Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

104-109
Martin Buber, le chemin de l’utopie
Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Guillaume, Chantal

Martin Buber pose dans Utopie et socialisme un cadre conceptuel fécond pour penser la société utopiste socialiste sans dogmatisme, en s’appuyant sur des analyses historico-politiques et surtout en tirant un enseignement des échecs du communisme soviétique et du mouvement marxiste. Écrit en 1945, ce texte ouvre des pistes de réflexion qui n’ont rien perdu de leur intérêt, qui demeurent fondamentales pour fonder une utopie possible réalisable, d’autant que Buber défend l’idée que l’utopie ne doit pas être sans lieu mais au contraire « topique », inscrite dans un espace, une situation donnée ici et maintenant. Il ne s’agit plus de penser le grand soir révolutionnaire, ou le changement total ou absolu d’une société mais de faire exister des embryons d’utopie concrète, où s’élabore le socialisme rêvé. L’utopie expérimentale, ou expérimentée devrions-nous dire pour la faire converger avec nos préoccupations, n’est pas préalablement une idée générale ou une théorie mais se compose de présupposés empiriques et de solutions concrètes. Elle ne promeut pas la rupture mais puise dans la structure communautaire existante des éléments de régénération sociale possible. Cela fait dire à Buber que l’utopie est le chemin et non pas comme chez les marxistes le but du chemin. Autrement dit, le rêve d’une société idéale n’est pas le but après la révolution politique mais il est expérimenté sans résoudre tous les problèmes, sans solution définitive.

Le présupposé essentiel de cette pensée est qu’il faut retirer au principe politique sa souveraineté, car qu’il soit marxiste ou libéral, il est impuissant à transformer la société. Au principe politique il faut opposer le principe social, le seul qui soit capable de réaliser l’émancipation économique et sociale. On retrouve dans cette réflexion la pensée de Fourier, de Proudhon. La politique se surajoute à la société en faisant perdurer des formes de domination et de pouvoir qui contredisent toute possible libération. Le principe politique conforte l’étatisme centralisateur et autoritaire en abolissant toute autonomie des échelons locaux, la commune, le département et la région. Buber retrouve le présupposé de la pensée utopiste non marxiste : la société ne doit pas être absorbée par l’État. Elle reste le lieu des antagonismes, des conflits et des contradictions jamais résolus, comme le pensait Proudhon. Le principe social dans la révolution soviétique a perdu pied au profit d’un État bureaucratique incapable de réaliser l’autonomie sociale. Comment faire société contre l’État, telle est la question de Buber. Comment restructurer la société pour qu’elle résiste au principe politique, à l’étatisation centralisatrice ?

Il nous invite à revisiter cette opposition théorisée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies dans Communauté et société (1887). La société moderne privilégie des liens impersonnels, contractuels et fonctionnels en détruisant les liens communautaires organiques. Selon Buber, on ne fonde pas le socialisme ex nihilo mais on doit au contraire s’appuyer sur des relations communautaires fortes (le travail, la commune…). La régénération de ces liens s’effectue de l’intérieur et ne fait pas fi de ce qui préexiste, de ce qui est tenté, essayé. Buber s’est lui-même passionné pour les modes de vie alternatifs, pour les expériences de coopératives. En 1900, il participe avec Gustav Landauer à « la Nouvelle communauté » qui regroupe des artistes, des écrivains soucieux de rapprocher villes et campagnes et de développer des coopératives. Il défend aussi les communautés juives en Palestine, les kibboutz ou les kvoutza qui représentent des germes de communautés socialistes dans un esprit ouvert, pragmatique sans que la doctrine précède l’action. Toutes les formes d’autogestion villageoise, les associations, les organisations coopératives (en relation directe avec les Arabes de Palestine) pourraient s’opposer à un État juif que Buber combattait. Ce sens aigu de la communauté a pour finalité de rejeter l’ordre contraignant et oppressif de l’État et surtout de freiner sa croissance historique. À cette pensée de la communauté, de la nécessaire auto-détermination des communautés, il ajoute le fédéralisme, l’association des associations, la fédération des communautés. S’il reste une fonction résiduelle à l’État, c’est celle d’être la commune des communautés ou, comme le défend Landauer, l’association des associations. L’autonomie des communautés locales et régionales se trouve être la condition nécessaire pour restructurer la société et déployer de nouvelles formes de vie communautaire car Buber refuse de limiter la refondation sociale à l’économique ou à l’économisme. C’est pour cette raison qu’il opère une distinction entre trois types de coopératives : la coopérative de production, la coopérative de consommation et enfin ce qu’il appelle la coopérative intégrale, qui promeut des formes de vie communautaires, des colonies. L’intérêt qu’il porte à ces formes d’organisation réside dans la mise en œuvre d’une expérience d’autonomie sociale et économique, sa préférence allant vers la coopérative intégrale. Il fait d’ailleurs dans son ouvrage une brève histoire de la coopérative née au XIXe siècle en Angleterre avec William King (médecin créateur du journal The Cooperator) et Philippe Buchez en France. Ces modes de vie coopératifs sont des expérimentations d’un socialisme en dehors du principe politique et en opposition avec lui. Ils ont vocation à détruire le salariat, la subordination et la domination conjointe du capital et de l’État. Ils ne peuvent être le fruit d’une théorie générale déconnectée des réalités locales, des situations concrètes. C’est pour cette raison qu’il salue dans la pensée de Fourier l’idée d’association mais récuse le projet phalanstérien comme émanation pure de la seule imagination du penseur. Le projet de réforme de la vie communautaire ne peut naître de la pensée d’un auteur aussi génial soit-il. Il conteste aussi dans la pensée de Fourier l’absence de démocratie et d’égalité. Il affirme que la communauté de pensée ne saurait être suffisante pour fonder la communauté de vie. C’est aussi pour cette raison qu’il pense que les communautés religieuses ont plus de force et de solidité pour conforter des liens communautaires et affronter les problèmes d’organisation collective à résoudre. Il évoque les échecs de certaines expériences, New Harmony de Owen (carence de liens organiques entre les membres de la secte des séparatistes émigrée d’Allemagne) ou celle d’Icarie d’Étienne Cabet dans sa dérive autoritaire et planificatrice. Il a une certaine indulgence pour les expériences de Kibboutz qu’il considère comme des non échecs – concept fécond car il permet de poursuivre, malgré les ratages, le chemin de l’expérimentation sociale. La topique socialiste telle que la conçoit Buber est ancrée dans un territoire, dans une réalité locale, elle se construit avec les éléments de celle-ci pour éviter les écueils de l’utopie théorique détachée de toute expérience concrète. Il faut réactiver les éléments historiques fondant la communauté et non promouvoir une brutale rupture avec la tradition : les éléments de la nouvelle société doivent éclore dans la vieille société. Pour privilégier le principe social, le renouvellement de la société doit provenir de l’intérieur et s’appuyer sur le tissu cellulaire de la communauté, comme l’affirme Buber. La transformation ne peut venir du haut mais s’effectue par le bas pour se garder de l’autoritarisme et du centralisme. La construction de la société socialiste ne peut s’établir par la table rase mais doit compter avec les formes embryonnaires anticipées d’autogestion communale et villageoise. Pour donner raison à l’auteur, on pourrait donner l’exemple des fruitières de la Franche-Comté. La libération sociale et économique ne peut naître que des essais et tentatives de transformation réels.
C’est l’échec du communisme marxiste, analysé par Buber, qui a tué de manière violente la société au profit du principe politique révolutionnaire. Buber consacre de longs chapitres à la révolution soviétique en commençant par Lénine qui a trahi la volonté émancipatrice russe en transformant le projet de changement social en politique autoritaire. Pourtant les Soviets de 1905 pouvaient inaugurer une possible transformation sociale de l’intérieur de la société russe. Lénine lui-même admet que les Soviets de Saint-Pétersbourg sont comme les embryons d’un gouvernement ouvrier mais il reste ambivalent car il ne perçoit en eux que « la force organisée face à la contre-révolution ». Il ne les conçoit que dans l’optique d’une action politique révolutionnaire mais pas dans celle d’une transformation profonde des rapports sociaux et économiques. Toujours, le principe politique doit triompher sur le principe social, même si Buber n’ignore pas les difficultés que cette révolution a dû affronter. Il va même jusqu’à affirmer que Lénine n’a jamais été porteur d’un projet d’une société socialiste, son exclamation « tout le pouvoir aux Soviets », n’a rien d’exaltant car les Soviets, selon lui, doivent prendre tout le pouvoir de l’État. Buber note d’ailleurs qu’en Russie existait avant la révolution une vie communautaire qui pouvait inspirer la société socialiste en devenir : la propriété privée n’était pas la règle et l’artel dans la Russie paysanne représentait des associations de producteurs et de paysans au niveau local, préalable possible à la pensée utopiste expérimentale. La révolution marxiste a ignoré et liquidé toutes les alvéoles de cet esprit communautaire en imposant un État centralisateur et bureaucratique. Paradoxe relevé par l’auteur, Lénine déplorait en 1920 l’excroissance bureaucratique de l’État soviétique, fossoyeur de tous les liens communautaires et de leurs ressources en matière de régénération sociale. Il a aussi eu un rapport changeant et peu constructif avec le mouvement coopératif. Avant la révolution, pour faire face à la crise, il défend les coopératives de consommation mais il les considère comme un palliatif, un îlot dans la société capitaliste, support in fine de l’esprit petit-bourgeois. Entre 1922 et 1923, il perçoit le contrepoids que pourraient jouer les coopératives face à l’État bureaucratique mais il veut deux réalités contradictoires, la coopérative et l’État, et il finit par choisir « la grande coopérative universelle de l’État » comme l’écrit Buber. Staline poursuit sur cette voie puisqu’il supprime selon Buber les coopératives qui existaient dans 654 villes. La collectivisation forcée de la paysannerie (Lénine la conçoit sur la base du volontariat) consiste à créer des coopératives d’État qui sont aux antipodes de l’esprit coopératif. La collectivisation s’édifie en détruisant la vieille Russie villageoise qui a survécu jusqu’en 1929. Kropotkine, quarante ans plus tôt, fondait son socialisme libertaire sur l’artel, véritable substance de la vie paysanne russe. Staline a transformé les paysans en travailleurs salariés en étouffant la valeur culturelle de la commune villageoise. Il apparaît fécond de confronter cette lecture avec celle de Renaud Garcia qui a travaillé sur l’œuvre d’un économiste agraire soviétique, Alexandre Chayanov (1888-1937) envoyé en camp de travail par Staline, puis exécuté par sa police politique en 1937, accusé de réformisme. Contre-révolutionnaire apparaît sa démarche, qui consiste à étudier le mode de production paysan à base familiale comme entité culturelle spécifique ignorant le travail salarié et privilégiant un équilibre subtil entre production/travail et consommation. Il prend aussi comme objet d’étude le coopérativisme paysan qui existait avant la révolution communiste. Et surtout il analyse ces modes de production communautaires en les opposant à la politique stalinienne qui a transformé l’agriculture en industrie, mimant en ce sens le capitalisme occidental en détruisant le tissu social de la Russie traditionnelle. Les fermes d’État conçues comme des usines à aliments, surdimensionnées et privilégiant la quantité par rapport à la qualité sont étrangères dans leur conception à un socialisme paysan qui pouvait être généré par les structures communautaires existantes. Ce modèle d’agriculture d’État n’a rien à envier au modèle industriel capitaliste et surtout se trouve en rupture brutale avec les communautés paysannes considérées comme arriérées par le communisme, comme le souligne Chayanov ; il ne pouvait réaliser une révolution sociale positive. Il est fécond de penser cela dans une réalité culturelle singulière pour se garder des abstractions trop généralisantes. La crise écologique actuelle et les apories de l’agriculture industrielle donnent raison a posteriori à Chayanov qui a même écrit une utopie paysanne pour signifier le non-sens et les impasses de la révolution bolchevique (The Journey of my Brother Alexeï to the Land of Peasant Utopia). Buber montre dans son ouvrage combien le communisme soviétique lamine toutes les formes d’autonomie et d’auto-gestion conformes à une certaine aspiration de socialisme anti-autoritaire. Il s’intéresse à la pensée de Marx pour y repérer ses contradictions et ses impossibilités d’intégrer des démarches innovantes d’expérimentations sociales.
La reconstruction de la société ne commence qu’après le renversement du pouvoir établi. Marx déconsidère les initiatives de refondation des rapports économiques et sociaux ; ainsi, il fait en 1848 la critique des expériences d’associations ouvrières et de banques d’échange. Sa position face au mouvement coopératif est fluctuante : en 1864, il salue le triomphe des coopératives car elles démontrent la puissance de l’économie politique du travail sur l’économie politique du capital. Le mouvement coopératif pourrait être le chemin du remodelage de la société mais reste que la conquête de l’État par les travailleurs est prioritaire. La Commune de Paris réoriente encore la pensée de Marx : le gouvernement de la classe ouvrière peut s’exercer au niveau de la commune et révolutionner les rapports de production à un niveau local. Pourtant, Buber note que Marx privilégie à l’excès le rôle de la classe ouvrière qui pourrait n’être pas porteuse selon lui d’un idéal de libération et pourrait au contraire accaparer le pouvoir. Pourquoi confier le pouvoir d’émancipation à une seule classe sociale ? La théorie de Marx reste figée dans sa substance sur le principe politique aux dépens du principe social. En témoigne cet échange de lettres, évoqué par l’auteur, avec Véra Zassoulitch en 1881. Elle pose cette question emblématique à Marx : quel est l’avenir de la commune villageoise agricole ? La Russie doit-elle suivre le chemin de l’Europe occidentale, où les « formes archaïques de la commune » se désagrègent avec la montée du capitalisme ou bien suivre un chemin spécifique en conservant les structures de la Russie agraire ? Zassoulitch s’opposera à Lénine et aux bolcheviks. Quant à Marx, note Buber, il ne répond pas de manière tranchée à Zassoulitch : sa pensée le porte à préférer l’action politique révolutionnaire et la régénération sociale post-révolutionnaire. Le parti social-démocrate allemand, lui aussi, considère le mouvement coopératif comme un auxiliaire efficace dans le combat politique de la classe ouvrière mais ne lui accorde pas ce rôle de laboratoire social préfigurant une organisation sociale à venir.
Martin Buber invite à changer de paradigme : contre les illusions de la souveraineté du principe politique, instaurer l’expérience sociale, le changement dans la structure même de la société. On comprend alors mieux ce second paradigme – ne pas fixer l’idéal dans un après-révolution mais œuvrer ici et maintenant pour une autre topique, un idéal à l’échelle du possible, testé et essayé sans volonté de rupture, de nouveau à tout prix. Il s’agit là de faire exister concrètement l’utopie, comme préalable à la révolution.
Martin Buber, Utopie et socialisme, Paris, L’Échappée, 2016. Préface d’E. Lévinas, présentation de P. Marcolini, traduction de l’allemand par P. Corset et F. Girard. 254 p. – Renaud Garcia, Alexandre Chayanov, pour un socialisme paysan, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2017, 95 p. (Collection « Les précurseurs de la décroissance »).