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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

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Sur « les soumises aux soumis » (Elena Bignami, “Le schiave degli schiavi”. La question femminile dal socialismo utopistico all’anarchismo italiano} (1825-1917), Bologne, Clueb, 2011
Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Antony, Michel

Ce bel ouvrage qui confronte la « question féminine » (femminile est parfois aussi pris dans le sens féministe, malgré la présence du terme feminista) aux utopistes, aux socialismes (particulièrement l’anarchisme) et aux mouvements ouvriers dépasse largement le cadre essentiellement italien et le seul mouvement anarchiste. C’est d’autant plus évident pour l’Italie que dans ce pays le socialisme naît internationaliste et libertaire et le reste longtemps, et que ses membres en majorité ne cessent, à l’image d’Errico Malatesta (1853-1932) ou des Fabbri (Luigi, 1877-1935, et Luce, 1908-2000) de se revendiquer du socialisme.
La première partie est internationale puisqu’elle envisage quelques grands utopistes parmi ceux qui sont les plus intéressants pour la problématique féminine-féministe (Saint-Simon, Enfantin, Fourier ; Owen est également cité mais non approfondi). La présentation porte aussi sur la fondation de l’AIT – Association Internationale des Travailleurs ou Première Internationale. Avec la deuxième partie consacrée plus spécifiquement à l’anarchisme italien, on pourrait croire qu’on se trouve éloigné du fouriérisme. En fait, analyser la place des femmes dans ce mouvement qui semble le plus cohérent (après Fourier et en omettant Proudhon) sur l’égalité des genres et des êtres et pour sa lutte contre toutes les dominations, c’est essayer de traduire le principe fouriérien qui permet de juger une société (ou un mouvement, ou une théorie si on extrapole) à la place occupée par les femmes.
Le titre du livre semble d’emblée révéler l’échec de la promotion de la femme dans le cadre des socialismes : « ‘Les esclaves des esclaves’. La question féminine du socialisme utopique à l’anarchisme italien (1825-1917) ». Le français est moins heureux que l’italien qui distingue les esclaves féminins (schiava-schiave) des esclaves masculins (schiavo-schiavi) : en gros il faudrait dire « les femmes esclaves d’hommes qui sont eux-mêmes dominés », « soumises à ceux qui sont déjà soumis » (p. 15). Donc les italiens, même socialistes de tous les courants, semblent assez « misogynes » mais heureusement également « réceptifs » à l’introduction des idées nouvelles et dérangeantes (p. 17). En introduction et tout au long du livre, l’auteure nous rappelle que les femmes anarchistes sont toujours marginales et peu étudiées, quasiment toujours dans l’ombre de leurs proches, et méprisées ou peu surveillées par les policiers eux-mêmes. On peut retenir l’exemple du bel ouvrage Dizionario Biografico degli anarchici italiani (2 volumes parus en 2003 et 2004) qui ne compte que 3 % de biographies féminines (p. 12). Et c’est pourtant déjà mieux que les 388 femmes qui ne représentent que 1,6 % des 22 980 anarchistes recensés par l’Archivio Centrale di Stato (p. 13).
La première partie (« Socialisme utopique et question féminine ») aborde dans un premier chapitre la question du Socialisme prémarxien et (de la) « question féminine ». L’auteure commence par traiter des questions classiques de définition, et contre les poncifs (notamment engelsiens), réaffirme que le socialisme utopique se rattache bien à l’histoire du socialisme et qu’il est tout autant scientifique (voire plus) que le marxisme et ses avatars. Ces « pères du socialisme » présentent au moins trois critères communs : la prioritaire recherche d’une organisation sociale plus équitable ; la foi dans la capacité des associations humaines pour y parvenir, de manière immanente et contre toute transcendance ; une vision internationaliste et pacifiée. Ensuite est analysé l’apport de Saint-Simon (1760-1825) et de son école. L’auteure souligne qu’il parle peu des femmes et de la condition féminine, mais sa profonde vision éthique et ses choix égalitaires en faveur des plus démunis l’amènent à reconnaître à celles-ci les mêmes possibilités et les mêmes droits qu’aux hommes, y compris au sein du futur Conseil européen (qu’il nomme Conseil de Newton). C’est surtout avec ses disciples et notamment Barthélémy-Prosper Enfantin (1796-1864) que se pose réellement et quasiment de manière « obsessionnelle » vers 1829-31 la question de l’émancipation féminine (p. 45) vue comme « affranchissement complet des femmes » (n.121, p. 48). L’auteure rappelle que la volonté saint-simonienne (Enfantin) de parité entre les sexes s’inspire largement de la théorie fouriériste avancée dès 1808 de « l’individu social » vu comme couple homme-femme (n.116, p. 46-47). Elle insiste sur la connaissance réciproque des pensées d’Enfantin et Fourier et s’inspire surtout de l’article de Mirella Larizza Lolli de 1974. En s’opposant au mariage figé, en réhabilitant la sexualité comme voie de la libération féminine, Enfantin se coupe de nombreux saint-simoniens mais fait écho au moins partiellement aux écrits de Fourier sur cette thématique. Leur commun sens du rituel fantasque et imaginatif les rapproche encore plus. Les femmes saint-simoniennes sont nombreuses (le tiers des membres des fidèles en fin 1831, p. 54) et souvent célèbres, et sont pour un temps admises à tous les échelons de l’organisation, sauf (et c’est une limite très natable) pour les deux postes suprêmes. Dès novembre 1831 Enfantin casse cette belle évolution, renvoie l’émancipation et la femme-messie à une place marginale, et refaçonne l’association en sens étroitement masculin. De jeunes femmes rebelles donnent alors naissance à La Femme libre en été 1832, un des premiers organes féministes en France. Comme le note l’auteure, le saint-simonisme est pour l’émancipation féminine (et socialiste) un passage important, mais s’impose rapidement la nécessité de son dépassement (p. 60-61). En outre en mettant fortement en avant la spécificité féminine (voire sa « mystification »), le saint-simonisme contribue également à limiter l’égalité homme-femme que pourtant il promeut (p. 83-84).
Le sous-chapitre suivant traite de « La concrétisation de l’utopisme fouriérien : l’incontournable ‘métamorphose intérieure’ ». Aborder Charles Fourier (1772-1837) après Saint-Simon peut poser problème pour la chronologie des socialismes premiers. Aussi l’auteure, comme Fourier lui-même, reconnaît la primauté théorique du bisontin sur l’école de Saint-Simon, mais pense que le fouriérisme se développe surtout dans les années 1830, et donc subit à son tour l’influence saint-simonienne, ne serait-ce que par les nombreux membres qui en sont issus. Elle cite comme femmes évoluant entre saint-simonisme et fouriérisme Jeanne-Désirée Véret, Marie-Reine Guindorf, Eugénie Mouchon, Jeanne Deroin et Flora Tristan. Pour l’auteure les principales critiques de Fourier vis-à-vis du saint-simonisme touchent différents niveaux, au-delà de la dénonciation polémique de charlatanisme et de plagiat : la vision de la religion, et surtout la question de la révolution industrielle. Il y a un abîme entre la critique du capitalisme marchand faite par Fourier et l’optimisme de Saint-Simon vis-à-vis des « industriels » qui incluent tous les actifs dont les commerçants (voués aux gémonies par le bisontin). L’auteure admet que Fourier « accomplit une critique radicale, profonde et suggestive (pervasiva) de l’ordre sur lequel s’appuie la société de son temps » (p. 64). Elle résume ensuite assez clairement les principaux points de la doctrine, met bien en avant la critique de la Civilisation, l’effort original et percutant fourni par la volonté d’écart et de doute absolus (« radicale métamorphose intérieure », p. 72), et le rôle central de l’attraction passionnée, avec comme « pivot mécanique » selon les périodes l’amour ou la position de la femme. Elle reprend bien sûr la formule qui juge de l’état d’une société à travers la position qui est donnée à la femme (p. 67). En fait ces idées sont émises également par d’autres penseurs ou militants comme Jean-François Champollion parfois cité pour la formule « Le degré de culture d’une société se mesure d’abord à la place qu’y occupent les femmes », ou comme plus tard Flora Tristan dans sa brochure L’émancipation de la femme. Elles ont été énoncées antérieurement par David Hume (1711-1776) et Henry Home, Lord Kames (1696-1782). L’auteure met en avant la lucide modernité féministe et « révolutionnaire » de Fourier notamment sur l’égalité des droits hommes-femmes, la primauté de la passion et de la jouissance sur les conventions sociales, le refus de lier la femme au rôle de reproductrice, l’acceptation de l’avortement… Elle reconnait que la manière fouriérienne de traiter la question de genre est supérieure à bien des études spécialisées qui la marginalisent de fait, alors que pour Fourier elle innerve toute son œuvre (p. 72), comme composante essentielle de la future société harmonieuse.
Le chapitre II de la première partie analyse « L’Association Internationale des Travailleurs et la situation italienne ». Le premier grand axe met en avant « Question féminine et débat autour de l’AIT ». En fait l’AIT est bien analysée, mais cette partie développe ensuite diverses aires nationales en gros jusqu’à la fin du XIXe siècle et donc dépasse largement le cadre donné par le titre. À partir des mémoires (Ricordi di un internazionalista, 1909) du socialiste pluraliste Osvaldo Gnocchi-Viani (1837-1917), est rappelé le rôle précurseur des socialistes premiers (notamment Saint-Simon et Fourier – un « des chercheurs parmi les plus aigus, et un des idéologues parmi les plus féconds », surtout pour les idées du phalanstère et du travail attrayant p. 72). Pourtant c’est la tradition proudhonienne qui s’impose aux débuts de l’AIT dans la question féminine, surtout de la part de la Section française, mais pas seulement : le travail féminin est vu comme une prostitution (Pierre Coullery, 1819-1903), le travail de nuit est interdit aux femmes, celles-ci sont louées comme mères par la majorité des délégués français… Malgré les résistances particulièrement d’Eugène Varlin (1839-1871) et d’Antoine Bourdon, une conception inégalitaire et discriminatoire s’impose ainsi au nom des bons sentiments et d’une morale empathique mais rétrograde et paternaliste. Proudhon porte donc une responsabilité énorme, mais non unique, dans la distanciation entre socialisme et/ou mouvement ouvrier et féminisme, et dans la relégation de la femme au sein de la famille. Les premiers congrès de l’AIT confirment encore étonnamment cette position. C’est pourquoi l’auteure rend hommage à la pugnacité de Jenny d’Héricourt (Jeanne-Marie-Fabienne Poinsard 1809-1875) et Juliette Messine (Juliette Lamber, La Messine puis Adam, 1836-1936) qui osent polémiquer avec le « maître » Proudhon. Chose méconnue, Jenny d’Héricourt est largement publiée en Italie, notamment dans La Ragione à partir de 1855, et contribue ainsi au développement du féminisme dans ce pays. Mais l’auteure valorise aussi des hommes, certes minoritaires (Lausanne, septembre 1867), qui font du droit au travail un droit universel, donc y compris pour les femmes comme Paul Robin (1837-1912), Eugène Hins… Il faut attendre le congrès de Bâle de 1869 pour voir les choses un peu évoluer avec la proposition de l’égalité salariale homme-femme au nom d’une commune émancipation de tout le prolétariat (Rapport d’Herman Greulich). Au Congrès de Londres de septembre 1871 s’impose enfin avec difficulté l’idée de la création de sections féminines. Ce n’est en fait que la reconnaissance tardive de l’existant. Parmi les critiques assez rétrogrades se trouvent pourtant des libertaires reconnus et très influents comme César De Paepe (1842-1890) ou Anselmo Lorenzo (1841-1914). Lors du Congrès de La Haye, Marx s’oppose à Victoria Woodhull (1838-1927). Celle-ci qui a rallié les opposants de la Fédération jurassienne et qui est disciple de l’anarcho-fouriériste Stephen Pearl Andrews (1812-1886) subit une dure attaque des partisans de Marx : elle est caricaturée comme bourgeoise et individualiste, et sa section est suspendue. L’amour libre n’est donc pas une revendication de l’Internationale dite autoritaire (96).
Comme l’anarchiste Luigi Fabbri préfaçant Nouvelles de nulle part en édition italienne (1922), l’auteure fait de l’œuvre de William Morris (1890) une des utopies les plus harmonieuses, plaçant sur le même plan hommes et femmes, et permettant le développement de toutes leurs potentialités, sexuelles, culturelles, économiques... Même si Morris place la maternité à une haute place, cela n’est pas une fermeture puisque la femme n’est pas tenue au mariage monogame (p. 99). D’une manière globale au Royaume Uni, les penseurs proches de la Fabian Society (Edward Carpenter, George Bernard Shaw, la kropotkinienne Charlotte Mary Wilson) sont favorables aux femmes, et mettent souvent en avant la richesse de leur sexualité et de leur personnalité. Un des livres les plus célèbres de Carpenter (Love’s Coming of Age. A Series of Papers on the Relations of the Sexes,1896) est traduit en italien en 1909 sous le titre emblématique L’amour devient majeur. Le milieu fabien reste toujours ouvert et pluriel et l’anarchisme exilé, particulièrement l’italien (Errico Malatesta et surtout Francesco Saverio Merlino, 1856-1930) lui doit de nombreux contacts et appuis.
C’est Emma Goldman (1869-1940), émigrée russe aux États-Unis, qui prolonge le mieux la volonté fouriériste de prendre en compte toutes les passions et l’exigence anarchiste de s’opposer à toutes les dominations. Libération des mœurs, opposition au mariage, amour libre, droit à la contraception et à l’avortement, revendication d’une révolution qui prend aussi en compte le droit à la joie et à la jouissance… permettent à Goldman d’offrir un ciment unificateur entre Mary Wollstonecraft et William Godwin, Fourier, Joseph Déjacque, William Morris, Edward Carpenter et le radicalisme libertaire. L’auteure en montre bien l’importance (p. 101-104), mais la place essentielle de l’anarchiste étatsunienne dans les thématiques évoquées aurait sans doute mérité un plus grand développement, comme également celle des premiers libertaires britanniques autour du couple Wollstonecraft-Godwin. L’auteure passe ensuite assez rapidement sur les cas russes (notamment Anna Kuliscioff qui fut très célèbre en Italie) et français (Nathalie Lemel, Elisabeth Dmitriev, Louise Michel). Le problème avec ces analyses panoramiques, ce sont les oublis : on peut ici penser particulièrement au monde ibérique et latino-américain qui pourtant connaît alors un foisonnement intense, et pour lequel les publications abondent tant à l’époque qu’aujourd’hui : par exemple Virginia Bolten (1870-vers 1960) et le journal argentin La Voz de la Mujer de la fin des années 1890 qui développent un original et cohérent slogan : ni dieu, ni maître, ni mari. Le Japon du début du XXe siècle a également connu des couples anarchistes sulfureux qui ont de fait appliqué une sorte de fouriérisme radical.
Le deuxième grand développement de cette première partie se recentre sur l’Italie puisqu’il envisage « Saint-simonisme et fouriérisme dans les débats politiques de l’Italie du Risorgimento ». Les vicissitudes italiennes portent vers la France et Paris un très grand nombre d’émigrés. Ils s’y imprègnent des idées nouvelles et y contribuent fortement immédiatement, comme par exemple le « giacobinismo » (jacobinisme) italien dont le principal représentant est très connu en France : le pisan Filippo Buonarroti (1761-1837). Mais ce sont surtout saint-simonisme et fouriérisme qui irriguent la pensée présocialiste dans la péninsule et la présentation détaillée qu’en fait l’auteure est de grande importance pour le lecteur français. Du premier utopiste, Florence, Pise et toute la Toscane forment un des premiers et principaux épicentres, et la romancière franco-italienne Hortense Allart (1801-1879) un des plus beaux fleurons du premier féminisme. Cette pensée saint-simonienne imprègne les idées de Giuseppe Mazzini (1805-1862) et Giuseppe Garibaldi (1807-1882) dans leur jeunesse. Parmi les grands diffuseurs apparaissent surtout Michele Parma, le baron sicilien Giuseppe Corvaja, utopiste qui mêle Saint-Simon et Fourier dans un projet sociétaire original (p. 114) et plus tard Marco Minghetti... La princesse Cristina Trivulzio di Belgiojoso (1808-1871) est un autre joyau entre France et Italie ; cette saint-simonienne « ouverte » est très liée à Considerant. Elle s’inspire des idées fouriéristes tant pour son salon parisien que pour l’ébauche de phalanstère artistique et social dans sa propriété vers Locate.
La plupart des saint-simoniens cités connaissent le fouriérisme et/ou le rejoignent. Mais les premiers grands fouriéristes sont Piero Maroncelli (1795-1846) qui rayonne en France, Italie et États-Unis (c’est un des fondateurs de la Fourier Society de New York en 1837) et Giuseppe Buccelati (né en 1793) collaborateur du Phalanstère parisien en 1833, et divulgateur de la pensée du Bisontin en Italie dès 1834 avec Introduzione a la vera scienzia sociale. En 1836 Giuseppe Mazzini évoque dans un article critique l’École fouriériste. L’auteure nous montre que presque toutes les tendances sont touchées : les mazziniens, les garibaldiens, les premiers proudhoniens (comme Giuseppe Ferrari), les futurs internationalistes bakouniniens (Saverio Friscia) et les anarchistes (Giovanni Rossi)… 1848 semble l’apogée de ce rayonnement fouriériste surtout autour de la brochure Cenni sulla scienza sociale professata dalla scuola societaria e fondata da Carlo Fourier (p. 128-29) [1] mais les années 1870 marquent un renouveau lié au socialisme expérimental dans lequel semblent converger fouriéristes et anarchistes (p. 145). La période italienne du docteur Mure aurait pu compléter ce riche panorama. Le troisième axe s’occupe de l’Italie fin de siècle : « Émancipationnisme et socialisme dans l’Italie de l’âge libéral ». Il met en avant les convergences entre libres-penseurs, internationalistes et libertaires (Bakounine séjourne longuement en Italie et y laisse une influence majeure), penseurs et mouvements utopistes et surtout le premier féminisme organisé.
La deuxième grande partie du livre est consacrée « Aux femmes anarchistes dans l’Italie de l’âge libéral » donc jusqu’au succès du fascisme. C’est logique, car pour l’auteure, « ce sont les internationalistes anarchistes qui ont recueilli (en Italie) l’héritage des principes du socialisme utopique, et qui en ont imaginé une rapide réalisation à travers l’anarchisme » (p. 145). Et parmi eux, les femmes ont joué un rôle méconnu et plus important qu’on ne le croit, ce qu’elle va très largement démontrer. D’où la première section « Les "subversives" aux origines du mouvement féministe italien » (chap. III). L’ouvrage redonne de l’importance aux femmes liées à l’AIT, souvent libertaires, particulièrement dans le mouvement des cigarières de Toscane. Le Manifeste aux ouvrières d’Italie – Manifesto a tutte le operaie d’Italia (oct. 1876) ouvre vraiment la voie au socialisme féministe italien et alors fortement prolétaire : « la société de l’avenir nous dira : vit, travaille et aime ». L’anarchiste Maria Luisa Minguzzi-Pezzi (1852-1911) tient alors une place centrale, comme ensuite la poétesse Teresa Fabbrini-Ballerini ou Annunziata Gufoni. Ces femmes libres, qui revendiquent les mêmes droits que les hommes, y compris dans leur vie sexuelle subissent comme il se doit les injures les plus calomnieuses : prostituées, sauvages, hystériques, amorales… Dans un beau passage, ces femmes souvent discrètes sont évoquées pour leur qualité d’accueil dans leurs propres maisons, qui servent de refuge, de lieu de repos ou de centres de réunion pour une vaste partie du mouvement. La maison de militante, lieu de convivialité, est évidemment trop rarement analysée (p. 176-179). Militantes et donc soumises à la répression, chargées de publications et d’animation de meetings… sont pourtant surtout rappelées pour leur rôle de femmes douces et attentives d’abord à leurs compagnons et ensuite à la cause, ce qui est une minoration du rôle réel de ces premières importantes féministes libertaires et une forme réductrice de sacralisation moralisante (p. 199-200). Après l’analyse des dernières internationalistes, est approfondie « La militance féminine dans l’anarchisme italien du début du XXe siècle : identité plurale au sein d’un idéal commun » (chap. IV). L’analyse des Faisceaux siciliens de 1894, connus comme forte résistance populaire et parfois libertaire à la hausse des prix (particulièrement des grains), met en valeur la très importante participation féminine.
À l’orée du XXe siècle, nombre de belles figures de femmes libertaires trouvent un compagnon de vie (amour libre surtout au sens d’union libre) et de combat qu’elles épaulent, parfois dans l’ombre, mais sans perdre pour autant leur propre identité : Attilia Pizzorno et Giovanni Gavili, Nella Giacomelli et le savant Ettore Molinari, Maria Rossi et Carlo Molaschi. Leda Raffanelli (1880-1971) plus libre connaît de nombreuses passions successives : Ugo Polli puis le peintre Carlo Carra, Giuseppe Monnanni, peut être le jeune socialiste appelé à un triste destin Benito Mussolini (dont le père était bakouniniste), et elle est très liée à Molaschi… Cette femme qui se veut gitane, musulmane, nomade, hérétique de toujours fait éclater tous les poncifs et toutes les barrières. Et pourtant elle ne nie pas sa féminité ni son acceptation réductrice d’être à la fois « ombre et écho » de son compagnon. Elena Melli a elle aussi une vie amoureuse tumultueuse avec Giuseppe Mariani, Ettore Aguggini puis Errico Malatesta. On peut ajouter Virgilia d’Andrea et Armando Borghi.
Depuis les années 1880 nombreuses sont les femmes qui intègrent ou créent des ligues, sections syndicales, sociétés de secours mutuel, coopératives, et Camere del lavoro (Chambres du Travail) qui se créent un peu partout. Cette « ferveur associative » vaut surtout pour le Nord italien et spécifiquement la région milanaise où les travailleuses sont massivement présentes dans presque toutes les professions. Mais seulement deux périodiques anarchistes féminins apparaissent en ce début du XXe siècle : L’Alba libertaria et la Donna libertaria. La pisane Priscilla Poggi, compagne de l’anarchiste Ettore Fontana, et une des animatrices des mouvements anarcho-syndicalistes et anarchistes toscans, est un bon exemple de ces femmes qui se surpassent. Ses deux filles suivent sa trace militante. Avant 1914 les femmes anarchistes et socialistes révolutionnaires s’illustrent dans la lutte antimilitariste (Guerre de Libye ou Grande Guerre qui vient) et pour le soutien à Augusto Masetti (1888-1966). C’est le cas de Maria Rygier (1885-1953), Fanny Dal Ry, Zelmira (Germinia) Peroni, Nella Giacomelli, Leda Raffanelli, Amelia Legati… Mais quelques-unes d’entre elles sont touchées par la dérive nationaliste et interventionniste (sorte d’hervéisme italien), notamment la plus emblématique, Maria Rygier, ce qui va causer de dures polémiques. L’autre grand engagement de bien des femmes libertaires ou proches est l’éducation, comme le montre leur présence active autour de Luigi Molinari et de sa revue L’Università popolare, ou dans l’École moderne de Clivio (vers Varese) qui dure jusqu’en 1922, un des rares cas en Italie d’application concrète des idées de Francesco Ferrer (1859-1909), martyr de la cause pédagogique libertaire pourtant énormément cité et mis en valeur en Italie. Toutes ces femmes liées à l’anarchisme vont comme les hommes se heurter au fascisme et connaître elles aussi les humiliations et la répression.
Ce livre est d’une très grande richesse, autant sur les socialismes utopiques et leur perception italienne que sur le rôle important des femmes dans l’anarchisme péninsulaire. Il nous confirme la forte porosité entre pensées et mouvements des deux côtés des Alpes. Il est facile à lire et abonde en exemples bien choisis. Les références bibliographiques indiquées en notes de bas de page (mais non reprises de manière synthétique en fin de volume) tout comme l’index des noms sont extrêmement copieux. La lecture est cependant parfois gênée par des fautes dans les citations étrangères. Cette lecture nous rappelle également que l’Italie est un important centre de recherches et de discussions sur l’utopie, ce qu’on a trop souvent rattaché à la seule école de Lecce, sans doute du fait de la pugnacité d’Arrigo Colombo. Parmi d’autres il faut rappeler spécifiquement, mais pas exclusivement, pour les études fouriéristes, outre Colombo, l’importance d’Alessandra Anteghini, Italo Calvino, Giuseppe Del Bo, Franco Della Peruta, Mirella Larizza-Lolli, Maria Moneti, Giovanna Pezzuoli, Silvia Rota Guibaudi, Armando Saitta, Giuseppe Santonastaso, Maria Alberta Sarti, Pasko Simone, Simone Schicchi, Vicenzo Tosi, Laura Tundo… jusqu’à l’anarchiste Maria-Luisa Berneri ou au marxiste libertaire Roberto Massari [2].
Le choix de faire deux parties bien distinctes (les utopistes, les anarchistes) peut gêner car il risque de ne pas totalement satisfaire les spécialistes de l’une ou de l’autre des thématiques. Le lien entre la première partie et la seconde n’est peut-être pas assez explicite. Une analyse plus précise sur l’application des idées des premiers utopistes par les femmes libertaires italiennes aurait été utile : qu’en gardent-elles, qu’en diffusent-elles, comment se les réapproprient-elles ? Par exemple sur le thème de l’amour libre ; nous savons qu’il désigne plutôt alors l’union librement choisie que la liberté amoureuse et sexuelle, mais il aurait peut-être fallu plus approfondir, et confronter la réalité vécue aux propositions ouvertes et toujours sulfureuses d’un Fourier [3]. La conclusion ne renvoie pas suffisamment à la problématique de départ, même si, on l’a bien compris, des femmes de plus en plus motivées, actives et autonomes ont toujours bien du mal à s’assumer en propre, leurs maris ou compagnons, même dans un mouvement foncièrement antiautoritaire, leur faisant toujours de l’ombre. Elles ne sont plus totalement esclaves de leurs compagnons eux-mêmes dominés, mais il reste à l’orée des années 1920 bien du chemin à parcourir et le livre met en avant ces évolutions. Ces dernières remarques n’enlèvent rien à la qualité de cet ouvrage qui est à fortement recommander.