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Victor Considerant nouvelliste : "Un pressentiment" (1831)
Article mis en ligne le décembre 1996
dernière modification le 20 avril 2014

par Dubos, Jean-Claude

Dans ses Mémoires, publiés hors-commerce en 1899, Clarisse Coignet, nièce de Clarisse Vigoureux, écrit : « Je n’ai pas connu l’aînée de mes cousines, Clarisse, morte à 17 ans, nature délicieuse, disait-on, la préférée de sa mère.

« Cette mort avait laissé ma tante dans un état voisin du désespoir qui pesa longtemps sur sa seconde fille Julie, alors dans l’adolescence. Souvent elle m’a parlé de sa première jeunesse passée dans le deuil et les larmes ».

Une centaine de pages plus loin, dans un chapitre consacré à Victor Considerant, Clarisse Coignet ajoute : « Le premier amour de Victor avait été pour la fille aînée, Clarisse. Se préparant alors au lycée de Besançon pour l’École Polytechnique, cette mort l’avait désolé. Julie, âgée de 14 ans devint sa confidente. Après avoir beaucoup pleuré, ils se consolent ensemble et peu à peu s’attachent l’un à l’autre par un sentiment qui, grandissant avec les jours les mènera au mariage ». Un mariage qui aura lieu seulement onze ans plus tard, en février 1838 [1].

De tous les biographes de Considerant, le seul à avoir relevé ce passage est Jonathan Beecher, qui dans son article « Victor Considerant : The Making of a Fourierist »  [2] écrit : « Victor et Claire (comme sa mère elle avait modifié en Clarisse son prénom d’état civil) se considéraient eux-mêmes comme destinés au mariage (engaged to be married), quoique évidemment pas dans un proche avenir ».

Plus sceptique, dans la préface à notre réédition de Parole de Providence de Clarisse Vigoureux (1993), nous écrivions : « Selon Clarisse Coignet, sa cousine Clarisse avait été le premier amour de Considerant qui avait un an de plus qu’elle. Cela est certes tout à fait vraisemblable, mais Considerant lui-même ne nous a laissé aucune confidence sur ce point ». Nous nous trompions, mais il faut dire que le secret avait été bien gardé. Seul en effet, dans son Journal Intime (publié en 1925) [3], Antoine Fontaney à la date du 28 octobre 1831 cite le texte que nous publions aujourd’hui : « Lu le dernier numéro de La Revue des Deux-Mondes : Le Docteur Noir de de Vigny [4], délicieux.- le Pressentiment de Considerant, charmant ».

Dès les premières lignes du texte, on comprend les raisons de cette conspiration du silence : Un Pressentiment n’est pas un récit de pure imagination, mais bien une autobiographie à peine déguisée, dans laquelle Considerant a révélé - ou enfoui ? - l’un des épisodes les plus douloureux de sa jeunesse. Pour ceux qui savaient - et ce n’étaient pas seulement les bisontins comme Just Muiron, ou Fourier, mais aussi Charles Nodier qui avait été à l’École Centrale du Doubs le condisciple de François Vigoureux, le père de Clarisse et de Julie, disparu tragiquement en 1817 [5] -, il était évident que « la jeune tante de 16 ans n’était autre que la jeune Clarisse Vigoureux, décédée à 17 ans au domicile de sa mère, Clarisse Vigoureux, 14 rue du Collège à Besançon. Quant au jeune homme de 17 ans qui se destinait à l’École Polytechnique, c’était à l’évidence Considerant lui-même.

Comment, de quelle maladie ou par quel accident la jeune Clarisse est-elle morte ? Nous devons avouer notre ignorance absolue sur ce point. Clarisse Coignet, prolixe de détails sur sa propre sœur Virginie Gauthier, disparue à 12 ans en 1829 d’une phtisie contractée dans un pensionnat de Lyon, ne nous en donne aucun sur sa cousine en dehors des phrases citées plus haut. Considerant de son côté n’a conservé aucune des lettres de Clarisse Vigoureux reçues avant son mariage et la lettre que lui-même adresse le 21 janvier 1827 à Charles Magnin [6] ne nous apprend rien sur ce point, non plus que la lettre de condoléances (23 janvier) de son père Jean-Baptiste Considerant à Clarisse Vigoureux [7].

Cette lettre à Charles Magnin est cependant précieuse puisque elle est le seul témoin des sentiments de Considerant à la mort de sa bien-aimée, mais il ne faut pas oublier que Magnin n’est pas un intime - ils se connaissent seulement depuis quelques mois -, ce qui explique le ton peut-être un peu guindé et cérémonieux :

« Monsieur,

J’ai reçu hier votre lettre, depuis j’ai déjà écrit deux fois à mon père et je ne la lui ai pas envoyée... Pardonnez moi, Monsieur, cette inadvertance. J’ai reçu une lettre qui m’a appris la perte que j’ai faite d’une personne qui pour n’être pas de ma famille ne m’en était pas moins chère. Il y a plusieurs jours déjà, et quoique très calme dans ce moment, je vois que je ne peux continuer mon année ici sans aller me retremper vers mon père, sans aller pleurer aussi avec ceux qui l’ont perdue. Je vais partir pour Fontenay [8], j’attends une lettre de mon père pour partir et j’aurais l’honneur de vous revoir avant mon départ. Pardon monsieur, pour la forme de cette lettre ».

Quant à la lettre de condoléances de Jean-Baptiste Considerant à Clarisse Vigoureux, elle ne fait aucune allusion aux sentiments de son fils, ce qui prouve qu’ils étaient toujours tenus secrets. Amour inavoué, peut-être vécu comme interdit, en raison de leur jeune âge et de la différence de position sociale, voilà qui explique sans doute le voile - transparent - du personnage de la « jeune tante ».

Quant à la brutalité du décès de la jeune Clarisse, elle s’infère de l’absence d’inquiétude qui transparaît dans la lettre que Considerant a adressée quinze jours auparavant, le 2 janvier, à Clarisse Vigoureux, lettre dans laquelle il s’étend longuement sur sa vie à Polytechnique où ses camarades lui ont proposé de profiter d’une caisse alimentée par les élèves « destinée à payer les trimestres des élèves dont les parents ne sont pas riches ». « J’ai répondu, écrit-il, que la facilité d’emprunter que j’avais trouvée et que plusieurs élèves pourraient ne pas trouver comme moi était la première raison qui me faisait refuser » [9]. La lettre se termine par « Adieu à vous, à vos enfants », sans aucune mention particulière relative à la santé de la jeune Clarisse.

Si la mort de celle-ci reste un mystère, il en est de même des circonstances dans lesquelles Considerant a rédigé Un Pressentiment. En mars 1831, il s’était trouvé au nombre des élèves de l’École d’Application du Génie de Metz mis en congé sans solde pour avoir adhéré à une Association Nationale hostile aux Bourbons - mais aussi au ministère Casimir Périer. Il était alors venu à Paris, où il avait vécu en donnant des leçons de mathématiques dans l’institution Barbet qui préparait aux grandes écoles et dont le directeur Barbet, originaire de Pagnoz près de Salins était un ancien élève de Jean-Baptiste Considerant [10]. En même temps, écrit-il au mois de décembre à l’ami de son père Victor Thelmier [11] : « J’avais une vie charmante, vie d’artiste au milieu des artistes, vie que je me repens bien d’avoir abandonnée lorsque le bénin Maréchal Soult a jugé à propos de nous réintégrer ». Et en effet, Fontaney - toujours lui - écrit dans son journal le 21 août 1831 : « Mon cabriolet m’a mené chez Nodier. J’y ai d’abord trouvé Sainte-Beuve... MM. Considerant, de Cailleux et Taylor sont venus aussi dîner ». La précision est intéressante, car le baron Taylor et le dessinateur Alphonse de Cailleux ont été les collaborateurs de Nodier pour la célèbre collection des Voyages Pittoresques et romantiques dans l’Ancienne France dont les premiers volumes, consacrés à la Normandie ont peut-être donné à Considerant l’idée de situer à Rouen l’action d’Un Pressentiment. La côte Sainte-Catherine qui, en effet domine Rouen au sud-est, lorsque l’on arrive de Paris n’est pas mentionnée dans la description de la ville, mais Considerant a pu obtenir des renseignements de la bouche d’Alphonse de Cailleux, rouennais de naissance. La côte Sainte-Catherine, assez abrupte, n’a jamais été habitée et les ruines de l’église Sainte-Catherine, accessoire obligé de l’imaginaire romantique, sont certainement une invention de Considerant. Quant au salon proche d’un jardin qui sert de point de départ à la promenade, c’est celui du maître de forges Joseph Gauthier, frère de Clarisse Vigoureux, qui habitait à Montagney, près de Rougemont dans le Doubs, l’ancien pavillon de chasse des Choiseul-la-Baume, propriété qui existe encore aujourd’hui. Sa sœur et ses nièces, et Considerant lui-même y firent de fréquents séjours, agrémentés de promenades sur les rives de l’Ognon, tout proche.

Mais pour le reste, on peut dire d’Un Pressentiment ce qu’en 1833, Victor Hugo écrivait de son premier roman Han d’Islande, écrit en 1821 : « Il n’y a dans Han d’Islande qu’une chose sentie, l’amour du jeune homme ; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste est deviné, c’est-à-dire inventé. Car l’adolescence ne devine qu’avec l’imagination ». Il est vain de s’interroger sur la réalité des faits relatés... tout en pensant que les débris de verre et de bouteille, les tabourets renversés, les morceaux de pipe épars appartiennent certainement à l’univers du parisien de 1831 plutôt qu’à celui du lycéen bisontin de 1826. C’est en effet en octobre 1826 que Considerant entra à Polytechnique et la séparation dura trois mois jusqu’à la mort de la jeune Clarisse Vigoureux.

Considerant eut-il tort de ne pas persévérer dans la voie des lettres ? Certes Un Pressentiment se lit agréablement, mais n’a rien d’une œuvre de génie et n’autorise en aucune manière à prédire une carrière fulgurante. Considerant lui-même tenait la littérature pour un domaine mineur, comme il l’écrivait le 20 décembre 1829 à Clarisse Vigoureux : « Je trouve souvent de jolis articles dans la Revue de Paris. Je vous engage à en lire un du numéro de dimanche dernier, il est intitulé Vanino Vanini. Cet article tiré de Promenades dans Rome de Stendhal est charmant. Il n’y a presque pas de numéros qui ne contienne quelques morceaux de littérature remarquable... Mais c’est toujours et ce n’est que de la littérature ».

Aurait-il eu cependant l’intention de persévérer dans cette voie ? Si cela était, les événements ne lui en auraient pas laissé le répit : en ce même mois d’octobre 1831 (le 19) le journal saint-simonien Le Globe publie une longue lettre que Fourier lui a adressée.

Cette publication avait certainement pour objet de discréditer Fourier, mais, comme Clarisse Vigoureux le lui écrit le 16 novembre : « elle a eu pourtant un heureux effet, c’est de vous donner une grande publicité et ainsi le succès vous reste ». En ce même mois de novembre, un des principaux saint-simoniens Jules Lechevalier, déjà ébranlé par ses discussions en juillet 1831 à Besançon avec Muiron et Clarisse Vigoureux vient à Metz retrouver Considerant et, à la suite de leurs entretiens se rallie à Fourier, entraînant avec lui d’autres saint-simoniens notamment Abel Transon. En janvier 1832, tandis que Considerant continue sa propagande auprès des élèves de l’École d’Application du Génie de Metz, Lechevalier ouvre à Paris, rue Taranne des cours sur l’Art d’associer, destinés aux Saint-Simoniens, mais qui ont pour auditeurs des personnalités aussi connues que le philosophe Théodore Jouffroy et Béranger.

En juin 1832, c’est la fondation du premier journal fouriériste, Le Phalanstère ou la Réforme industrielle dont les gérants étaient Fourier, Muiron et Paul Vigoureux, simple prête-nom de sa mère et les directeurs Lechevalier et Considerant. A partir de ce moment - sauf une interruption de deux ans de 1834 à 1836 qu’il mettra à profit pour rédiger son principal ouvrage Destinée Sociale - on peut dire que la vie de Considerant sera désormais vouée au journalisme et au fouriérisme, la première de ces activités étant brisée net par son départ de France pour l’exil en Belgique (puis aux États-Unis) en juin 1849.

Y eut-il cependant de sa part un regret de ne pas avoir fait de carrière littéraire doublé d’une sorte de complexe à la fois d’admiration et rejet envers ceux qui y ont réussi ? On peut se le demander quand on lit dans son premier ouvrage Considérations sociales sur l’architectonique (1834), sa violente diatribe contre Hugo accusé de « débilité d’esprit » pour « voulant à toute force faire le philosophe au lieu de rester ce qu’il est, un grand poète, avoir pris à cœur de gâter son bel œuvre Notre-Dame (de Paris) en y introduisant cette sublime niaiserie : Ceci - le livre - tuera cela - le monument ». De même en 1840 et 1843, ses réponses embarrassées aux propositions de collaboration de Balzac à La Phalange ou à La Démocratie pacifique semblent indiquer qu’il la craignait plus qu’il ne la souhaitait. La critique littéraire est d’ailleurs un domaine dans lequel il n’interviendra pas, laissant Clarisse Vigoureux fustiger Jocelyn en 1836 ou Désiré Laverdant tresser des couronnes à l’auteur des Mystères de Paris, seul écrivain notable à avoir rejoint franchement le fouriérisme sous l’influence de Fugère.

Dans cette transcription, fidèle au texte paru dans La revue des Deux Mondes - le manuscrit est perdu - nous avons respecté la graphie, souvent archaïque de Considerant (cigarre, sabat, crystal, etc.).