Un lien réunit Fourier et les avant-gardes tant politiques qu’esthétiques. Il semble être une constante que l’on retrouve chez Marx, les surréalistes, les lettristes ou les situationnistes. Mais plus que d’échange et de lecture la liaison est faite d’allusions. En quoi Fourier est bien référence mais sans être lu. D’autre part Fourier résiste à toute tentative de récupération. La cause en est précisément dans la non-lecture. Celle-ci trouve racine dans l’être poète de Fourier qui, de Marx aux situationnistes, le préserve de la critique. Relégué dans l’espace poétique Fourier fonctionne comme une antithèse de Hegel. Mais cet espace poétique échappe à la clôture pour demeurer piste vers le futur. Il opère comme un mythe inversé, c’est-à-dire non plus posé comme prémisse, mais a priori.
À défaut de phalanstères et de modification radicale de l’urbanisme, Fourier apparaît dans la ville sous l’aspect d’un vide. C’est en négatif, en effet, que nous avons accès à lui. Là où il pensait flamboiement et profusion nous n’avons que le vide du non réalisé, comme trace béante d’une voie qui aurait pu être prise et qui fut abandonnée. Symbole, le socle nu à l’angle du boulevard de Clichy et de la rue Caulaincourt. L’hommage projeté en 1899 par l’école sociétaire et phalanstérienne, une statue en bronze le représentant assis, fut, symbole encore, déboulonnée et fondue par l’occupant nazi. Que le geste ait été allemand n’est sans doute pas si anodin ; que l’Allemagne ait pu, à l’époque se gargariser, Heidegger aidant, d’être la patrie de la philosophie, suffirait à expliquer le sort posthume de l’image du philosophe français. La raison aux prises avec ce qui la déborde. Mais que l’outrage n’ait jamais été réparé ; qu’aucun politicien n’ait songé à remplir ce vide, est tout aussi éloquent. La force subversive de Fourier résisterait-elle aux habituelles procédures récupératrices ?
Anecdote, ou sommes-nous encore dans du symbolique ? Ce que les nazis firent pour du bronze, les policiers français l’accomplirent pour du plâtre. Place Clichy donc, le 10 mars 1969, nous sommes un lundi et il est 19 heures, « huit jeunes gens d’une vingtaine d’années, dit France Soir, viennent reposer Charles Fourier sur son socle. La copie est de plâtre finement bronzé, une plaque l’accompagne : « En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay-Lussac. » À croire que le symbole vaut son poids de bronze, puisque le surlendemain « il n’a pas fallu moins de trente gardiens de la paix et une grue pour remettre le socle à nu » poursuit France Soir. Sans doute l’épisode serait-il passé aux oubliettes de l’histoire, si L’Internationale situationniste ne l’avait repris en l’accompagnant de deux photographies, qui nous permettent de visualiser les premiers mots de 1’ « Ode » de Breton.
Hasard des événements, concomitance fortuite, sur la page même où est relaté le présent épisode, un encart tiré du Figaro littéraire est reproduit : « Le président Edgar Faure est gentiment venu féliciter son épouse (qui vient de recevoir le Prix Sainte-Beuve). Preuve était faite, poursuit le Figaro, qu’en 1968 un jury peut encore siéger sans être chahuté. » Parallèle simple, simpliste pourra-t-on dire, que de mettre en relation le fouriérisme bourgeois et culturel du politicien franc-comtois et celui tout en geste des « enragés ». Subsiste que là où il entérine le vide, ces derniers visent le plein de la présence matérielle.
L’enjeu n’est pas que symbolique ; L’Internationale situationniste repère dans les deux situations deux attitudes de renversement de sens. En effet si le chroniqueur du Figaro littéraire peut se satisfaire de ce prix donné tout en douceur, il ne manque pas de remarquer que Guy Debord fut tout d’abord pressenti. Or ce dernier prévenait par avance son éditeur :
Comme vous le pensez je suis radicalement hostile à tous les prix littéraires. Faites le donc savoir, s’il vous plaît, aux personnes concernées, pour leur éviter une bévue. Je dois même vous avouer que dans une si regrettable éventualité, je serais sans doute incapable d’empêcher des voies de fait : les jeunes situationnistes s’en prendraient sûrement au jury qui aurait décerné une telle distinction, par eux ressentie comme un outrage.
La mise en garde contre toute récupération, amène l’institution à se replier en douceur et à tourner sur son propre vide de sens. C’est par un détournement de sa propre avidité à ingérer l’autre, qu’elle se retourne sur ses bonnes manières. En même temps, qu’elle se plie à l’injonction de Debord indique sa crainte et sa limite, c’est-à-dire le scandale et la critique radicale : ce qui précisément désigne l’essence-même de toute situation subversive.
Fourier est là, à la croisée d’une telle subversion. Au-delà de l’aspect symbolique évoqué, le chroniqueur de l’Internationale situationniste repère la date. Le détournement ou la réinstallation de Fourier, a lieu « au moment même où commençait une grève générale d’avertissement soigneusement limitée à vingt quatre heures par l’ensemble des bureaucraties syndicales. » Et le rappel des émeutes de 1968 vient comme pour signifier la dérision du commandité, du limité, en regard du spontané. L’art du détournement contre celui de la récupération : pas plus que l’auteur qui le refuse pour son écrit un acte ne saurait être récupéré s’il est suffisamment explicite. Qu’en est-il dans le second déboulonnage de la statue de Fourier ? Est-ce le personnage même et toute la portée méconnue et d’autant refoulée de ses écrits ; la signature de ses admirateurs et le renvoi au tout chaud mai 68 ? Arrêtons-nous à la liaison, Fourier est symbole révolutionnaire ; cela d’autant plus qu’il échappe à toute récupération : comme quoi on n’élèverait pas impunément des statues. Singularité du procédé remarquée, qu’enragés statufient : l’Internationale situationniste rapporte « et l’Aurore, pour une fois véridique, faisait remarquer que la chose était notable car les enragés ne rendent pas tant d’hommages. »
Il y aurait donc ce lien entre la radicalité politique et l’image de Fourier. L’anecdote est signifiante tout comme l’insistance maintes fois appuyée de L’Internationale situationniste. La liaison se prolonge via L’Internationale situationniste dans les courants de l’avant-garde tant esthétique que politique. Lien dis-je, dont les multiples renvois à Fourier sont signes. Lien donc. Mais en même temps qu’il s’impose comme une constante s’en éclaire la particularité détonante : il est plus d’allusion que d’échange ; de référence que de théorie. Vide encore. Nulle part de rapport du texte au texte par creusement ou rebondissement : uniquement de l’allusion. En cela Fourier pourrait bien être singulier : être référence sans être lu. Ou son œuvre se donne là comme un achevé que la discussion et la confrontation évitent. Évitement et attirance, Fourier serait dans l’entre-deux d’antagoniques. La position est-elle singulière ou ne fait-elle que répéter le sort de tous les utopistes ? Il s’agirait alors d’une particularité de l’utopie ; à se donner comme système clos sur lui-même, il échapperait à l’analyse extérieure. Fourier n’est alors pas discuté parce qu’indiscutable. En cela est pointée la réussite du projet, du moins dans son aspect littéraire, sa langue échappe à la langue, elle atteint au but de l’utopie comme discours auto-fondé se développant sur ses propres règles. C’est en cela qu’elle est irrécupérable. Et voudrait-on y voir plus clair, un piège sans doute se refermerait sur le lecteur aventureux. Queneau repère la logique de la construction et délimite un agencement des séries qui « n’expriment pas seulement des répartitions statistiques, elles décrivent des évolutions et expriment le mouvement, le mouvement des choses elles-mêmes [1]. » A parcourir les séries, à en dégager une logique d’évolution, « on passera donc de la série quasi-binomiale et par conséquent de ’basse espèce’ : 1-2-3-2-1 à la série plus raffinée 1-8-1-13-1-7-1 on pourra également comparer avec le plan de la préface le tableau du ’clavier planétaire’ : K-7-T-K-5-T-F-K-8-T-K-4-T »..., Queneau prendrait Marx au mot. Il n’y aurait en effet aucune compréhension possible de Fourier dans l’évitement de l’étude de ses fameuses séries ; c’est ainsi que Marx dans L’Idéologie allemande critique la façon dont Grün rend compte de Fourier :
Il ne lui vient pas à l’idée de montrer comment Fourier a été conduit aux séries, ni comment lui et ses disciples ont construit des séries. De telles constructions, absolument comme la méthode hégélienne, ne peuvent être critiquées qu’en montrant comment il faut les faire et en prouvant ainsi qu’on les domine.
Mais là où Queneau tente le jeu de la compréhension, Marx l’évite et renvoie la construction à un « humour naïf ». Retenons néanmoins à la suite de Queneau les deux points qu’il souligne chez Marx. Tout d’abord la nécessité de la compréhension, préalable à toute critique. Que le travail expérimental de Queneau n’ait été ni précédé, ni relayé montre, outre la difficulté de la tâche, la faculté de résistance de l’écriture fouriériste. Elle relève d’une autre logique. En ce sens Fourier est bien le premier à matérialiser le pas à-côté de la philosophie. Il parle de là où il veut nous conduire, alors que la philosophie jusqu’à lui, se contente de délimiter l’autre lieu sans jamais, à quelques exceptions près dont Sade et plus tard Nietzsche, s’y tenir. C’est précisément dans le pas à-côté — que Fourier théorise dans l’écart absolu — que réside la capacité de résistance à toute récupération. Ce qui le distingue du marxisme de qui, à force de récupération on peut dire avec Jaime Semprun que, jusqu’ici « il a servi à peu près à tout le monde, sauf aux prolétaires eux-mêmes [2]. » A la récupération, comme contre emploi de la théorie, Fourier impose des marques telles qu’il faudrait savoir entrer dans son système ; or on n’y entre pas si aisément. Obstacles, l’écriture et son étrange rationalité. Elle est, et nous touchons le second point souligné par Marx, le parfait opposé de celle de Hegel. C’est sur cette opposition que Queneau axe sa lecture et rend à Charles Fourier ce que la tradition attribuait à son homonyme mathématicien. Il aboutit à montrer que pour Marx et Engels l’opposition se résout dans une complémentarité des deux modèles que sont Hegel et Fourier (« la dialectique de Fourier avait (du moins en apparence) un avantage sur celle de Hegel, celle de pouvoir s’engrener sur la science (quantifiée) »), ou encore (« on peut se demander pourquoi Marx et Engels ont éprouvé le besoin d’aller chercher ailleurs [que chez Hegel] un autre aspect, une autre forme de la dialectique, et dans la théorie sérielle de Fourier un complément ou un supplément à la dialectique hégélienne. ») [3]
Arrêtons-nous ici pour noter par delà cette complémentarité, l’absolue incompatibilité. Non qu’il faille voir ici contradiction ; disons que Fourier échappe là où il n’est pas lu ; tandis qu’on adhère à Hegel d’autant plus qu’on le lit. Se dit ainsi que les deux modèles contemporains l’un de l’autre, dessinent chacun un axe de renouvellement de la pensée. Qu’on ait lu Hegel jusqu’à en matérialiser les mots et qu’en contre-partie on ait délaissé Fourier n’est pas si anodin. L’un a façonné le réel, l’autre son imaginaire. En ce sens si Nietzsche, qui pourtant n’affectionnait guère Hegel, a pu dire que nous sommes tous hégéliens, nous pourrions ajouter que si nous vivons tous dans un monde « à la Hegel », nous y rêvons « à la Fourier ». Dans la part du rêve, le non-lu se déroule en séries combinées à l’étrange logique, dans la part du réel s’impose la dialectique. Entre les deux peut-être ceci, fondamental en regard de la théorie, si anodin en apparence : l’écart, le pas à-côté. La pertinence de Hegel vient de son évitement, celle de Fourier de son application. Hegel prolonge la déjà longue histoire de la philosophie, il vient après et dans la suite de Kant ; Fourier vient d’ailleurs.
De cet ailleurs, fondé sur le doute radical et l’écart absolu, les exégètes n’ont finalement que peu dit. Retenons que de cette position Fourier contourne l’obstacle de la rationalité et aborde le monde par sa face cachée en se détournant ainsi de la surenchère des modifications et reformulations propres à l’état de civilisation. C’est sans doute de n’y être pas allé voir qu’on a pu reléguer sa construction dans le poétique. Elle y confine certes grâce à la centralité de l’imaginaire, mais elle y échappe par la rigueur « rationalisante » du propos. Si Marx entrevoit la nouvelle raison derrière le poétique, il n’en relègue cependant pas moins en ce dernier lieu Fourier : « Quelques-uns de ces romans, par exemple le système de Fourier, sont empreints d’un esprit vraiment poétique ; d’autres comme ceux d’Owen et de Cabet, sont sans la moindre poésie [4]. » Nous verrons dans la relégation non pas un rejet dans le chimérique mais bien une positivité du poétique. Elle pointe chez Marx et lui permet de rejeter les comptes d’apothicaires d’Owen et Cabet dont les « romans » sont « construits à la manière d’un bilan commercial ou avec une sorte de ruse procédurière, collant ainsi parfaitement aux idées en cours dans la classe qu’il s’agissait de ’travailler’. » Marx voit opportunisme dans la pseudo restitution comptable, ainsi d’ailleurs que dans la tentative de traduction du poétique par des disciples, d’un système qui les déborde de tous points : « Combien le contenu réel de ces systèmes réside peu dans leur forme systématique, c’est ce que prouvent mieux que personne les fouriéristes orthodoxes de la Démocratie pacifique qui, tout orthodoxes qu’ils sont, se situent exactement aux antipodes de Fourier puisqu’il s’agit de bourgeois doctrinaires. » En ceci le poétique serait résistance ; barrière authentique à toute tentative récupératrice. C’est en tout cas cette position que relaie, à la suite de Marx, l’Internationale situationniste.
Ici, encore pas d’exégèse, une référence continue, souvent allusive, signe la place de Fourier. Elle passe par la dimension poétique et s’assure, comme chez Marx, comme un pôle de radicalité où s’abolirait toute tentative contraire ou trop proche, à la manière de ces amis qui veulent du bien. L’axe de la critique qui voit Fourier entrer en scène envisage le statut du langage. Les situationnistes voient en lui le lieu de la matérialisation des enjeux du pouvoir : « Le problème du langage est au centre de toutes les luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente ; inséparable de l’ensemble du terrain de ces luttes. Nous vivons dans le langage comme dans l’air vicié [5]. » La poésie est, dans ce registre, un moment de l’éclatement de la mainmise : « La poésie doit être comprise en tant que communication immédiate dans le réel et modification réelle de ce réel. Elle n’est autre que le langage libéré. » Les situationnistes inversent ainsi la proposition des surréalistes et imposent la poésie comme première : « Il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie. C’est seulement ainsi que la révolution ne trahit pas son propre projet. Nous ne rééditerons pas l’erreur des surréalistes se plaçant à son service quand précisément il n’y en avait plus. » Le poète précède. La formule n’est certes pas neuve, mais elle s’enrichit, par delà son usage habituel lié au devenir de la raison, de son implication matérialisée dans l’histoire et les révolutions : « Toute révolution, poursuit le rédacteur de l’Internationale situationniste, a pris naissance dans la poésie, s’est faite d’abord par la force de la poésie. »
Fourier apparaît en ce point ; comme poète donc, plus que comme théoricien. Mais la distance vaut-elle encore ? Pas sûr : « Fourier et Pancho Villa, Lautréamont et les dinamiteros des Asturies [...], les marins de Cronstadt ou de Kiel et tous ceux qui, dans le monde, avec et sans nous, se préparent à lutter pour la longue révolution, sont aussi bien les émissaires de la nouvelle poésie. » Les situationnistes débordent une fois encore les surréalistes et à la poésie « au besoin sans poème » de ceux-ci, ils superposent la poésie « nécessairement sans poème ». Que Fourier apparaisse ici, en compagnie de Lautréamont, le désigne comme un redistributeur de la langue ; qu’ils soient associés aux mouvements révolutionnaires rappelle la liaison de la langue aux choses. Ils constituent, à manipuler théories (Fourier), mots et images (Lautréamont), faits et choses (Pancho Villa), « le moment de la poésie réelle ». Ce qu’il s’agirait de comprendre comme une mise entre parenthèse hors l’ordre du monde. Attente que cela trouve matière (« notre époque n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à les exécuter »), le moment de la poésie réelle (« qui a tout le temps devant elle ») est le laboratoire du futur. Alors que la poésie ancienne subsiste comme une réserve dont se nourrit la pensée universitaire, la poésie réelle tient le cap de ses exigences par delà tout compromis. Tant que les choses ne sont pas devenues ses mots, la poésie demeure.
Fourier donc, dans l’espace du non-compromis, dans le temps de l’attente. C’est de ce qu’il est poète qu’il demeure d’actualité et qu’aucun pouvoir sur les mots et les choses ne saurait l’enfermer. L’être poète de Fourier, de Marx aux situationnistes, le préserve de la critique et le promeut réceptacle du monde à venir. Qu’un autre poète le reconnaisse et entérine l’être-réceptacle (« Fourier on s’est moqué mais il faudra bien qu’on tâte un jour bon gré mal gré de ton remède. [6] ») ne fait que prolonger ce qui pourrait devenir légende. Subsistent quelques éléments qui seraient à lire comme base du comportement révolutionnaire. Tout d’abord quant au mot-même de révolutionnaire, il serait compris dans un sens proche de l’ontologie comme celui qui a fait le pas à- côté. Le texte preuve, de parce qu’il vient de là, se caractérise tout d’abord par son être poétique qui fonctionne dans deux directions : 1) celle de réceptacle du à-construire ; 2) celle de la théorie actuellement inaccessible. Il n’est pas sans signification de repérer que les seuls à avoir pu tirer quelque sens des articulations théoriques et conceptuelles dans les séries sont précisément deux poètes (Breton et Queneau). D’autre part, par sa situation extrême, le texte de Fourier devient le symbole même de la non compromission. En cela, à une époque où tout n’est plus que mesuré à l’aune du consensus et du compromis, Fourier tient, plus que jamais, le cap vers ce monde à issure du doute et de l’écart absolus. Et si nous avons pu voir en quoi il était prêt au ménagement [7], jamais celui-ci n’aboutit au compromis. Ne pas heurter, c’est repousser la confrontation ; le compromis l’évite. Fourier tiendrait la position repoussoir que tout adepte du compromis rejette, celle de l’intransigeance. Voyons, par exemple, comment la philosophie contemporaine répète à sa façon les travers de ses devancières : « L’intransigeance rend malheureusement impossible toute recherche de compromis, note désolé Ricœur. L’intransigeance est incompatible avec la recherche de nouveau systèmes de références. Le compromis exige la négociation [8]. », et souvenons-nous comment Fourier savait fustiger.
Cependant, de par sa situation à l’extrême opposée de celle de Fourier, la proposition de Ricœur amène une compréhension. La position de Fourier est précisément celle de l’intransigeance, c’est en cela qu’effectivement elle ne saurait entrer dans un processus de négociation. Ce qui la coupe radicalement de toute récupération, mais aussi, revers de la médaille dit-on, la condamne à errer dans les marges de la théorie. Peut-être qu’effectivement il faudra bien un jour y tâter, mais auparavant sans doute sera-t-il nécessaire que la raison ait été amenée au point d’où elle pourra faire le saut. L’Internationale situationniste est en ce domaine un élément de l’avancée, et c’est bien dans un systématisation de l’intransigeance face au négociable qu’elle développe ses analyses. En cela elle est bien fouriériste et ce n’est pas abusivement qu’elle se réclame de lui : « Les faits sont privés de contenu au nom du communicable, au nom d’une universalité abstraite, au nom d’une harmonie pervertie où chacun se réalise en sens inverse. Dans une telle perspective, l’Internationale situationniste se situe dans la ligne de contestation qui passe par Sade, Fourier, Lewis Caroll, Lautréamont, le surréalisme, le lettrisme [9]. » L’harmonie de Fourier devient, toujours à partir de son être réceptacle, l’indication du contre mouvement (« L’espace-temps de la vie privée s’harmonisait dans l’espace-temps du mythe. A cette harmonie pervertie répond l’harmonie universelle de Fourier. ») La proposition est de Vaneigem, elle introduit à une compréhension du sens du réceptacle. En effet, l’harmonie première qui combinait la vie de l’individu aux données du mythe, se voit pervertie par l’abandon ou le rejet du mythe. En découle une parcellisation telle que chaque fragment d’individualité se transforme en sa propre négation : « Dès l’instant où le mythe cesse d’englober l’individuel et le partiel dans une totalité dominée par le sacré, chaque fragment s’érige en totalité. En fait, le fragment érigé en totalité, c’est le totalitaire. » L’espace poétique d’attente, dont Fourier est ici modèle, fonctionne comme un mythe non plus posé comme prémisse, mais a posteriori. Il y aurait comme un balancement du monde où l’équilibre premier aurait atteint sa propre limite (admettons que le mythe ait rempli sa fonction) laissant les éléments hors sens, en attente d’une nouvelle unification, mythe à sa façon. Dans le procédé, c’est une inversion radicale qui s’opère, le sens n’est plus donné comme une origine dont le réel actuel serait un temps de l’écoulement et donc de l’éloignement, mais comme un « à-construire ». Il n’est plus derrière nous mais bien devant nous. Sade, Lautréamont et Fourier sont dans cette perspective réceptacles du sens, indication d’une voie autre ; il attendent matérialisation, mais auparavant lecture.
Or, nous le répétons, c’est en tant que non-lu que Fourier trône. L’intransigeance radicale que reflète son écriture en limite la lecture. Et les situationnistes, pas plus que Marx et les autres n’ont franchi le cap de la lecture. Tout au plus en ont-ils délimité l’espace dans le poétique. Sans doute est-ce signe que dans les exercices théoriques proposés aux lecteurs de L’Internationale situationniste (« de quelques questions théoriques sans questionnement ni problématiques »), Vaneigem ait mis à la question l’Éloge de Charles Fourier, entre les Thèses sur l’utopie et les Conseils ouvriers. L’exercice qui vise à repérer « la valeur révolutionnaire » de celui qui s’y soumet, tend d’autre part à dégager « l’importance qu’il faut accorder dans les luttes actuelles » à ces questions théoriques. Subsiste que nulle part dans L’Internationale situationniste nous ne voyons paraître l’éloge requis et attendu. Serait-ce dire que Fourier est purement et simplement propulsé dans la sphère de l’attente ? Certes, si nous n’avons pas, à son propos, de réelle théorie, il n’empêche que des ponts sont tentés dont la conséquente bibliographie qui lui est consacrée demeure signe. Mais si la traque des universitaires tend à rationaliser ce qui relève d’une autre raison, la lecture des avant-gardes serait plus sur le mode de l’allusion et de la saisie ponctuelle dans le réceptacle poétique. Allusion à l’harmonie avons-nous vu, mais aussi à la préoccupation architecturale de Fourier.
Si changer le monde passe bien par une redéfinition du langage, une restructuration, celle-ci trouve illustration matérialisée dans la structure de l’habitat. Il en est des maisons comme des mots. Dans son numéro 6 (juillet 1954) la revue Potlatch publie un texte manifeste « Le bruit et la fureur », qui marque le passage du poétique à l’architectural : « Nous avons toujours avoué qu’une certaine pratique de l’architecture, par exemple, ou de l’agitation sociale, ne représentait pour nous que des moyens d’approche d’une forme de vie à construire. Seule une hostilité de mauvaise foi conduit une part de l’opinion à nous confondre avec une phase de l’expression poétique. » Et quand Asger Jorn rejoindra le rang des lettristes c’est, de même, cette préoccupation qu’il reprendra : « L’architecture est toujours l’ultime réalisation d’une évolution mentale et artistique ; elle est la matérialisation d’un stade économique. L’architecture est le dernier point de réalisation de toute tentative artistique parce que créer une architecture signifie construire une ambiance et fixer un mode de vie [10]. » L’importance accordée aux problèmes d’urbanisme vient souvent comme en réaction à ce qui s’élève. Les lettristes réagissent à ce qu’ils appellent la construction de taudis : « On ne peut qu’admirer l’ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter toute rupture d’harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les plans servent aux quatre coins de France [...] La plus belle réussite du genre semble être la ’cité Radieuse’ du génial Corbusier. » C’est devant l’apparition des premières constructions en cités, dont nous ne pouvons aujourd’hui que repérer la faillite, mais aussi la réussite (en regard des nécessités du pouvoir), que les lettristes en arrivent à privilégier la critique en ce domaine : « Le décor détermine les gestes : nous construirons des maisons passionnantes. » Le mot d’ordre est fouriériste ; de même que la préoccupation. Sans doute encore se génère-t-elle chez l’enfant Fourrier, dans les travaux qu’il n’a pas manqué de subir dans les rues du Besançon de son enfance. Subsiste en positif que le lien est marqué, des villes seront à construire. Dans son numéro 6, l’Internationale situationniste rend compte d’une réunion de travail consacrée à l’architecture, où Kotanyi proposait de construire une ville thérapeutique et « d’envisager la réalisation des architectures décrites par Sade », tandis que Nash (plus tard exclus) développait que « toutes les constructions utopiques ont été formulées sur la base d’une ville idéale. Nous sommes contre l’idéal. Nous avons à faire la critique du perfectionnisme idéaliste dans l’ancienne conception utopique (et cette critique de Fourier). Nous ne donnons rien comme satisfaisant. » Ici encore que du projet, les deux critiques n’ont pas vu le jour. Le point est néanmoins fait sur la centralité de Fourier en ce domaine ; rappelons combien son utopie est atypique. « La ville utopique, écrit Gilles Lapouge, copie les tracés du ciel. Au contraire dans le hameau primitif, toutes les lignes droites sont des lignes tordues, et si nous relevons des lignes courbes elles nous renvoient aux avatars de la circularité que propose la nature terrestre, l’arrondi d’une colline, le gonflement d’un sein... [11] » Michel Nathan remarque combien précisément « Fourier fonde [...] l’ordre du cosmos sur les avatars de la circularité, l’arrondi des collines et le gonflement du sein. Plutôt bouleverser l’ordre du monde que cet ordre fondé sur ces cercles- là [12]. »
C’est sur ce point que Potlatch éclatait contre le Corbusier :
Aujourd’hui la prison devient l’habitation modèle, et la morale chrétienne triomphe sans réplique, quand on s’avise que le Corbusier ambitionne de supprimer la rue. Car il s’en flatte. Voilà bien le programme : la vie définitivement partagée en ilots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontre ; la résignation automatique [13]. »
L’axe ainsi dessiné devient celui de la dérive situationniste (« Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées [14] ») où la rue est, bien sûr, l’unité de base. Et ici encore le lien à Fourier se répète notamment dans ces projets d’habiter la saline d’Arc-et-Senans : « L’Internationale situationniste va étudier l’aménagement, aux fins d’y construire plusieurs séries de situations, de l’ensemble des bâtiments édifiés par Claude-Nicolas Ledoux à la Saline-de-Chaux. » Le projet reprend celui des lettristes qui avertissaient : « le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs » et remarquaient le culte de la misère imposé par l’État capitaliste (« partout on s’est borné à l’abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés [15]. ») La réponse par la construction de situations qui fera « concourir une critique du comportement, un urbanisme influentiel, une technique des ambiances et des rapports », renvoie encore explicitement à Fourier : « Il faudra réinventer en permanence l’attraction souveraine que Charles Fourier désignait dans le libre jeu des passions. »
Du langage à l’architecture, de l’architecture à la gestion du temps, de celle-ci à l’exploration des passions, le cycle fouriériste se développe comme l’arrière-fond référentiel des mouvements de l’avant-garde, tant esthétique que politique. Il en est, avons-nous vu, l’espace réceptacle du sens, rôle qu’il tient de ce que la raison n’a pas encore su l’investir. Résistance donc. C’est en elle que réside la puissance du modèle de Fourier. Mais la difficulté de l’approche n’est sans doute pas, bien sûr l’unique cause du refus. Sa statue fut par deux fois déboulonnée, comme si la représentation subodorait le danger qu’il est pour elle. Celui-ci d’être son double dans le possible de ce qu’elle refoule comme impossible ; d’être le parcours du multiple là où elle ne vise que la réduction. Mais par dessus tout, d’être elle sous sa forme libérée, d’être elle dégagée de son service en vue de l’aliénation, d’être elle mieux qu’elle en quelque sorte.