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UCCIANI Louis : Charles Fourier ou la peur de la raison (2000)

Paris, Kimé, 2000, 191 p.

Article mis en ligne le décembre 2000
dernière modification le 3 avril 2007

par Bouchet, Laurence

Contre la peur du corps Spinoza et Sade affirment chacun à sa manière la richesse de possibilités insoupçonnées. Nul ne sachant ce que peut un corps, il s’agit de faire surgir l’inattendu. Contre la peur de la raison Fourier affirme l’ouverture sur de nouveaux horizons. La raison doit cesser de s’enfermer dans la crainte qu’elle a d’elle-même et prendre, grâce à « l’écart absolu », un essor absolument nouveau. D’emblée, la démarche de Fourier pose une difficulté au lecteur. Comment le lire sans l’intégrer de toute force dans le clan des philosophes dont il n’a cessé de se démarquer ? Comment penser Fourier sans gommer la nouveauté, le clinamen de sa pensée ? Louis Ucciani tente d’aborder ces questions en se tenant sur une limite où la raison se confronte avec ce qu’elle pense impossible.

Traditionnellement la philosophie se construit à partir d’une analyse de ce qui est, devenant alors une doublure pâle et dévitalisée de la civilisation. Avec la raison philosophique l’ordre est maintenu indéfiniment. Fourier, dans sa tentative pour penser un monde radicalement autre, invente une nouvelle démarche. La raison ne peut plus prévoir ce qui va être en constatant ce qui est et en s’y enfermant. Il ne peut donc être question de créer de nouvelles institutions (ce fut selon Fourier l’erreur tragique de 1793) car on ne parviendrait pas à rompre le cercle infernal du pouvoir caractéristique de la civilisation qui se régénère périodiquement dans la barbarie. La civilisation s’affronte de façon attendue avec sa propre origine. Elle se définit par son opposition à une violence barbare initiale, mais cette opposition produit « l’absence de discorde » comme « un bien négatif » [1]. La Révolution, en créant des institutions et des lois, est restée inscrite dans la logique du pouvoir dont elle cherchait pourtant à se dégager.

Le problème de Fourier est de parvenir à penser les conditions de l’écoulement incessant dans un perpétuel éveil du désir. La civilisation dans sa confrontation avec la barbarie est donc considérée comme une étape transitoire. L’« écart absolu » échappera aux illusions d’une logique frontale d’opposition, il contournera l’obstacle afin de permettre l’invention « comme si les maîtres et leurs lois devaient tomber d’eux-mêmes face à la mise en mouvement des passions » [2]. Il ne s’agit plus d’organiser en institutionnalisant mais de trouver les conditions d’une désorganisation laissant place non au chaos mais à l’infinie richesse de l’imprévu. La discorde n’est plus empêchée par l’instauration de mornes institutions ; Fourier dégage, grâce au système des séries, les conditions de possibilité de fructueuses et permanentes confrontations.

Cette pensée du politique s’accompagne nécessairement d’une réflexion sur le langage et sur une remise en question de la raison par elle-même. Comment parler et raisonner sans figer le mouvement du devenir ? La raison confrontée à ses propres limites, n’a plus pour mission de plier la réalité à ses prévisions. Ici la démarche de Fourier se distingue radicalement de celle de Platon dans la République et plus généralement, de l’ensemble des projets utopiques. Il n’est plus question de philosophes-rois promulguant par la lumière de leur raison une loi définitive et de gardiens ramenant tout débordement du présent à un passé originaire ; il ne s’agit plus de remplir le futur mais de vider le présent de ce qui l’encombre pour faire surgir l’avenir. Fourier tente de mettre en place les conditions d’un mouvement permanent et comme le montre Louis Ucciani, l’amour, dépassant le cadre des affaires privées, permet l’épanouissement du corps social et « accentue la multiplication harmonique » [3].

Pour tenir compte de la richesse de la possible harmonie, la raison doit non seulement remettre en question son rapport à la temporalité mais doit aussi renoncer à l’utilisation de ses catégories générales. Comment raisonner sans identifier, classer sans uniformiser ? Comment penser le multiple ? Dans les deux chapitres qu’il consacre à cette question Louis Ucciani, montre que Fourier ne cherche plus à faire entrer l’individu dans l’espèce mais au contraire dégage ce qui en fait un être vraiment singulier et différent. La pensée, attentive aux manies les plus originales que recèle la réalité humaine, accompagne leur avènement et leur épanouissement. Elle renonce à la répétition du même, pour favoriser l’éparpillement du multiple. « L’harmonie assoira ses calculs sur les manies infiniment petites quant au nombre, comme en amour la manie des gratte-talons, en gastronomie la manie des mange-vilénies et ainsi des infiniment rares » [4]. Afin de s’ouvrir à la multiplicité et à la nouveauté radicale de ce qui n’est pas, le rapport à la pensée et au langage se transforme. Contre la rationalité normative et classificatrice il faut laisser jaillir « la poussée de vie que le singulier manifeste » [5]. Il n’y a plus de démonstrations closes et enchaînées mais « une affectivation de la raison » [6] qui débouche sur une transformation du réel. La révélation des manies permet l’écart absolu en suscitant le désir. « La subversion comme renversement de l’équilibre rationnel passe par son opposé radical, l’amour comme multiplicateur du plaisir » [7].

Penser le multiple, c’est laisser s’exprimer chez l’individu ce qu’il a de plus singulier ; ses passions se déploieront, immodérément, car toute mesure est incompatible avec la passion. Sur ce point la pensée de Fourier rejoint celle de Max Stirner sans aboutir cependant aux mêmes conséquences sociales car c’est précisément sur ce qui distingue les individus que l’harmonie prend sens. « L’autre est mon même non pas dans ce qui nous réunit au groupe mais dans ce qui nous en sépare » [8]. Il y a ainsi réunion au cœur de la dispersion, reconnaissance enrichissante des écarts.

Une telle harmonisation ne serait pas possible sans la passion amoureuse « pivot général » du mouvement. L’amour est religieux non parce ce qu’il unirait à une transcendance (la fusion mystique est trop narcissique) mais au sens étymologique du mot parce qu’il nous relie aux autres par delà les divergences, les antipathies et les haines, parce qu’en aimant ce qui est autre, nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes, à la divinité. C’est dans la distance qui sépare à jamais de l’autre que l’amour se déploie donnant à chacun la possibilité d’exprimer sa singularité. En harmonie - contrairement à ce qui se passe en civilisation avec l’institution du mariage - cette distance n’est pas vouée à être comblée mais ouvre sur la possibilité de multiples rencontres. L’amour « pivotal » entre deux êtres est d’autant plus intense qu’il permet le déploiement d’autres liens ; il révèle une fidélité qui ne connaît pas la jalousie morbide et narcissique. « On voit une femme avoir consécutivement 20 amants et conserver toujours de la tendresse amoureuse pour son mari qui broche sur le tout. C’est fidélité composée qui devient pivot d’autres liens, de même espèce, et se soutient concurremment avec eux » [9]. Pas question, ici, d’aligner les conquêtes comme le fait Don Juan car l’harmonien ne renie pas ses désirs passés et le souvenir d’une liaison ravive encore passionnément le présent.

« Un grain de folie sied au philosophe, s’il veut tant soit peu avancer. La vraie méthode consiste à ne pas refouler le délire. [...] Il faut savoir quitter les chemins trop aplanis ou trop fréquentés » [10]. Reprenant cette démarche décrite par François Dagognet à propos de Saint-Simon, Proudhon et Fourier, Louis Ucciani montre comment la raison s’affranchit de ses peurs pour s’aventurer sur de nouveaux terrains. Ce qui nous touche finalement dans l’écriture de Fourier, c’est l’éveil du désir par la séduction du signifiant tandis que le signifié s’éloigne sans fin [11].