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136-140
LEON Javier : Apoyo mutuo y cooperación en las Comunidades utópicas. Identidad, valores, experiencias comunitarias y redes sociales alternativas en las sociedades postmaterialistas (2016)

Madrid, Dharana editorial, 2e éd., 2016, 208 p.

Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Antony, Michel

Le titre de ce livre reprend celui de Kropotkine (1902), Mutual Aid (terme traduit en français par entraide, et en espagnol par Apoyo Mutual) premier grand ouvrage systématique autant scientifique que politique qui s’en prenait au néo-darwinisme. Le théoricien du communisme-anarchiste s’exprime depuis les années 1890 pour faire comprendre que les sociétés gagnent plus à jouer la carte de la solidarité que celle de la lutte pour la vie au profit des « meilleurs ». Il puisait dans les exemples de coopération dans la nature (notamment chez les animaux dits sociaux) et dans tous les actes de mutualisme des sociétés humaines pour récuser plus le « darwinisme social » de Thomas Henry Huxley que la pensée de Darwin lui-même dont il nuançait d’ailleurs le propos [1].
En réalité, si l’ouvrage de Javier Leon évoque clairement Kropotkine, c’est à la marge et en fin de l’ouvrage (p.137-140). L’auteur montre une méconnaissance ou sous-estimation du socialisme utopique et du fouriérisme, et de l’anarchisme pensé et appliqué. Fourier et les phalanstères sont parfois évoqués, mais avec confusion (comme pour phalange-phalanstère) et sans aucun développement circonstancié. Les communautés libertaires chères à Kropotkine sont également citées avec de nombreux oublis (rien sur les milieux libres, la Cecilia, les communautés naturiennes…) et sans mettre en avant leurs caractéristiques. Étonnant pour un auteur espagnol, le plus grand mouvement communautaire libertaire de l’histoire (les milliers de collectivités rurales et d’usines et de services quasiment autogérés dans l’Espagne de 1936-1938) ne sont cités qu’au détour d’une phrase. Rien non plus ne rappelle que Kropotkine fut en Espagne un théoricien vénéré et très souvent cité par un mouvement ouvrier massivement libertaire, ce qui était sa spécificité au début du XXe siècle, partagée au niveau mondial avec l’Argentine et sans doute le Brésil. Enfin rien n’évoque les communautés plus ou moins horizontales récentes du monde ibérique, les multiples centres sociaux, squats et athénées qui renaissent, le village autogéré de Marinaleda, les écoles alternatives, les puissantes coopératives tant dans le Pays basque qu’en Catalogne, les dispensaires autogérés…
On reste donc sur sa faim pour cette thématique. Le livre est en fait un ouvrage évoluant entre anthropologie et sociologie pour analyser ce que seraient les « nouvelles » CU-Communautés Utopiques (terme préféré par l’auteur à celui de Communautés intentionnelles, mais évoquant à peu près la même réalité), c’est-à-dire pour lui les actuelles communautés religieuses, celles du New Age ou de l’écologie. Malgré des rappels historiques anciens et une volonté de tout traiter le phénomène communautaire, le champ d’investigation reste très étroit (communautés des années 2000). On peut également s’étonner de la notion de nouvelles communautés, car la vague spiritualiste ou écologiste date depuis plus longtemps. Un des intérêts du livre est qu’il s’appuie sur des éléments vécus : l’auteur a visité un bon nombre de communautés en Californie, en Écosse, en Allemagne, en Inde et ailleurs surtout entre 2006 et 2010. Mais il ne développe vraiment l’analyse que pour deux d’entre elles : celle de Findhorn en Écosse, à forte imprégnation religieuse, et paradigmatique du New Age, et modèle d’écovillage ; celle de Mount Abu en Inde : la Gyan Sarovar, Academy For Better World, qui est liée à la mouvance ascétique et puritaine Brahma Kumaris de l’hindouisme. Il y a donc une nette préférence pour les mouvements spirituels ou mystiques (ce que confirme la liste p. 58), mais l’auteur ne l’assume pas clairement. L’analyse en sort donc un peu faussée, en tout cas incomplète. L’autre mouvance très citée concerne la vogue des écovillages (ecoaldeas en espagnol) et autres communautés écologiques essentiellement rurales.
L’idée du livre, en schématisant, c’est que ces CU sont une alternative au matérialisme et à l’individualisme dominant, d’où l’importance du spirituel, d’une vision religieuse syncrétique, de la méditation, de l’ascèse… Or nous avons là un point d’achoppement traditionnel sous-estimé entre une tendance épicurienne et une tendance rigoriste et ascétique. En minimisant la première, l’ouvrage fait donc des rapprochements discutables par sa volonté de tout traiter. Le fouriérisme, hormis le côté doux et convivial du déisme de Mount Abu, n’a rien à voir avec cette communauté aux normes figées, et fermée vis-à-vis du voisinage. On pourrait dire la même chose pour les courants libertaires des milieux libres, ceux des sixties, les adeptes de la décroissance heureuse d’aujourd’hui… L’auteur montre bien que ces communautés ont souvent évolué, sur différents points. Elles ont presque toutes pris en compte (ou approfondi) leurs aspects écologiques, leur souci environnemental (que ce soit de forme mystique avec la Terre Mère ou sous forme plus rationnelle en lien par exemple avec l’essor de nouvelles technologies ou pratiques comme la permaculture). Elles ont le plus souvent une vision optimiste sur les « nouvelles » technologies plus douces, moins polluantes, plus respectueuses du milieu… En milieu libertaire cela donnerait raison à Murray Bookchin (promoteur de l’écologie sociale) sur John Zerzan (un des principaux penseurs du primitivisme, un des courants les plus radicaux de l’anti-machinisme). Elles se sont toutes posé la question de la survie et de la préservation de leur pensée, notamment en filtrant plus qu’autrefois les nouveaux arrivants, et en leur demandant de contribuer d’abord financièrement tant aux stages qu’aux visites. Mount Abu semble aller jusqu’à l’excès en se protégeant derrière un mur physique, ce qui peut renouer autant avec la vision paradisiaque des origines (jardin emmuré), que s’apparenter aux communautés égoïstes du genre des Sun Cities pour milliardaires. Cette marchandisation de l’accueil peut entraîner des dérives, notamment avec l’afflux de touristes (4000 par an à Findhorn) ; l’auteur rappelle avec raison qu’une des causes du maintien de l’autrefois sulfureuse Christiana à Copenhague est qu’elle est devenue un des sites les plus visités du Danemark. Malgré leur précaution pour se préserver, ces communautés participent à des réseaux mondiaux, religieux ou écologiques (comme le GEN ou Réseau mondial des écovillages [2] qui doit beaucoup aux initiatives de Findhorn). Elles se sont même institutionnalisées, ce qui les éloigne fortement des communautés socialistes ou plus radicales de toutes tendances. Ainsi Findhorn et Mount Abu disposent toutes les deux du statut d’ONG accordé par l’ONU. Sous un autre aspect l’usage massif des réseaux de communications font que ces communautés ne peuvent plus ignorer le monde. Sur les modes de fonctionnement est mise en avant une sorte de typologie des actuelles (bonnes) pratiques communautaires. L’auteur esquisse quelques antécédents sans les développer (hormis l’auzolan de l’Espagne du Nord-Ouest qui désigne les formes d’entraide et de travaux en commun de proximité) et en oublie énormément surtout pour son propre pays [3]. Il tente également un rapprochement en esquissant très superficiellement les pratiques des nouveaux mouvements sociaux, la première édition du livre sortant un an après le mouvement des Indignados (cité mais absolument pas présenté) [4].
Ces CU mettraient en avant : l’importance de l’engagement éthique et d’un sens fort de la responsabilité, tant individuel que collectif (p.120-121) par rapport au milieu et aux êtres vivants, y compris animaux ; une revitalisation des formes de convivialité au sein de structures affinitaires, en maintenant la liberté individuelle par rapport au collectif (cela semble discutable si on pense aux règles plus ou moins imposées dans les communautés de type religieux au sens large du terme) ; la valorisation des notions de don, avec réciprocité plus ou moins obligatoire si on suit Marcel Mauss de manière rigide et/ou de redistribution (la réciprocité est ici correctement abordée, même si on aurait aimé un développement pour la réciprocité différée et non directement intéressée, du genre on donne et peut-être qu’un jour on bénéficiera d’un retour) ; l’utilisation de toutes les formes d’appui mutuel et de coopération (titre de l’ouvrage). Du mutualisme rien n’est dit sur Proudhon qui en est un des plus fins analystes. Sur son actualité collaborative surtout dans le cadre d’internet, on s’attendait à un développement plus étoffé sur les collectivités du net et sur les grands chantiers collectifs à l’exemple de wikipedia ; la volonté de se gérer plus démocratiquement, via horizontalisme et assembléisme. Ces mots triomphent vraiment avec les nouveaux mouvements sociaux, mais ne sont en fait qu’une des variantes de la démocratie directe ou autogestionnaire ou conseilliste d’autrefois. L’auteur reconnaît la présence de leadership et de hiérarchisation entre membres anciens et nouveaux par exemple, entre théoriciens et apprentis... et donc la réapparition des luttes de pouvoir et du verticalisme au sein des CU ; le tout s’accompagne de mysticisme, de spiritualité, d’un certain déisme débonnaire (cela aurait peut-être plu à Fourier). Cet « amalgame syncrétique entre le politique et le religieux-spirituel » (156) permettrait aux communautés qui l’adoptent de durer sans doute plus longtemps que les autres.
Mais en opposant anciennes communautés et nouvelles, Leon ne voit pas que parmi les anciennes certaines étaient déjà utilisatrices ou anticipatrices de la typologie qu’il expose, et que parmi les nouvelles certaines ont des traits figés qui évoquent largement les traditionnelles. Pour tout ce qui touche à l’utopie, aux expérimentations, aux alternatives, si on ne cherche pas à différencier correctement les choix communautaires opérés, on tombe toujours dans des contradictions et des exceptions fortes qui réduisent la portée de l’essai général. Mettre sur le même plan les sectes religieuses ou ésotériques avec les squats anarchistes, évoquer la Cecilia au même titre que les couvents ou monastères… entraînent plus de divergences que de convergences. La notion de communauté nécessite donc un adjectif permettant de mieux saisir immédiatement de ce dont on cause : ouverte ou fermée, horizontale ou verticale, libertaire ou rigoriste, épicurienne ou ascétique. Sinon toute affirmation globale devient contestable et le fait de vivre en commun ne signifie plus grand chose.
Ce livre est facile à lire mais parfois pénible par sa volonté permanente de présenter et de valider la démarche anthropologique suivie vis-à-vis des communautés visitées et par la multiplication des références livresques. Il tente une utile mise au point comparative, et est très intéressant pour un chercheur ou un universitaire féru d’analyses sociologiques, philosophiques ou anthropologiques. Mais il passe à côté de beaucoup d’analyses historiques et socialistes plus approfondies. La très riche bibliographie confirme cela : ce sont massivement des ouvrages scientifiques et/ou à thématiques religieuses qui sont proposés. Tout ce qui fonde l’appui mutuel et la coopération tel que le XIXe siècle le met à l’honneur est trop sous-évalué. Sur un thème mettant en avant une des bases des pensées libertaires (l’entraide-Apoyo mutuo), il aurait sans doute fallu évoquer les importants allemands Gustav Landauer et Martin Buber (tous les deux kropotkiniens assumés), le théoricien du communisme libertaire assassiné par les franquistes Isaac Puente, les frères étatsuniens Percival et Paul Goodman, le célèbre auteur anarcho-soufi Hakim Bey (Peter Lamborn Wilson) et ses communautés temporaires, le maître du communalisme libertaire aujourd’hui revendiqué par les kurdes en révolte Murray Bookchin, etc. Bref un travail sérieux mais un peu déséquilibré en fonction de l’importance de la thématique annoncée dans le titre.