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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

69-98
Réseaux et trajectoires fouriéristes aux Pays-Bas
Quelques réflexions à propos de H.F.L. Droinet
Article mis en ligne le décembre 1996
dernière modification le 27 octobre 2004

par Moors, Hans

Dans la Hollande du XIXe siècle, les penseurs socialistes français ne sont pas populaires. Les journaux et les revues ne publient que très peu d’articles sur Saint-Simon et ses partisans, sur Fourier et l’École sociétaire, sur Leroux, Cabet ou Louis Blanc. En général, il ne s’agit que de descriptions superficielles de leurs idées, qui mettent avec malice l’accent sur les aspects les plus insolites. Le côté un peu fumeux de ces systèmes socialistes y est constamment dénoncé. Il semblerait que l’utopie n’aille pas avec le tempérament et le passé de ce peuple et de ce pays. Il en est de même pour le courant révolutionnaire sous-jacent que maints commentateurs croient percevoir dans le socialisme utopique. Les quelques articles sérieux se terminent toujours par un avertissement et un appel au bon sens des Néerlandais.

Le Fouriérisme aux Pays-Bas

Comparé à l’attention et au succès auxquels Fourier et ses partisans ont eu droit dans la presse belge, on peut parler d’une réaction néerlandaise à peu près inexistante. De tous les systèmes socialistes qui s’étaient développés en France pendant la Monarchie de Juillet, le fouriérisme est peut-être même celui qui a été le moins décrit. La Hollande est donc une exception. Dans tous les pays avoisinants, on s’intéressait sérieusement à la Science sociale [1].

Néanmoins le fouriérisme ne pouvait pas passer complètement inaperçu aux Pays-Bas. La presse néerlandaise avait l’habitude de diffuser des informations sur la politique, l’économie et la culture françaises. La bourgeoisie aisée lisait le français. Les intellectuels suivaient de près ce qui se passait dans une France en ébullition. Des particuliers, mais aussi les bibliothèques et les cercles culturels étaient abonnés à tout un éventail de quotidiens, d’hebdomadaires et de mensuels français, allemands, anglais et hollandais. On lisait beaucoup, par exemple, la Revue des deux Mondes, dans laquelle les Études sur les réformateurs contemporains de Reybaud parurent sous la forme d’une série d’articles.

D’ailleurs, en tant que livre, ces mêmes Études (dont la première édition est de 1842) trouvèrent aussi un bon accueil auprès du public néerlandais. Quelqu’un en parla comme d’un excellent ouvrage pour apprendre à connaître les égarements, les chimères et les principes de base, purs au fond des « Utopistes étatiques français » [2]. En 1841, une brochure sur le fouriérisme parut aux Pays-Bas. Ce fut la seule. La Science sociale y était présentée comme une solution au problème de la pauvreté [3]. Un critique renvoya l’auteur anonyme à l’article critique de Cherbuliez dans la Bibliothèque universale de Genève (nov. 1840), en espérant l’amener à se repentir [4].

Le public des lecteurs néerlandais était alors bien informé sur ce qui se passait en Europe. Trop bien peut-être ? Le flux des publications étrangères rendait-il superflu les études néerlandaises sur le socialisme utopique ? On connaissait les versions originales des ouvrages de Louis Blanc et de Cabet, les Expositions d’Enfantin et Bazard [5]. Les publications allemandes et françaises sur le socialisme faisaient partie de ce qu’on lisait aux Pays-Bas. Et, les références dans la presse le prouvent, c’est surtout à travers les écrits français que l’idéologie phalanstérienne entra aux Pays-Bas [6].

Les initiatives publicitaires de l’École sociétaire y ont sans doute été pour quelque chose. Deux célèbres librairies néerlandaises faisaient fonction de « dépositaires du comptoir central de la Librairie où se vend l’Almanach Phalanstérien, ainsi que tous les ouvrages de Charles Fourier et de l’École sociétaire ». La Démocratie pacifique avait des correspondants en Hollande, elle y était diffusée et lue, tout comme la Phalange. Mais le nombre de ses abonnés était minime. On ne sait pas combien de personnes achetaient et lisaient les publications fouriéristes, mais elles ne devait sûrement pas être plus de quelques dizaines [7].

De toute façon, dans la presse néerlandaise, le nombre d’articles explicitement consacrés au fouriérisme était insignifiant. Si l’on compare avec la Belgique, leur quantité fut même négligeable. La mort de Fourier en 1837 ne suscita aucun commentaire. Il n’y avait pas non plus dans les journaux néerlandais de discussions sur les dogmes fouriéristes, comme on en trouvait dans la presse belge. On ne renvoyait pas - ou à peine - les lecteurs aux publications importantes comme par exemple Destinée sociale de Considerant, Études sur la science sociale de Lechevalier, ou encore la biographie satirique mais flatteuse de Cantagrel, Le Fou du Palais Royal. Alors qu’en Belgique les sympathisants souscrivaient en masse à la Rente sociétaire, il n’y a pas sur les listes qui nous sont parvenues de Néerlandais. Des phalanges furent créées à Bruxelles et à Louvain, mais jamais aux Pays-Bas. Comment expliquer cette différence frappante entre deux pays voisins ? Comment se fait-il que l’on ait accordé encore moins d’attention au fouriérisme qu’au saint-simonisme une dizaine d’années plus tôt ?

En premier lieu, en Hollande le climat politique était franchement anti-français et anti-belge. En 1830, la Belgique s’était détachée de fait du Royaume Uni des Pays-Bas (1815-1830). La réaction des Néerlandais était ambivalente : sur les plans religieux et financiers notamment, ils étaient plutôt contents d’être débarrassés de ces provinces du sud qui étaient non seulement pratiquement à leur charge, mais catholiques de surcroît. Dans le même temps, ils trouvaient que, de la part des Belges, cette séparation était vraiment un acte de profonde ingratitude. Ce n’était pas seulement le statu quo international, c’était surtout l’étendard « Dieu, Orange et Patrie » qui était bafoué. On désigna la France comme le grand instigateur de cet acte, non sans raison. Sa révolution de 1789, comme celle de 1830, avait servi d’exemple aux révolutionnaires belges. Le courant révolutionnaire européen autour de 1830 avait fait naître solidarité, espoirs et angoisse.

Bref, en Belgique, beaucoup de progressistes libéraux étaient ouverts aux influences venues de l’étranger. Ils cherchaient une idéologie qui légitime le tout nouvel État, une inspiration pour mettre en place la constitution la plus libérale d’Europe et, quand ils se rendirent compte que le régime politique belge était moins flexible qu’ils ne l’espéraient, ils se mirent à chercher des points de repère pour leur propre engagement social et démocratique. Les prédications saint-simoniennes par exemple, eurent beaucoup de succès en Belgique (1831-1834). Des réfugiés politiques d’Italie, de France et des États allemands s’installèrent à Bruxelles, qui devint le foyer de la jeune Europe [8]. On était loin de tout cela aux Pays-Bas, où c’était le conservatisme patriotique qui dominait. S’appuyant sur la tradition de cette indépendance qui avait propulsé la République vers des hauteurs inouïes au cours du Siècle d’or, les Pays-Bas tournèrent le dos à l’Europe. Le pays s’obstinait à demeurer dans une autosatisfaction une peu forcée, même après la reconnaissance officielle de la souveraineté de la Belgique en 1839. On se replia sur soi. En effet, que pouvait-on attendre de bon d’une France et d’une Belgique révolutionnaires [9] ?

En deuxième lieu, dans le domaine socio-économique le terrain néerlandais n’était pas non plus favorable au fouriérisme. L’économie néerlandaise qui était essentiellement centrée sur l’agriculture, reposait sur le capital accumulé au cours des siècles précédents grâce au commerce (d’outre-mer). Il fallut attendre la fin du dix-neuvième siècle pour que commence l’industrialisation à grande échelle et que les innovations techniques se mettent en place. Si la Hollande était sans conteste un pays riche, il n’en reste pas moins que la pauvreté et le chômage y sévissaient. Plus de 60 % de la population appartenait probablement au groupe des pauvres potentiels. Une grande partie d’entre eux était périodiquement dépendants de la charité, et parfois de manière presque permanente. Mais les Pays-Bas avaient peu de pauvres « modernes » : il n’y avait pas de prolétariat d’usine. C’est pourquoi on continuait à utiliser un vocabulaire pré-industriel pour parler du problème de la pauvreté : il s’agissait d’un problème moral, extérieur à toute problématique socio-économique [10].

La Belgique des années 1840 était au contraire le modèle même de l’État moderne, industrialisé. Elle possédait le réseau ferroviaire le plus dense de tout le continent et son industrie lourde fournissait du travail à une partie assez importante de la population [11]. C’est pourquoi les conséquences de la crise économique de 1838-1839 et de la grande dépression qui marqua la deuxième partie des années 1840 furent vivement ressenties en Belgique. Le chômage, la paupérisation et la prolétarisation précipitèrent le débat sur la nécessité de réformes structurelles dans le domaine socio-économique plus vite que partout ailleurs sur le continent. La pratique néanmoins n’emboîta pas le pas à la théorie : la Belgique fut l’un des derniers pays d’Europe à se doter d’une législation sociale conséquente [12].

Aux Pays-Bas, le laps de temps qui s’écoula entre l’apparition de la « question sociale » et la mise en place d’une législation fut moindre. Mais lorsque les débats sur le sujet eurent lieu, les jours de gloire du fouriérisme appartenaient déjà au passé. L’analyse socio-psychologique de Fourier, à partir de la deuxième moitié des années 1830, était devenue peu à peu et sous la conduite de Considerant, une vraie Science sociale : la science comme arme contre la misère. En Belgique, les fouriéristes, comme avant eux les saint-simoniens, trouvèrent des points de rencontre avec les premières organisations ouvrières et leur réformisme socio-économique devint une importante source d’inspiration pour les progressistes libéraux et leur politique sociale. La façon qu’avaient les Hollandais de percevoir le problème de la pauvreté comme une question morale, ne cadrait absolument pas avec l’analyse fouriériste, qui voyait dans les abus socio-économiques une problématique sociale, exigeant des réformes structurelles. Pour la Hollande, le fouriérisme arrivait bien trop tôt. Même le petit groupe d’intellectuels qui, à la fin des années 1840, découvraient dans la Science sociale une possibilité d’aborder de façon plus fondamentale le problème de la pauvreté, trouvaient que le fouriérisme était incompatible avec le climat politique et surtout religieux des Pays-Bas [13].

C’est dans le domaine philosophique, et plus spécifiquement théologique, que l’on trouve une troisième explication au fait que le fouriérisme ait fait couler si peu d’encre aux Pays-Bas. J’ai déjà signalé que durant la première partie du dix-neuvième siècle, le nationalisme néerlandais renforçait les valeurs morales et culturelles traditionnelles plus qu’il ne stimulait de nouvelles formes de conscience politique ou culturelle. Autrement dit, la conscience nationale se reconnaissait dans le fait d’être autre, mais ne laissait aucune marge pour le changement, le devenir autre. Il n’y avait pas d’élan d’innovation. Et cela se manifestait dans la philosophie. A peine émancipatrice, la philosophie néerlandaise était au plus réflexive. L’exégèse philosophique resta très longtemps assujettie au « common sense  » de l’École écossaise, ou à la « raison commune » des traditionnalistes français. Les doctrines idéalistes ne réussirent jamais à s’imposer complètement. La philosophie et la religion - c’est-à-dire ce protestantisme éclairé et « raisonnable » que l’on trouvait aux Pays-Bas - restèrent en symbiose jusque dans les années 1860 [14].

On peut penser que l’aversion pour les théories spéculatives, pour les systèmes hiérarchiques et donc par définition intolérants, pour les pensées universelles qui nuisaient à la pluralité, à une structure sociale basée sur la créativité des individus et sur les vertus chrétiennes, était d’une certaine façon une réaction à ce nationalisme politique, exubérant et souvent a-religieux qui s’était frayé un chemin dans les pays voisins depuis la Révolution Française. La philosophie néerlandaise accentuait ses particularités nationales uniquement dans ce sens, plutôt négatif alors [15]. Cette façon de refuser par principe les penseurs spéculatifs des socialismes utopiques reflétait bien ce qu’était la vie philosophique dans le pays de Tromp et de De Ruyter, la « Chine de l’Europe » - comme on l’appelait de plus en plus souvent.

Si le monde philosophique n’était pas très ouvert aux théories idéalistes du socialisme utopique, la pensée religieuse l’était encore moins. Le nombre de fois où les commentateurs néerlandais condamnèrent le fouriérisme pour des raisons religieuses est assez surprenant. On applaudissait certes aux principes fondamentaux de l’oubli de soi et de l’amour du prochain. Quelqu’un formula comme suit cette position : « Le socialisme est étroitement lié (...) à la vie religieuse. » Mais pour ce qui était de la cosmologie de Fourier et des points essentiels de la Science sociale, comme par exemple la passion humaine comme innere Gesetzgeber et la mise en commun de la propriété, on considérait qu’il s’agissait là d’une corruption de l’idéal chrétien le plus pur [16].

La société fouriériste, on la craignait comme un chaos qui n’était plus tenu par des normes et des valeurs morales. Fourier, « président de tous les fous de la terre », comme l’écrivait un commentateur en 1844, transformait la création de Dieu en un ridicule pays de cocagne et réduisait l’ordre social à « une foule morcelée d’individus, sans vie intérieure cohérente ». Un critique de la brochure Beknopt overzigt (1841) fustigeait les passages troublants à propos « des qualités de Dieu et de leur fonctionnement [17] ».

Pour le reste, on peut affirmer sans exagérer que pour ce qui est de détruire les normes et le statu quo, la Science sociale était bien pâle à côté du saint-simonisme. Cette constatation n’explique pourtant pas que le saint-simonisme ait reçu plus d’attention que le fouriérisme aux Pays-Bas. Ce qui a été le plus important à cet égard, à mon avis, c’est le fait que le saint-simonisme se soit présenté comme un Nouveau Christianisme. C’est pour cette raison que les commentateurs néerlandais l’ont considéré comme une secte religieuse.

Les sectes n’étaient pas populaires, mais elles touchaient deux caractéristiques typiquement néerlandaises concernant la vie religieuse : d’un côté la pluralité de confessions et d’églises, et de l’autre l’anti-catholicisme. Contrairement au fouriérisme, le saint-simonisme pouvait être interprété comme un réveil religieux anti-autoritaire (lisez : anti-catholique) ; une façon de voir qui, soit dit en passant, semblait préserver la Hollande protestante, avec sa traditionnelle tolérance religieuse et ses nombreuses églises, d’une influence trop grande du saint-simonisme.

Le saint-simonisme ne fut pas mieux accueilli aux Pays-Bas que le fouriérisme, mais on lui porta une plus grande attention, comme à tous les autres mouvements catholiques « protestants » (le Deutschkatholizismus de Ronge par exemple, ou l’Helsénisme en Belgique), parce qu’il paraissait renforcer les vertus et les acquis néerlandais anciens. Une attention uniquement inspirée par la curiosité pourtant. De la part des catholiques néerlandais aussi du reste, car en dépit de leurs incessantes critiques sur les pouvoirs religieux et séculiers dans les années 1840, ils ne se laissaient pas passionner par une théologie de la délivrance, romantique et souvent engagée dans une politique nationaliste.

Il n’est pas possible, dans le cadre restreint de cet article, de donner une vue d’ensemble complète de tous les facteurs qui ont pu avoir quelque influence sur la façon dont le fouriérisme a été reçu aux Pays-Bas. C’est pourquoi je voudrais uniquement signaler pour finir le fait que les phalanstériens eux-mêmes n’ont pratiquement pas déployé d’activités à l’intérieur des frontières néerlandaises. Mis à part les deux dépôts de la Librairie sociétaire et la disponibilité assez limitée des périodiques fouriéristes, il n’existait pas d’infrastructure pour la propagation de la Science sociale. Il n’y eut par exemple jamais de programme d’échanges avec les journaux néerlandais [18]. En Hollande, on n’organisa jamais de tournées de conférences, alors que cela se faisait beaucoup en Belgique. Comme les prédicateurs saint-simoniens, les fouriéristes négligèrent les Pays-Bas. Considerant vint une fois en Hollande pendant l’hiver 1837-1838 ; mais cette visite ne fut suivie d’aucune autre [19].

Manifestement, l’École sociétaire n’éprouva jamais l’envie de relever le défi de s’aventurer sur le marché néerlandais. Compte tenu de ce que je viens de mentionner, on ne saurait s’en étonner. Le fouriérisme est resté marginal aux Pays-Bas, et je ne connais aucun phalanstérien hollandais convaincu [20]. Mais il y eut aussi des échos plus positifs. Philippe Bourson, un des phalanstériens belges les plus actifs et les plus enthousiastes, écrivait de Bruxelles à la fin de 1846 : « Tout le monde est bien venu même à différents degrés de conviction. Ici nous amenons à nous bien des gens de divers partis ; à Louvain, il y a une petite église, en Hollande j’en connais qui marchent très bien [21] ».

Trajectoires idéologiques

Quelles sont les personnes ou les milieux auxquels pensait Bourson en écrivant cela ? Je dois admettre que je n’ai pas de réponse définitive. Pour donner brièvement une image aussi claire que possible de la trajectoire parcourue par l’étoile fouriériste aux Pays-Bas, je vais scinder la problématique en deux parties. Je vais d’abord examiner dans quel genre de débats, dans quels milieux idéologiques s’est inscrit le discours sur la Science sociale aux Pays-Bas ; j’évoquerai ensuite les personnes qui, d’après l’étude des sources, y ont appartenu à un cercle phalanstérien. Il est possible, sinon probable, que quelques Néerlandais furent mis en contact avec le fouriérisme par l’intermédiaire de leurs relations belges [22]. Mais cette question dépasse le cadre de cet article.

En Belgique, le fouriérisme a surtout trouvé audience auprès des libéraux engagés dans le social et tournés vers la démocratie. Dans les années 1840, ces radicaux formaient une aile puissante du parti libéral (1846) [23]. Les radicaux néerlandais quant à eux ne constituaient pas un groupe soudé et ils n’avaient pas vraiment de position de pouvoir à l’intérieur du mouvement libéral. Ils ne formaient pas un lobby politique assuré, capable, comme c’était le cas en Belgique, de se porter garant des idées radicales à l’intérieur du système politique existant. Les radicaux néerlandais ressentaient comme un manque l’absence d’une infrastructure propre. Ils essayèrent d’y remédier sans beaucoup de succès. Pour les radicaux néerlandais le débat sur la nécessité de réformer le (pouvoir) politique, répondait à une plus grande priorité que le discours socio-révolutionnaire qui était le fait de leurs homologues belges [24]. C’est pourquoi, il était moins évident que le mouvement radical serve de caisse de résonnance au fouriérisme aux Pays-Bas, comme ce fut le cas en Belgique.

Le libéral progressiste B.D.H. Tellegen s’en est fait l’écho sans le vouloir dans un article sur les causes du mouvement révolutionnaire de février 1848 en France. Il en vint singulièrement à parler du fouriérisme. Tellegen voyait dans le fonctionarismus largement répandu la raison essentielle de la révolution - et non pas, comme il fut d’usage, dans la différence entre les riches et les pauvres. Comme, selon Tellegen, le sens du fouriérisme n’était pas politique, il se proposait de revenir ultérieurement sur la Science sociale dans une étude sur le problème de la pauvreté [25].

Les radicaux formulaient certes leurs idéaux surtout en termes politiques, mais ils ne se mirent pas moins campagne contre les abus socio-économiques dans la société néerlandaise. A la fin des années 1840, on ne pouvait pas encore parler de politique sociale proprement dite, mais les progressistes (au sens large) ne faisaient pas mystère de leur nouvel engagement social. Ils s’intéressaient aux systèmes socialistes, ils y cherchaient peut-être un soutien pour leur propre analyse critique du régime social néerlandais, mais aux Pays-Bas, entre les idées des radicaux et celles des socialistes, on ne peut pas dire qu’il y avait une symbiose profonde. Le mouvement radical aux Pays-Bas fut tout au plus une caisse de résonnance plutôt étouffée pour la Science sociale.

A l’intérieur de la trajectoire progressiste, on rattachait surtout le fouriérisme à certains aspects du discours socio-économique. Le problème de la pauvreté était en haut de l’échelle. Le problème de la prolétarisation des relations sociales y était lié de près, bien que plus teinté politiquement. Le libéral progressiste G. de Clercq fut l’un de premiers à percevoir l’importance de cette problématique. L’un des grands mérites des penseurs du socialisme utopique, écrivait-il, a été d’arriver très tôt à la conclusion que la société « se pare extérieurement des plus beaux atours et prend des formes toujours plus agréables », tandis que « le cancer du paupérisme » la rongeait de plus en plus profondément de l’intérieur. Toutes les réformes futures, concluait De Clercq, devaient partir du principe de « l’organisation du travail, l’union des intérêts du travail et du capital qui sont en conflit actuellement. » Il avait de l’estime pour Fourier, mais il doutait que ses plans puissent être appliqués. Louis Blanc lui paraissait plus concret [26].

De principe, De Clercq n’était pas socialiste, mais ses idées sociales étaient beaucoup plus radicales que celles qui avaient cours dans les milieux progressistes. Les économistes néerlandais, qui étaient presque tous des libéraux (conservateurs), chantaient en choeur les arias du laisser-faire. A la fin des années 1840, ils étaient peu nombreux à trouver quelqu’inspiration pour soulager les besoins des Néerlandais dans les idées socialistes qui prônaient l’organisation du travail, une meilleure répartition des bénéfices du travail, l’organisation de l’aide aux malades et aux vieillards, l’instauration d’un impôt progressif ou la stimulation de formes collectives de la vie sociale et laborieuse [27]. Mais, même s’ils approuvaient certains aspects du socialisme pour leur côté pratique, les économistes néerlandais continuaient à voir dans le socialisme une doctrine révolutionnaire erronée, qui étouffait toute liberté individuelle. Lorsqu’à partir des années 1860, le débat sur la question sociale commença enfin à se frayer un chemin, leur position ne changea absolument pas. La menace des socialismes étrangers était de nouveau beaucoup trop sensible [28].

Le mot socialisme suffisait déjà à susciter des réactions allergiques. De temps en temps, des discussions sur les abus socio-économiques mettaient en avant quelques aspects concrets de la Science sociale, et c’était tout. Dans cet image d’ensemble, un petit nombre de loges maçonniques progressistes et les mouvements des libres-penseurs constituèrent quand même une exception, du moins à partir de 1860. L’engagement social et le non-conformisme religieux de ces groupes les poussaient à réagir plus positivement aux théories du socialisme utopique. Et pourtant, dans cette trajectoire de la « libre pensée », l’attention explicite portée au fouriérisme resta minime [29].

Il en est de même pour la trajectoire hygiéniste et médico-statistique. De toute manière, ce débat n’a débuté que très tardivement aux Pays-Bas. On n’en trouve pratiquement aucune trace avant les années 1860 [30]. En Belgique la discussion avait été avivée dans les années 1840 par le fouriérisme, et cela grâce surtout aux séries de conférences données par Considerant, Avril et Hennequin. Parmi les adeptes de l’École sociétaire en France, on trouvait un bon nombre de médecins [31]. Mais aux Pays-Bas, les hygiénistes et les statisticiens ne firent jamais explicitement référence au fouriérisme.

Le discours sur le statut social des femmes est un deuxième exemple de la non-perception de la Science sociale aux Pays-Bas. Ce n’est que dans les années 1860, que le sujet fut formalisé comme un élément de la question sociale, mais déjà dans les années 1840, quelques radicaux avaient signalé le caractère fondamental de cette problématique. Il n’y eut pourtant aucune référence aux idées de Fourier définissant un « nouveau monde amoureux ». Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, c’est au saint-simonisme qu’échut l’équivoque honneur d’être reconnu comme le système socialiste le plus favorable aux femmes. Ce n’est pas étonnant, car Considerant et ses adeptes se rendaient bien compte que cela pouvait leur faire du tort de prêcher avec trop d’enthousiasme le bouleversement des sexes. Ils avaient tiré la leçon de la décadence du saint-simonisme. On peut pourtant se demander comment il se fait qu’une politique aussi raisonnable concernant la question des femmes n’ait pas réussi à provoquer de réactions dans les milieux progressistes néerlandais. Le fouriérisme n’a pas été associé à la réflexion sur les sexes. En Belgique, ce fut pourtant le cas [32].

C’est dans l’ambivalence de l’accueil qui a été fait au fouriérisme aux Pays-Bas qu’il faut chercher une réponse à cette question. D’un côté, on voyait le fouriérisme comme un parmi les nombreux mouvements socialistes de l’époque, sans l’expliciter davantage par la suite. D’un autre côté, à partir de cette aversion existentielle pour le socialisme utopique, se développa un discours parallèle qui sans le vouloir, accentua le côté particulier du système de Fourier. En effet, le commentaire sur les systèmes socialistes consistait en général en une énumération de leurs aspects les plus insolites. Dans la presse néerlandaise, l’image que l’on donnait du saint-simonisme et de Fourier était dominée par les clichés courants de polygamie, de planètes qui copulent, de sectarisme religieux, ou d’anti-crocodiles. Je dis bien l’image de Fourier, et non pas du fouriérisme. La Science sociale se perdait dans le complexe spécifique de l’époque des « sciences sociales » [33]. En face de cela : il y avait les œuvres de Fourier, plutôt hermétiques et entrecoupées de confidences étranges ; il y avait la trop systématique métaphysique d’Enfantin et ses blouses bleues, qui suscitèrent ce discours sur « le socialisme ridicule », anecdotique, délayé à l’extrême. Finalement, ce n’était pas le discours le plus important, mais c’était le plus visible. A la longue, c’est aussi celui qui a tenu. Et par rapport à « l’Esprit néerlandais », c’était en plus le discours le plus révélateur.

Réseaux personnels

Le climat politique, économique et religieux des Pays-Bas ne pouvait absolument pas inspirer confiance aux sympathisants de l’École sociétaire. L’étoile fouriériste parcourut des trajectoires obscures à travers les débats de la Hollande progressiste. Et pourtant, il y eut au nord de la Belgique des gens qui ressentaient une fascination pour la Science sociale. Peut-on s’étonner alors que ses personnes soient restées un peu à l’écart de toute publicité ? Et faut-il s’étonner que Félix Droinet, le phalanstérien le plus actif des Pays-Bas, ait été français de naissance ?

On sait peu de choses sur les gens ou les milieux auxquels Bourson faisait allusion en 1846. Mais les pistes nous conduisent immanquablement à La Haye. En ce qui concerne le phalanstérien Sauzet, je suis sûr qu’il est venu à la Résidence. La visite eut lieu à la fin de 1840 ou au début de 1841. Je ne sais pas très bien ce que Sauzet venait y faire exactement. En tout cas, il a servi d’intermédiaire pour certaines affaires de Considerant, des affaires qui se traitaient en Autriche, en Suède et aux Pays-Bas. C’est probablement à Utrecht que Sauzet rencontra l’ingénieur français Droinet, qui y avait installé une usine à gaz en 1841. Sauzet a également contacté quelqu’un à La Haye, « qui lui a donné des renseignements relativement à notre affaires [34] ». De qui s’agissait-il ? D’un certain J., ou de monsieur Hoyer, tous deux liés d’amitié avec Droinet ? Ou peut-être de monsieur Kool, lui aussi de La Haye et qui était abonné à La Phalange en 1842 ? Ce ne sont-là que des suppositions [35].

Ce dont je suis sûr, c’est qu’il ne s’agissait pas de Chapman Israel Enthoven (1785-1888), maître horloger, marchand de tableaux et antiquaire à La Haye. En effet, Enthoven et Considerant se connaissaient déjà personnellement avant juin 1839. Enthoven était mêlé aux affaires de Considerant. Il s’était occupé de lui obtenir un « brevet de chez le gouvernement », dont on ne sait rien de plus. Considerant, Enthoven et le fils aîné de celui-ci, Louis Chapman Enthoven (1821-1880), entretenaient des relations personnelles en plus de leurs relations d’affaires. Les deux Enthoven avaient sans doute fait connaissance avec Considerant lors d’un voyage effectué à travers la France pour y faire des achats. Pour Considerant, Enthoven était le contact le plus important de l’École sociétaire aux Pays-Bas, car en 1841 il donna à Julien Blanc cette instruction : « Pour la Hollande il faut envoyer la poste à Enthoven [36]. »

La famille Enthoven, qui était d’origine juive (avec des ramifications en Angleterre, en Allemagne et en Belgique), était connue à La Haye [37]. Chapman Israel Enthoven y habita de 1832 à 1865. Auparavant, il était allé chercher fortune en Angleterre. De là, il avait participé aux campagnes napoléoniennes (1813-1815), pour lesquelles il avait été décoré. Au milieu des années 1820, il se trouvait à Anvers et, après la révolution belge d’août et de septembre 1830, il partit pour Leyde. En tant qu’antiquaire, il fit de bonnes affaires dans le pays comme à l’étranger. Entre 1846 et 1848, il livra au roi Guillaume II, des articles de luxe et des antiquités pour la somme considérable de ƒ 86.227,04. Depuis, la maison royale des Pays-Bas lui devait toujours de l’argent [38]. Chapman Israel Enthoven, « the oldest curiosity dealer in the world » (le plus ancien marchand d’antiquités au monde), était un homme considéré [39].

Son fils, Louis Chapman Enthoven, était comme lui marchand de tableaux. Il faisait le va-et-vient entre ses deux lieux de résidence, La Haye et Saint Pétersbourg, ville où il se maria (tout comme Guillaume II) et où il mourut [40]. Entre-temps, il passa beaucoup de temps à Paris. Son second enfant y naquit en 1874 (treize ans après le premier). Entre 1844 et 1866, Louis Chapman Enthoven fut membre de la loge maçonnique de la Haye Eendracht maakt Macht (l’Union fait la Force). Pour le reste, on sait très peu de choses sur lui et sur ses relations avec Considerant.

En ce qui concerne les contacts que l’École sociétaire avait aux Pays-Bas, il semble que Louis Israel Enthoven (1787-1863), le frère cadet de Chapman Israel Enthoven, ait joué un rôle plus important. Cet habitant de La Haye, notable connu, avait commencé sa carrière comme violoniste pauvre mais talentueux. Il augmentait son salaire de maître de concert de l’Opéra français à la Résidence, en donnant des cours particuliers. C’est grâce à l’un de ses élèves, un descendant d’une riche famille de fondeurs de canons suisse, qu’il se retrouva dans la métallurgie en 1823. Quelques années plus tard, il était à la tête d’une grande fortune et faisait partie de l’élite des entrepreneurs néerlandais. Il devint ainsi, de 1845 à 1850, président de la direction générale de la prestigieuse Compagnie Néerlandaise des Chemins de fer du Rhin (Nederlandsche Rijnspoorweg Maatschappij).

La laminerie-fonderie de Louis Israel Enthoven était une exception dans une Hollande à peine industrialisée. C’était une grande entreprise avec plus de 400 ouvriers qui utilisait les innovations techniques les plus modernes pour se positionner avec succès sur le nouveau marché néerlandais. L’usine d’Enthoven fut par exemple pendant des années le plus gros fournisseur de ponts de chemin de fer, des four à gaz et de réverbères. Le roi Guillaume II était un client important. A d’autres égards aussi, c’était une entreprise d’avant-garde. Enthoven pratiquait en effet une politique sociale assez progressiste. Non seulement, il avait aménagé un laboratoire et une bibliothèque pour ses ouvriers, mais il avait également créé pour eux un fonds de retraite. Il tenait pour essentiel la formation et l’organisation de ses employés. Cette attitude était évidemment fructueuse, pour les deux parties. Ainsi, lors des manifestations populaires de mars 1848, les employés d’Enthoven portèrent l’agitateur et journaliste radical, Adriaen van Bevervoorde en triomphe sur leurs épaules à travers les rues de La Haye. Deux décennies plus tard, les ouvriers de la firme Enthoven tenaient une place prépondérante dans la section de La Haye de la Première Internationale [41].

Les sources dont nous disposons ne mentionnent pas le fait que Louis Israel Enthoven ait lui-même été en contact avec l’École sociétaire. On ne sait pas non plus si c’est son frère aîné qui l’a introduit dans les cercles fouriéristes. Étant donné ses activités, ses fonctions et ses centres d’intérêt, ce n’est certes pas impossible. La seule preuve - indirecte - qui permette d’affirmer que Louis Israel Enthoven a bien fait partie du cercle phalanstérien de La Haye, est son étroite collaboration avec l’ingénieur français Félix Droinet, qui était domicilié à Leyde.

Henry, Félix, Louis Droinet naquit à Reims le 22 octobre 1801. Son père (décédé à Reims le 19 février 1843) était « facteur de pièces » [42]. Félix Droinet suivit une formation d’ingénieur et partit ensuite courir le vaste monde. En 1835, il s’établit à Saint Pétersbourg, où il installa une usine à « gaz portatif non comprimé » (privilège impérial du 19 juin 1836), qui devait servir à l’éclairage des habitations et des bâtiments publics [43]. Le système anglais initial, qui produisait du gaz à partir de l’huile et le comprimait ensuite sous pression dans des bidons, était déjà breveté en 1819 (méthode Gordon-Heard), mais à la fin des années 1820, ce système n’était plus rentable aux Pays-Bas. Droinet développa son propre procédé, dans lequel on ne comprimait pas le gaz d’huile. La quantité de lumière par bidon n’en était pas diminuée, alors que le danger d’explosion se trouvait considérablement réduit. Ce système devait rester rentable jusque dans les années 1850, en tout cas aux Pays-Bas [44].

L’usine à gaz de Saint Pétersbourg marchait très bien. Droinet est sans doute passé par Stockholm avant de se retrouver aux Pays-Bas. A la fin de 1837, il obtint « un brevet de 10 ans en Hollande », en collaboration avec un compagnon de Reims (M. Didier), pour pourvoir La Haye en gaz. On suppose qu’il avait eu l’appui de notables de la Résidence, car Le Journal de La Haye mentionnait avec quelque étonnement qu’il avait reçu « un accueil plein de bienveillance de la part de M. le bourgmestre et de plusieurs membres de la régence. » Le « rat français » avait bien arrangé ses affaires [45].

Le gouvernement hollandais menait une politique protectionniste. Les entreprises étrangères avaient beaucoup de mal à s’imposer. La situation commença à changer petit à petit après 1840. Une politique prudente de transferts de technologie se mit en place. Pourtant, les initiatives privées d’entrepreneurs étrangers ne rencontrèrent pratiquement pas de résistance. Les hommes comme Droinet purent manœuvrer librement sur le marché néerlandais, même si, en règle générale, ils étaient plus ou moins forcés de passer par des agents et des compagnons néerlandais [46].

Ce fut le cas aussi pour Droinet. Quand il agrandit son empire aux Pays-Bas (ses entreprises donnaient du travail à plus de 100 ouvriers), il rechercha le soutien d’entrepreneurs néerlandais. Droinet fonda une « fabrique d’appareils et d’ornements à gaz » (1841), et il construisit des usines à gaz à Leyde (1840), Utrecht (1841), Delft (1842), Amsterdam (1844) et La Haye (1838 et 1844) [47]. A La Haye en 1838, Droinet trouva un compagnon en la personne de Louis Israel Enthoven.

On ne sait pas bien comment ils se sont rencontrés. Mais, curieusement, ce moment-là coïncide à peu près avec les affaires dont Chapman Israel Enthoven s’occupait pour Considerant. Est-ce que Louis Israel Enthoven, le frère qui était déjà bien en place, y a été pour quelque chose ? Les relations d’affaires entre Droinet et l’École sociétaire (c’est-à-dire Sauzet) dataient-elles déjà de 1838, ou même d’avant, de Reims peut-être ? Droinet est-il vraiment venu par hasard aux Pays-Bas ? Quoi qu’il en soit, son usine à gaz se trouvait sur le terrain de la laminerie de Louis Israel Enthoven. C’est à n’en pas douter l’entreprise d’Enthoven qui produisait les appareils et ornements à gaz créés par Droinet. En 1843, celui-ci installa tout un appareil à gaz sur la place de la gare de la Compagnie des Chemins de fer du Rhin, à Utrecht [48], un projet auquel Enthoven était mêlé et pour lequel Droinet fournit le gaz jusqu’en 1852. La collaboration entre les deux pionniers de l’industrie s’arrêta en 1848.

Le succès de Droinet avait aussi ses côtés moins souriants. Il avait certes reçu carte blanche de la part de l’État, mais au niveau local, la concurrence était forte. La ville de Leyde par exemple, prit en 1844 l’initiative d’installer une usine à gaz municipale. De plus, vers la fin des années 1840, un système plus rentable qui produisait du gaz à partir du charbon était devenu opérationnel. Mais plus important encore, les concurrents néerlandais réussirent à manipuler l’opinion publique. Les origines étrangères d’entrepreneurs comme Droinet, furent de plus en plus l’objet de discussions xénophobes dans la presse néerlandaise [49]. Droinet résista de toutes ses forces aux accusations qui affirmaient qu’en tant qu’étranger il profitait de l’hospitalité néerlandaise. Il écrivit plusieurs fois qu’après toutes ces années il se sentait Néerlandais, qu’il travaillait avec des capitaux néerlandais et que ses investissements profitaient aux ouvriers néerlandais et au trésor néerlandais [50]. Droinet ne reçut pas beaucoup de soutien, la cause étant perdue d’avance. Le radical Van Bevervoorde, qui d’ailleurs n’était pas non plus un inconnu à La Haye, fut le seul à prendre vraiment sa défense. Dans son Courrier batave, et Asmodée, il critiqua vivement la politique monopoliste et anti-démocratique de la municipalité de Leyde. Droinet était victime d’une discrimination, écrivait Van Bevervoorde, tout simplement parce qu’il était étranger [51].

Je ne sais pas quand Droinet a commencé à s’intéresser à la Science sociale. Il n’en reste pas moins qu’après 1843, c’était lui le phalanstérien le plus actif des Pays-Bas. Les quatre lettres reproduites en annexe de cet article ne laissent aucun doute là-dessus [52]. Il écrivit à Cantagrel en 1844 qu’il faisait de son mieux pour trouver des abonnés pour la Démocratie pacifique parmi ses amis et dans différents cercles. Mais il n’était pas très optimiste. Apparemment, on avait demandé à Droinet d’écrire pour la Démocratie pacifique quelque chose sur la situation politique et socio-économique aux Pays-Bas. En 1844, il prévenait qu’il hésitait encore à répondre à une commande aussi importante, mais il envoyait déjà un article. Néanmoins, quatre ans plus tard, il était désormais convaincu de l’importance de son rôle dans la propagation de la Science sociale. Droinet demandait carrément à la rédaction de la Démocratie pacifique si on voulait l’accepter comme correspondant en Hollande. Suivirent alors d’autres pièces.

En dépit de tous ses efforts, le contact entre Droinet et l’École sociétaire était loin d’être sans problème. Un de ses articles fut perdu et Droinet se plaignit à plusieurs reprises de ne recevoir que peu de nouvelles de Paris. Il se jugeait sans doute lui-même plus important qu’il ne l’était vraiment aux yeux de l’École sociétaire. Tout compte fait, Sauzet était la seule personne qu’il connaissait personnellement dans ce milieu. Et en quoi consista finalement sa contribution à l’Harmonie phalanstérienne ? L’image qu’esquissait Droinet des Pays-Bas en 1844 (« l’Esprit public ? il n’y en a pas où on est frappé d’atonie ») avait peut-être découragé Cantagrel à jamais. C’était un vrai supplice de Tantale que de vouloir gagner le public néerlandais à la Science sociale. Mais ce n’était certainement pas beaucoup plus aisé d’être fouriériste aux Pays-Bas.

***

La propagation de la Science sociale aux Pays-Bas a été minime. Les publications originales de l’École sociétaire et les études qui parurent à ce sujet à l’étranger (en particulier en France et en Allemagne) en furent les principaux canaux. Pendant les années 1840, il y eut de plus un petit groupe de gens intéressés à La Haye. Le Français Droinet, industriel du gaz, y a joué un rôle important, sinon comme pivot de ce cercle, du moins comme diffuseur de la Démocratie pacifique et comme quelqu’un qui stimula la Science sociale. Cependant ce cercle de La Haye ne semble pas avoir eu une grande portée. Manifestement, l’enthousiasme de Bourson a donc dû être inspiré par la situation beaucoup plus prometteuse en Belgique. Il est néanmoins intéressant de constater qu’aux Pays-Bas comme en France, l’École sociétaire a surtout fait des émules parmi les industriels.

L’attention prêtée au fouriérisme en Hollande n’a pas non plus été importante. On se méfiait du socialisme en général. Le saint-simonisme et le système de Louis Blanc surtout suscitèrent quelque intérêt - et la plupart du temps un intérêt négatif. Mis à part quelques exceptions, certes importantes, c’est le « discours du socialisme ridicule » qui a dominé dans la presse néerlandaise. Les milieux radicaux et progressistes (souvent en relation avec la franc-maçonnerie et les libres-penseurs) ont parfois prêté une oreille favorable aux aspects pratiques du fouriérisme. Mais cela n’alla pas beaucoup plus loin.

Dans l’historiographie néerlandaise, la première partie du dix-neuvième siècle est en général considérée comme une période d’immobilisme : un pays de choux et de pasteurs. Ce qui est tout à fait erroné. Mais pour ce qui est de la réception du fouriérisme, je ne peux pourtant pas arriver à une autre conclusion.


Annexes : quatre lettres de F. Droinet

Leijde 11 janvier 1842

Mon cher Sauzet,

Le contenu de ta lettre 22 courant ne m’aurait pas permis d’attendre une minute sans y repondre si elle ne m’était parvenue à Utrecht où je m’étais rendu pour verifier les premières opérations d’une usine que je viens d’y monter ; mon domicile principal étant Leijde je n’avais pas avec moi le [...?] de l’affaire Considerant ; arrivé hier soir je m’empresse de t’envoyer la note détaillée de l’emploi des 400 francs dont j’ai disposé sur ton ami. Tu verras par cette note qu’il me reste dû encore à moi 2.46 sans compter le port des lettres échangées pour cet objet entre Devivier et moi et entre nous deux. J’ai écrit une ou deux fois de Stockholm à Mr Considerant lui-même qui n’a pas jugé à propos de me répondre. J’ai donc dû supposer qu’il en était de cette affaire comme du tout d’autres, bonnes par le principe mais devenues mauvaises par la faute de ceux qui en veulent l’application mais qui ne la veulent qu’à demi. Dans cette conviction et ne recevant de nouvelles de personne, pas même de toi, bien que tu m’eusses promis lettre [...?] lettre. Depuis ton voyage en Hollande surtout j’ai mis le pied sur une partie de tous ces projets irréalisables. Je ne sais pour quelle cause et j’ai écrit relativement à celui de Mr Considerant à Devivier envers qui j’étais seul responsable que, desormais je ne voulais plus m’occuper de cette affaire, que je n’avais plus rien de commun avec elle et que, si par la suite il avait besoin de fonds, il devait s’adresser directement à Mr Considerant. Je ne lui faisais cette recommandation parce qu’en Autriche tout n’est pas fini. Quand on a payé les prix d’une privilège, il faut tous les 6 mois payer une certaine somme designée sous le nom de taxes ; je savais en outre qu’on n’a dans ce pays qu’un an ou 18 mois au plus pour mettre les procédés privilégiés à execution. Or comme personne de vous malgré ma lettre n’a pris la peine de répondre je ne savais et je ne pourrais savoir vos intentions. Mais ce que je voulais c’était de ne pas exposer Devivier plus que moi à des avances du montant desquelles nous n’étions pas couverts.

Je suis entré dans tous ces détails afin de ne laisser passer sur le compte de Devivier, qui est la probité même, aucun de ces soupçons vagues comme celui que je trouve dans ta lettre. Je croyais pour mon compte que tu me connaissais assez pour savoir que plutôt que de ne pas charger d’une affaire assez importante quelqu’un dont je fusse aussi sûr que de moi-même, j’aurais préféré mille fois y renoncer.

J’envoie copie de cette lettre et du compte ci-joint à Mr Considerant.

Tout à toi d’amitié

F. Droinet

[...]  [53]

***

Delft, avril 1844

[à Monsieur Cantagrel, administrateur du Journal la Démocratie pacifique, rue de Seine SG.10. Paris]

Vous vous êtes trompé, Monsieur, en doutant de mon zèle fervent pour la cause que vos amis & vous soutenez avec tant de persévérance. La Démocratie pacifique n’a pas en Hollande de plus ardent prôneur que moi & J : Jusqu’ici je n’ai pu parvenir a lui créer des abonnés parce que j’ai affaire à la masse humaine la plus inerte qu’il soit possible de remonter, surtout quand il s’agit de doctrines ou même d’idées nouvelles. J’ai colporté chaque exemplaire de votre Journal partout où j’espérais trouver un abonné tantôt dans les cercles tantôt chez les amis, que je croyais disposés a accueillir ou a adopter les principes de la science sociale. Par ce motif & pour mon compte particulier ce m’a été une grande privation de ne plus reçevoir la Démocratie. J’ai bien lu les avis adressés aux abonnés en retard, mais je n’ai jamais pensé que ces avis me concernâssent & cela parce que vous y disiez que les personnes auxquelles ils s’adressaient trouveraient écrite sur leur bande d’adresse la date de l’expiration de leur abonnement. Or comme jamais aucune de mes bandes n’a porté de date, je me suis toujours cru en règle. J’attendais un avis direct.

J’ai reçu & lu avec beaucoup d’interet la Phalange d’abord puis ensuite la Démocratie, qui m’ont toutes deux été envoyées sans que je les eusse demandées. Je dois probablement cet avantage à l’intervention de mon ami Sauzet & je m’attendais tout naturellement comme je m’attends encore a en payer le prix. Votre mandat de 86 francs sera acquitté dès qu’on le présentera. Quant à mon abonnement, par des raisons dont je vous parlerai tout à l’heure, je ne puis le renouveller. Il faut avant tout que je mette de l’ordre dans mes affaires & je vous promets de n’y pas perdre de temps, car c’est une cruelle privation pour moi, je le repète, que de n’avoir plus ma chère Démocratie.

Pour ce qui concerne mon action je dois vous dire //

[marge à gauche  : Écrire à Hoyer pour l’objet A. Écrire aussi à Droinet plus tôt, que nous avons rétabli le faveur des jours à partir du 1er avril, comptant qu’il le priva dans le temps meilleur. J’ai donné note dans ce sens au départ.]

[marge à gauche (plus bas)  : dites moi donc ce que vous voulez qu’on écrive à hoyer ?]

franchement la verité : à l’epoque où je résolus de la prendre (avril 1843), je possédais outre les émoluments de la place que j’occupe en Hollande, la rente d’un Capital assez important pour trouver dans la réunion de ces deux ressources une sorte d’aisance [54]. J’étais alors à même de faire quelques sacrifices pour aider à la propagation d’idées qui mises en pratique tôt ou tard contribueront assurément au bonheur de l’humanité. Je me serais même reproché, pouvant le faire, de ne pas soutenir autant qu’il était en moi vos courageux efforts. Mais depuis cet époque ce même Capital, que je réservais comme une poire pour la soif, déposé imprudemment par moi dans une seule maison, m’a été totalement enlevé par une faillite, de telle sorte que, privé tout à coup d’un revenu sur lequel j’avais tant de droits de compter, je me suis trouvé d’autant plus gêné que la position où je suis ici ne permettait pas que je m’imposasse ostensiblement des privations, auxquelles pourtant j’ai bien été forcé de me soumettre dans mon interieur. Une des plus pénibles pour moi a été sans contredit, celle de mon abonnement à votre Journal & la crainte de devoir renoncer à mon titre d’actionnaire ! Mais qu’y faire ? Il faut savoir subir les vicissitudes du sort quand on est impuissant à les maîtriser.

Une autre circonstance qui se lie à ma position de Directeur de l’entreprise que j’ai fondée, c’est que je ne puis souscrire aucun billet à ordre. Cette disposition qui s’attache non à moi mais à la place que j’occupe est cause qu’avec la meilleure volonté du monde je ne pouvais que vous accorder à disposer sur moi pour le montant de mon action, mais jamais vous la reglez en effets à ordre [...?] que l’expriment vos statuts. Je crois si j’ai bonne memoire que le délai fatal pour la décheance des actionnaires expire en Juin prochain. Je crois que faute d’avoir payé à cet époque le montant de son action, on sera rayé de la liste des actionnaires. Or voici d’après ces données quelles étaient & quelles sont encore mes intentions : Je vous prierai d’être assez bon pour me dire au juste jusqu’où le dernier terme du payement de l’action peut être reculé, afin que je rassemble tous mes petits moyens pour ne pas être déchu. Si malheureusement Je ne pouvais réussir à former la somme necessaire, Je serais bien forcé d’en prendre mon parti & de subir la pénalité que vous avez inscrite dans vos réglements. //

Si je ne vous ai point envoyé mes réflexions sur le pays que j’habite, ce n’est pas faute d’en avoir faites ni d’en avoir notées, mais je ne me dissimule pas la difficulté des questions à traiter pour les traiter utilement ; les aborder ou les indiquer ne suffit pas, il faut les résoudre sous le point de vue de la science sociale. Or je vous avoue que je n’ai pas encore assez de confiance en moi pour entreprendre une pareille tâche. Cependant que d’observations à faire dans ce pays ! l’Esprit public ? il n’y en a pas ou il est frappé d’atonie, l’aristocratie d’argent confondue avec l’aristocratie nobiliaire écrase le peuple, la servilité du pauvre ne le cède qu’à l’arrogance du Riche. C’est ici que les classes d’exploiteurs & d’exploités sont nettement tranchées ! C’est ici qu’on peut dire à juste titre que la Commerce est un brigandage ! Il faut être dans ces grands centres comme Amsterdam, pour savoir combien de sueurs sont repandues par jour par les proletaires pour grossir le portefeuille des loups cerviers de la banque ! Il faut entrer dans l’intérieur d’un menage d’ouvrier pour savoir de combien peut se contenter ces malheureux ! Je dis se contentent parce qu’en effet ils ne se plaignent pas. Une trop grande distance les sépare de ceux qui les employent pour qu’ils ne désespèrent pas de jamais la franchir. Ils acceptent leur sort, ils s’y resignent. Si tous les efforts des riches ne tendent qu’à leur faire un devoir de cette resignation. Aussi par exemple les inscriptions pour l’emprunt soi disant volontaire avaient atteint Jeudi soir le chiffre enorme de 210 millions de francs (106 million de florins)  [55]. On va chanter bien haut ce désintéressement patriotique ! Ce grand acte d’honneur national ! Ce vâgue sacrifice ! C’est à ces nobles sentiments qu’on va attribuer la cause de cet empressement extraordinaire à payer la dette du pays. Mais ne vous y trompez pas, c’est la peur seule d’un mouvement quelconque qui a été le plus puissant vehicule dans cette circonstance. Interrogez le cœur humain, rendez vous compte des craintes des appréhensions terribles qui assiègent un avare aussitôt qu’il croit son or menacé, aucun sacrifice ne lui coûte pour en conserver la possession, pour recouvrer sa tranquillité, pour jouir paisiblement de la contemplation de son Trésor ! Eh bien l’avare c’est la personnification la plus exacte du haut commerce hollandais & de l’aristocratie ! Que le peuple //

[marge à gauche  : On vous écrit de Leyde, 1er Avril 1844]

[marge à gauche  : Copié et donné [56]]

ce colosse qui en Hollande plus que partout ailleurs peut être ignoré. Sa force fasse la moindre démonstration que l’on craigne seulement de sa part le plus léger mouvement & toute la banque est en émoi, elle fait des aumônes, ouvre des maisons de refuge, fonde des établissements de charité & pourquoi ? Pour soulager la misère publique ! Non pas s’il vous plait, pour l’endormir, pour que ses cris de détresse ne troublent pas la quiétude de ces prônes de la finance à qui il ne manque pour être charitables selon l’humanité que de n’être ni cupides ni avares selon les lois impérieuses de leur incorrigible egoïsme. J.O.

Je vous ecris à la hâte et plus tard quelqu’arrangement que nous prenions au sujet de mon abonnement & de mon action. Je puis vous adresser quelques lignes que vous jugiez dignes de figurer dans vos colonnes. Veuillez ne pas y laisser paraître mon nom & les désigner par le pseudonyme Jerome Orthée ou J.O. tout simplement.

Votre doctrine n’a pas, je le repète, de plus zélé partisan que moi & si je parviens comme je l’espere à fonder ou plutôt à faire prospérer ici l’entreprise dont je commence à solidifier les bases, vous me verrez tôt ou tard au milieu de vous prendre ma part de votre responsabilité & de vos fatigues. Je ne suis pas homme à abandonner sitôt une telle partie de la patience ! De la persévérance ! Un peu de courage & les rêves qu’on forme avec la conscience intime de vouloir le bien finissant par se realiser !

Je vous serai obligé, Monsieur, de me rappeller au souvenir amical de MM. Franchot & Sauzet & d’engager celui-ci à me donner signe de vie. Il n’a été que malade. C’est fort heureux ! Je le croyais mort. Son existence me soit révélée autrefois par ses fonctions de Commissaire au banquet consacré à l’anniversaire de Fourrier. Mais à present rien !

Veuillez agréer, Monsieur l’assurance de ma considération distinguée

F Droinet.

[A] Vous avez interrompu pour moi l’envoi de votre Journal & cependant vous avez compté sur moi de le faire parvenir à M S. Hoyer à La Haye qui le reçoit toujours exactement & qui se trouve à mon titre d’actionnaire pris absolument dans le même cas que moi. Il sera appuyé pour ne pas regler son abonnement sur la même raison que je vous signale plus haut. Vous ne feriez pas mal de lui en reclamer le prix & de lui demander s’il veut continuer ou non. Je crois qu’il ne serais pas faché de savoir à quoi s’en tenir.

***

[à Messieurs les rédacteurs de la Démocratie pacifique à Paris, rue de Beaune 2 quai Voltaire, Paris]

Amsterdam, 4 juillet 1848

Messieurs,

Le 23 mai dernier je vous ai adressé quelques mots sur une mesure transitoire avant d’arriver à l’organisation definitive du Travail qui m’avaient été suggérés par les circonstances du moment, vous autorisant à en faire l’usage que vous voudriez ou même à n’en pas faire usage du tout si vous le jugiez à propos. Je n’y attachais d’autre importance que celle qu’ils auraient acquité par votre approbation : mais, en même temps je vous priais de me dire si Mr Sauzet notre ami commun que j’avais chargé de m’abonner à votre Journal & qui en effet m’y a abonné puisque je le reçois, vous avait payé le prix de mon abonnement  [57]. Deux mots de réponse par la voie de votre petite correspondance m’auraient suffi - ne les ayant pas reçus, ayant cependant payé 2,25 pour l’affranchissement de ma lettre. Je ne m’explique pas comment ce se fait que vous ne l’ayiez pas reçue & si vous l’avez reçue comment il arrive que vous ne m’ayez pas répondu ne fut ce qu’à cause de mon abonnement.

Votre opinion sur le travail que je vous remettais alors m’aurais pu guider sur l’intention que j’avais de vous demander si vous vouliez m’accepter comme votre correspondant en Hollande. Peut être pourrais je à présent y servir plus utilement qu’autrefois la cause humanitaire que vous défendez avec tant de persévérance, & ne fut ce que sans le rapport politique, les nouvelles de ce pays s’ont acquéris une certaine importance par la discussion qui va avoir lieu de la nouvelle loi fondamentale  [58].

Si D. Sauzet me connait il aurait pu vous dire qui je suis & quant aux services que je me proposais //

[deux notes en marge à gauche  :

1. relatif au début de la lettre, concernant celle du 23/5/1848 : « Bureau ».

2. relatif au passage concernant la « petite correspondance » : « Tandon ».]

de vous offrir. Ils eussent été de ma part, ce qu’ils seraient encore s’ils pouvaient vous être agréables, purement gratuits.

Agréez messieurs mes saluts fraternels.

F. Droinet

***

[à Messieurs les rédacteurs de la Démocratie pacifique, rue de Beaune 2 quai Voltaire, Paris]

Amsterdam 15 septembre 1848

Messieurs,

Ma lettre du 23 mai que vous n’avez pas reçue, contenant un travail assez volumineux a été mise à la poste à Amsterdam par un de mes employés qui a payé 3 francs pour son affranchissement, elle portait pour suscription à messieurs les redacteurs du Journal la Democratie pacifique rue de beaune 2 Paris. Je ne m’explique donc pas comment elle ne vous est point parvenue.

J’y traitais, selon ma maniere de voir, les questions du droit au travail & du droit à l’assistance. Depuis lors d’autres voix bien plus éloquentes que la mienne & tout récemment celle de M. Mathieu (de la Drôme) se sont élevées en leur faveur de sorte que je ne pourrais que répéter une partie de ce qui a été dit à ce sujet.

Dans ce travail je repoussais l’aumone comme étant humiliante, mais je demonstrais que les sources où puise la charité publique étaient assez abondantes pour que, l’état aidant, on parvint aisément à rendre obligatoires & à regulariser des secours qui jusqu’ici n’avaient été que facultatifs, irréguliers & capricieusement accordés. Je soutenais que puisque les ressources necessaires pour organiser un pareil service existaient dans la société il ne s’agissait que de vouloir franchement travailler à cette organisation ; qu’il ne fallait pour cela qu’appliquer aux travailleurs civils les moyens appliqués aux travailleurs militaires, à l’armée. Il faut d’abord, je proposais, de forcer chaque ouvrier dans toutes les communes de france à se munir d’un livret qui serait devenu pour lui ce que sont les états de service pour le soldat.

Une lettre du préfet de police Mr Ducoux que j’ai lu dans votre numero du 11 de ce mois me fait aujourd’hui revenir à cette idée dont l’application pourrait avoir lieu immédiatement & produirait de très bons resultats. J’admets comme principes adoptés, le droit au travail, le droit à l’assistance en cas de chômage & l’organisation par le gouvernement d’une armée industrielle dont les travaux embrasseraient tout ce qui est d’intérêt public : routes, canaux, irrigation, defrichements, reboisements, voies ferrées etc. etc. etc. Tel serait alors mon projet.

1° Tout individu obligé de travailler pour vivre, doit, dès ce moment se présenter à la mairie de la commune qu’il habite & s’y faire delivrer un livret contenant ses nom, prenoms, age, signalement & en outre un sommaire de ses antecedents constatés aussi authentiquement que possible & inscrits de la même manière qu’on inscrit dans les regiments les états de service des militaires.

2° Le double de ces livrets resterai deposé au bureau de chaque mairie.

3° Tout changement qui surviendra dans la position de l’ouvrier devra être constaté sur son livret par ceux qui l’auront employé & inscrit à la mairie de la commune où ce changement aura eu lieu.

4° Aucun ouvrier ne pourra être employé ni par des particuliers ni dans l’armée industrielle de l’état sans l’exhibition de son livret.

5° A defaut d’emploi tout porteur d’un livret en règle aura droit a une somme quelconque à determiner pour subvenir à ses besoins & à ceux de sa famille //

6° Enfin en cas de maladie, d’infirmité ou d’accident une retraite lui sera assurée comme invalide du travail.

Une pareille mesure s’accomplirait facilement & alors même qu’elle rencontrerait quelques difficultés il serait puéril de s’y arrêter en présence des bons resultats qui en sont la conséquence.

D’abord rien ne serait changé dans les relations actuelles entre les maîtres & les ouvriers, il y aurait pour chacun securité reciproque, la paresse seule pourrait n’y pas trouver son compte, car tout serait relaté dans ces livrets mais alors ce vice honteux ne tarderait pas dans l’esprit même des ouvriers à être flétri au même degré que le vol, car c’en serait un en effet commis au préjudice de la société qui ayant pris l’engagement d’assurer le bien être à chacun de ses membres serait fondée à taxer de deloyauté ceux qui lui refuseraient leur concours. La jouissance d’un droit impliquerait nécessairement l’accomplissement d’un devoir.

En suite on verrait naître l’émulation, entre les ouvriers d’un même atelier comme elle existe entre les soldats d’un même regiment, chaque travailleur serait jaloux d’avoir de bons états de service à produire, à léguer à ses enfans.

Les Chefs de famille seraient desormais tranquilles sur le sort de leurs enfans, quel que soit leur nombre - ils ne concevraient aucune crainte pour l’époque si redoutée de leur vieillesse, ils n’auraient à s’inquiéter, ni des accidents de la vie, ni de la suspension des travaux, ni des infirmités. Sûrs de l’avenir n’ayant point à grossir leur pecule pour passer à des calamités dont ils ne craindraient plus d’être assiégés, ils vivraient mieux, consommeraient davantage & fermeraient l’oreille à cette peur exagérée qui souvent dégénère en avarice, éveille bientôt leur cupidité, excite leurs passions & les rend au moins égoïstes s’ils ne deviennent pas criminels.

De quelle autorité ne seraient point alors investi les Chefs de l’état armés hors des renseignements de cette police occulte qui inquiète & déprave l’esprit public, mais munis à chaque instant de ce livre ouvert à tous les yeux renfermant toutes les actions de ce monde qui peuple les ateliers. Quel frein puissant impose aux mauvaises passions par l’amour propre cette force si vive dans notre pays ! L’ouvrier français est naturellement franc & genereux, il souscrira donc volontiers à ces conditions qui d’ailleurs lui assûrent un avantage réel pour l’avenir ! En plus, il faut bien le reconnaître, on a trop négligé jusqu’ici d’encourager ses efforts, de l’exciter au bien, on ne s’est jamais occupé de lui que pour punir ses fautes : qu’on lui prouve donc ensuite qu’on le compte pour quelquechose, qu’on excite son zèle avec autant de soin qu’on stimule la bravoure du soldat, à côté du pain destiné à fortifier son corps qu’il trouve aussi un peu de gloire à acquérir pour nourir & elever son âme & c’est alors qu’on [...?] se flatter de voir surgir ce puissant & nouveau vehicule des grandes & nobles actions le point d’honneur du travail.

Quant à ceux dont les antecedents ne seraient point de nature à supporter, la preuve des livrets. Je ne doute pas qu’ils ne soient en très petit nombre, mais en tous cas la mesure que je propose aurais pour resultat de les faire connaître & de mettre l’état à même d’agir en tous cas envers les ouvriers avec discernement

& pour arriver plus tard & graduellement à l’association si desirable du Capital, de l’intelligence & du travail, de quels utiles secours ne seraient pas pour les fondateurs de telles associations les renseignements authentiques qu’ils puiseraient dans ces livrets.

Cette mesure enfin prouverait aux ouvriers bien plus que les discussions steriles dont ils sont l’objet qu’on s’occupe decidément & franchement de leur sort, car le premier pas à faire & immediatement les mettant en rapport avec leurs magistrats avec ceux que la republique entend leur donner aujourd’hui comme protecteurs plutot que chefs.

J’ai beaucoup à vous dire mais Je crains la discretion des bureaux de poste.

La personne qui vous remettra cette lettre est chargée de regler une année de mon abonnement à la Démocratie pacifique. Veuillez m’accuser reception de l’une & de l’autre par votre petite Correspondance.

Si les [remarques (?)] que contient cette lettre vous paraîssent utiles faites en l’usage qui vous conviendra.

Les publications que vous annoncez d’Eugène Sue paraîtront-elles dans la Démocratie ou auront elles lieu à part. Dans ce dernier cas veuillez me les faire parvenir. Je suis très partisan du travail attrayant.

Salut & fraternité l’un des vôtres

Fx Droinet

[marge à gauche  : « reçu 54 fr pour un an d’abt 26 9bre 48 »]

[marge à gauche  : rélatif au dernier alinéa : « N. Sauget » (?)]