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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

51-63
L’Union agricole d’Afrique
Une communauté fouriériste à Saint-Denis du Sig, Algérie
Article mis en ligne le décembre 2005
dernière modification le 16 juin 2018

par Madonna-Desbazeille, Michèle

L’Union Agricole d’Afrique fut fondée en 1846 près d’Oran à Saint-Denis du Sig, proche de la commune de Saint-Denis du Sig qui était un village de colonisation classique. Malgré les difficultés matérielles considérables dues à l’absence de moyens, au climat, à l’insécurité, à la solitude, les fondateurs de cette communauté d’inspiration fouriériste sont parvenus à maintenir leur présence active et respectueuse des indigènes pendant une quarantaine d’années, ce qui, en soi, peut être considéré comme un succès.

L’histoire a retenu surtout la présence des saint-simoniens en Algérie après la colonisation. Actifs sur le terrain, ils jouent un rôle important dans les premières décennies et laissent un grand nombre d’écrits témoignant de leurs réalisations et de leurs réflexions sur la colonisation française en Algérie. Rien de semblable chez les fouriéristes, bien que plusieurs disciples de Fourier se soient intéressés à l’Algérie. Zoé Gatti de Gamond (Belge) et Jean Czinski (Polonais), sont les premiers à envisager un projet fouriériste en Algérie, terrain idéal pour « un essai en grand du projet harmonien » [1]. La première hésite sur la question de savoir si l’on doit demander de l’aide au gouvernement ou bien fonder une société par actions ; le second pense à une sorte d’armée agricole et industrielle directement aidée par le gouvernement. Il est convaincu qu’une Eurafrique française servirait de contrepoids à une Eurasie russe. Dans Colonisation d’Alger d’après la Théorie de Charles Fourier [2], Jean Czinski considère la colonisation d’Alger comme l’un des plus importants problèmes de l’époque : « L’Afrique est une terre brute qui doit conquérir l’intelligence. Les résultats doivent prouver la puissance du génie de notre époque [...] Il faut donner un nouvel élan à l’industrie nationale qui étouffe au milieu des divisions intestines » [3] et il ajoute : « Nous osons dire : quittez Alger ou dépensez cent millions pour le coloniser en grand... si vous voulez tirer de la terre africaine tous ses trésors, si vous voulez frapper les barbares des miraculeux résultats de l’industrie et les attirer au lieu de les combattre. Il faut que la France marque une nouvelle époque dans l’histoire des colonies. » [4]

Il n’est pas certain que Fourier lui-même aurait partagé leurs points de vue, car il ne parle pas beaucoup de ces problèmes [5] : lorsque sera réalisé le nouvel ordre harmonien il n’y aura pas besoin de coloniser qui que ce soit. Rien d’étonnant à ce qu’il critique le mode de colonisation européenne et parle de « pauvres peuples forcés d’émigrer parce qu’ils meurent de faim ». Fourier croit que dans « l’ordre combiné ou sociétaire » pareilles situations ne se produiront jamais car personne ne mourra de faim. Cependant, s’il y a colonisation, ce sera dans le sens de l’émigration de phalanges entières qui iront s’installer plus loin dès que leur population excèdera huit cents à mille cinq cents membres. Selon Fourier les 4/5e du globe doivent être « colonisés » par les nouvelles phalanges qui s’installeront sur des terrains déjà préparés par les phalanges en place, réunissant ainsi une grande variété d’âges, de fortunes, de compétences. Fourier pensait qu’une conquête générale du globe était le seul moyen de réaliser la paix perpétuelle et il était peu confiant en « l’esprit brouillon » des civilisés et en leur attitude frileuse à cet égard. Il se méfiait de la colonisation telle que les Etats la pratiquaient. A propos de la traite des nègres, il accuse « la licence des colons américains, qui détruisent la race des noirs à force de mauvais traitements, et la licence des roitelets d’Afrique, qui ne vendraient pas leurs prisonniers s’ils étaient soumis à un supérieur en état de les punir et de les maintenir en paix. Ce supérieur ne pourrait être qu’un souverain de l’Europe entière ; celui-ci pourrait d’un seul ordre prévenir les fureurs des colons, la licence des bandits d’Afrique et les vexations exercées sur les femmes barbares. Il n’y avait donc à ces divers maux qu’un seul remède, c’était la conquête de l’Europe ». [6] On sait qu’il s’agit d’une conquête sociale et non militaire et l’on comprend que la colonisation a pour but de sortir les 9/10e du globe de l’état de barbarie grâce à la réalisation de l’unité de l’Europe. « Cette conquête tient à des changements que le vainqueur doit opérer sur le sort de l’administration et des salariés. Les changements qui limitent la puissance des grands et la pauvreté des peuples sont contraires à l’ordre civilisé et barbare, qui doit accorder tout aux grands et rien au peuple ». [7] Quant à ces brigands qui sillonnent la Méditerranée et qui « retranchés dans quelques forts d’Afrique, font trembler tous les empires des civilisés » [8], Fourier s’étonne que face à eux l’Europe soit impuissante et que la Civilisation crie à l’impossibilité : « N’êtes-vous pas, civilisés, plus misérables que l’Algérie qui vous dévalise ? ». Et d’accuser la mercantile Angleterre, protectrice de ces pirates, qui n’aspire qu’à exercer le monopole colonial. « Il suffit donc du veto de l’Angleterre pour réduire au néant la politique civilisée ? Tant de souverains molestés et déshonorés n’osent se réunir contre les pirates et tendent l’autre joue quand Alger leur donne un soufflet. » [9] Fourier s’en prend aux droits politiques « fondés sur des conquêtes, massacres, etc., sur des cessions obtenues à main armée ou sur des héritages de provinces, dont la possession primitive était le fruit de la violence. Tous ces droits sont les mêmes que ceux d’un voleur au butin qu’il a fait sur les routes en assassinant les voyageurs. Quand le droit politique serait fondé, que sert-il s’il n’est garanti par aucune autorité capable de le faire observer ? ». Questions toujours d’actualité, non ?

En attendant que se réalise l’Harmonie, Fourier ne refuse pas la colonisation, mais la manière dont elle est pratiquée. Il faut donc un nouveau mode de colonisation, ce que tentent de réaliser les fouriéristes lyonnais pour la plupart, qui fondent L’Union Agricole d’Afrique de Saint-Denis du Sig, près d’Oran en Algérie, communauté fouriériste qui dure bien plus longtemps que toutes les tentatives faites aux Etats-Unis et dont, paradoxalement, on a peu parlé.

Pour analyser l’histoire de l’Union agricole d’Afrique, j’ai dépouillé à la Bibliothèque Nationale les bulletins des réunions annuelles tenues par certains membres de la communauté, de 1846 à 1887, et signalés par Henri Desroche [10]. Les saint-simoniens sont mêlés au début de sa création. Le lieutenant général Lamoricière, lui-même saint-simonien, est en 1845 gouverneur par intérim lorsque le maréchal Bugeaud demande un congé. Il est chargé par le gouvernement de faire un projet de colonisation pour la province d’Oran dont il est le commandant supérieur, tandis que le lieutenant Bedeau s’occupe de la province de Constantine. Lamoricière charge le lieutenant colonel d’Etat-major de Martimprey « d’examiner en détail la répartition du sol entre les détenteurs indigènes actuels, et leurs droits, soit à la propriété, soit à l’usufruit, afin de déduire de cette étude les moyens de faire place à la population européenne, en froissant le moins possible les intérêts de la population indigène [...] Il est admis que la colonisation à entreprendre en premier lieu est celle qui ne doit pas entraîner le déplacement d’une portion considérable de la tribu des Garrabas. » [11] Les fouriéristes comme nombre de saint-simoniens semblent être attentifs au sort des populations autochtones et s’opposer au « cantonnement » des tribus arabes. Néanmoins la tribu des Garrabas, comme on le verra plus loin, souffre de la colonisation. Lamoricière tente aussitôt l’expérience des grandes entreprises de colonisation, qui selon lui coûteraient moins cher au Trésor public que la colonisation militaire ou civile par l’Etat qui a commencé à établir des nouveaux villages « dans un état de perfection encore inconnu dans la plupart des villages de France, avec des rues et des routes nivelées, des champs cadastrés, des ponts sur tous les ruisseaux, de belles églises, des écoles, des maisons communes. » « Je repousse de manière absolue cette perfection ruineuse » écrit-il, et il recommande de se contenter des travaux indispensables selon la nature du sol et du climat et en faisant preuve de prudence en face des musulmans. Le plus urgent est de faire des puits, des fontaines, des abreuvoirs, des irrigations, et autour de chaque village une enceinte composée d’un fossé et d’un parapet en terre.

La question la plus difficile est de trouver des habitants pour les villages. Dans le projet de colonisation qu’il soumet au gouvernement, Lamoricière définit les crédits nécessaires pour obtenir la disposition du sol, ouvrir les voies de communication indispensables et en général, pour préparer l’installation des colons. Il est aidé par les saint-simoniens dans sa recherche des terres domaniales et tente de comprendre le très complexe régime de la propriété en Algérie. Il a déjà préparé un plan de colonisation du Triangle d’Oran : Oran, Mostaganem, Mascara. » La colonisation serait caractérisée par l’emploi exclusif de travailleurs civils et de capitaux privés, excepté les dépenses d’utilité publique (eau, routes, enceintes) qui seraient à la charge de l’Etat. Les capitalistes seraient rendus propriétaires par adjudication et leur contrat les astreindrait à installer dans quatorze communes 2 332 familles » [12]. L’entreprise de Lamoricière échoue car les indigènes refusent de vendre leurs terres, et quand arrivent des immigrants à la recherche de travail, les chantiers de l’Etat se ferment.

Il est une autre entreprise de colonisation que Lamoricière protège : L’Union Agricole d’Afrique à Saint-Denis du Sig. « Nous approuvons et acceptons comme un fait accompli, la concession demandée par l’Union agricole d’Afrique pour l’établissement d’un centre de population de trois cents familles sur la rive droite du Sig, à cheval sur la route d’Oran à Mascara et à 2000 m de la rivière. Ce centre de population ne pourra boire, il est vrai, que des eaux des canaux d’irrigation et ces eaux pourraient, en cas de blocus, être détournées ; mais le nombre de colons réunis sur ce même point sera assez considérable pour pouvoir en toutes circonstances communiquer avec le Sig. Nous croyons que l’Union agricole doit être encouragée par tous les moyens possibles ; elle pourrait former une commune à part si on ne voulait pas la comprendre dans celle de Saint-Denis. » [13]

La distribution de l’espace en Algérie avant, pendant et après la colonisation a toujours posé problème, car elle s’inscrit dan une logique différente de la nôtre. Adolphe Blanqui, dans son Rapport sur la situation économique de nos possessions dans le Nord d’Afrique [14], constate qu’il y a plusieurs types de propriétés quand l’administration française se met en place : les biens de l’état, « le Domaine » dont les propriétés personnelles du Dey ; les biens des corporations, sortes de propriétés collectives possédées par association, quelquefois par une tribu toute entière ; les biens des particuliers divisés en deux catégories, « melk » et « arch ». Il apparaît que cette distribution correspond, par tradition, à la relation entre montagne et plaine, relation de toute évidence sujette à évolution. Ces deux systèmes différents de propriété dans l’Algérie pré-coloniale sont en relation avec deux modes d’occupation du sol et deux types d’organisations sociales différents [15]. D’une part une société sédentaire, paysanne, vivant très souvent dans les villages, très attachée à la propriété privée de la terre : c’est ce qu’on appelle le statut « melk ». Ce type de société vit surtout dans les montagnes et combine cultures annuelles, arboriculture, élevage du bétail et artisanat. Le « fellah » est mystiquement attaché à sa terre. Dans pareil système, les plaines et les vallées sont utilisées comme terres complémentaires pour les pâturages. Les biens « melk » sont libres. D’autre part, une société agro-pastorale vivant des cultures mais essentiellement de l‘élevage, société plus ou moins nomade : c’était le système « arch ». Ce type de société est attaché au groupe plutôt qu’à la terre, propriété collective de la tribu. Le système « arch » prévaut dans les plaines où l’on a besoin de larges espaces pour pâtures. Cependant, toutes les montagnes ne sont pas « melk » toutes les plaines « arch », ce qui prouve que la structure sociale l’emporte sur les conditions naturelles. Une structure sociale est capable d’adapter son mode de vie à n’importe quel lieu.

Lorsque commence la colonisation française, l’Algérie est un pays peuplé et cultivé, mais les moyens d’irrigation manquent. Pour la France qui a longtemps hésité sur le sort qu’elle donnerait à l’Algérie (les dix premières années, elle lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte), l’Algérie doit être une « colonie de peuplement » et le souci majeur est alors de récupérer le plus de terres possible pour le plus grand nombre possible de colons, ce qui de toute évidence crée de grandes tensions entre les deux communautés. Au début, les colons sont attirés par la promesse de recevoir de la terre du gouvernement français. Ceux qui peuvent acheter directement de la terre aux autochtones (système « melk ») sont très peu nombreux car les paysans sont très attachés à leur terre et ne la vendent pas. La plupart des terres cultivables attribuées aux colons sont prises aux tribus qui parfois reçoivent des terres moins fertiles en compensation. Les tribus sont ainsi progressivement démantelées dans la région d’Oran ; sur les terres de la puissante tribu des Garraba [16], on crée trois centres de colonisation dont celui de la commune de Saint-Denis du Sig, à proximité de laquelle s’installe l’Union d’Afrique. Il en résulte que les Garraba, au nombre de onze mille en 1850, ne sont guère plus de trois mille en 1864.

Dans les années 1840, l’idée selon laquelle il serait du plus grand intérêt de fonder une société communautaire en Algérie sur le principe de la propriété collective, est dans l’air. [17] Cette idée est partagée par les saint-simoniens et les fouriéristes. Le Père Enfantin, secrétaire de la commission scientifique en Algérie, écrit en 1843 un livre sur la colonisation de l’Algérie [18] dans lequel il montre à quel point il est nécessaire de bien comprendre l’importance de la propriété collective en Algérie :

Il y a en Algérie et dans la plupart des pays musulmans, une absence de la propriété privée qui nous paraît mauvaise en général. Cela correspond à la nature du sol et du climat en Algérie, aux coutumes et croyances religieuses des indigènes, aux nécessités politiques de la société algérienne sous le gouvernement turc et c’est une pratique constante de toutes les populations nomades. La propriété collective donne aux individus qui la cultivent le ‘caractère communautaire’ qu’ils ne peuvent trouver dans la propriété privée [...] Elle donne à l’individu, quelle que soit sa naissance, le juste sentiment de sa valeur personnelle, sentiment qui peut être amplifié ou diminué par la propriété dont on hérite.

Enfantin souligne également qu’adopter la propriété collective contribuera à intégrer les tribus algériennes, le système sociétaire donnant une force collective. L’Algérie, pense-t-il, serait un lieu idéal pour faire l’essai de solutions aux problèmes sociaux qui perturbent alors la France.

Le projet

Le projet prend naissance à Lyon où se trouve un groupe fouriériste actif. Qui plus est, les riches soyeux ont toujours pensé à l’Algérie comme nouveau marché possible et comme un lieu où ils pourraient envoyer leurs employés au chômage. Le projet naît d’une conversation entre un officier de l’armée d’Afrique, le capitaine Gautier et Mlle Aimée Beuque, fouriériste convaincue. Le capitaine Gautier obtient de l’aide de Lamoricière et de plusieurs officiers fouriéristes. Le projet est approuvé selon les principes déclarés : propriété collective et société par actions.

Principes

L’union Agricole d’Afrique est fondée en décembre 1845. Elle compte trente-trois membres : douze de Lyon, un seul de Paris - qui désapprouve le projet -, les autres de Besançon, ville natale de Fourier. Un coup d’œil à leur statut social suffit pour comprendre à quels cercles appartiennent ces fouriéristes : douze sont médecins, chirurgiens, hommes de loi ou commerçants, seize officiers de l’armée. Le 8 novembre 1846 une ordonnance royale autorise le Comité lyonnais à fonder une Société civile de colonisation à la condition d’y accueillir trois cents familles européennes dont les deux tiers au moins doivent être d’origine française.

Le premier des principes est l’indivisibilité de la propriété : la terre, les bâtiments et les équipements de l’Union sont la propriété collective des actionnaires. Les fondateurs insistent sur la nécessité d’un système de propriété par actions qu’ils considèrent comme nettement préférable à la propriété privée, car ce système permet à chaque membre de la communauté de se considérer comme en partie propriétaire. Le comité d’organisation insiste sur la nouveauté de ce projet unique qui « combine les avantages de la culture sur de vastes espaces et ceux de la petite propriété ». D’une part, les terres agricoles sont étendues, les moyens puissants et l’action concertée ; d’autre part, chaque travailleur associé a, en tant qu’actionnaire, un intérêt dans le succès de son entreprise. Le premier rapport daté (Lyon le 10 juin 1846 [19]) indique :

« Coloniser rapidement et sur une vaste échelle les trois provinces de l’Algérie, voilà l’œuvre pivotale de notre époque. [...] La colonisation doit être établie sur de nouvelles bases, nationale et sociale [...] sans exercer une oppression injuste sur les indigènes. Nous ne sommes et ne voulons être ni des spéculateurs stupides ni des rêveurs d’utopie. La colonisation [...] appelée à se réaliser dans un pays où la propriété n’est pas constituée et où le sol entier est déclaré appartenir à l’Etat, elle doit avoir pour base essentielle la reconnaissance du droit de tous à la terre et par conséquent créer des conditions telles que la possession et la jouissance de la plus-value du sol primitif soient assurées à celui qui l’aura réellement créée en fécondant la terre de ses sueurs. » [20]

Le problème réside dans l’interprétation de la propriété du sol. Les fondateurs nourrissent un espoir :

Le principe d’association qui existe déjà à l’état vague et confus dans le système de la propriété territoriale des tribus, est susceptible d’être accepté et compris par les hommes de la race arabe, et que ce principe, développé et fécondé par de bonnes institutions, offre le véritable et le seul procédé d’engrenage et d’union des races sur la terre africaine. Le seul fait de l’accession des chefs arabes à l’Union donnera un caractère mixte, un caractère franco-africain ; et comme l’association de l’union ne sera pas exclusivement capitaliste, il est permis d’espérer que la colonie pourra montrer plus tard un certain nombre de travailleurs arabes associés aux familles européennes. L’exemple d’une semblable alliance et le succès de l’Union auraient, au point de vue de la colonisation et de la question africaine, une importance capitale et décisive. [21]

L’enthousiasme déclaré par les fouriéristes est très critiqué par Saïd Almi qui considère qu’il y a non pas volonté d’association mais désir d’assimilation [22]. Il est permis de nuancer le point de vue personnel de cet auteur. Il me paraît difficile d’affirmer que « les fouriéristes étaient parvenus sans doute aussi en grande partie grâce à la diffusion de leurs écrits à jeter les bases d’un système d’assimilation que les colons reprirent à leur compte » [23] même si Saïd Almi reconnaît que « le principe même de l’assimilation revêt deux significations différentes ». Il me semble que les fouriéristes n’ont pas de volonté d’assimilation. Il y a relativement peu de travailleurs salariés extérieurs à l’Union, laquelle n’est pas le grand échec dont parle Almi car de toutes les tentatives fouriéristes d’établir une communauté, celle de L’Union agricole d’Afrique est bel et bien la plus longue (1846-1887, ou plus ?), comparée aux tentatives menées aux Etats-Unis, et dont certaines ne durent que quelques mois. Aucune des expériences fouriéristes ne met en œuvre tous les détails raffinés du système, mais leur bonne volonté n’est certes pas à l’abri des erreurs. Il est même étonnant qu’ayant eu l’audace de s’établir avec si peu d’actionnaires, les fondateurs de l’Union tiennent aussi longtemps, en évitant d’exploiter les indigènes et en faisant face à une situation qui n’a rien d’édénique.

L’autre principe fondateur applique la formule de Fourier : capital, travail, talent. Le paiement par salaires est considéré comme un poids qui s’exerce sur le travail, sans même garantir le minimum de droits. Le partage des dividendes est un avantage considérable pour les travailleurs car la valeur du travail est supérieure à celle du capital.

Le capital

C’est un million de francs en deux mille actions de 500 francs chacune. Afin de permettre à de simples ouvriers de devenir membres de l’association, il y a des coupons de cent et même de cinquante francs. Chaque action donne droit à une part proportionnelle, y compris dans les bénéfices. Les actionnaires sont divisés en trois catégories : les « colonisateurs », c’est-à-dire les fondateurs, sont les seuls à appartenir au bureau des directeurs ; les « colons travailleurs » et les « commanditaires ». Il ne s’agit pas là des castes : on peut changer de catégorie. On note parmi les actionnaires deux ou trois chefs arabes : un mufti, un caïd, et l’agha d’Alger.

Les colons veulent appliquer le principe fouriériste du « minimum obligatoire ». Selon Fourier, tout être humain a un droit absolu à recevoir un « minimum » non seulement vital, mais aussi financier, amoureux et moral. Pareil « minimum » sans lequel aucune liberté n’est possible ne peut être réalisé que si le travail est « attrayant » pour tout un chacun, comme Fourier l’a défini dans sa conception d’une phalange : un travail choisi selon ses capacités et ses goûts et qui n’est pas nécessairement répétitif.

L’Union n’est pas une phalange

Pour fonder une phalange en Harmonie, Fourier fixe un capital minimal de quinze millions de francs (quatre en période transitoire). Les membres fondateurs, qui possèdent en vérité beaucoup moins de six cent mille francs pour s’engager dans l’aventure, expliquent que l’Union ne peut en aucun cas être une phalange et qu’on ne peut appliquer la théorie du travail attrayant. Le but est plutôt d’établir une solidarité d’intérêts entre les capitalistes et les travailleurs, à substituer au « morcellement » de la propriété privée. Ils y voient comme avantages l’unité dans l’organisation du travail, de la production, de l’économie et de la consommation, la justice dans le partage un esprit d’émulation profitable.

Selon les règlements, chaque travailleur est cependant assuré d’être autant que possible un membre sociétaire et par conséquent un actionnaire. On ne peut salarier qu’à titre exceptionnel des travailleurs non sociétaires. Le « minimum » n’est pas fixe : il est calculé selon l’âge, le sexe et l’importance des fonctions dans l’Union ; mais chacun est assuré de trouver les moyens de vivre confortablement et d’être en bonne santé. La nourriture gratuite, le logement, l’entretien et quelques vêtements sont fournis chaque année par l’Union en fonction des douze catégories d’âge et de grade. Même lorsque l’Union ne fait aucun profit, on accorde à chacun un supplément au minimum comme bénéfice garanti au capital investi. Les soins médicaux sont gratuits même si le médecin se rend à la maison du malade. On accorde des pensions à ceux qui ont travaillé longtemps et pour des handicaps dus au travail à l’Union.

Saïd Almi souligne que la pensée de Fourier est considérablement réduite, ce dont les sociétaires paraissent être conscients puisqu’ils déclarent eux-mêmes qu’ils ne fondent pas un phalanstère Il insiste sur le « cynisme » avec lequel les fondateurs écartent tous ceux qui ne sont pas utiles et il les cite : « Le colon qui apporte [...] des bras vigoureux et un cœur honnête est utile, celui qui joint quelques ressources personnelles l’est doublement : un malheureux sans force et sans ressource ne nous est bon à rien. » [24] Mais ne s’agit-il pas là, plutôt que de cynisme, d’une mesure de simple bon sens, étant donné la hardiesse de leur entreprise ?

Le travail

Il est divisé en sept branches : l’agriculture, le travail domestique, l’industrie, le commerce, les arts et les sciences (monuments, routes etc.), l’éducation, l’administration. A la classification de Fourier est ajoutée une branche nouvelle, l’administration, tandis que les arts sont rattachés aux sciences. La théorie de « l’attraction passionnée » si chère à Fourier n’est jamais mise en pratique.

L’éducation

Elle est pensée en termes d’éducation générale, professionnelle et morale donnée à chacun. Mais la liberté individuelle est limitée par l’autorité, fondée sur l’ordre et la hiérarchie. Sans doute l’idéologie militaire joue-t-elle ici un rôle. La discipline l’emporte sur le plaisir.

La localisation

Saint-Denis du Sig est situé là où la vallée de l’Oued Sig s’élargit. Les ingénieurs militaires ont construit une digue et des canaux d’irrigation en aval pour fertiliser plusieurs milliers d’hectares. On attribue à l’Union trois mille hectares au pied des collines, à dix-huit kilomètres de la mer, sur la route d’Oran à Mascara. Les quelques bâtiments existants sont des ruines à rénover, peu aptes à accueillir des familles.

L’expérience

La collection des bulletins annuels de l’Union Agricole n’est hélas pas complète mais constitue un ensemble suffisant pour comprendre l’enthousiasme déclaré et les difficultés rencontrées.

1848 est une année calme, comme en témoignent les fondateurs de l’union qui soulignent « le calme profond de l’Algérie contrairement aux tourmentes révolutionnaires de l’Europe ». Bien qu’ils affirment que l’Union est en pleine voie de succès car la « plus-value de la propriété dépasse le double des sommes consacrées à l’exploitation », ils savent que ces sommes ont été faibles et ils font appel à de nouvelles inscriptions. Ils se félicitent des cultures en développement, des jardins magnifiques, mais soulignent l’insuffisance des constructions pour faire venir des femmes et fonder des familles. Les hommes trouvent la vie trop âpre sans présence féminine.

En 1849 la balance positive. Deux difficultés majeures sont signalées : insuffisance de bétail et insuffisance de locaux ; les colons, célibataires, trouvent difficile une vie sans distractions. Ils souhaitent la présence de jeunes femmes et de familles, ce qui aiderait les membres de l’association à vivre mieux. Ils font le projet d’un bâtiment « unitaire » pour le logement ; ils commencent par construire un bâtiment central, utilisé plus tard comme hôtel de ville, école, etc. Dans chaque bulletin ils encouragent leurs amis et sympathisants à trouver de nouveaux actionnaires en vantant l’intérêt de l’association ; ils demandent aux actionnaires de payer d’avance ; ils soulignent que le prix de l’hectare n’est pas fixé : le gouvernement donnant de la terre à qui la demande, il n’y a pas de prix officiel. L’introduction du moulin, une nouveauté pour la population arabe, est un grand succès. Jusque-là les femmes arabes moulaient le grain avec leurs mains entre des pierres ; les colons craignent que les femmes ne viennent pas au moulin. Ils se trompent : elles viennent jour après jour de plus en plus nombreuses des tribus environnantes pour moudre leur grain. Les colons apprécient cette réussite « industrielle » et y voient un moyen d’émanciper les femmes arabes de leur sort et d’attirer les tribus à prendre contact ave l’Union. Le moulin rapporte de l’argent et la qualité de la farine est meilleure. La production issue du blé local et moulue localement l’emporte en prix et en qualité sur une farine importée d’Europe qui arrive souvent en mauvais état. C’est ainsi que le prix de la farine ayant diminué, celui du pain baisse également : il coûte vingt centimes de moins qu’en France. A la fin de la première année, le ministre de la guerre reconnaît le caractère d’utilité publique de l’Union et lui accorde un supplément de 5000 francs.

Le bulletin propose en 1851 de longs développements sur le caractère social et historique de l’Union, posant des questions telles que : « Notre fondation est-elle une entreprise de colonisation africaine dans laquelle se sont glissées quelques idées empruntées à la théorie sociétaire ? ou est-ce au contraire une entreprise ‘d’association domestique agricole’ établie en Afrique comme cela aurait pu être n’importe où dans le monde avec de semblables facilités ? » La réponse est : une entreprise sociale, pour apporter sur terre justice et vérité dans un esprit de progrès social. L’Afrique a été choisie parce que les chances de succès y paraissaient plus grandes et non pour y faire des bénéfices, comme les pionniers américains. Il est indiqué que l’Union ne peut être une phalange non seulement par manque relatif de capital [25], mais parce qu’il n’y a pas de « génie » disponible pour la fonder. Selon Fourier, il y avait une chance de réaliser une phalange de son vivant ; ensuite, les « imitateurs » échoueraient. Pourtant, il concentra son énergie à trouver un riche mécène plutôt qu’à faire connaître sa théorie et se tint prudemment à l’écart même de l’expérience de Condé-sur-Vesgre. Nul n’est à l’abri de ses propres contradictions.

Il paraît évident que les colons craignent un succès complet, un « miracle de régénération complète de l’humanité », sans doute ressenti comme une tâche trop élevée ; ils préfèrent être sur la voie pour découvrir de plus courts chemins indiqués par Fourier lui-même. « Comme de bons pilotes, suivons notre chemin - Où sommes nous sur l’océan des siècles ? ». Ils concluent que l’Union est une institution de « garantisme communal engrenant en scientisme », c’est-à-dire une demi-association dans laquelle des règlements sévères remplacent l’absence d’attraction. Les six périodes de « garantisme » assureront des « garanties » pour les femmes, les enfants, les faibles, des garanties de travail pour les valides, de sécurité, de liberté, de justice, de nourriture abondante et variée, de logement et d’habillement décents, de paternité et d’amour loyal avec un libre choix dans les deux cas, garantie d’amitié, de hiérarchie et d’ambition satisfaites par honneur et intérêt. Cette communauté passera ensuite au « sociantisme » (7e période) et entrera dans la 8e période lorsqu’elle se sera suffisamment développée pour devenir une « phalange en Harmonie ».

En 1851, l’assemblée générale des actionnaires se tient à Besançon. Il semble qu’ils pensent substituer le travail salarié au travail associé. Charles-André Julien [26] écrit à ce propos que l’Union devient alors une société anonyme après avoir restitué deux mille hectares au Domaine (organisation gouvernementale de la terre). Bernard Desmars pense plutôt que l’Union ne change pas de statut et ne restitue que mille trois cents hectares [27].

En 1854, l’assemblée générale des actionnaires se tient cette fois à Oran. La liste des actionnaires est close et arrêtée définitivement, et il est décidé que ne seront admis à des souscriptions nouvelles que les souscripteurs à l’emprunt et les employés et travailleurs de l’Union.

Pour 1856 on trouve le compte rendu de l’année 1855, une année sans bulletin. L’assemblée se réunit à Oran et l’on propose de la transporter à l’Union. Dans ce bulletin figure en outre la copie du titre de propriété de l’Union, signée par Napoléon III à Paris le 18 Août 1853. La société servira à l’Etat une rente annuelle de cinquante centimes par hectare. Les insuccès rencontrés depuis 1851 sont attribués à l’incapacité des directeurs. De fait, la direction de l’Union s’est avérée instable : Henri Gautier est remplacé dès 1847 par le capitaine Jules Garnier tandis que Jules Duval devient administrateur, mais donne sa démission en 1851.

En 1865, les rédacteurs se montrent encore convaincus de la grandeur de leur entreprise dans un pays où les difficultés naturelles sont immenses : manque d’eau, de bois, de salubrité, et de sécurité. Et la situation financière est correcte.

En 1867, la création (grâce aux saint-simoniens) d’une ligne de chemin de fer le long de la côte améliore les conditions économiques du pays.

1878 sonne un autre son de cloche : il faut vendre une partie des terres et en louer une autre. Le projet primitif de complète association ne peut être mené à bien mais l’enthousiasme et la ténacité demeurent, en vue de réaliser l’idéal de Fourier, de combiner « capital, travail, talent » dans une vaste communauté essentiellement agricole. Une comparaison est faite avec le familistère de Godin qui malgré son considérable succès a cessé de se développer parce qu’il s’est « enfermé dans une spécialité ». Il convient donc de garder l’Union comme terrain possible pour la réalisation d’une vraie association sociétaire. La question sociale est le problème de l’époque et ce problème ne peut être résolu pacifiquement que grâce à la Science de l’association.

En 1881, l’Union continue à faire des bénéfices dans toutes les branches de ses activités. Il faut certes louer de plus en plus de terres (dont une partie à la Société des orphelinats agricoles en Algérie) à cause de la sécheresse et des difficultés d’irrigation. En 1884, par pure charité et bien que leur situation financière ne soit pas brillante, la dite Société est autorisée à ne payer que la moitié du loyer. En 1887, on apprend que les digues sur le Sig ont cédé en 1885, ce qui a causé un déficit budgétaire considérable ; l’Union a dû faire un emprunt. A cette date s’interrompt la série des bulletins, du moins pour ce qui est du fonds de la Bibliothèque nationale.

Telle est l’histoire brièvement esquissée de ces novateurs. Ils croyaient que l’Algérie était le lieu où mettre en œuvre de nouveaux modes de colonisation. Ils étaient convaincus de l’importance nationale, sociale et humaine de leur entreprise. Nous condamnons aujourd’hui à juste titre l’acte de coloniser. A l’époque évoquée il était nouveau de penser à coloniser par l’association et non par l’assimilation. Si la certitude d’être plus « civilisé » s’est traduite par les erreurs qu’on sait, c’est parce que l’on n’a pas su, malgré les tentatives des fouriéristes et des saint-simoniens, associer, ni s’associer. Car leurs projets n’étaient pas individualistes mais sociaux. Ils espéraient que grâce au système communautaire de L’Union agricole de Saint-Denis du Sig, dite parfois « Sigville », ils commenceraient à construire « une France Algérienne paisible et arabo-chrétienne » [28] - un espoir partagé par les saint-simoniens, quoique sous un angle différent. Leurs projets n’ont pas été entendus par les dirigeants français, à l’exception de Napoléon III. Période trop brève au total, alors qu’elle était porteuse de l’espoir que l’on allait tenir compte de l’identité « à part entière » des colonisés. La rhétorique du colonialisme français a consisté à toujours promettre ce que l’on ne réaliserait jamais, ce que l’on n’a jamais réalisé. Du moins peut-on rendre hommage aux fouriéristes et aux saint-simoniens qui ont tenté de « coloniser avec différence », c’est-à-dire dans le respect de l’existence de l’autre.