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105-108
CROSSLEY Ceri : "Anglophobia and Anti-Semitism : the Case of Alphonse Toussenel (1803-1885)" (2004)
Modern and Contemporary France, 12-4, 2004, pp. 459-472
Article mis en ligne le décembre 2005
dernière modification le 7 mai 2007

par Dubos, Jean-Claude

En 1990, dans le premier numéro des Cahiers Charles Fourier, Ceri Crossley avait publié un passionnant article : « Toussenel et la femme. » Cette fois il revient sur un autre aspect (plus connu, et peut-être même le seul connu de la pensée de Toussenel) : son antisémitisme. L’étude s’ouvre par l’évocation d’un article publié en 1941 dans le journal L’Illustration par le journaliste collaborateur Louis Thomas : « Alphonse Toussenel, socialiste, national, antisémite ». Pour Thomas, Toussenel est un précurseur d’Hitler, Goebbels, Rosenberg ; il cite une phrase tirée de Les Juifs, rois de l’époque histoire de la féodalité financière (1846) : « Le Juif quittera l’Europe dont l’Allemand et le Français unis seront les maîtres. » Mais, violemment antisémite, Toussenel est aussi anti-anglais et sur ce point, Ceri Crossley trace un intéressant parallèle avec Michelet qui voit avant tout dans l’Angleterre « l’anti-France », l’ennemie de la Révolution et l’apôtre du machinisme qui écrase les travailleurs. Les formulations de Toussenel dans Les Juifs rois de époque et de Michelet dans Le Peuple sont identiques, ou du moins partent du même esprit : « La haine de la France pour la Grande-Bretagne est légitime et sainte », écrit Toussenel. « Les Juifs ont une patrie, la bourse de Londres ; ils agissent partout mais leur racine est au pays de l’or », écrit Michelet. Cet aspect de sa pensée est peu connu ; on pourrait parler pour la France d’un « syndrome Heidegger » qui minimise ou passe sous silence les faiblesses des « grands hommes ». Ainsi le racisme de Renan, oblitéré, alors que celui de Gobineau - un réactionnaire - est exagéré ; et on ignore généralement que c’est Péguy et non Maurras qui promettait à Jaurès douze balles dans la peau le jour de la déclaration de guerre en 1914. Ceri Crossley nous donne une rapide biographie de Toussenel : né en 1803 à Montreuil-Bellay, près de Saumur, il se livre d’abord à l’agriculture, puis après 1830 devient journaliste et fonde notamment en 1837 La Paix avec Louis Veuillot avant de rejoindre La Phalange de Victor Considerant en 1839. En 1841 il devient commissaire civil à Boufarik. Ceri Crossley ne précise pas - le détail a cependant son intérêt - que l’année suivante il est expulsé d’Algérie par Bugeaud pour avoir pris la défense de deux Juifs que le maréchal avait fait arrêter. De retour en France il collabore à La Démocratie Pacifique de Considerant et c’est la Librairie sociétaire qui publie Les Juifs rois de l’époque. Mais, dans sa préface, Considerant émet des réserves, ce qui amène la brouille entre les deux hommes, brouille qui ne sera d’ailleurs pas définitive. Déjà, comme l’a noté Jonathan Beecher (qui ne cite pas cette préface dans sa biographie de Considerant) dès 1843, Toussenel lui reprochait d’abandonner la propagation du fouriérisme pour satisfaire ses propres ambitions politiques...

C’est en 1847 que Toussenel publie l’ouvrage qui lui apporte un très grand nombre de lecteurs, même s’il est complètement oublié de nos jours, probablement parce que son auteur le présente comme un ouvrage scientifique, L’Esprit des bêtes. Vénerie française et zoologie passionnelle, suivi en 1853 par Le monde des oiseaux. Ornithologie passionnelle et en 1863 par Tristia : histoire des misères et des fléaux de la chasse en France. Parmi ses admirateurs on compte Baudelaire qui lui écrit en 1856, reniant ses idées de jeunesse : « Qu’est-ce que vous devez à Fourier ? Rien ou peu de choses. L’homme raisonnable n’a pas attendu que Fourier vînt sur la terre pour comprendre que la nature est un verbe, une allégorie, un moule, un repoussé, si vous voulez. Nous savons cela et ce n’est pas par Fourier que nous le savons. » En effet Toussenel, comme Fourier (et aussi Baudelaire) se fonde sur la théorie de l’analogie universelle et il voit dans les animaux le miroir des passions humaines « des verbes inférieurs de Dieu, destinés à refléter le verbe typique et supérieur de la Création qui est l’Homme » : la mule représente le bourgeois, le chameau l’esclave, le loup le bandit, le cheval le gentleman. Cela est tout à fait dans la ligne de Fourier, mais un point sur lequel - Ceri Crossley ne l’a pas noté - Toussenel se sépare radicalement de lui, en même temps qu’il se rapproche de Michelet (et aussi de Hugo) c’est sa conception de la France. « Une terre où Dieu avait placé le cœur de l’humanité et le foyer de vie intellectuelle, d’où devaient jaillir jusqu’aux extrémités du monde le sang régénérateur, l’idée régénératrice de liberté et de fraternité, la terre du Bon Dieu en un mot, la commune patrie des autres peuples, où toute cause juste devait être sûre de trouver des martyrs, tout proscrit un refuge » (L’Esprit de bêtes, p. 116).
Toussenel retrouve ici l’inspiration de Hugo qui en 1834 dans son Etude sur Mirabeau écrit de façon tout aussi lyrique : « La France est la mère majestueuse de toutes les idées qui sont aujourd’hui en mission dans tous les peuples. On peut dire que depuis deux siècles, la France nourrit le monde du lait de ses mamelles ». A cela Fourier, « docteur Tant-pis » et champion de l’Anti-France répond dans La Réforme industrielle de juillet 1834 : « La France, loin d’avoir une initiative dans la civilisation du globe, porte partout le vandalisme, témoin sa conduite à Alger qu’elle a barbarisé, couvert de vendées et de ravages, bien plus que ne l’aurait fait une armée de barbares. » Que pense de cela le commissaire civil de Boufarik ? Même opposition absolue au sujet de la Révolution, où là encore Toussenel retrouve Michelet et le Hugo de Quatre-ving- treize. « La plus magnifique explosion de lumière et de justice qui ait jusqu’à ce jour éclaté sur le monde » écrit-il dans Tristia. Plus terre à terre et beaucoup moins romantique, Fourier se contentait de constater dans la Théorie des quatre mouvements (1808), avec d’ailleurs une certaine exagération : « C’est au nom de la douce égalité, de la tendre fraternité que l’on immole trois millions de victimes ». (p. 316)

Ceri Crossley consacre les dernières pages de son article à une comparaison entre Toussenel et Michelet, toute à l’avantage de ce dernier. Ceri Crossley diagnostique dans l’expression hystérique et le caractère intolérant de la xénophobie de Toussenel la présence d’un sentiment d’angoisse (« deeper anxieties »). Tandis que Michelet insiste sur l’espace national créé par les hommes en collaboration avec la nature, Toussenel magnifie la vie sauvage, considérant au fond l’homme comme un prédateur. Mais son antisémitisme et son anglophobie - comme ceux de Drumont qui lui succèdera - plongent leurs racines dans une critique morale du capitalisme... Précisément, dans ses Souvenirs publiés en sept volumes, Juliette Adam qui fut amie de Toussenel rapporte ses propos sur un point qui n’est pas évoqué par Ceri Crossley : l’anti-saint-simonisme. « Le saint-simonisme, c’est la lutte judaïque contre le fouriérisme. Les juifs veulent devenir de plus en plus maîtres du capital. L’association du capital et de l’intelligence, oui, ils la cherchent, mais c’est pour exploiter le troisième terme, le travail et ils nous préparent les pires catastrophes. » (VII, p. 345) et en 1865, à propos de la Morale indépendante, revue fondée par le franc-maçon Alexandre Massol et à laquelle collabore Clarisse Coignet, cousine de Considerant, Toussenel prophétise : « Massol redevient grand-prêtre d’une morale tirée du saint-simonisme. Je flaire du Juif dans cette affaire-là. Le roi Hiram qui a tant contribué à bâtir le Temple de Jérusalem renaît en Massol. Massol-Hiram rebâtira le nouveau temple pour les Juifs, rois de l’époque. Massol est resté le disciple d’Enfantin, mais le saint-simonisme est l’allié du capitalisme malfaisant et il suscitera une question sociale dangereuse, tandis que le fouriérisme par ses principes d’association du capital et du travail, dénouerait cette question sociale au profit de tous. » En 1881, Juliette Adam apprend que Toussenel, âgé de 78 ans est très malade et dans une grande gêne matérielle. La réaction de cette grande patriote, farouche républicaine, qui fut longtemps l’égérie de Gambetta, est intéressante : « L’auteur de L’Esprit des bêtes, du Monde des oiseaux, des Juifs rois de l’époque, l’écrivain si original, l’esprit si français, le cœur si chevaleresque, si dévoué, Toussenel, mon cher vieux Toussenel est dans la plus grande misère. » Il mourra quatre ans plus tard, en 1885. Si, en 1941 Louis Thomas fait de lui un précurseur d’Hitler, d’autres analysent autrement les choses. En 1933, François Simon, parlant sous les auspices de la SFIO à Montreuil-Bellay, déclare : « On pourrait croire qu’Alphonse Toussenel fut antisémite. Il était trop bon et trop juste pour cela : être l’ennemi d’une race humaine ». Et selon Simon il faut appeler Juif à la manière de Toussenel « non pas tous les descendants d’Israël, mais ceux d’entre eux, avec nombre de catholiques pratiquants, de protestants et de gens sans religion qui vivent de la substance et du travail d’autrui. » Dans une certaine mesure, Léon Poliakov, qui fait autorité en matière d’histoire de l’antisémitisme, corrobore Simon : « Le véritable propos de Toussenel, dit-il, était de dénoncer le règne de l’argent. » et il cite une phrase des Juifs rois de l’époque : « ces derniers temps ont vu de glorieux noms d’artistes et de savants sortir de la lignée d’Israël » - phrase que n’aurait pas écrite Hitler ! Et il a pris la défense de Rachel, « une artiste hors ligne qui ressuscite Racine et Corneille » violemment attaquée, en tant que juive, par Petrus Borel. Léon Poliakov compare l’ouvrage de Toussenel à un autre, dont curieusement on parle peu, publié en 1846 sous le même titre par Pierre Leroux et qu’il juge plus nuancé. En effet, pour Leroux, « Le Juif reprendra une figure plus sereine, plus jeune. Il cessera de ressembler à Shylock et j’espère le voir ressusciter sous les traits du Nazaréen que les Juifs ont crucifié. » Cette perspective rédemptrice n’apparaît pas chez Toussenel qui ne regarde pas au-delà du présent.