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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Renaud, (Claude Hélène) Hippolyte
Article mis en ligne le 6 septembre 2018
dernière modification le 18 avril 2019

par Desmars, Bernard

Né le 26 mai 1803 à Besançon (Doubs), décédé le 29 décembre 1873 à Épinal (Vosges). Officier d’artillerie. Membre du groupe phalanstérien de Strasbourg, puis de celui de Besançon ; actionnaire de la Société pour la propagation et la réalisation de la théorie de Charles Fourier fondée en 1840 par Victor Considerant et Amédée Paget ; membre du conseil d’administration de l’Union agricole d’Afrique ; actionnaire de la Société anonyme exploitant la Librairie des sciences sociales ; auteur de plusieurs ouvrages dont Solidarité. Vue synthétique sur la doctrine de Charles Fourier.

Hippolyte Renaud est le fils d’un notaire, lui-même issu d’un milieu modeste. Après des études au collège de Besançon, il entre à l’École polytechnique en 1823, puis rejoint en 1825 l’École d’application d’artillerie à Metz.

Hippolyte Renaud (Archives nationales)

Du saint-simonisme au fouriérisme

Au début des années 1830, Renaud est dans un bataillon de pontonniers à Strasbourg. Il est d’abord séduit par la propagande saint-simonienne, tout en exprimant certaines réserves, comme il le rappelle en mai 1832 à Jules Lechevalier :

Les idées nouvelles que vous, le premier, aviez fait naître en moi, me tenaient tellement à cœur qu’il me paraissait horrible de retomber dans le scepticisme dont vous m’aviez arraché […]

Cependant, bien des choses paraissaient dans Le Globe, qui, si elles ne me choquaient pas, du moins ne parlaient pas à mon cœur comme la première parole que j’ai entendu prononcer au nom de Saint-Simon. Souvent des prédications me paraissaient empreintes de mysticisme, et je ne pouvais comprendre pourquoi on agitait avec tant de complaisance des questions sur la morale de l’avenir, sans application pour le présent [1].

Mais le schisme qui se produit parmi les saint-simoniens à l’automne 1831 ébranle ses convictions :

je dois tout vous dire : je ne douterai jamais que Saint-Simon ait révélé à l’humanité le but vers lequel elle avance sans cesse. Mais êtes-vous la meilleure voie de réalisation ? Je n’en suis plus certain, surtout depuis qu’une partie des vôtres s’est séparée de vous, depuis que des hommes qui m’inspiraient tant de confiance, ceux mêmes qui m’ont converti à la nouvelle religion, déclarent que vous n’êtes plus dans la ligne du progrès. Cependant je suis bien loin de leur donner raison contre vous ; je ne possède aucun des éléments nécessaires pour juger, mais je doute et ce doute m’est pénible, vous me rendriez un immense service si vous pouviez me rendre toute ma confiance en vous [2].

Lechevalier, qui passe du saint-simonisme au fouriérisme dans l’hiver 1831-1832, lui envoie ses Leçons sur l’art d’associer les individus et les masses. Renaud lui répond :

J’ai étudié vos Leçons, j’ai lu le Traité de l’association domestique agricole [de Fourier]. […] De suite, j’ai compris combien était vaine la prétention des saint-simoniens de tout embrasser, lorsqu’ils laissaient en dehors d’eux tant de données larges, fécondes et selon moi de la dernière évidence. […] Cependant, quoi que je ne puisse plus me dire saint-simonien, […] je ne puis pas me dire fouriériste. D’abord, comme les saint-simoniens, Fourier est exclusif. Il croit qu’il a découvert seul toute la vérité et que dans l’application, l’expérience même n’apportera à son plan aucune modification. Cette prétention serait justifiée si, comme il le dit, il avait calculé tous les résultats auxquels il parvient. Mais comment comprendre que les passions puissent être soumises à des calculs mathématiques ? Par analogie… Malheureusement, ses analogies sont inintelligibles pour moi, et je serais heureux de savoir quel rapport peut exister, par exemple, entre les passions affectives et les courbes du 2e degré. J’aurais mieux aimé qu’après avoir montré le résultat où l’on devait parvenir par l’association, il eut donné comme les moyens d’en approcher toute cet [sic] organisation des bambins, bandes, hordes, etc. qui loin de provoquer en moi le rire, me paraissent devoir conduire très près du but.

D’ailleurs,

les calculs de Fourier ne sont pas infaillibles, car ils le conduisent quelquefois à des erreurs certaines [3].

À la fin de sa lettre, Renaud dit ne pas savoir « quelles sont les idées qui [le] dominent présentement ». Et il demande à Lechevalier de lui répondre afin de poursuivre cette conversation épistolaire.

Cependant, selon Charles Pellarin, c’est surtout la lecture du Traité de l’association domestique agricole, prêté par le fouriériste strasbourgeois Laurent Spiess qui aurait entraîné son ralliement à la cause sociétaire.

Dès qu’il eut pris connaissance de la théorie sociétaire de Fourier, Renaud comprit que la science sociale était là, solidement assise sur ses véritables bases. Il lui donna son adhésion entière, et dès lors, sa principale préoccupation, son idée fixe, fut de transmettre aux autres la conviction salutaire qu’il avait acquise [4].

Famille et engagement phalanstérien

Hippolyte Renaud se marie en 1831 avec Louise Estelle Turquin, la fille d’un officier d’artillerie qui a vécu à Salins ; elle a même été « camarade d’enfance » de Victor Considerant [5]. En 1833, il est muté dans sa ville natale, où naissent les quatre enfants du couple.

Il fréquente le groupe phalanstérien, formé autour de Just Muiron. Il est promu capitaine en 1834. Il s’efforce de propager ses convictions phalanstériennes mais ne trouve « parmi les officiers d’artillerie que de l’indifférence pour nos idées. Quelques-uns même […] sont contre nous » [6].

Sa carrière le conduit ensuite aux forges de la Nièvre, puis à la manufacture d’armes de Saint-Étienne, et, brièvement, à la direction de l’artillerie de Montpellier. Selon Charles Pellarin, qui est alors rédacteur du journal bisontin L’Impartial,

son départ de Besançon […] laissa un vide dans le petit cénacle où son avis était d’autant plus écouté et prisé, qu’il ne l’imposait jamais [7].

En 1836, certains disciples contestent l’orientation donnée à l’École sociétaire par Victor Considerant. Just Muiron souhaite une organisation fouriériste mieux structurée et dotée de statuts. Hippolyte Renaud semble d’abord soutenir ce projet d’« Union phalanstérienne » et adresse quelques critiques à Victor Considerant et à ses amis parisiens.

Les phalanstériens de province, personne ne les aperçoit, il faut donc que vous au moins les connaissiez, que vous au moins encouragiez leurs efforts [8].

Et comme Considerant réagit très vivement aux initiatives de Muiron [9], Hippolyte Renaud précise :

Je n’ai pas grand peur de la guerre dont tu nous menaces. Comment ferais-tu la guerre à des gens toujours prêts à te soutenir, à te faire lire, à te vendre, et à trouver des abonnés, à te prôner envers et contre tous ? [10]

Mais assez rapidement, le ton devient plus conciliant :

Notre projet d’union était absurde ; tout le bien que j’en attendais s’obtient de par la simple correspondance du journal, et ce mode évitera les vices sans nombre inhérents au mode que nous avions imaginé. Pellarin, qui n’était pas entré autant que moi dans les projets de Just, l’a compris d’autant plus facilement, et Just lui-même, m’a dit Pellarin, a renoncé à cette affaire. Ainsi, marche sans crainte de nouvelles vexations [11].

Renaud contribue au financement du mouvement fouriériste. En 1837, il a déjà versé 500 francs ; il promet d’envoyer encore de l’argent – cinq francs par mois pendant six mois – pour financer la cause sociétaire ; il regrette de ne pouvoir faire davantage, mais il met en avant la modestie de ses moyens et ses charges familiales.

Quand la phalange s’organisera, si elle consent à se charger de mes trois mioches qui sont de vigoureux gaillards et pleins d’intelligence, je t’affirme, je m’engage volontiers à verser dans une caisse les 8 000 f. que je possède, plus tout ce que je pourrai économiser sur mon traitement, n’ayant plus d’enfants à entretenir. Je verserai de même tout ce que je posséderai plus tard par suite d’héritages, peut-être une soixantaine de mille francs. Enfin, je me verserai moi-même avec ma femme au 1er appel.

Certes,

Euphémie [sans doute le prénom d’usage de son épouse] ne peut se faire à l’idée de se séparer de ses mioches, mais nous irions les installer, et quand elle les aura vu fonctionner dans les hordes et les bandes, quand elle aura joui de leurs transports, elle ne demandera certes pas à les faire rentrer dans l’enfer civilisé [12].

Hippolyte Renaud aimerait travailler exclusivement au service de la cause sociétaire :

Si le ménage familial ne m’envahissait pas où je me trouve, si mes enfants n’avaient pas besoin de mon sabre pour avoir du pain, il y a longtemps que j’aurais envoyé au diable et les épaulettes et le ministre de la Guerre ; je serais aussi sur la brèche, quand je ne pourrais être que ton garçon de boisson, quand je ne saurais écrire que les adresses, quand je ne serais bon qu’à faire tes commissions, à porter tes paquets, quand tu ne pourrais me nourrir qu’avec du pain noir, je me trouverais heureux de consacrer tous mes instants au triomphe de notre cause [13].

Renaud félicite Victor Considerant qui vient de lancer un « Appel pour la réalisation de la théorie sociétaire » afin de réunir « un crédit de dix mille francs » pour faire les études et les plans d’un phalanstère d’enfants à Condé-sur-Vesgre [14]. Sa souscription s’élève à 30 francs [15].

J’ai toujours pensé que Condé devait être le point de construction du premier phalanstère, et je suis très content de la marche que tu suis en faisant un appel pour la réalisation [16].

Il envisage d’ailleurs de participer à ces études, confiées à César Daly et à Antoine Maurize :

J’ai travaillé pendant deux ans aux projets de construction de l’arsenal de Besançon. Je me suis occupé d’architecture pensant que je pourrais me rendre utile aux premiers phalanstères. Si je puis vous servir pour des croquis à mettre au net, dessins, devis, etc., comptez sur mon zèle et mon exactitude [17].

En 1840, les dirigeants de l’École sociétaire fondent la Société pour la propagation et la réalisation de la théorie de Charles Fourier, sous la raison Considerant et Paget. Hippolyte Renaud est l’un des actionnaires [18]. La même année, il retourne à Besançon, où il est chargé des travaux de construction de l’arsenal. Parallèlement à ses activités professionnelles, il collabore à La Phalange, avec la recension de deux ouvrages de science sociale [19]. Il écrit aussi pour L’Impartial (Besançon), certains de ses articles étant repris par l’organe sociétaire. Il en est ainsi de sa recension du Qu’est-ce que la propriété de Proudhon. Renaud met en équivalence deux assertions contradictoires (« le prolétaire n’a rien à réclamer disent les uns » et « le propriétaire est un voleur, répond M. Proudhon ») pour conclure : « Où peuvent conduire, mon Dieu ! d’aussi inintelligentes négations ? ». Répondant aux critiques de Proudhon envers le fouriérisme, Renaud déclare que « M. Proudhon n’[a] rien compris à la doctrine phalanstérienne » [20]. Dans ses articles, Renaud réfute les accusations d’immoralité lancées contre le fouriérisme [21] : Il justifie les supposés « écarts d’imagination de Fourier » [22]. Par ailleurs, il est assez méfiant envers le suffrage universel, au moins dans les conditions présentes : en mai 1840, Arago prononce un discours à la Chambre des députés, dans lequel il dénonce la misère ouvrière, mais s’inquiète des progrès que font « les fouriéristes, les saint-simoniens et les babouvistes » parmi les ouvriers ; dans le même discours, il réclame une réforme électorale élargissant l’accès au vote, ce qui pourrait ensuite permettre d’avancer dans la voie de « l’organisation du travail ». Renaud lui répond qu’une réforme électorale ne peut suffire à résoudre les problèmes sociaux, et qu’elle est prématurée : il faut d’abord « que le peuple sache avant de voter ». Puis,

Que les défenseurs de l’ordre et de la conservation étudient Fourier, et il leur sera à facile de prouver que le suffrage universel qui les effraie à juste titre dans le milieu social actuel, et qu’ils font très sensément de repousser comme la plus monstrueuse folie, au lieu d’aider à réaliser cette organisation du travail réclamée par M. Arago, au lieu de faire avancer l’humanité, la ferait rétrograder infailliblement jusqu’à la barbarie [23].

Cependant, à partir de 1841, on ne trouve plus le nom de Renaud dans la table des « rédacteurs habituels » de La Phalange, ni, à partir de 1843, dans la liste des « rédacteurs qui ont concouru à la rédaction » de La Démocratie pacifique [24]. Il continue toutefois à écrire sur le fouriérisme, notamment pour le défendre des attaques dont il est l’objet. En 1840, une brochure intitulée Paroles de Fourier. Le monde phalanstérien paraît de façon anonyme ; son auteur assemble certains passages des œuvres de Fourier afin de souligner la bizarrerie ou l’étrangeté de certaines de ses affirmations ou de ses anticipations [25]. Renaud répond à l’auteur, dont il révèle le nom, Jules Crestin, de Besançon ; il lui reproche d’avoir tronqué, voire inventé des phrases. Puis, il expose de façon très condensée et très claire les principaux aspects de la théorie sociétaire [26]. Charles Weiss, bibliothécaire à Besançon, note alors dans son journal personnel :

26 février [1841]. – Hippolyte Renaud, capitaine d’artillerie, grand socialiste, vient de répondre par une brochure sérieuse à la plaisanterie que Jules Crestin a publiée l’année dernière [27].

Cette Réponse peut cependant apparaître comme une modeste ébauche de l’ouvrage que Renaud fait paraître l’année suivante.

Solidarité

En 1842, Hippolyte Renaud publie Solidarité, qui porte en sous-titre : Vue synthétique sur la doctrine de Charles Fourier. Cet ouvrage de moins de 300 pages (290 dans la première édition) propose un exposé simple de la théorie sociétaire, plus accessible que les traités de Fourier. Il comprend deux parties : la première, après avoir exposé quelques « principes généraux » (l’affirmation du caractère scientifique de la découverte de Fourier ; les notions de Dieu, du bien et du mal) présente l’attraction, les passions et la compression qu’elles subissent ainsi que les maux qui en résultent, quelle que soit la condition des individus :

C’est qu’il ne nous est pas donné d’être heureux les uns sans les autres, c’est que tous les membres de la grande famille sont liés en seul faisceau, par une loi divine, LA SOLIDARITE.

La Solidarité est une chose juste et sainte. Le mal est venu, le mal s’éloignera par le concours de tous, concours proportionnel à la puissance de chacun. Il n’y a pas de crime individuel : les actes de l’individu dépendent en grande partie des circonstances de vie qu’on l’a contraint d’accepter [28].

De longs passages, toujours dans cette première partie, présentent la Commune associée, l’organisation du travail, l’éducation des enfants et les « dispositions qui auront pour effet d’établir l’accord entre tous les associés, et de transformer en plaisirs toutes les occupations de l’homme » [29].

Renaud conclut ainsi cette partie ;

L’École phalanstérienne propose donc une seule chose : organiser le travail dans une Commune. Si l’essai était fait, s’il donnait tous les résultats promis par la Théorie, il serait nécessairement imité, et la réforme, s’étendant de proche en proche, envahirait rapidement toutes les Communes du Monde civilisé. […] Et sur le Globe entier, couvert de Phalanges, les sciences, les arts et l’industrie se développeraient largement, et l’ordre le plus parfait pourrait régner enfin avec la liberté la plus absolue [30].

Puis, dans un « intermède », Renaud annonce que la seconde partie sera consacrée à « ces idées que Fourier lui-même ne donne que comme des rêveries » [31].

Ces rêves, j’en conviens, sont pour moi de HAUTES ET LIMPIDES VERITES, auxquelles je crois avec toute l’énergie d’une conviction raisonnée. Mais si l’on admet le côté pratique de la Doctrine, on doit appuyer les tendances de l’École qui y sont toutes renfermées, lors même que l’on rejetterait ce que nous avons encore à dire [32].

Cette seconde partie concerne des sujets variés : l’organisation des pouvoirs sur terre, de la phalange à l’omniarchat ; les changements climatiques et l’extension des cultures vers le pôle nord ; l’accroissement du nombre des hommes et leur répartition sur l’ensemble de la terre, devenue habitable dans sa plus grande partie ; les amours et la famille au phalanstère ; l’immortalité de l’âme et la métempsychose ; le magnétisme et la phrénologie ; les astres et la cosmogonie ; le système des analogies ; les anti-lions, les anti-crocodiles etc.

Alors qu’en 1832, dans sa correspondance avec Lechevalier, Renaud s’interrogeait sur la valeur du principe analogique, il s’extasie dans Solidarité devant « la loi découverte par Fourier, la loi d’ANALOGIE UNIVERSELLE » [33]. Au total, avec l’œuvre de Fourier,

il ne s’agit plus d’une de ces prétendues doctrines renfermées dans les quelques mots qu’elles inscrivent sur leurs drapeaux ; il s’agit d’une science complète, d’une découverte qui a coûté quarante années de labeur à un homme d’un immense génie, et qui ne peut être perçue qu’après un travail consciencieux [34].

Ce livre est parfois jugé sévèrement ; selon Hubert Bourgin, ce n’est qu’une « œuvre médiocre » [35]. Cependant, c’est le titre qui s’écoule le mieux parmi ceux publiés par l’École sociétaire : déjà 7 000 exemplaires vendus en 1845 [36]. Certains de ses passages sont repris par le fouriériste américain Park Godwin dans son livre de vulgarisation de la théorie sociétaire Popular View of the Doctrines of Fourier (1844) [37]. En France, il est réédité en 1845, 1846 (avec un deuxième, puis un troisième tirage de cette troisième édition en 1847 et 1851), 1866, 1869, 1877 et 1898 [38]. Le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse y voit un « très bon résumé des doctrines de Charles Fourier » [39]. Et selon Charles Pellarin, « Solidarité […] a plus contribué qu’aucun autre livre de l’École à répandre la connaissance de la doctrine de Fourier » [40].

Quand, à la fin des années 1860, Jean-Baptiste Guizou s’efforce à Marseille de recruter un nouvel adhérent à la cause sociétaire, l’ouvrier tapissier Henri Gentil, il lui prête l’ouvrage de Renaud. C’est aussi ce livre qu’utilise César James pour étudier la pensée de Fourier avec quelques autres habitants de son village de Varages (Var) au début des années 1870.

A la fin du siècle, Jean-Baptiste Noirot entre en relation avec Émile Zola ; afin de lui faire mieux connaître la théorie sociétaire, il lui communique Solidarité. L’écrivain, qui a commencé sa série des Quatre Évangiles, utilise l’ouvrage de Renaud pour écrire Travail (1901) ; il lui attribue même un rôle très important puisque c’est sa lecture qui amène Luc, le principal personnage du roman, à élaborer le projet d’une cité idéale, plus ou moins fidèle au modèle phalanstérien. Désespéré par les conditions de vie et de travail des ouvriers qu’il a pu observer quelques heures plus tôt, Luc ne parvient pas à s’endormir, il regarde les livres qui sont dans la bibliothèque de l’ami qui l’héberge. Il en prend un,

un tout petit volume, dans lequel un disciple de Fourier avait résumé la doctrine entière du maître. Le titre : Solidarité, venait de l’émouvoir ; et n’était-ce pas ce qu’il lui fallait, les quelques pages de force et d’espoir dont il avait le besoin ? Il se recoucha, se mit à lire, passionné bientôt comme par un drame poignant, où le sort de la race se débattait. La doctrine, ainsi ramassée sur elle-même, ainsi réduite au suc des vérités qu’elle formulait, prenait une force extraordinaire. Il savait déjà toutes ces choses, il les avait lues dans les œuvres mêmes du maître, mais jamais elles ne l’avaient remué à ce point, conquis, si profondément […] Le petit livre s’animait, tout prenait un sens nouveau et immédiat, comme si des faits vivants surgissaient, se réalisaient devant lui.

[…] Et, à chaque page du petit livre, éclatait la splendeur tendre de ce mot de Solidarité, qui en était le titre. […]

Doucement, Luc posa le petit livre, souffla la lumière. Il avait lu, il était calmé, il sentait renaître le sommeil paisible et réparateur. Ce n’était pas que des réponses nettes se fussent formulées aux questions pressantes, aux appels d’angoisse, venus des ténèbres, qui l’avaient bouleversé. Mais ces cris d’appel ne retentissaient plus, comme si les déshérités qui les poussaient, certains d’avoir été entendus désormais, eussent pris patience. La semence était jetée, la moisson lèverait. Le petit livre avait vécu, aux mains d’un apôtre et d’un héros, la mission serait maintenant remplie, à l’heure marquée par l’évolution. Et Luc […] se sentait fécondé par l’idée, avec l’absolue conviction qu’il enfanterait. Le lendemain peut-être, si le sommeil de la nuit était bon. Et il finit par céder à son grand besoin de repos, il s’endormit délicieusement d’un sommeil profond, visité par le génie, par la foi et par la volonté [41].

L’Union agricole d’Afrique

En 1845-1846, des fouriéristes lyonnais créent une société, qui obtient la concession d’un terrain en Algérie, dans la région d’Oran. Il s’agit pour eux, non pas de réaliser un phalanstère, mais de mettre en pratique l’association du capital et du travail, et d’appliquer certains principes sociétaires. Les débuts de la colonie sont difficiles, et lors de l’assemblée générale des actionnaires d’août 1847, les membres du conseil d’administration, pour la plupart lyonnais, démissionnent ; un nouveau conseil est élu, principalement constitué de Bisontins, dont Hippolyte Renaud qui en est le président [42].

Cependant, la situation à Saint-Denis-du-Sig ne s’améliore pas et la société éprouve d’importantes difficultés financières. Des dissensions se manifestent parmi les actionnaires et au sein du conseil d’administration. Renaud quitte le conseil d’administration au cours de l’année 1849, sans que l’on sache si c’est en raison des problèmes rencontrés par la société, ou parce qu’il doit quitter Besançon car il est nommé dans une autre garnison.

Carrière militaire et croyances religieuses

Peut-être est-ce à cause de son engagement socialiste, ou encore de sa « santé chancelante » liée à une « maladie de cœur » [43] ? En tout cas, l’avancement d’Hippolyte Renaud est particulièrement lent. Il reste capitaine de longues années. Il n’est fait chevalier de la Légion d’honneur qu’en 1848. Et quand, après Juin 1848, la République devient conservatrice et répressive envers les socialistes, il aurait encore subi « certaines tracasseries » [44], « des déplacements sans motif et un arrêt systématique dans son avancement » [45]. En 1849, il quitte Besançon pour la direction de l’artillerie à Bayonne. Deux ans plus tard, il est nommé sous-inspecteur des forges du Nord-Est et réside à Metz. Son épouse y décède en 1852. Il est promu lieutenant-colonel en 1860. Il devient officier de la Légion d’honneur peu avant sa mise à la retraite en 1861.

Il reste à Metz, avec son fils George, officier du génie, et sa fille Jeanne (ou Jenny), qui se marie en 1861 avec un officier d’artillerie, Lafosse. Il a deux autres fils, Fernand, qui devient professeur de chimie, et Edouard, futur officier d’infanterie, puis capitaine des sapeurs-pompiers de Paris. En 1862, lui naît un petit-fils, Georges Lafosse.

Dans les années 1860, ses réflexions portent principalement sur des questions religieuses. Adversaire à la fois de l’obscurantisme catholique et du matérialisme ou de l’athéisme, Hippolyte Renaud est un libre-penseur déiste, qui croit en l’immortalité de l’âme et en l’existence d’une « vie ultra-mondaine » après la mort. Il expose ses convictions dans Destinée de l’homme dans les deux mondes (1862), Raison et préjugés (1867) et enfin Le Matérialisme et la nature (1870). Il collabore aux publications libre-penseuses de Pierre-Luc Riche-Gardon, (La Renaissance, Le Déiste rationnel) et d’Henri Carle (La Libre conscience, 1866-1870).

Renaud participe, sans y jouer un rôle majeur, à la réorganisation de l’École sociétaire dans les années 1860 autour de François Barrier et de Jean-Baptiste Noirot. Il prend des actions de la société qui exploite la Librairie des sciences sociales. Il envoie des articles à La Science sociale, notamment pour défendre l’œuvre de Fourier, « un homme grand par le cœur et puissant par le génie [qui] a donné, au commencement du siècle, la solution des plus importants problèmes que l’humanité puisse poser » ; du reste,
l’école reconstituée aura beaucoup à faire, rien que pour montrer le vrai Fourier, et déshabituer les esprits de cet arlequin qui a pris son nom, à l’habit duquel chaque critique a connu un morceau de sa propre robe [46].
Dans les années 1860, l’École sociétaire est divisée entre deux courants : les uns souhaitent la réalisation rapide d’un phalanstère ; les autres considèrent que cette voie a échoué et qu’il est préférable, pour progresser vers l’Harmonie, de développer la voie « garantiste » qui repose sur le développement des mutuelles, des coopératives et d’associations diverses. Hippolyte est quant à lui toujours favorable à l’essai phalanstérien :

Cette route me paraît la plus sûre, la plus directe, la plus courte ; la plus efficace par les résultats qu’elle donnerait. C’est elle que je conseillerais de prendre, si on le pouvait. Mais il ne faudrait pas s’y engager légèrement, avec des ressources trop exiguës. Dans ce cas, il faudrait s’en tenir à l’une des réductions dont se sont occupés Fourier et plusieurs de ses disciples. Je crois qu’un essai par le phalanstère complet peut réussir, mais je comprends que les circonstances obligent à se contenter d’un essai moins coûteux et plus modeste [47].

À la suite de la guerre de 1870-1871 et du rattachement de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine à l’Empire allemand, Lafosse est muté dans les Vosges. Hippolyte Renaud suit son gendre, sa fille Jeanne et son petit-fils Georges à Épinal. Sa santé se dégrade ; mais, écrit-il à Charles Pellarin :

Pour nous, phalanstériens, mourir c’est simplement piquer une tête dans le ciel bleu [48].

Il décède à la fin de l’année 1873.

Une foule immense, sans distinction de croyances ni d’opinion, a suivi le convoi. Deux discours ont été prononcés sur la tombe, l’un par un ministre protestant, l’autre par un professeur libre de la ville [49].

Son ami Charles Pellarin publie un long article nécrologique dans le Bulletin du mouvement social ; il consacre une grande partie de son intervention à son ami lors du banquet du 7 avril 1874 [50]. La Librairie des sciences sociales réédite Solidarité en 1877, avec une notice biographique de l’auteur.
Toujours selon Pellarin,

Renaud eut tout d’abord la chance, qui ne nous est pas donnée à tous, de rencontrer dans sa femme et plus tard dans ses enfants, des âmes disposées à recevoir l’enseignement harmonien [51].

Son fils Édouard Renaud et son petit-fils Georges Lafosse sont effectivement des membres actifs du mouvement fouriériste dans le dernier tiers du XIXe siècle et au début du XXe siècle.