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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Laviron, Paul-Émile (François)
Article mis en ligne le 10 mars 2021

par Desmars, Bernard

Né le 23 mars 1811 à Besançon (Doubs), décédé le 5 juin 1899 à Paris, 19e arrondissement (Seine). Avocat, directeur de revues concernant l’agriculture et le monde rural, puis fonctionnaire à l’administration des Cultes. Très actif dans les clubs pendant les débuts de la Deuxième République. Auteur de plusieurs publications, sur la religion, sur les retraites des travailleurs, sur Fourier, sur le socialisme français et le collectivisme allemand. Collaborateur de La Phalange, du Bulletin du mouvement social, de la Revue du mouvement social et de La Rénovation.

Paul Émile Laviron est le fils d’Hippolyte Bon Laviron, avocat à la cour, puis commissaire de police à Besançon ; il est le frère cadet de Gabriel Joseph Hippolyte Laviron, peintre proche de Jean Gigoux, le portraitiste de Fourier. Il a également une

sœur ainsi qu’un autre frère qui est prêtre.

Avocat puis fonctionnaire

Paul Emile fait des études de droit jusqu’à l’obtention de la licence ; dans la seconde moitié des années 1830, il est avocat à la cour royale de Paris. Il publie en 1837 des Observations sur les faillites et banqueroutes, et sur le dernier projet de loi présenté aux chambres, dans lequel il critique âprement le commerce et les conséquences d’une concurrence illimitée.

Pour réussir dans le commerce, il faut donc avoir la conscience large ; cette carrière ne reste ouverte qu’à ceux-là seuls qui sont peu scrupuleux sur les moyens de faire fortune [1].

Des extraits de cette brochure sont reproduits dans La Phalange (juin 1837), avec des commentaires approbateurs de Victor Considerant, qui est d’accord avec l’auteur pour dénoncer les faiblesses de la législation concernant les faillites et les banqueroutes ; et, bien que les solutions proposées par Laviron lui paraissent trop limitées, il recommande la lecture de la brochure aux lecteurs du périodique fouriériste ainsi qu’aux députés qui s’apprêtent à légiférer sur ces questions [2].

En cette même année 1837, plusieurs fouriéristes, réunis dans un Institut sociétaire, critiquent la direction de l’École sociétaire par Victor Considerant ; Charles Fourier et plusieurs de ses disciples leur répondent par une Lettre confidentielle des membres de la réunion du 31 juillet, dans laquelle ils dénoncent l’entreprise « de ceux qui viennent ainsi jeter la discorde » dans les rangs fouriéristes. Laviron, présenté comme « collaborateur » de La Phalange, fait partie des signataires [3].

En 1839, Le Nouveau Monde, organe de fouriéristes dissidents dirigé par Jean Czynski, annonce pour un prochain numéro un article de « Jules[sic]-Émile Laviron », dont on ne trouve finalement pas trace dans les colonnes du périodique fouriériste [4] ; Laviron fait partie des sociétaires de la « banque des échanges », dont le conseil d’administration comprend le même Czynski ainsi que divers marchands et négociants [5]. Il publie la même année un périodique intitulé La Commune, prolongé en 1840 par la Revue officielle des comices agricoles et de toutes les institutions agronomiques, dont il est aussi le responsable. Ce dernier organe est constitué dans une première partie de renseignements sur les sociétés d’agriculture et sur les concours agricoles, puis dans une seconde, intitulée « Agriculture pratique et économie rurale », d’informations sur les instruments agricoles, les engrais, les variétés de plantes, les soins à donner aux animaux, etc. Il cesse de paraître au début de l’année 1841. On ne sait si Laviron exerce encore la profession d’avocat.

À distance de l’École sociétaire

Vers le milieu des années 1840, Paul-Émile Laviron s’éloigne de l’École sociétaire. Il publie en 1844, sous le pseudonyme de Simon Granger, une brochure intitulée À chacun selon son travail, dans laquelle il veut montrer que « la conciliation des intérêts dans la société et l’institution du bonheur sur la terre ne reposent pas sur des théories obscures, aussi imaginaires, aussi ridicules, que certaines gens voudraient le faire croire. […] Non, le bonheur n’est pas une chimère » [6]. Citant Morelly, Saint-Simon, Fourier et Proudhon, pour s’en démarquer sur plusieurs points, il conçoit une organisation sociale fondée sur l’association, cadre « de simples rapports de bons offices, de services intéressés, de garanties réciproques » ; les personnes ne pouvant plus travailler, ou ayant à déplorer de mauvaises récoltes, bénéficieraient de la solidarité de leurs associés.

Ajoutez la merveilleuse vertu de l’association de multiplier les produits bien au-delà du pouvoir des mêmes forces isolément employées, et vous ne douterez pas de notre inaltérable bien-être […]

Les besoins de l’homme et les conditions de leur satisfaction, telles sont les seules bases légitimes de la loi sociale ; la solidarité d’intérêts et la liberté d’actions, tels sont les seuls moyens de réaliser le bonheur [7].

Ni le capital, ni le talent (Fourier) ou la capacité (Saint-Simon) ne recevraient de rétribution. Seul le travail serait rémunéré, en fonction de son utilité et de sa pénibilité. « Dès lors, pas d’aristocratie du talent et de l’argent, pas de droit sur le travail d’autrui ; en un mot, pas de privilège » [8].

Laviron termine cette brochure en annonçant une suite intitulée Utopie administrative, dans laquelle « on verra combien il serait facile d’organiser la société, de manière à […] assurer la réalisation » du principe ‘’à chacun selon son travail’’ » [9]. Selon l’éditeur, « l’auteur indique dans cet opuscule les moyens d’assurer le bien-être universel, sans apporter le moindre bouleversement dans les bases de l’organisation administrative de la France, et même en en simplifiant les rouages, bien loin de les compliquer » [10]. On ignore si cet ouvrage est effectivement paru (il est absent des catalogues des bibliothèques).

En 1846, Laviron abandonne définitivement le barreau et entre dans l’administration des Cultes, alors dépendante du ministère de la Justice. Deux autres livres paraissent, toujours sous le nom de Simon Granger : tout d’abord L’Évangile devant le siècle. Examen des doctrines du christianisme en 1846 [11] ; l’auteur y présente successivement les textes de l’Évangile, les caractères de la charité chrétienne et plus généralement les questions de la richesse, de la pauvreté et du travail, ainsi que les mœurs selon le christianisme et les dogmes catholiques. Dans l’avant-propos, il se montre très critique envers l’opposition politique à Louis-Philippe et à Guizot, une opposition qui n’agirait que « dans un misérable intérêt de coterie » ; « le gouvernement a toutes mes sympathies », écrit-il ; d’ailleurs,

quels sont, dans le pays légal, ceux qui s’occupent quelque peu des idées sociales ? Ce sont les hommes du pouvoir. À la chambre des députés, un conservateur (M. Agénor Gasparin) a élevé la voix pour appeler l’attention sur les études des socialistes. Dans le gouvernement, un ministre (M. Duchâtel) a ordonné une enquête sur la condition des travailleurs, à l’effet de rechercher les moyens de l’améliorer, etc. Qu’un socialiste s’avise de soumettre aux libéraux quelques idées sur la suppression de la misère, ceux-ci, s’ils ne se renferment pas dans un dédaigneux sourire, lui répondront qu’il faut commencer par moraliser le peuple, et, avant tout, par avoir un gouvernement moral, c’est-à-dire composé d’hommes de leur bord. Patriotes hypocrites, qui savez si bien ménager vos propres intérêts matériels, cessez de couvrir votre égoïsme d’un prétendu zèle pour les intérêts moraux d’un peuple affamé ! » [12]

Le second ouvrage, L’Église et le pouvoir paraît en 1847 [13]. Il concerne les pratiques cultuelles du christianisme, ainsi que l’organisation de l’Église catholique et ses rapports avec le pouvoir temporel.

Républicain et inventeur

Lors des journées révolutionnaires de février 1848, Laviron aurait été présent à l’Hôtel de Ville de Paris au moment de la formation du gouvernement provisoire [14] ; il se prévaut ensuite de « la part active qu’[il a] prise à la victoire du peuple et à la proclamation de la République » [15]. Il est candidat à l’Assemblée constituante dans le département de la Seine au printemps 1848. Sa profession de foi, datée du 21 mars, est très générale ; il y affirme vouloir « réaliser cette admirable devise : Liberté, Égalité, Fraternité ». Pour l’égalité, cela doit se faire « non pas en faisant descendre les riches, mais en élevant les prolétaires à leur hauteur » et en assurant « à tous les enfants de la patrie la même éducation professionnelle et littéraire ». Quant à la fraternité, elle « permettra d’organiser le travail de manière à assurer à tous, non pas seulement une chétive existence, mais tout le bien-être compatible avec les progrès de l’industrie » [16]. Il n’est pas élu.

Il préside le Club des hommes de lettres fondé en avril 1848 [17], sommairement qualifié de « réunion rouge d’hommes de lettres sans ouvrage » par Alphonse Lucas [18] ; selon ce même auteur, il préside ensuite le Club des publicistes, fondé en mai 1848 avec une orientation « rouge et socialiste » [19]. En juin, il projette le lancement d’un journal, Le Tribun du peuple, journal des révélations politiques, archives du favoritisme, du cumul, de l’exploitation et de tous les abus ; seul le prospectus et un appel à souscription paraissent [20]. Le contenu est nettement plus offensif que la profession de foi de mars : « Plus d’exploiteurs et d’exploités, plus de cumulards et de parias, plus de repus et d’affamés ». Laviron y dénonce

un favoritisme effronté [qui] continue à gorger d’or les anciens suppôts de la royauté et à courber leurs victimes sous le joug de la misère […] Il est temps d’en finir avec ces sauvages abus. Il faut que la Révolution de février produise ses buts ; que la liberté ne soit plus un privilège, l’égalité de fiction, la fraternité une hypocrisie. […]

Le Tribun du Peuple démasquera partout les violateurs de cette triple devise républicaine. Il fera une guerre implacable aux insatiables accapareurs des emplois publics, aux exploiteurs éhontés de la détresse d’autrui.

[Cependant, il] ne fera jamais appel à la force brutale [car] sous le régime de la liberté illimitée de la presse, conquête irrévocable de février, les moyens violents n’ont plus d’excuse.

L’organe doit paraître tous les deux jours et se vendre 5 centimes le numéro. Mais une mise de fonds est nécessaire, pour laquelle Laviron lance une souscription. Sans doute ne parvient-il pas à rassembler la somme nécessaire ; ou peut-être son projet est-il victime des restrictions apportées à la liberté de la presse, au lendemain de l’insurrection de juin 1848 : en tout cas, Laviron ne parvient pas à publier Le Tribun du peuple.

Il est parfois difficile de distinguer son activité et ses interventions dans la presse et dans les clubs de celles de son frère Gabriel, peintre et critique d’art, membre de l’extrême-gauche, condamné à la déportation par contumace au printemps 1849 pour sa participation à l’envahissement de l’Assemblée constituante le 15 mai 1848, et décédé à Rome en juin 1849 où il lutte aux côtés des républicains et de Garibaldi contre le corps expéditionnaire français et les troupes pontificales [21]. Paul-Émile semble avoir été plus modéré dans son engagement.

Il reste à l’administration des Cultes (passée au ministère de l’Instruction publique en 1848, puis revenue au ministère de la Justice en 1863). Il s’intéresse aussi à des innovations techniques. En 1856, il dépose une demande de brevet pour un « appareil propre à empêcher infailliblement les cheminées de fumer et à leur faire rendre la plus grande chaleur possible », appareil qu’il nomme alors « pompe-fumée » ou « fumivore régulateur » [22]. Il apporte ensuite à son invention quelques perfectionnements : l’année suivante, il présente à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale un « fumivulse ou pompe-fumée » destiné à améliorer la ventilation et le tirage des appareils de chauffage et des cheminées [23]. Dans les années suivantes, il se fait délivrer deux nouveaux brevets, l’un pour un « réservoir fumivore » [24], l’autre pour un « foyer-siphon, avec ou sans mitre, pour empêcher les cheminées de fumer, leur faire rendre une grande chaleur », avec un certificat d’addition en 1862 [25].

Retraite et projet de caisse de retraite

Laviron cesse son activité à l’administration des Cultes avec le grade de sous-chef le 31 décembre 1876 ; d’après un rapport de la préfecture de police de Paris, il bénéficie d’une situation confortable, puisqu’à sa pension de fonctionnaire s’ajoute l’héritage qu’il recueille lors du décès de sa sœur [26].

Il consacre désormais ses efforts à l’établissement d’un régime de retraite pour les travailleurs. Dès novembre 1875, il envoie à l’Assemblée nationale une pétition présentant un « projet de caisse de retraite pour les ouvriers », qui est d’abord renvoyée devant « la Commission d’enquête des classes laborieuses en France » ; cette pétition est publiée sous forme de brochure en 1876 [27].

Laviron considère que « c’est le travail qui crée la richesse, soit nationale, soit particulière » [28]. Le prolétaire produit par son travail plus qu’il ne consomme. Donc,

la plus-value qu’il a laissée et qui n’a pas été réalisée dans son intérêt direct a profité à la société prise dans son ensemble ; elle s’est confondue avec la masse des revenus capitalisés et a contribué à accroître d’autant la richesse générale. Il est donc de la plus rigoureuse équité de faire contribuer cette richesse au soulagement de ses dernières années. Dans ce système, les pensions des travailleurs parvenus à l’âge de la retraite deviennent une charge sociale de premier ordre, à l’instar de l’instruction, de la justice de l’armée, etc., et il semble naturel qu’il y soit pourvu de la même manière, c’est-à-dire au moyen des revenus publics [29].

Laviron envisage d’abord de financer les pensions en accroissant les recettes issues des biens de l’État (le patrimoine foncier, en particulier forestier, et le patrimoine immobilier, mal gérés, selon lui), en réduisant les dépenses de plusieurs ministères et en réformant le système fiscal. Mais cela est insuffisant et il est nécessaire de « recourir à la richesse privée qui […] est le résultat du travail collectif et doit, à ce titre, contribuer à l’entretien des vieux travailleurs restés prolétaires. Son concours se justifie d’autant mieux qu’elle s’est nécessairement accrue de tout ce qui manque au domaine public pour faire face au service des retraites ouvrières » [30]. Aussi, il propose d’ajouter des surtaxes et des centimes additionnels à certains impôts directs existants, en particulier ceux qui visent les bénéfices industriels et commerciaux, les revenus mobiliers et immobiliers, et les héritages. Dans un second temps, il prévoit d’alimenter la caisse des retraites par des versements effectués par les chefs d’entreprise ; il refuse que des cotisations soient prélevées sur « des salaires à peine suffisants pour subvenir aux besoins immédiats des travailleurs » [31].

Mais Laviron tient à se distinguer des socialistes révolutionnaires et de ceux qui remettent en cause la propriété. En effet, le versement d’une retraite aux ouvriers « doit être obtenu sans toucher aux principes sur lesquels repose l’organisation sociale, sans porter atteinte aux droits légitimement acquis, sans s’attaquer à la propriété » [32]. D’ailleurs, la caisse de retraite constitue non seulement un moyen d’améliorer la situation matérielle des vieux travailleurs, mais elle peut contribuer à la paix sociale. Elle aurait d’« immenses bienfaits […] tant au point de vue de l’ordre et de la stabilité politique, qu’à celui de la prospérité du pays, du bien-être des masses et de la sécurité de tous » [33] ; elle produirait « la fin des révolutions sanglantes » [34] ; « la garantie d’existence acquise aux ouvriers diminuerait notablement, si elle ne les supprimait tout à fait, les chances d’agitation, de grèves, de révoltes, de méfaits de toute nature, qui compromettent autant les intérêts de l’industrie et du capital que ceux du travail » [35]. D’ailleurs, lors de la troisième édition de sa brochure (1878), le titre devient : Plus de révolutions. Projet de caisse de retraite pour les ouvriers [36].

La pétition envoyée en 1875 n’ayant pas eu de suite au parlement, Laviron l’adresse une seconde fois à la Chambre des députés où elle est discutée en juin 1877 par une commission, à partir du rapport d’Henri Couturier. La solution présentée par l’auteur du Projet de caisse de retraite est « impraticable » selon les membres de la commission parlementaire ; elle constitue « un système de pensionnement par l’État, qui ne repose sur aucun versement, sur aucune cotisation, sur aucun effort personnel des intéressés ». Les membres de la commission refusent une retraite obligatoire financée par l’État, qui serait « un appel à l’insouciance de l’ouvrier ». Ils comptent davantage sur la prévoyance et l’épargne individuelles [37].

Laviron essaie de propager son projet de caisse de retraite en recourant à la presse et en mobilisant des personnalités. Des articles et des annonces publicitaires paraissent dans plusieurs quotidiens parisiens en 1878 [38]. Des hommes politiques relaient ou appuient le projet de Laviron : Édouard Lockroy dépose la pétition sur le bureau de la Chambre des députés en février 1878 [39]. Martin Nadaud participe en novembre 1879 avec Laviron et Charles Limousin, le directeur du Bulletin du mouvement social, à une réunion de présidents et de secrétaires de sociétés de secours mutuels de la Seine, afin de réfléchir à la création d’une « caisse nationale de retraite pour les vieux ouvriers » ; il s’engage à soutenir l’idée à la Chambre [40].

Laviron suscite en 1881 la création d’un comité « pour propager le principe du droit des travailleurs des deux sexes à la retraite, droit existant indépendamment de toutes cotisations personnelles, et exigibles de la société elle-même représentée par l’État » [41]. Il publie en 1886 un nouveau livre sur la retraite [42], avec l’appui de la Revue socialiste, qui en reproduit la conclusion dans ses colonnes. Dénonçant « la rapacité progressive de la couche sociale nouvellement parvenue au pouvoir » et « les tendances du capitalisme vers de nouveaux accaparements », et considérant qu’il « n’y a pas moyen, quant à présent, de procéder par la réforme directe du régime capitalo-prolétarien », il demande que les détenteurs du capital cèdent « aux vrais producteurs » de richesse « de quoi pourvoir à leurs besoins quand ils ne peuvent plus produire ». Laviron continue en même temps à se démarquer des socialistes révolutionnaires, des « hâbleurs qui ne veulent qu’arriver, en faisant briller aux yeux des masses naïves de féeriques transformations dont elles n’aperçoivent pas l’irréalisabilité […] Le mot Révolution est leur réponse à tout. C’est plus commode ». Une « caisse nationale de retraites pour les travailleurs des deux sexes », « toute modeste qu’elle soit, soustrairait au moins ceux qui ne peuvent plus gagner leur vie à la sombre misère à laquelle les condamne l’incroyable avidité du capital » ; et, « ne portant aucune atteinte au régime existant », elle n’aurait pas à affronter une trop forte « résistance de la part des privilégiés » [43].

Malgré l’insuccès de ses démarches, Laviron continue à militer pour le droit à la retraite, malgré le « dédaigneux silence » ou même « le refus formel » qu’il rencontre ; à l’automne 1892, alors que la question des retraites est discutée à la Chambre des députés, il essaie à nouveau de diffuser sa « pétition sous forme de brochure » qu’il « met à la disposition de quiconque lui en fera la demande, par lettre adressée à son domicile » ; il adresse aussi cette brochure aux parlementaires [44].

Socialisme et boulangisme

L’activité de Laviron suscite l’intérêt et la suspicion des autorités ; en 1878, la préfecture de police demande à ses agents de prendre des renseignements sur Paul-Émile Laviron en précisant :

Cette personne s’occuperait activement de propagande socialiste. Agir avec discrétion.

Le rapport est plutôt rassurant pour les autorités :

tous les renseignements sont des plus favorables sous tous les rapports et notamment au point de vue politique. Comme opinion, on le cite essentiellement conservateur et ennemi des communards. Pendant la Commune, il est parti dans son pays chez son frère, curé dans une paroisse dans les environs de Besançon. Le sieur Laviron n’ayant pas d’héritier sacrifie sa fortune en poursuivant l’idée de vouloir faire arriver son idée en principe dans les classes ouvrières laborieuses et honnêtes, qui a pour but de créer une retraite à l’ouvrier […], en conséquence il fait une active propagande à ce sujet mais non socialiste qui est complètement contraire à ses principes [45].

L’hostilité de Laviron envers la Commune et l’action insurrectionnelle suffit, aux yeux du policier, pour en faire un adversaire du socialisme [46]. Néanmoins, des fiches sont régulièrement remplies par la police afin de rendre compte de ses interventions dans des réunions publique et lors de conférences sur les systèmes de retraite ; en 1881, un nouveau rapport de police déclare :

on le dit très intelligent et les renseignements recueillis sur son compte sont satisfaisants. Il est socialiste et il fait une active propagande en faveur de ses idées. Il dépenserait même beaucoup d’argent dans ce but [47].

Socialiste ? Il est souvent difficile d’identifier la position politique de Laviron. Il aurait, lors d’une élection législative partielle de la Seine en 1873, soutenu le républicain Barodet contre Charles de Rémusat, le candidat de Thiers [48]. En 1881, il se présente aux élections législatives et fait campagne pour « le droit des travailleurs à la retraite » ; « candidat républicain progressiste » dans le XXe arrondissement, il n’obtient que 74 voix, là où le vainqueur – Gambetta – l’emporte avec plus de 4 500 voix [49].

Au milieu des années 1880, il est proche de la rédaction de la Revue socialiste, fondée et dirigée par Benoît Malon. Quelques années plus tard, il adhère au boulangisme. Dans une brochure publiée en 1888, il s’en prend vivement au régime parlementaire, qui permet à « l’oligarchie bourgeoise » d’assoir sa domination sur les travailleurs. Il réclame la suppression du Sénat, élu de façon non démocratique, et de la présidence de la République, qui, « flanqué d’un conseil des ministres, […] a toutes les attributions d’un roi constitutionnel ». Donc, « être parlementaire et se dire républicain est une pure rouerie » [50]. Il se prononce pour une assemblée unique chargée de préparer les lois, qui seraient adoptés ou refusées par plébiscite. La gestion des affaires régionales et locales serait organisée de la même façon.

Ainsi serait établie « la vraie république […], la république fédérative et plébiscitaire, c’est-à-dire radicalement antiparlementaire […], susceptible de tous les progrès politiques sociaux » [51]. Les parlementaires « sont les vrais auteurs de toutes les misères du jour », en s’opposant aux réformes sociales [52]. D’ailleurs, rappelle-t-il, ses propres démarches auprès des Chambres pour faire adopter un système de retraite pour les ouvriers ont été vaines, malgré les assurances apportées par plusieurs députés.

Laviron soutient Boulanger et adhère à son projet de révision des institutions. Il reprend des passages des discours du général concernant l’amélioration du sort des travailleurs, la suppression du salariat. Il repousse les accusations de ceux qui attribuent à Boulanger l’intention d’établir une dictature.

En janvier 1889, une élection législative partielle est organisée dans le département de la Seine. Laviron présente d’abord sa candidature et appose des affiches indiquant : « P.-É Laviron, auteur de la brochure intitulée Boulangisme et parlementarisme, où est exposé son programme révisionniste, dans le sens de la République démocratique et sociale » [53]. Finalement, il renonce à se présenter et vote en faveur de Boulanger, qui est élu contre le radical Édouard Jacques. Cependant quelques semaines plus tard, se présentant comme « un vieux et obscur républicain socialiste », il s’inquiète dans une Lettre adressée au général Boulanger d’un affadissement du programme boulangiste et de la présence dans l’entourage du général d’« hommes de toutes les nuances réactionnaires » ; il critique aussi le rôle joué par la Ligue des patriotes de Déroulède et l’orientation nationaliste du programme boulangiste. « En soutenant la grande cause de la révision antiparlementaire, je n’ai pas eu en vue le triomphe d’un personnage ou d’une coterie politique quelconque ; j’ai songé uniquement à déblayer le terrain des institutions qui s’opposent à la reconnaissance du droit des travailleurs, à la réalisation des améliorations sociales » [54].

Après l’échec des boulangistes lors des élections législatives générales de septembre 1889, Laviron publie une analyse des « causes de la décadence du boulangisme » : celui-ci a eu le tort d’aller chercher ses soutiens chez les radicaux et surtout chez les monarchistes, alors qu’il aurait dû s’allier avec les « démocrates socialistes » ; Laviron continue à plaider pour de profonds changements constitutionnels.

Retour vers l’École sociétaire

Alors qu’il s’était tenu à distance de l’École sociétaire dans les dernières années de la monarchie de Juillet, pendant la Deuxième République et le Second Empire, ainsi qu’au début de la Troisième République, Laviron reprend contact avec le mouvement fouriériste au milieu des années 1870, tout en gardant une certaine distance : il n’est pas mentionné parmi les convives des banquets phalanstériens pendant cette décennie et la suivante.

Il met à la disposition de la direction du Bulletin du mouvement social un certain nombre d’exemplaires de son Projet de caisse de retraite qui est envoyé gratuitement aux abonnés qui en font la demande [55]. Il intervient dans les colonnes du périodique fouriériste, toujours sur la question des retraites, notamment pour critiquer les positions adoptées par le congrès ouvrier de Lyon [56]. La Librairie des sciences sociales fait paraître en 1877 une seconde édition du Projet de caisse de retraite, augmentée des réactions qu’il a suscitées et de divers documents adressés par l’auteur au Sénat et à la Chambre des députés [57].

Si Laviron utilise le périodique fouriériste pour faire connaître son projet de caisse de retraite, il ne fait pas véritablement partie de sa rédaction et s’adresse à son directeur principalement sous forme de lettres [58]. Il publie un seul article sur un autre sujet : la Société pour la publication de livres d’instruction laïque, instrument de « l’émancipation de l’esprit humain et du progrès pacifique des sociétés » [59].

Le Bulletin du mouvement social cesse de paraître en 1879. Il est remplacé l’année suivante par la Revue du mouvement social, également dirigée par Limousin, qui, cite Laviron parmi les collaborateurs du périodique [60]. Cependant, la contribution rédactionnelle de Laviron semble avoir été très modeste. En janvier 1886, l’organe signale la publication par Laviron du Droit des travailleurs à la retraite, et en reproduit quelques pages [61].

Au moment de la liquidation de la Librairie des sciences sociales, Laviron renonce à ce qui peut lui être dû pour la brochure publiée par la Librairie des sciences sociales ; il abandonne aussi les exemplaires qui restent [62].

Laviron ne figure pas parmi les fouriéristes qui, en 1885-1886, fondent la Ligue du progrès social afin de relancer le mouvement sociétaire. Il n’apporte pas sa contribution – rédactionnelle ou financière – à la publication de La Rénovation, le nouvel organe de l’École. Hippolyte Destrem, directeur de cette revue et principal animateur du mouvement fouriériste autour de 1890, signale son combat en faveur des retraites ; mais il semble alors considérer qu’il est décédé [63].

« Doyen des phalanstériens »

Pourtant Laviron est bien vivant et se rapproche de l’École sociétaire. A plusieurs reprises, dans les années 1890, il se manifeste auprès des organisateurs du banquet du 7 avril pour excuser son absence (1893, 1894, 1896, 1897, 1898), liée à son état de santé. En 1895, il publie deux brochures : l’une porte sur le « le socialisme intégral de Charles Fourier », rédigée, en raison de la cécité qui le gagne, avec « le concours éclairé d’une parente », Émilie Jannin, également fouriériste [64]. Il y dénonce « l’invasion d’un certain socialisme réglementé, emprunté à l’Allemagne tout exprès, dirait-on, pour étouffer, chez nous, le socialisme libertaire de la première moitié du dix-neuvième siècle » [65]. Quoiqu’ayant été « compatriote et ami » de Proudhon, il privilégie le socialisme de Fourier, qui préserve la liberté de tous. « C’est de cette pensée fondamentale – on ne saurait trop le redire – que doivent s’inspirer tous les socialistes militants s’ils veulent sérieusement aboutir au règne de la justice, c’est-à-dire à la réalisation du bien-être universel » [66]. Dans le même esprit, la seconde brochure oppose « le socialisme français » et « le collectivisme allemand » importé par des « agitateurs cosmopolites » qui promettent « une vie de contrainte sous la loi disciplinaire d’un Karl Marx, […] l’esclavage collectiviste substitué à la liberté sociale » [67]. Deux autres publications suivent, l’une en 1896 sur « la morale d’après Charles Fourier [68], l’autre en 1897 sur l’éducation [69].

Parallèlement, Laviron entretient des relations plus étroites avec l’École sociétaire. Il est d’ailleurs impliqué dans les tensions qui traversent le mouvement fouriériste au milieu des années 1890, après la mort d’Hippolyte Destrem. Un comité qui se présente comme le « groupe actif de l’École », souhaite orienter l’action des disciples de Fourier vers la réalisation d’un essai sociétaire, tandis qu’Adolphe Alhaiza, le nouveau directeur de La Rénovation veut se cantonner à la propagande. Laviron fait d’abord partie du comité dirigé par Étienne Barat [70]. Mais alors que ces tensions s’aggravent jusqu’à provoquer une scission, Laviron reste finalement aux côtés d’Adolphe Alhaiza [71]. Il rédige plusieurs articles pour La Rénovation [72]. Il contribue à partir de 1895 au financement du périodique fouriériste ; il fait partie du premier comité de souscription constitué pour la réalisation d’une statue de Fourier. Il verse lui-même 50 francs, puis 20 francs [73]. Il adresse chaque année un message à l’occasion de l’anniversaire de Charles Fourier. Et quand Adolphe Alhaiza rend hommage aux « aînés [de] l’École sociétaire », Paul-Émile Laviron fait partie des condisciples honorés [74].

Mais c’est surtout de l’extérieur de l’École sociétaire qu’on le regarde comme l’un des fouriéristes les plus notoires encore en vie. En 1893, il est selon Le Petit Journal « un des premiers disciples de Charles Fourier » [75]. Quelques années plus tard, dans L’Événement, le guesdiste Paul Melgrani lui consacre un long article :

Ce nom et glorieux, revêtu du culte de la vénération austère qui s’exhale comme un encens pur des foules. Il est, nul ne l’ignore, l’apôtre ardent, désintéressé, des doctrines sublimes que Charles Fourier a prodiguées par l’univers étonné.

Le portrait que le journaliste fait du vieil homme, cet « ascète de l’humanité » est particulièrement élogieux et lui attribue un engagement militant depuis 1830 dont les autres sources ne confirment pas l’intensité et la permanence. Selon Melgrani, très tôt Paul- Émile Laviron et son frère

se font les propagateurs des doctrines de Fourier, distribuent ses livres dans les milieux ouvriers, quand éclate, comme un coup de tonnerre, la Révolution de 1830. Ils y prennent part, au détriment de leur liberté individuelle, et quand l’ouragan s’est calmé, vaincus, brisés, mais non anéantis, ils recommencent leur propagande de vulgarisation républicaine.

Puis, en 1848,

avec Lamartine, avec Louis Blanc, les frères Laviron seront les apôtres impétueux de l’idée républicaine. Et quand leur vœu le plus cher s’est réalisé, ils s’éclipsent, ne sollicitent aucune faveur, ne briguent aucun mandat électif, et ils se replieront dans leurs tristesses et leurs angoisses, lorsque la liberté sera étouffée à nouveau. […] Mais voici l’Empire !... Paul-Émile Laviron s’insurge, proteste contre le crime perpétré par Bonaparte et gaspille son immense fortune pour combattre pour la République. Pendant vingt ans, il continue son ardente propagande. Les vastes problèmes philosophiques et sociologiques le captivent, sollicitent sa claire intelligence. Une vaste idée le domine : le droit des travailleurs à la retraite. Il est le premier à l’avoir formulée, en des centaines de brochures qu’il distribuait et colportait partout, quand l’Empire s’écroula.

Selon le même article, qui comporte de nombreuses inexactitudes, en 1870, Laviron « s’enrôle pour combattre l’envahisseur de la France » ; il a pourtant près de 60 ans. « Disciple le plus brillant » de Charles Fourier, il est lié à Victor Considerant « par l’amitié et la pensée ». Cependant, ajoute Melgrani, « avec Paul-Émile Laviron, l’école phalanstérienne va s’éteindre » [76]. C’est certainement attribuer un rôle trop important à Laviron dans l’histoire du mouvement fouriériste.

Le 4 juin, la statue de Fourier est érigée à Paris, boulevard de Clichy. Laviron meurt le lendemain. Ses obsèques sont civiles et son corps est incinéré au Père-Lachaise. Plusieurs discours sont alors prononcés : par le socialiste Jean Allemane, selon lequel « les temps héroïques d’enthousiasme et de foi de 1830 et 1848, où vécut et lutta Laviron, sont appelés à revenir » ; par Raymond Daly, dont le père César a été un membre important de l’École sociétaire sous la monarchie de Juillet ; par Paul Melgrani qui fait un « historique attachant et instructif du cher et vénéré défunt » ; par Adolphe Alhaiza, qui affirme que Laviron a connu personnellement Fourier et a collaboré à la propagande phalanstérienne avec Considerant et les premiers disciples : « Avec Laviron disparaît un des derniers survivants de cette phalange si brillante de la première heure » [77].

Son décès est signalé par de nombreux quotidiens parisiens. Laviron est généralement qualifié de « doyen de la société phalanstérienne » ; on lui attribue parfois – à tort – l’initiative de la statue de Fourier [78]. En juillet 1899, La Rénovation reproduit un portrait de Laviron qui accompagne une biographie de « notre vénéré doyen et collaborateur, un des derniers survivants de ceux qui avaient connu personnellement Fourier ». Selon cet article, Laviron se « porta dès sa première jeunesse […] en politique avec Lamartine, Louis Blanc, Barbès, aussi bien qu’en sociologie pure avec Fourier […] ; il avait combattu en 1830 comme il devait combattre encore en 1848 » [79].