maître (Très honorable Maître), un signe peut-être d’une situation psychologique très différente. Selon l’épistolier, le retard de la réponse est provoqué par la lecture d’un ouvrage de Fourier. La ferveur du bon disciple est ainsi renouvelée par la sacralisation du message du Maître : « Je l’ai lu deux fois, j’y ai trouvé des choses excellente ; il est impossible de mieux démontrer la nécessité de faire plutôt l’essai de l’industrie combiné ».

Ainsi, le texte doit être converti très vite en pratique. Si Diamant avait été à Paris, il aurait lui-même présenté le message au roi Louis-Philippe. Il demande aussi à Fourier, au nom de toute l’humanité, d’agir pour que le monarque français puisse lire ses livres, particulièrement, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire.

Le passage-clé de cette lettre semble être celui qui concerne la révision de ses propres projets. Il semble que Fourier aurait pensé à changer de stratégie. Il voulait « faire l’essai [...] sur 300 enfants », garçons et filles de 3 à 13 ans, qui devaient être éduqués dans l’esprit des idées sociétaires. Il s’agit donc d’une colonie à caractère pédagogique, vue comme un modèle pour « les vrais essais », une démonstration sur les avantages du système sociétaire et une source de cadres pour tout essai à venir. Ensuite, selon Fourier, on pourrait former un mécanisme bien structuré et bien équilibré de moins de 140 familles et d’environ 700 personnes de tous âges.

A son tour, Diamant propose la création d’un pensionnat, selon le modèle de l’Ecole Polytechnique. Il veut rassurer son Maître : il va suivre « à la lettre » ses indications puisqu’il observe lui-même que c’est la voie la plus économique. Mais, tout le problème reste maintenant d’ordre pratique : trouver le terrain disponible. La propriété promise se trouve trop éloignée de Bucarest, une situation inadaptée « pour un essai sur ces enfants », à cause de l’opposition des parents, pour la plupart Bucarestois. La coopération avec son compère valaque ne fonctionne plus non plus puisqu’il a refusé d’apporter deux mille ducats pour le loyer d’« un grand et beau jardin » près de Bucarest, avec des bâtiments et un terrain suffisant, idéal pour « un essai ». D’ailleurs, il n’accepte même pas de mettre en œuvre ce projet sur ses propres terres : « il ne pense qu’à sa gloire et point à faire sortir l’humanité de la misère où elle se trouve ».

D’autre part, Diamant croit que ce personnage ne dispose plus de l’argent nécessaire, car depuis qu’il a promis des fonds, une année s’était déjà écoulée. Il se trouve accablé par de nombreuses dettes et dans l’impossibilité de crédit. Outre sa situation financière, son image est celle d’un jacobin. Le vrai problème n’est plus l’insolvabilité de son partenaire mais son acharnement, malgré ses moyens qui ne lui permettent pas de faire avancer le projet. Pour cela, il l’a sommé vivement : soit il accepte les prescriptions du Maître, soit il ne pourra plus compter sur lui dans l’avenir.

S’agit-il d’une querelle des disciples ? On peut le penser. De toutes manières, c’est la grâce du Maître qui est l’enjeu principal du message : à qui, donc, Fourier donnera-t-il sa bénédiction ? Le problème est d’autant plus sérieux que le condisciple valaque de Diamant a l’intention d’aller à Paris pour rencontrer Fourier et le convaincre de venir en Valachie. C’est en effet un des prétextes qui motivent la lettre de Diamant à Fourier : il veut le prévenir. Au fil du discours, le portrait du personnage est de plus en plus noirci : faute de crédit, l’individu a des nombreuses dettes et il est considéré dans son pays « comme un fou et un fourbe ». Diamant est donc heureux de l’avoir vu sous son vrai visage avant de s’engager dans une entreprise avec lui. Pour finir, il lui dévoile son nom : Emmanuel Balaceano, et ce nom nous intéresse particulièrement.

Diamant reste tout de même aux affaires. Il veut aussi inviter Fourier quand tout sera accompli. Il se demande également s’il ne peut pas faire une démonstration efficace du « procédé sociétaire » avec seulement 140 familles de tziganes, une population semi-esclave, qui se trouverait davantage en Valachie. Enfin, il lui demande si un boyard de Valachie, Barbu Stirbei, lui a déjà rendu visite à Paris, car très riche et instruit, il est un grand admirateur de Fourier.

Une tension presque insupportable émane de cette lettre. Diamant est en pleine crise et l’évocation du nom de Barbu Stirbei, futur prince régnant de la Valachie, a probablement pour but d’atténuer l’impression d’échec. Dans ce contexte, l’intérêt accordé aux enfants et à la population tzigane, en tant que possibles acteurs de l’expérience sociétaire, semble indiquer un changement de stratégie. On découvre aussi la nature des relations entre Fourier et Diamant : affective, personnelle, sans référence ou presque au mouvement sociétaire en général. Il semble d’ailleurs que la mort de Fourier, en 1837, met fin à toute relation entre Diamant et les cercles fouriéristes.

Pourtant, l’importance essentielle de cette lettre réside dans sa richesse documentaire sur les rapports entre Diamant et Balaceano. Elle témoigne du rôle de Diamant dans l’épisode de Scaieni. On sait maintenant qu’il est presque négligeable.

Les dernières années

La rupture avec Balaceano est tout même moins grave [26] qu’une perte de prestige conduisant à un quasi-isolement les années suivantes. On remarque un changement important de la donne idéologique en Valachie après 1836. Les idées humanitaristes, dans le fil des Lumières, sont remplacées par des thématiques politiques et identitaires. Loin des expérimentalismes fouriéristes, rationnels et abstraits, une nouvelle sensibilité collective politisée, radicale, subversive même, naît alors.

On ne connaît rien sur l’activité de Diamant entre 1836 et sa mort, prématurée, à quarante ans, en août 1841. Ce fait est très significatif en lui-même. Quelques sources tardives indiquent qu’il est incarcéré quelques mois, victime d’une répression politique après la clôture du phalanstère de Scaieni [27]. C’est un mythe sans aucune base réelle. De toute manière, Diamant et le fouriérisme restent un sujet public pour la jeunesse valaque à la fin des années trente [28]. Selon d’autres sources, Diamant fait plusieurs voyages en Moldavie étant donné ses bonnes relations avec un boyard moldave très connu, Costache Conachi [29].

Change-t-il donc l’objet de son intérêt vers la Moldavie, la principauté voisine ? C’est fort probable. En mai 1841, il aurait proposé au gouvernement du pays le projet d’une colonie industrielle-agricole, avec de « 200 jusqu’à 300 de familles de tziganes de l’Etat ». Pour lui, il ne s’agit que d’un premier pas, puisqu’il s’imagine une série de colonies similaires dans tout le pays [30] et pour tous les catégories de vagabonds : Tziganes, Juifs et étrangers de toutes sortes. Ils pourraient trouver « dans les colonies, un travail productif, agréable et varié d’après le goût et la vocation de chaque individu ». Ainsi, la capitale de la Moldavie serait « débarrassée de ces malheureux qui par leur encombrement et leur misère la rendent sale, malpropre, inhabitable pour les classes riches ».

Il s’agit sans aucun doute d’un projet inscrit dans la généalogie fouriériste. Par précaution, Diamant cite comme modèles les colonies agricoles de Pays-Bas et du régime Francia du Paraguay [31]. Il utilise à merveille le langage souvent incantatoire des Lumières roumaines. A partir d’un article de la Constitution moldave (Le Règlement Organique), qui exigeait l’amélioration de la condition des tziganes dans l’Etat, il imagine un véritable programme d’éducation collective pour civiliser cette humanité déchue et de la transformer en citoyens productifs.

La preuve du réel ? Fourier et l’expérience sociétaire de Scaieni

On trouve parmi les papiers restés après la mort de Diamant un contrat du 12 décembre 1835, signé entre Diamant et Emmanuel Balaceano, par lequel le premier s’engage à ériger « une ferme agricole et facturière » à Scaieni, où il détient un manoir. Malheureusement, le document a disparu [32]. On ne sait donc pas de quoi il s’agit véritablement : simple plan des bâtiments ou projet d’organisation du Phalanstère ? Ce contrat est la seule pièce à l’appui de la thèse d’un engagement de Diamant à Scaieni ; la seconde lettre de Diamant à Fourier nous oblige à réviser radicalement cette thèse.

On peut interpréter le rôle de Diamant en fonction du caractère indirect de ses agissements. Diamant et Balaceano étaient cousins et amis depuis longtemps [33] et il semble qu’ils se disputaient le statut de fondateur. A court terme c’est Balaceano qui a gagné. C’est lui qui porte finalement le titre de « directeur de la Société ». Mais les certitudes s’arrêtent ici. On connaît mal la portée réelle de la pensée de Fourier dans cette expérience. Projet fouriériste comparable à d’autres expériences de cette nature ou farce au bénéfice privé de Balaceano ? L’existence d’un fonds documentaire assez bien conservé en dépit du manque des documents internes au Phalanstère peut aider à répondre [34].

Une brève chronologie

La première attestation du projet de fondation d’une colonie sociétaire par Emmanuel Balaceano date du 10 mars 1835, lorsqu’il donne à bail son terrain de Scaieni à une soit-disant Société agronomique et manufacturière ou, selon d’autres sources, à un groupe « de partenaires agronomes ». Les circonstances de l’épisode sont mal connues. Alors que la propriété est déjà sous séquestre, cet ancien militaire continue de l’administrer quelques années. Cette ambiguïté a dérouté la plupart des chercheurs qui ont considéré cette journée du 10 mars 1835 comme le commencement du Phalanstère [35], d’autant que Balaceano a déclaré plusieurs fois la même date [36].

Il est plus crédible de fixer l’inauguration réelle du Phalanstère dans les premiers mois de 1836, sans davantage de précisions. Les préparatifs traînent probablement tout au long de l’année 1835 (le contrat avec Diamant est achevé le 12 décembre !), mais le premier adepte recruté, en dehors de la population tzigane en situation de semi esclavage, arrive à Scaieni au début du janvier 1836. C’est seulement le 18 août 1836 qu’un groupe de dix jeunes membres s’installe. Personne n’apporte le moindre investissement.

Il est impossible de savoir quelle est l’activité de la colonie pour la première moitié de l’année 1836. A la fin d’août 1836, la réunion de Scaieni attire l’attention des autorités publiques. Début septembre, un de ses représentants visite l’endroit. Dans son rapport, il parle de l’existence d’un groupe de quatre-vingts personnes, qui s’appellent eux-mêmes compagnons, sous la tutelle d’une Société agronomique [37]. Ils vivent ensemble, portent de vêtements assez bizarres et ne semblent pas très heureux d’en parler.

La méfiance des autorités est motivée par des raisons d’ordre public [38]. La présence d’un groupe important de femmes et d’hommes au statut inconnu doit les inquiéter. Ils ont tendance à penser qu’il s’agit d’une maison close. Le refus opposé par Balaceano au représentant des autorités qui désire faire une visite complète a enflammé les imaginations. Par la suite, il est décidé de dissoudre la réunion [39]. Mais l’administration peine à passer à l’acte. En fait, les esprits sont agités par une pétition de Balaceano (1er novembre 1836) qui s’adresse au gouvernement pour obtenir de l’outillage agricole, au titre de donation de l’Etat, pour son action en faveur des améliorations dans les exploitations agricoles en Valachie. A la suite à cette demande, le prince régnant en colère exige la dissolution de la Société, pour défaut d’enregistrement auprès des autorités [40].

Une fois de plus, faute d’intervention de la part de l’administration, c’est toujours Balaceano qui prend l’initiative : il revient à la charge avec une autre pétition auprès du prince régnant. Cette fois, il demande l’aide du prince dans l’affaire du séquestre de sa propriété de Scaieni pour contrer ses créditeurs. Il ne s’agit probablement que d’une manœuvre du requérant pour retarder les échéances. Il en résulte que le prince confirme avec plus de fermeté encore sa décision de dissoudre sans délais la réunion de Scaieni, et il demande de faire arrêter Balaceano pour insoumission [41].

Malgré le ton du décret princier, l’administration ne se hâte pas. D’abord, la hiérarchie demande que tout soit fait d’une manière pacifique. Ensuite, Balaceano ne se trouve plus à Scaieni. Une fois encore, l’impulsion décisive vient de l’intérieur : les conditions de vie se dégradent au fur et à mesure que la saison des travaux agricoles approche de sa fin. Par manque de nourriture et de perspectives, plusieurs membres signalent aux autorités leur intention de quitter les lieux. Dans la pétition du 3 décembre 1836, dix d’entre eux font savoir dans des termes d’un pathétisme rare « leur terrible sort » et ils dénoncent le traitement que leur inflige Balaceano. Ce document est essentiel dans cette affaire en dépit de son parti pris et de son rhétorisme, puisqu’il s’agit d’une description de l’intérieur du Phalanstère [42] : conditions de leur arrivée à Scaieni, promesses du patron, travail pénible et presque forcé, punitions, conditions de vie de plus en plus difficiles, menace du séquestre, impossibilité de s’approprier les résultats de leur labeur. Mais ce qu’ils supportaient le moins était le tempérament de Balaceano : extrêmement méchant, tyrannique et rusé. Ils demandent par la suite l’accord des autorités pour se rendre à Bucarest et porter plainte contre Balaceano.

Au moment où les autorités s’apprêtent à intervenir par peur d’un conflit interne [43], le reste des membres décident également de partir. Profitant de l’absence du maître du lieu, et par « les moyens les plus pacifiques », les autorités déclarent la dissolution sans aucune opposition du Phalanstère. Tous les étrangers (ceux qui n’habitaient pas à Scaieni !) sont autorisés à quitter les lieux [44], probablement à la mi-décembre 1836. On ne connaît pas le sort des habitants de la propriété de Balaceano, mais il est probable qu’aucun ne fut poursuivi [45].

Tout juste arrivés à Bucarest, quatorze anciens « compagnons » déposent une plainte contre Balaceano pour escroquerie et mauvais traitement [46]. Un long procès s’ensuit. L’accusé retarde le plus longtemps possible la résolution. En janvier 1838, la décision des juges est favorable à ses anciens associés. Balaceano refuse de payer toute compensation jusqu’à sa mort, quelques années plus tard [47].

Participants, organisation, caractère

Ce final sans gloire du Phalanstère, qui ressemble à une implosion, peut nous éclairer sur la nature de l’expérience : s’agit-il d’un véritable projet fouriériste, comparable à ceux de Réunion ou du Sig ou d’une simple farce au compte de Balaceano ? On voit par leurs pétitions dans quelle mesure les anciens partenaires se sont investis dans ce projet. La prise en compte de leur imaginaire enflammé par les promesses de l’Harmonie nous incite à penser tout d’abord l’expérience de Scaieni à partir de leurs attentes. Il faut étudier ensuite le fonctionnement d’une telle entreprise et son caractère du point de vue de la doctrine sociétaire.

Qui sont donc les compagnons de Balaceano et quelle est leur relation avec le fouriérisme ? Leur nombre et leur statut resteront à jamais énigmatiques. En septembre 1836, les autorités mentionnent qu’il s’agissait de quatre-vingts personnes, de tous âges et conditions sociales, qui vivaient dans les bâtiments de la ferme de Scaieni. Mais d’autres témoignages évoquent cinquante-trois personnes [48], ce qui est probablement plus proche de la réalité même si dans d’autres contextes apparaissent encore une dizaine de personnes.

Leur identité sociale semble extrêmement hétérogène mais deux ou trois groupes s’individualisent. Un premier groupe de dix-huit personnes (hommes, femmes et enfants) est composé par la population tzigane semi libre et des paysans locaux, des sortes de domestiques sans poids réel dans cette histoire. Ils n’ont très probablement pas signé de contrat avec Balaceano. Les partenaires proprement dits forment un deuxième groupe, le plus important, celui des locataires étrangers de Scaieni. On ne connaît pas non plus le texte de leurs contrats mais nous avons des témoignages dignes de foi sur leur existence. Leurs âges (ils ont entre 16 et 29 ans), leur formation intellectuelle et leurs intérêts sont divers ; presque tous sont éduqués (certains se déclarent professeurs) et la plupart sont venus pour continuer leurs études. En plus, ils sont tous de sexe masculin. De point de vue social, ils appartiennent à la classe moyenne de la Valachie : marchands, prêtres urbains, petits boyards.

En dehors ce noyau, on retrouve parfois d’autres associés, des externes, qu’on ne rencontre jamais à Scaieni. Parmi eux, le frère de Balaceano et Diamant lui-même. Leur rôle dans l’histoire de la colonie reste sûrement symbolique. On ne sait s’ils ont été initiés au projet fouriériste, question qui ne concerne que le groupe des étrangers. D’après une décision judiciaire dans le procès d’anciens compagnons contre Balaceano, le recrutement des membres du Phalanstère s’est fait par des « fausses promesses, fondées sur des preuves mensongères et sur des revenus inexistants, y compris l’accès à l’instruction des sciences avancées » [49]. Il paraît toutefois que leur adhésion a été aussi volontaire qu’enthousiaste. Selon un autre document judiciaire, ils auraient tout fait pour être reçus dans le Phalanstère, dans l’attente du siècle d’or [50]. D’ailleurs, on peut mesurer cet enthousiasme initial à l’aune de leur intense déception finale. D’aucuns sont venus à Scaieni sans même avoir signé de contrat avec Balaceano [51].

Il est probable que ces attentes sont le résultat de la rhétorique maximaliste de Balaceano sur la possibilité de s’instruire (avec Diamant, particulièrement) et de participer à la gestion d’une ferme agricole. Ils auraient été fascinés par la nouveauté du projet ainsi que par l’ambiance communautaire de Scaieni. C’était la promesse d’une sorte de communauté éducative pour l’ensemble des jeunes compagnons : le travail volontaire et la possibilité d’apprendre « la mathématique, l’économie sociale, le français et d’autres sciences utiles ». Ils semblent n’avoir pas été initiés ouvertement aux idées fouriéristes, mais leurs attentes indiquent le potentiel utopien de l’imaginaire social dans les Principautés danubiennes de l’époque.

Il y a un fort décalage entre les desseins de Balaceano (exprimés dans les textes des contrats) et la réalité quotidienne de Scaieni, telle qu’elle est dépeinte par les anciens compagnons. En fait, les avocats du Phalanstère sont presque introuvables. Ni les autorités, ni les personnes directement impliquées n’ont une opinion positive de l’expérience. A vrai dire, ils s’en prennent souvent au caractère de Balaceano, généralement reconnu comme défaillant [52].

L’attitude des autorités à l’égard du Phalanstère est plutôt fondée sur des raisons d’ordre public. Certes, l’entreprise n’a rien d’ordinaire. Sans statut légal, elle ne ressemble ni à une organisation commerciale, ni à une institution culturelle ou éducative. Balaceano lui-même ne semble pas avoir une idée très précise sur la nature de son entreprise. Pour lui, il s’agit d’abord d’une communauté à vocation caritative et morale. Dans une lettre du 4 septembre 1836 à l’administration, il évoque « les personnes honnêtes réunies pour travailler le sol d’après les méthodes agronomiques [...] et en même temps pour corriger la mauvaise conduite morale des jeunes » [53]. Quelques semaines plus tard, dans un aide-mémoire, il déclare que les membres de la Société « pratiquent l’agriculture, l’activité manufacturière et l’enseignement [...]. Chacun son intérêt selon son propre travail [54] ». Il parle aussi de l’existence d’un pensionnat.

Ensuite, il est question d’une entreprise économique d’un type particulier, semblable à une fondation philanthropique. Dans le préambule du contrat signé entre Balaceano et Mihalache Danciulesco à Bucarest, le 14 juin 1836, on lit que « le but de cette société était d’associer le travail et le talent au bénéfice de l’industrie et de l’agriculture » [55]. D’après les plaintes déposées par les anciens membres du Phalanstère, il semble qu’il s’agit d’une société ou d’une ferme agricole. Quant à Balaceano, il s’est engagé à investir un capital de cinq cent mille ducats. Les résultats de ces investissements devaient être mis à la libre disposition de chacun « selon leur talent et leur assiduité au travail ». Qui plus est, Balaceano semble avoir fait la promesse de les associer à la gestion directe de l’entreprise [56].

Outre ce discours, on sait très mal comment le Phalanstère de Scaieni est conçu et géré. On ne dispose d’aucun plan ou description sur l’organisation interne de la Société, mis à part quelques références indirectes. En outre, les rares sources expriment d’abord la vérité clamée par les adversaires de Balaceano.

Le projet est apparemment structuré autour de l’idée d’une communauté de production et de distribution des revenus avec comme principes de fonctionnement l’égalité des membres, la vie en commun, l’entraide, le volontariat et la complémentarité entre travail et talent, agriculture et industrie, éducation et travail etc. Pourtant, la distribution des résultats du travail suit « une méthode particulière », inconnue encore. La durée de l’association est fixée au moins à cinq ans et toute sortie intempestive de cette communauté de la part d’un membre peut conduire pour lui à la perte de tout revenu, voire à une action en justice contre lui.

La vie en commun constitue l’essentiel et toute idée de sphère privée est écartée. « Les associés » habitent en commun dans de grands dortoirs à manière militaire ; ils sont tous habillés de la même façon : « des caleçons, des camisoles et des bonnets » ; les femmes sont séparées des hommes, mais nous n’avons pas de confirmation sur les soupçons concernant les pratiques sexuelles communautaires. En fait, les règles de la vie en commun sont draconiennes. Personne ne peut sortir de l’enceinte de la ferme sans l’accord de Balaceano, recevoir des hôtes, de vendre ou acheter des biens de la Société. Toute correspondance et tout contact avec le monde extérieur sont strictement surveillés.

Quant à l’organisation du travail, il est fortement probable qu’elle n’a rien de systématique. La ferme ne dispose d’ailleurs que d’un inventaire technique précaire. Toute l’activité productive est structurée autour de l’exploitation des ressources de la terre. Le travail est pénible, sans aucune variation ni possibilité de choix. En cas de refus, les associés sont sévèrement punis. Ils peuvent parfois changer de travail en donnant de leçons de roumain et de français à la progéniture de Balaceano. Faute d’actes administratifs internes, les bénéfices économiques du travail et la vie en commun demeurent mystérieux ; le Phalanstère se décompose juste avant la première distribution des ses revenus.

Existe-t-il un pensionnat à Scaieni ? Selon toutes les apparences, l’instruction n’est dispensée qu’aux fils de Balaceano et à des habitants locaux. Il ne subsiste aucune trace de la présence de Diamant et des ses cours avancés de mathématiques ou de français.

Peut-on encore parler dans ce cas d’une expérimentation fouriériste ? Cette entreprise, considérée souvent comme le deuxième essai au monde de transposition dans la vie des principes de Fourier, ne peut faire l’objet d’un jugement définitif. Balaceano s’inspire des idées de Charles Fourier dans son projet. Les thèmes fouriéristes sont visibles partout dans son discours et ses desseins, mais il ne parle jamais à ses compagnons ni d’un Phalanstère, ni d’un système sociétaire, et pas davantage de Fourier. On trouve en fait à Scaieni une communauté autosuffisante, une propriété foncière assez importante, des bâtiments, une esquisse légère d’organisation du travail qui combine le travail physique avec le travail intellectuel, même si le dernier était très limité.

D’autre part, les dimensions de cette entreprise sont loin de celles que Fourier projetait - 1500 à 1600 personnes, effectif idéal pour régler les passions humaines. On ne trouve pas trace de séries passionnées ou d’organisation en phalanges, etc. Balaceano utilise les idées de Fourier d’abord comme une sorte de vulgate pour attirer des adeptes et ensuite comme une méthode de « management ». Il poursuit probablement des objectifs personnels. En utilisant le potentiel du fouriérisme, il cherche une main d’œuvre gratuite tandis que sa ferme est en faillite. De ce point de vue, il s’agit davantage de références au fouriérisme que d’une mise en scène à la manière sociétaire proprement dite.

Lectures, traces, échos

On connaît l’habileté de certains utopistes à dissimuler leur projet sous couvert d’un discours accommodant. A Scaieni, c’est autre chose : Fourier est utilisé au bénéfice d’un projet purement ou presque, personnel. Ce type d’usage, reposant fatalement sur la distorsion essentielle du message originel, est-il la norme ?

Une chose est sûre à ce propos : la persistance des idées fouriéristes dans l’imaginaire intellectuel roumain de cette époque. L’historien D. Popovici a mis en évidence le rôle des idées de Fourier dans la fertilisation des visions poétiques des quelques écrivains significatifs de ce temps [57]. Selon des certains chercheurs, Fourier aurait eu un plus grand écho dans la pensée roumaine que les autres utopistes [58]. Cette réception exprime-t-elle « une demande indigène » ou s’agit-il simplement des échos tardifs du remarquable prosélytisme de Diamant ?

Répondre à ces questions exige d’abord une discussion élargie autour du modèle d’analyse utilisé dans l’interprétation des faits. La plupart des réflexions menées sur le fouriérisme roumain ont été des recherches d’histoire littéraire ou politique pour lesquelles la pensée fouriériste est restée périphérique. Il en résulte une sorte d’archéologie culturelle qui s’obstine à chercher des traces et d’influences étrangères là où le problème de l’originalité et du mimétisme culturel reste essentiel, ce qui fait du fouriérisme roumain une simple conséquence d’une influence culturelle. Dans cette perspective, la surdétermination de la réception créatrice aussi bien que sa minimisation sont des jugements fondés sur des couples conceptuels adversatifs et réifiés : originalité-imitation, modèle-copie, centre-périphérie, actif-passif etc. Or on sait qu’en dépit de son apparente rigidité, le fouriérisme n’a pas été véritablement une doctrine cohérente et homogène : il est plutôt projet que théorie.

La nature du fouriérisme, à la fois courant de pensée et mouvement, nous conduit à esquisser une discrimination chronologique et typologique dans la manière de concevoir l’horizon de sa réception. On peut en identifier deux formes principales : normative et intellectuelle. Il s’agit sans doute ici d’une discrimination grossière, purement méthodologique. Son but est de permettre de discerner entre différents registres de la réception à partir de la distinction entre le texte-source et le texte-écho - le projet fouriériste et ses lectures roumaines. Il ne s’agit pas d’une perspective purement réceptionniste, mais plutôt d’une démarche qui s’efforce de mettre en évidence les rapports intellectuels entre deux espaces culturels, leurs similitudes et leurs différences, en tant que sources de sens social.

Par réception normative on entend une lecture orthodoxe du message-source : le texte originel est vu comme une source canonique et son interprétation tend simplement à prolonger son espace de signification, parfois même de s’identifier avec l’originel. C’est une réception presque idéologique, c’est-à-dire orientée vers la pratique. La réception intellectuelle est en revanche presque indéfinissable dans sa diversité : de la libre lecture d’une œuvre sans prétention normative à une certaine appropriation du message sans un direct ou intense avec l’auteur ou le texte ; une réception infidèle, même triviale, transforme parfois le texte-source en une sorte de stimulant intellectuel [59].

Fourier à travers Diamant

La seconde lettre adressée par Diamant à Fourier nous aide à percevoir l’ambiguïté de la réception des idées fouriéristes en Valachie. Diamant y parle de sa relation avec Balaceano (l’un de ces partisans zélés évoqués dans sa lettre précédente !) comme d’un véritable malentendu. Cette fracture indique probablement les limites d’une réception normative, telle qu’elle a été proposée par Diamant. Paradoxalement, c’est une autre lecture qui s’imposait à long terme.

On a spéculé sur les motifs du retour de Diamant en Valachie [60]. Nul doute que, depuis son retour, il est reçu avec une certaine bienveillance par l’élite bucarestoise. Ses qualités personnelles sont probablement décisives en l’occurrence [61], même si, dans certains cas, c’est la piste franc-maçonnique qui doit être prise en compte pour comprendre [62]. La stratégie de Diamant est assez limpide. Il essaie d’abord de se faire connaître par des articles dans le journal Curierul Românesc, où il écrit des articles qui rencontrent les préoccupations du pays : l’éducation et l’agriculture. Si l’article qui porte sur l’éducation semble relativement neutre, celui qui porte sur l’agriculture dissimule mal ses desseins de propagande au bénéfice du projet sociétaire. Diamant propose, par exemple, une nouvelle méthode pour le travail agricole : la libre association dans des communautés sociétaires.

Ensuite, il cherche à se forger une audience active, c’est-à-dire un public capable de supporter le coût d’une expérience sociétaire. Il se préoccupe de rallier les grands boyards, l’élite politique et économique du pays. Malgré ses efforts réitérés, les résultats semblent mitigés. L’intérêt et la sympathie de quelques grandes figures de l’époque pour le fouriérisme (Jean Campineano, Costache Conachi, probablement Barbu Ştirbey, etc.) sont connus, mais les échos du fouriérisme dans leur culture politique restent insaisissables. Ils ne deviennent jamais des partisans ouverts des idées sociétaires.

La situation est nettement différente en ce qui concerne les jeunes et les intellectuels. Il s’agit d’un moment propice : les deux catégories sont en train de rompre avec les habitudes des leurs parents et elles recherchent les références intellectuelles du renouvellement. La quête est donc mutuelle. Parmi ces auditeurs se trouvent des figures très connues comme Jean Ghica, Nicolas Kretulesco, Eugen Predesco ou Emmanuel Balaceano.

Parmi eux, et à la différence de Balaceano, ni Ghica ni Kretulesco ne sont attachés à une lecture normative de Fourier. Tous deux l’ont connu personnellement et ils décrivent avec sympathie leurs rencontres [63]. Pour eux, Fourier et Diamant apparaissent comme des figures quasi-mythiques. Mais ils appartiennent à un autre cycle de l’imaginaire intellectuel roumain dont l’action publique suppose le contrôle du pouvoir et donc un regard politique sur la réalité. Pour eux, l’emprise de Fourier doit être bien maîtrisée, même s’il demeure une référence intellectuelle.

Ainsi, dans les mémoires de Ghica, la personnalité de Fourier est présentée avec une affection évidente [64]. Plus tard, dans son cours d’économie politique de l’Académie princière de Iaşi/Jassy (1843), Jean Ghica inclut Fourier parmi « les réformateurs excentriques », au même titre que Saint-Simon et Robert Owen [65]. Il le cite dans un ouvrage de géographie économique publié quatre décennies plus tard, à propos de la « température de la terre », mais simplement à titre d’inventaire. La distance est plus visible dans sa fiction, L’Isle Prosta, où il fait la satire d’une communauté parfaite. Mais il semble que l’ironie va plutôt à l’encontre du socialisme post-fouriériste (Louis Blanc, Etienne Cabet, etc.) et des illusions du progressisme à outrance [66]. Il semble que Ghica apprécie notamment chez Fourier le « principe de l’association » comme moyen d’harmonisation des intérêts contradictoires dans une société [67].

Chez Nicolas Kretulesco, médecin et Premier ministre à l’époque, les références sont strictement littéraires. Proche ami de Diamant, il est le porteur d’une des ses lettres à Fourier. Pour Kretulesco, Fourier est plus un Maître-sage qu’un idéologue. Fourier aurait exercé une certaine influence sur ses options intellectuelles : selon l’un de ses biographes, à l’occasion d’une rencontre, Fourier lui aurait donné le conseil de s’occuper plutôt de sa santé et de ses études que de se « jeter dans les grandes spéculations intellectuelles de l’époque » [68]. A. D. Xenopol repère un noyau fouriériste dissimulé sous l’étiquette d’un certain idéalisme social de l’existence dans la pensée politique de Kretulesco [69].

De la même manière, l’influence de Fourier sur les quarante-huitards roumains reste ambiguë. Certes, Diamant est l’un des maîtres à penser de cette génération politique [70]. Mais il s’agit bien là d’une référence purement affective. Quant à Fourier, il n’est jamais un repère intellectuel majeur pour les gens de la révolution de 1848. En août 1848, l’agronome Jean Ionesco de la Brad, dans un article du périodique Pruncul român (Le Petit Roumain), le présente comme un idéologue de l’égalité dans le contexte des discussions sur la propriété agraire [71] mais sans une portée significative [72].

Fourier par lui-même

Les idées de Fourier demeurent dans l’horizon intellectuel du progressisme de l’époque. Dans le catalogue de la Librairie d’Eric Winterhalder et de C. A. Rosetti (figures remarquables de la révolution de 1848 valaque), en 1852, figure une édition des œuvres complètes de Fourier (probablement l’édition Considerant de 1841-1845 en six volumes), à côté des œuvres de Saint-Simon, Enfantin, Louis Blanc [73].

Certains échos sont également perceptibles dans la presse bucarestoise de langue française [74]. Avec une méthode complètement nouvelle (une sorte de numérologie), Jean A. Vaillant, un éducateur connu de Bucarest, fait savoir dans un article, que les Phalanstères du célèbre Fourier sont d’origine très ancienne, chinoise même, tout comme d’autres merveilles comme la garde nationale ou le « claca » (une sorte de corvée pratiquée à l’origine par les paysans roumains pour certains travaux en commun, devenue un système de régulation dans le monde agricole, similaire selon certains théoriciens à une sorte de néo-servage !) [75]. A son tour, l’économiste P. S. Aurelian fait, dans une conférence de 1856, l’éloge de Charles Fourier en soulignant son principe de l’association, dans lequel il voit un stimulant pour le travail organisé [76]. Aurelian participe d’ailleurs quelques années plus tard à la fondation de la première coopérative urbaine en Roumanie.

Curieusement, dès l’apparition des socialistes dans la vie publique roumaine à la fin du XIXe siècle, toute référence à Fourier semble disparaître. Il reste simplement l’objet d’une curiosité intellectuelle, en tant que prophète et philanthrope [77], bien qu’il ait été actualisé provisoirement au XXe siècle : entre les deux guerres dans le contexte de l’émergence d’un mouvement coopératiste roumain [78], puis à l’époque stalinienne pour des raisons de propagande.

La véritable réception de Fourier en Roumanie se fait dans un registre bien différent : le « visionnarisme », dont les grandes figures, au moins pour le milieu du XIXe siècle, sont les poètes Ion Heliade Rădulesco et Cezar Bolliac. Heliade a bien connu Diamant mais il ne semble pas inspiré par celui-ci ni par ses projets. C’est en fait à Fourier qu’on songe pour évoquer leurs propres quêtes métaphysiques autour de l’idée de l’harmonie universelle. Puisque les deux expériences sont assez connues, quelques lignes suffiront pour suggérer une certaine image de la réception du Fourier dans le monde roumain.

Le cas de I. Heliade Radulesco est aussi spectaculaire qu’ambigu. Fondamentalement, c’est un utopiste régressif, mais l’évolution de sa pensée est si terriblement déroutante qu’il résiste à tout effort de reconstitution d’une généalogie intellectuelle. D. Popovici (le grand connaisseur de l’œuvre de Heliade) ignore l’historicité de la pensée de Heliade, sa nature caméléonesque ! Il importe pourtant de procéder à une mise en situation de sa production intellectuelle. Comme la plupart de ses contemporains, il est tenté à fétichiser les références françaises, mais sa pensée fait preuve d’une étrange mixité d’influences culturelles, pensée séculaire et valeurs religieuses, messianisme du progrès et conservatisme dogmatique [79].

Compère de longue date de Diamant, il publie des textes de lui dans son journal, mais il ne s’intéresse sérieusement au fouriérisme qu’assez tard. C’est d’abord Saint-Simon qui fait l’objet de son attention, probablement parce qu’il fait fusionner l’idée de progrès avec le référentiel chrétien. A Saint-Simon, il emprunte sa thèse sur le rôle des idées et du principe spirituel (sur celui de l’artiste à l’occurrence) dans l’histoire, notamment lors des périodes critiques. De même, très probablement, le motif de la société harmonieuse, Santa Cetate, est d’inspiration saint-simonienne.

Toutefois, son commentateur le plus avisé, D. Popovici croit que c’est Fourier qui influence le plus profondément la pensée de Heliade [80]. Il est impossible de figer une chronologie de cette conversion. On peut identifier ces premiers échos dans sa lettre ouverte, qui date du début des années 1840, où il propose la fondation d’une école polytechnique, pour instaurer « le merveilleux et le divin mariage de l’industrie et des sciences » [81]. Quelques années plus tard, Heliade traduit un texte de Fourier, Du libre arbitre, et compose un long poème patriotique, Mihaida, voué à Michel le Brave, le premier prince unificateur de la Roumanie. Il laisse apparaître dans ce texte sans valeur esthétique l’idée de l’harmonie en registre fouriériste : une sorte de création spontanée des atomes liés entre eux par la force de la sympathie.

L’harmonie comme but et moyen de l’action humaine est d’ailleurs récurrente dans son œuvre de maturité, après 1848. Selon Heliade, l’arrivée du règne du Bien sera possible par l’équilibre des antithèses et son expression sera l’instauration de la république universelle [82]. Toute sorte d’antagonisme serait fatale au progrès. La manière dont on pourra éliminer la source de l’antagonisme est la réforme sociale. Pourtant, il est toujours difficile à dire de quel fouriérisme il s’agit : un fouriérisme convaincu ? Un fouriérisme à dessein normatif ou purement décoratif ? Une sorte de prétexte intellectuel ? A la fin des années 1850, Heliade conseillait à son neveu - un certain Racotza -, d’approfondir les œuvres de Fourier, afin de distinguer ce qui restait applicable au bénéfice de son village natal, appelé à qui devenir un Phalanstère [83].

En fin du compte, on peut dire que les idées de Fourier ont plutôt chez Heliade Radulesco un rôle d’excitant intellectuel qu’une fonction normative quelconque. Le fouriérisme, permet à sa nature histrionique d’épanouir librement son identité intellectuelle. Faute « d’un système élaboré et théorique » [84], il reste un bricoleur idéologique [85].

Cette excitation d’une imagination toute proche du délire est plus visible chez l’un des ses disciples, moins connu : N. B. Locusteano. C’est lui qui fait traduire à nouveau en roumain Du libre arbitre (publié à Bruxelles en 1858) et qui se manifeste comme un admirateur inconditionnel d’un Fourier qu’il considère comme un prophète et un philosophe. Il redoute vivement le caractère dit utopiste des idées de Fourier, qu’il considère comme une véritable invention. Il pense que les Roumains ont une attraction naturelle pour ses idées. Il considère même que l’ordre sociétaire est déjà bel et bien instauré dans les Principautés, puisque la corvée est à son avis le travail collectif tant rêvé par Fourier au compte de son Phalanstère [86], s.l., 1856 ; Zane, op. cit., p. 79 sq.]].

Le cas de Cesar Bolliac est encore différent. Attaché parfois au fouriérisme, il s’est avéré finalement plutôt proche d’un socialisme romantique à la manière de Lamennais ou de Louis Blanc. Des références fouriéristes ont été identifiées par D. Popovici dans l’un de ses poèmes à fort caractère social [87]. Un autre chercheur a observé un glissement de Bolliac, à partir de la fin des années 1840, de Lamennais vers Fourier [88]. Mais ne s’agit-il pas davantage d’un misérabilisme à l’endroit des marginaux que d’un véritable attachement au fouriérisme ? Pendant ces années, Bolliac parle dans quelques articles de la liberté de l’amour, du rôle de la poésie dans la réforme de l’humanité, de l’obligation dela véritable charité, de l’abolition des inégalités sociales et de la propriété, etc [89]. Mais ce sont là des thèmes communs au socialisme quarante-huitard ambiant.

Pourtant, le fouriérisme n’est pas étranger à Bolliac. A partir de son retour d’exil, en 1855, il publie plusieurs articles autour de la mémoire de Diamant et du fouriérisme roumain, qui le signalent comme un bon connaisseur de l’histoire du mouvement sociétaire. Bolliac est en fait le premier historien de l’expérience de Scaieni. Il écrit à une époque où son passé socialiste est devenu embarrassant et par la suite il est tenté probablement de dissimuler sa sympathie pour le fouriérisme sous le masque d’une approche descriptive. Pour lui, l’échec du fouriérisme roumain a eu pour causes les faiblesses du mouvement sociétaire et les conditions locales dans lesquelles il avait été adopté : l’absence d’une classe de prolétaires dans la Roumanie de l’époque. A son avis, le fouriérisme naît en tant que réaction d’autodéfense des prolétaires envers des abus patronaux. Ainsi, les prolétaires ont essayé d’unir « les capacités, les talents et le travail » pour mieux les vendre [90]. On voit par là que Bolliac ne met pas en doute le fouriérisme en soi, mais sa compatibilité avec les conditions locales de son adoption. Selon cette théorie, les idées de Fourier sont prématurées dans les Pays roumains, sans être pour autant erronées.

Quelques observations finales

L’adoption fulgurante et le déclin rapide de Diamant et de ses idées par l’élite valaque ont longtemps surpris les chercheurs. Toutefois, en dépit de l’échec écrasant de Balaceano et de son expérience de Scaieni, Fourier reste une référence intellectuelle tout au long des décennies suivantes. S’agit-il d’une contradiction ? Ce mode d’appropriation renvoie-t-il aux caractéristiques du fouriérisme ou du contexte culturel local ?

Le fouriérisme roumain est un récit à tiroirs. Loin d’épuiser la question du destin des idées fouriéristes dans le monde roumain, notre recherche a pour objectif d’analyser particulièrement trois aspects : le rôle de Théodore Diamant dans la diffusion du projet sociétaire ; le caractère de l’expérience de Scaieni, en tant qu’élément d’un phénomène de réception des idées fouriéristes dans les Principautés roumaines ; les échos du fouriérisme dans l’imaginaire intellectuel roumain.

On peut tirer de l’analyse au moins deux types de conclusions, d’une part sur la nature du fouriérisme roumain, d’autre part sur le contenu de la réception de la pensée de Fourier en Roumanie. Ces conclusions sont vraisemblablement liées, mais les confondre conduirait à ignorer la séparation entre l’action de dissémination ou de mise en oeuvre volontaire du fouriérisme et une appropriation spontanée de cette pensée. Il vaut mieux donc examiner comment s’est manifestée l’action fouriériste proprement dite et quelles ont été les significations des idées sociétaires dans ce nouveau contexte culturel.

L’histoire du fouriérisme en Roumanie est d’abord le fait de quelques personnages-clé : Théodore Diamant avant tout, et Balaceano, Heliade Radulesco, Cesar Bolliac. Ils sont peu nombreux et assez isolés. D’où une première observation : il ne s’agit pas d’un mouvement structuré à la manière du mouvement sociétaire. D’ailleurs, il est bien clair que le Phalanstère de Scaieni n’était pas l’expression de la volonté d’un mouvement ou d’un groupe mais l’œuvre d’un seul homme.

Il reste impossible de savoir si Diamant a suivi, dans son action, un scénario missionnaire établi par le fouriérisme parisien. Il a, semble-t-il, fait cavalier seul, même s’il se considérait en mission. Pour ce faire, il avait besoin du soutien de Fourier lui-même. Sa rupture totale avec le mouvement dirigé par Victor Considerant est presque certaine [91]. Même si les motifs de cette prise de distances restent à élucider, on peut supposer qu’elle a tenu à un double différend, culturel et entre tempérament.

La relation étroite entre le caractère des acteurs et la diffusion du fouriérisme ne fait aucun doute [92]. A la différence de Considerant, Diamant semble complètement happé par le projet sociétaire dans lequel il s’investit pleinement. On peut même soutenir qu’il n’établit pas de distance entre le désirable et le possible, l’imaginaire et le réel, et finalement entre sa condition de Disciple et celle de Maître. Pour Considerant, c’est la logique expérimentaliste qui doit gouverner toute action de mise en oeuvre du fouriérisme. Cette logique impose de respecter en même temps les conditions locales et l’intégrité du Projet, son caractère démonstratif et universaliste [93].

On s’est beaucoup interrogé sur la compatibilité de ces idées avec la culture politique et intellectuelle des Principautés. A la manière de Cezar Bolliac, nombre de chercheurs ont considéré l’intérêt des Roumains pour Fourier comme immature, ou bien incompatible avec leur culture politique. Par suite, toute adoption de ces idées aurait été un accident programmé à l’échec. Cette perspective ignore aussi bien le caractère expérimental du fouriérisme que la nature généralement hétéroclite de l’imaginaire romantique roumain de l’époque. Il faut dire que Diamant, Balaceano ou Heliade sont tous, à leur manière, en rupture et en fusion avec leur milieu. Ils expriment parfois un certain utopisme populaire diffus. En même temps, par le biais du fouriérisme ils sont à la recherche d’une espèce de panacée culturelle. Il ne s’agit pas pour eux (Diamant excepté) de choisir entre Saint-Simon et Fourier, ou entre Fourier et Lamennais, Bernardin de Saint-Pierre et Hugo, mais de les faire fusionner d’une manière spontanée et inextricable.

On peut donc parler ici d’une réception à plusieurs facettes. D’abord, les idées de Fourier sont connaissent une appropriation dans un registre humanitariste et technique. Séparé de leur référentiel idéologique, le projet fouriériste est présenté par Diamant comme une solution pratique à des maux économiques et administratifs. Le fouriérisme est de fait le premier courant de pensée occidental qui semble donner une solution non seulement au retard historique des Roumains au XIXe siècle, mais également au nouveau problème social.

En second lieu, par son côté universaliste, le fouriérisme est récupéré comme une idéologie molle de l’égalité, du social, du changement pacifique, comme une pensée non politique qui aurait pu rendre possible autant la récupération de la tradition communautariste locale que la rationalisation du monde roumain du point de vue économique et social : une sorte de révolution sociale à petite échelle.

En troisième lieu, la réception du fouriérisme prend le caractère d’un excitant intellectuel au service de divers types de rêveries parfois délirantes. C’est le visage que les historiens prennent le plus souvent en compte, celui d’un Fourier prophète et non plus planificateur. Comme partout d’ailleurs, les romantiques roumains y trouvent une source féconde pour leur mélancolie poétique.