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37-46
L’enfance du désir
Article mis en ligne le décembre 1996
dernière modification le 7 janvier 2007

par Bouchet, Laurence

Depuis le Siècle des Lumières les pédagogues ont entrepris d’élever à la raison et au sentiment moral des êtres jusqu’ici passifs et abandonnés à leur obscurité. Il s’agit désormais de s’opposer à l’abrutissement et à l’avilissement auxquels l’homme tend nécessairement quand il est livré à lui-même. Aussi dès l’âge le plus tendre les enfants sont-ils réunis pour écouter les leçons d’un maître qui les transformera en citoyens libres et dignes d’appartenir à la civilisation. A la façon d’un sculpteur il fera émerger de la masse informe de leurs instincts naturels, la splendeur de la raison. Grâce à l’éducation l’homme ne se contente plus d’une soumission aveugle, il comprend maintenant les raisons de son obéissance. On fera son bonheur malgré lui, il deviendra raisonnable et cessera de souffrir de la violence de ses instincts.

La fin de l’éducation civilisée est de permettre aux hommes d’atteindre leur essence qui est la raison. Il s’agit par conséquent de commencer par la théorie. L’enfant ne doit pas agir de façon désordonnée, sans connaître les fins vers lesquelles se diriger. On commence donc par développer son intelligence, seule capable de déterminer la finalité de ses actes. Cette mission conduira à un véritable progrès moral établissant dans l’avenir une société idéale de laquelle on aura extirpé l’égoïsme passionnel et les instincts mauvais.

Cette éducation serait peut-être efficace pour établir une société pacifiée et harmonieuse, si l’ensemble des individus acceptaient de s’y soumettre. Or, comme l’indique Fourier, nul ne semble disposé en civilisation [1] à se plier à de telles leçons. Il suffit d’observer les enfants qui ne savent encore pas dissimuler, pour réaliser leur goût de l’étude. Les civilisés manqueraient-ils sur ce point de lucidité ?

« Qu’ils observent les enfants amenés en vacances, lorsqu’au nombre d’une demi-douzaine, et revêtus de blouses, ils vont se rouler sur le foin, s’entremettre joyeusement aux vendanges, aux cueillettes de noix, de fruits, aux chasses d’oiseaux, etc. ; qu’on essaie en pareil moment d’offrir à ces enfants d’étudier les rudiments, et on pourra juger si la nature de l’enfant est d’être enfermé tout le jour pendant la belle saison, avec un entourage de livres et de pédants [2] ».

À cette réaliste constatation la civilisation objectera que l’éducation n’a pas pour mission de flatter les inclinations naturelles, mais bien plutôt de nous sortir de l’abjection à laquelle elles nous conduisent nécessairement. Il s’agit d’élever les hommes aux lumières - leur véritable patrie - quelles que soient les contraintes que cela entraîne.

Mais tandis que tous proclament ce but hautement moral de l’éducation, chacun est en réalité intimement persuadé de l’impossibilité de son établissement. Certains professeurs parviennent tout au plus à faire accepter leur instruction à de rares élèves naïfs. Mais la majorité des membres de la civilisation ne s’en laissent pas si facilement conter. Comment être dupe de l’idéal moral présenté par les éducateurs ? Chacun sait bien qu’il n’est que le masque qui permet de dissimuler des intérêts particuliers. L’idéal moral ne saurait être atteint, il n’est pas fait pour cela. La civilisation repose sur la duplicité.

Derrière cette éducation de façade Fourier distingue donc d’autres instances plus secrètes qui ont pour fonction de modeler les femmes et les hommes en manipulant leurs désirs. L’enfant se trouve tiraillé entre quatre sortes d’éducation divergeantes. Tout d’abord l’éducation « dogmatique » [3] lui apporte les préceptes moraux qu’il doit apprendre à connaître et à proclamer. Mais cette éducation institutionnalisée cache l’éducation officieuse des pères selon laquelle chacun doit poursuivre ses intérêts matériels en acquérant le plus de richesses possible. Une telle fin ne peut être affichée au grand jour ; elle a donc besoin de la morale pour se dissimuler. Ces deux formes d’éducation se confortent. De plus, toutes deux émanent d’une autorité qui impose par la contrainte les buts auxquels l’enfant doit parvenir. Face à la variété des caractères et des tempéraments que la nature engendre chacune tente d’imposer un modèle univoque. Les savants prétendent imposer le règne de la raison tandis que les pères incitent leur progéniture à poursuivre leurs intérêts. Pour l’une comme pour l’autre il s’agit d’arrêter le cours des choses humaines en empêchant tout changement. Le même modèle doit se répéter indéfiniment.

Mais la nature est rebelle et ne se laisse pas dominer si facilement. Un huitième des enfants seulement acceptera l’instruction avec docilité « Quant aux sept huitièmes d’enfants formant la majorité, ils sont ce qu’ils ont été de tout temps fort ennuyés de l’école et n’aspirant qu’à en être délivrés » [4]. L’éducation des pères qui semble, à travers la recherche du profit et de la richesse, aller directement dans le sens des passions de l’enfant devrait être suivie avec plus d’entrain. Mais là encore la nature ne se laisse pas facilement dompter, et s’oppose à toute volonté d’uniformisation. Tandis que le père cherche en civilisation à communiquer ses goûts à l’enfant et lui impose sa vocation ce dernier répugne spontanément à entendre de telles leçons. Il vit toujours mal à l’aise et à l’étroit dans l’enclos familial auquel il tente - parfois sans succès - d’échapper. La nature a voulu que l’affection qu’il porte à ses parents soit tierce de celle qu’ils éprouvent pour lui [5]. C’est donc vers d’autres horizons que se dirigent ses désirs. La nature ne veut pas la reproduction d’un même modèle ; elle cherche la variété, c’est en vue de cette fin qu’elle a orienté les passions.

Cependant la civilisation par un stratagème retors est parvenue à entraver le cours de la nature et le développement harmonieux des enfants. Derrière l’éducation dogmatique des professeurs et l’éducation cupide des pères qui se confortent, Fourier distingue d’autres catégories encore. L’« insurgente, donnée cabalistiquement par les camarades » et l’« évasive, donnée furtivement par les valets [6] » pour flatter l’enfant en l’aidant à échapper au joug. Toutes deux s’opposent à la fois à celles des pères et des professeurs. Elles s’accordent donc directement aux désirs de l’enfant qui s’insurge contre ces deux formes d’autorité, mais elles imposent dans le même temps une orientation aux passions. Dans son désir d’insoumission par lequel la nature cherche à reprendre ses droits, l’enfant est guidé malgré lui. Sa révolte s’empêtre dans les filets du pouvoir et de l’institution. C’est celle des valets qui cherchent en se servant de lui à satisfaire leur intérêt ou celle des voyous « qui ont pour règle de faire tout le contraire de ce qu’on leur ordonne [7] » ce qui limite considérablement la liberté. Enfin, à seize ans l’éducation « mondaine ou absorbante [8] » l’emporte sur toutes les autres, elle est parvenue à orienter définitivement le désir de l’enfant vers les valeurs prônées secrètement par la civilisation. Le fonctionnement en contre-marche de cette société ne consiste donc pas tant à opprimer les passions qu’à en diriger secrètement le cours. Ainsi les désirs les plus intimes de l’individu se trouvent orientés à son insu.

La quadruplicité de l’éducation civilisée, au moment même où elle dévie les désirs vers des fins qu’elle a déterminées, isole l’individu de l’ensemble de la société. Elle dresse secrètement chacun contre tous. Lorsque l’enfant veut réaliser son désir il est dirigé par l’insurgente et l’évasive, formes d’éducation qui l’attirent mais dont il ne maîtrise pas les aboutissements. Croyant agir de son plein gré, il est manipulé et ses passions ne connaissent qu’un semblant de développement. De plus, les désirs qui lui semblent les plus intimes et les plus individuels - parce qu’ils se développent dans le secret - l’opposent à l’ensemble de la société. C’est toujours contre la loi, contre la volonté générale et donc contre les autres que ses passions le dirigent. Il ne les ressent que dans l’opposition à ce que proclame la morale. C’est ainsi toujours le particulier qui s’oppose secrètement à l’universel. Or c’est à travers ses désirs que l’individu forge son identité. Il se reconnaît dans ce qu’il poursuit mais ce qu’il poursuit en civilisation est en même temps ce qui l’isole. Ce qu’il recherche pour devenir lui-même l’oppose secrètement aux autres. Le vice du système civilisé est d’avoir dressé chacun contre tous. La société se compose d’individus dont les désirs se ressemblent étrangement mais qui ne peuvent se rassembler : chacun est isolé dans des phantasmes qu’il ne peut réaliser que dans la violence.

La civilisation n’engendre que frustration et solitude et celui qui a conservé une part des désirs spontanés de l’enfance éprouve secrètement l’espoir d’un ordre différent. Mais pris dans l’étau d’une société qui l’a enfermé en lui même, il ne peut fuir. S’il se révolte c’est la tête contre les murs, c’est l’éclat tragique de la passion qui isole de toute la création. Comme l’a montré Sade, donner libre cours à l’élan de ses désirs c’est révéler au grand jour l’opposition de chacun à l’ensemble de la société et la conduire à son terme. Les héros de ses romans ne pouvant jouir que de la destruction de l’autre renforcent en se réalisant l’enfermement auquel nous contraint la civilisation. S’il y a l’espoir chez Sade d’échapper aux contraintes sociales, il ne peut aboutir qu’à l’affirmation de la solitude. Fourier propose une transformation plus radicale et plus optimiste. C’est un nouveau mode des passions et un nouveau langage [9] qu’il faut découvrir. Mais la difficulté de parvenir à ce nouvel essor réside dans le fait que nous ne disposons en civilisation que de femmes et d’hommes dont les passions ont été manipulées. Arrivés à un certain stade de leur développement les individus ne sont plus libres de sortir de la société à laquelle ils appartiennent. Le changement semble condamné. La civilisation a établi des instances qui lui permettent de se reproduire indéfiniment. Comment, parvenus à notre maturité, serons-nous capables d’aiguiller nos désirs vers de nouveaux horizons ?

Il nous manque la fraîcheur, la naïveté, la nouveauté vivifiante. En attendant la prochaine métamorphose sociale, Fourier nous engage : « Faites des enfants : il n’y aura rien de plus précieux au début de l’ordre combiné que les petits enfants de trois ans et au dessous [10]. » L’enfance nous servira de boussole sociale ; c’est par elle que nous découvrirons des possibilités nouvelles. Fourier la considère comme un terrain idéal d’expérimentation. L’enfant doit permettre d’opérer un écart absolu ; comment les désirs se déploient-ils lorsqu’ils n’ont pas été enserrés dans les contraintes de la civilisation ?

L’enfant est d’abord un être traversé de lignes de force qui le tendent vers le monde extérieur. Aucun désir ne prime sur les autres. Il possède une vitalité qui le pousse perpétuellement à faire de ce qui l’entoure une occasion d’affirmation. L’enfant, bien plus que l’adulte, vit dans un mouvement continuel, hors de toute fixation dans l’identité. Tant que la civilisation n’a pas agi sur lui, ses désirs ne le portent pas au repli vers soi-même

L’enfant appartient au « sexe neutre ou impubère ». Fourier a peut-être sur ce point manqué de la lucidité de Freud, mais cela l’a conduit à développer une perspective permettant de ne pas se limiter à la trinité familiale, dans laquelle la psychanalyse a enfermé la constitution du désir. L’absence de sexualité chez l’enfant signifie pour Fourier que nous avons affaire à un pervers polymorphe sentimental. L’enfant ne connaît pas, en effet, les passions mineures [11] d’« amour » et de « familisme ». L’objet de son désir n’est pas fixé sur un être singulier. Il est dirigé hiérarchiquement par les deux passions majeures : l’ambition exerce sur lui le pouvoir le plus puissant et l’emporte sur l’amitié. Contrairement à l’idée qui veut que le désir soit inquiétude et épreuve du manque, il est chez l’enfant surabondance. C’est un mouvement d’affirmation [12]. On comprend pourquoi l’amour tel qu’il existe en civilisation lui est étranger. Cette passion est en effet vécue comme la souffrance engendrée par le manque de la personne aimée. Ici c’est l’objet du désir qui compte. Il s’agit de le posséder, de se l’approprier pour devenir enfin soi-même. Ce type de désir est contradictoire puisqu’il tend à se nier lui-même, c’est un mouvement qui tend vers le repos de la possession, négation de l’altérité. De même que l’amour conduit à une affirmation de soi par la négation de l’autre, le familisme ou sentiment de paternité impose le prolongement de soi sans souci de la différence et de la nouveauté [13].

L’enfant dont les désirs n’ont pas encore été modelés par la civilisation n’a pas d’identité constituée ; il ne se reconnaît dans aucun objet et se caractérise par un élan vers l’extérieur. Fourier imagine alors ce qu’il deviendra dans une société qui ne cherchera pas à rabattre ses passions vers des objets déterminés mais qui leur permettra un déploiement total. « Les enfants sont la cheville ouvrière de l’harmonie sociétaire et de l’attraction industrielle [14] ». Pour sortir de la servitude civilisée il est inutile de se révolter mais il faut veiller à ne pas laisser se perdre l’enfance du désir. Les commencements sont décisifs, un bon départ garantira la mise en place spontanée de l’organisation phalanstérienne.

L’enfant se trouve particulièrement sous l’emprise des trois passions mécanisantes. Ces passions, méconnues en civilisation, jouent pourtant un rôle essentiel : elles permettent, d’une part, de déployer et d’harmoniser les cinq passions sensitives et les quatre passions affectives et d’autre part, d’organiser le mécanisme social en séries. C’est du développement harmonieux de ces passions que dépendra l’épanouissement de l’individu et de la société. Il faut donc être particulièrement attentif à leur marche chez l’enfant. La « papillonne » est un goût qui domine chez tous, prenant la forme « du furetage, ou penchant à tout manier, tout visiter, tout parcourir, varier sans cesse de fonction [15] ». À défaut d’amour et même d’amitié c’est la « cabaliste » qui entraîne l’enfant à s’intéresser aux autres et à se surpasser. Enfin par la « composite » il tend toujours à développer simultanément son corps et son esprit. L’enfance présente donc de façon exemplaire l’existence des trois passions principales. La civilisation en refusant de les considérer et en les opprimant par ses préceptes moraux fausse le fonctionnement des neuf autres passions et empêche la formation de séries grâce auxquelles l’individu cesserait d’être isolé dans ses désirs. C’est au contraire en favorisant le développement des passions mécanisantes que l’on verra par la suite grandir et s’épanouir harmonieusement les autres passions. Ainsi l’amour cessera-t-il d’être considéré de façon univoque et limitée comme dans la morale civilisée. Il pourra dévoiler ses multiples caractéristiques décrites par Fourier dans le Nouveau monde amoureux..

Si les passions affectives sont peu développées chez l’enfant il ne s’agit pas de les leur inculquer à toutes forces. Sans parvenir au moindre résultat, les parents civilisés ne cessent de se morfondre de l’ingratitude de leur progéniture [16]. En harmonie il faudra procéder à l’inverse : on commencera par laisser libre cours aux passions mécanisantes et c’est alors seulement que pourront apparaître les passions affectives.

Fourier fut d’abord préoccupé par la création d’un phalanstère d’enfants. Il les estimait seuls capables de se livrer sans retenue à leurs impulsions. Par la suite cette forme d’organisation sociale aurait enthousiasmé les femmes et à leur tour les hommes. « L’attraction industrielle entraînera les enfants plus activement que les pères et mères, et les femmes plus vivement que les hommes [17] ». En attendant une telle réalisation, c’est grâce à ses œuvres, dans lesquelles se déploie une imagination sans frein [18], que Fourier nous conduit hors des sentiers battus. Par la fraîcheur naïve de ses descriptions il réveille les aspirations les plus profondes, celles auxquelles l’enfance ne renoncera jamais

L’éducation établit un lien entre les générations et permet de transmettre l’ordre des choses humaines. Mais en civilisation cet ordre est figé, c’est celui de la contrainte monotone. A l’inverse l’harmonie engendre la nouveauté, elle met les institutions au service du désir et non le désir au service des institutions. Elle n’impose pas à l’homme une seconde nature qui tout au plus dissimule les penchants qu’elle combat. L’éducation sociétaire ne contraint pas la nature, elle l’accompagne. Il s’agit non de transformer l’individu, mais de tout faire pour empêcher l’arrêt de son développement naturel.

L’éducateur se doit donc d’être particulièrement attentif aux enfants qui sont à sa charge. Il faut commencer par l’observation ; cette haute fonction est attribuée au « mentorins » et « mentorines » qui ont pour mission « de discerner le tempérament de l’enfant et lui assigner, comme au caractère, son rang dans l’échelle des huit cent dix tempéraments de plein titre, ou des quatre cent cinq de demi-titre [19] ». La nature chez Fourier n’est pas une essence fixe permettant de définir l’homme ; il la conçoit plutôt comme un principe de production du divers. Il n’y a pas de nature humaine, il y a des natures individuelles, infiniment variées. Tout est possible aux êtres humains, et c’est cette infinité de possibles que l’éducation doit découvrir et actualiser.

À l’inverse de ce qui se produit en civilisation où l’éducation impose une fin décidée à l’avance et semblable pour tous, Fourier propose une éducation qui déploie ce qui est unique en chacun. D’où son souci de classification, qui n’a pas pour but d’enserrer la réalité dans des catégories mais plutôt de révéler les variétés d’êtres singuliers que la nature produit. La classification dévoile les nuances de la réalité ; aussi celle qui concerne l’enfance est-elle particulièrement détaillée. Fourier ne saurait se contenter des quelques mots que nous utilisons pour distinguer les différentes phases de la jeunesse. Nourrisson, enfant, adolescent sont des termes pauvres qui masquent une réalité diversifiée. Il invente alors une terminologie permettant de distinguer huit étapes (chacune se subdivisant encore en trois) dans l’évolution de l’enfant [20]. Cette classification selon l’âge permet de repérer des phases de développement matériel et spirituel qui devront être respectées dans le système sociétaire ; mais elle ne suffit pas. Elle ne dit rien de la diversité des caractères que la nature engendre. Déjà parmi les nourrissons, les poupons et les bambins, on distingue trois traits de caractère essentiels : « les pacifiques ou bénins, les rétifs ou malins, les désolants ou diablotins. » L’éducation sociétaire devra être attentive à ces différentes catégories pour leur permettre de se développer pleinement. Cette diversité d’inclinations se retrouve en moyenne et haute enfance. Les uns sont attirés par la malpropreté, tandis que les autres aiment la parure et le soin [21].

Une fois cette diversité mise à jour il faut créer des instances qui lui permettront de se déployer et non d’être réduite comme cela se produit en civilisation. Ce déploiement ne conduira pas au désordre et à la dispersion mais à l’ordre combiné et à l’unité. Une passion ne se développe harmonieusement qu’étayée par d’autres. Ainsi il faudra regrouper les diverses tendances repérées pour former des séries. Le regroupement par affinités communes favorisera l’émulation et stimulera les enfants dans leur développement. Ce ne sont donc pas les pères qui auront la charge d’éducation [22] mais les tribus enfantines, comme le veut l’attirance naturelle. L’enfant sera élevé par ceux qu’il admire le plus : des camarades légèrement plus âgés. Ainsi par exemple le poupon grandira-t-il grâce à son admiration pour les lutins qui eux-mêmes auront le plus ardent désir de développer leurs talents pour s’agréger aux tribus bambiniques. C’est à cette condition que les progrès deviendront remarquables ; les enfants sont en effet beaucoup moins indulgents entre eux que ne le sont les parents vis-à-vis d’une progéniture qu’ils laissent stagner par manque de lucidité.

L’institution des séries permet aux passions de se réaliser avec raffinement, elle permet également de les rendre inoffensives. En civilisation on prétend que les passions isolent l’individu ; en outre certaines doivent être éradiquées car elles nuisent à l’ensemble de la société. Fourier envisage la possibilité d’un autre essor. Si les passions sont nuisibles en civilisation c’est parce qu’elles n’ont pu trouver le chemin d’un développement sériel. Il faudra permettre aux tempéraments semblables de se regrouper. Les « pouponnâtres démoniaques » cesseront de nuire à leur entourage.

« Aura-t-on, selon le voeu de la morale, changé les passions des petits enfants ? Non, on les aura développées.[...] Les plus tapageurs cesseront de crier, quand ils seront réunis à une douzaine de petits démons aussi méchants qu’eux. Ils seront comme les ferrailleurs, qui deviennent fort doux et renoncent à l’humeur massacrante, en compagnie de leurs égaux [23] ».

De même les chérubins qui ont le goût de la saleté et de la grossièreté s’agrégeront aux séries des petites hordes et deviendront en harmonie la base de l’organisation sociale [24].

Pour favoriser le plein essor des passions l’éducation harmonienne doit encore leur donner les moyens pratiques de se réaliser. Cet essor s’inscrit dans une logique économique de production. Fourier annonce dès la première page de la section sur l’éducation harmonienne du Nouveau monde industriel que le but est de développer les facultés humaines et de les appliquer à l’industrie productive. Mais cette finalité recouvre une organisation radicalement différente de la logique des systèmes capitalistes. Si le but est bien dans les deux cas la production, la conception de l’homme producteur diffère. Ce qui compte pour Fourier c’est l’activité humaine de produire tandis que le capitalisme s’intéresse à l’accumulation des produits. Le travailleur phalanstérien ne saurait être aliéné de sa production comme dans le capitalisme. Chacun se reconnaît dans ce qu’il fait. Sa création donne sens à ses passions. Dès le plus jeune âge l’enfant doit donc devenir producteur.

END

« Dès qu’il peut marcher, quitter le séristère des poupons, les bonnins et bonnines à qui il est remis s’empressent de le conduire dans tous les ateliers et toutes les réunions industrielles peu éloignées ; et comme il trouve partout de petits outils, une industrie en miniature, exercée déjà par les lutins de deux et demi à trois ans, avec qui il peut s’entremettre, fureter, manier, on peut discerner au bout d’une quinzaine quels sont les ateliers qui le séduisent, quels sont ses instincts en industrie [25] ».

L’éducation phalanstérienne n’inculque pas un savoir qu’il faudrait passivement consommer en commençant par la théorie - comme le fait la civilisation. Elle est un guide vers la production et commence donc par favoriser le développement de la pratique. La civilisation aboutit à l’extinction de l’extraordinaire inventivité enfantine alors que le régime sociétaire met tout en œuvre pour permettre son épanouissement et sa concrétisation. Elle cherche les ressorts qui la dirigent et qui permettront le développement du travail attrayant [26].

Fourier propose des voies nouvelles à l’expression du désir. Dans le phalanstère le désir cesse d’être secret ; il doit être proclamé. Chacun expose fièrement les passions qui le traversent. Il n’y a plus comme en civilisation d’enfermement dans la solitude des phantasmes. Leur représentation et leur partage permettent l’harmonie et l’unité des phalanstériens. Le plein essor des passions aboutit à la formation d’une diversité ordonnée. Tout se dit, tout est l’objet d’une représentation. Les secrets et les mensonges civilisés n’ont plus cours. Le spectacle se transforme, il n’est plus comme s’en plaint Guy Debord le moyen d’orienter nos désirs à notre insu et de nous isoler de l’ensemble de la société. L’opéra sera un pivot essentiel en harmonie : il permettra dès l’enfance la mise en scène les passions et leur déploiement mesuré.