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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Limousin, Antoine
Article mis en ligne le 16 mai 2017

par Desmars, Bernard

Né le 28 décembre 1807 à Saint-Étienne (Loire). Ouvrier passementier, chef d’atelier dans la rubanerie à Saint-Étienne. Auteur d’un rapport sur la condition des ouvriers rubaniers en 1848. Passementier à Paris dans les années 1860. Un des fondateurs de l’Association Internationale du Travail (ou Première Internationale) en 1864. Militant de la coopération.

Antoine Limousin est le fils d’un passementier. Il quitte l’école très tôt et est « attaché dès [son] jeune âge à un travail manuel peu propre au développement des facultés intellectuelles », déclare-t-il quelques années plus tard [1]. Il exerce la même profession que son père lors de son mariage en 1836 avec Françoise Vial, ourdisseuse et fille d’un passementier. Le couple s’établit dans la commune de Montaud, voisine de Saint-Étienne ; une fille, Claudine, y naît en 1839 suivie en 1840 d’un garçon, déclaré avec le prénom de Mathieu, mais généralement appelé Charles ou Charles Mathieu Limousin.

Dès les années 1840 au moins, il est en relation avec l’École sociétaire. Il adresse en 1847 à la rédaction de La Démocratie pacifique des renseignements sur la Maison du Refuge de Saint-Étienne, qui accueille des jeunes filles orphelines, fugueuses ou enfermées sur la demande des parents. Grâce à des renseignements fournis par une ancienne pensionnaire de l’établissement, il décrit très précisément les conditions de vie des jeunes filles ; il dénonce les « abus » et les « turpitudes » dont elles sont les victimes [2]. Plusieurs articles paraissent dans le quotidien fouriériste à l’automne 1847 pour signaler les mauvais traitements dont souffrent les filles hébergées ou détenues au Refuge de Saint-Étienne [3].

L’enquête de 1848 sur la condition des rubaniers

En 1848, Antoine Limousin est chef d’atelier dans le secteur de la rubanerie : c’est-à-dire qu’il possède un (ou plusieurs) métier(s) à son domicile ; un « fabricant » lui procure la matière première et reprend le produit fini. On ignore s’il travaille seul, avec des membres de sa famille ou avec des ouvriers.

Après la révolution de Février, alors que la crise économique a mis au chômage un grand nombre de travailleurs, les chefs d’ateliers et les ouvriers du secteur de la rubanerie désignent des délégués pour composer un « conseil général », chargé de défendre leurs intérêts face aux fabricants. Ce conseil décide également de répondre à l’enquête industrielle lancée par l’Assemblée constituante. Antoine Limousin rédige le rapport, « accepté par la majorité des délégués ». Dans son texte, qui, à la différence des autres rapports stéphanois, fait l’objet d’une impression, il décrit minutieusement les conditions de vie des rubaniers. Il souligne la longueur de leur journée de travail, leur dépendance à l’égard des fabricants, la faiblesse et la précarité de leurs revenus. Il décrit aussi les logements, l’alimentation et les tenues vestimentaires des travailleurs. Il s’appuie sur son expérience personnelle et sur celle de ses camarades ; mais il utilise aussi des statistiques, parfois collectées par les ouvriers, parfois issues d’institutions officielles, pour montrer les difficultés de la vie quotidienne des catégories populaires stéphanoises, et en particulier des rubaniers.

Le texte de Limousin fait écho à certaines préoccupations fouriéristes : la critique du commerce et des « commissionnaires, êtres parasites entre le producteur et le consommateur » [4] ; la crainte des « falsifications [alimentaires] qui détruisent la santé » [5]. Des expressions, qui sont familières aux lecteurs de Fourier et de ses disciples, reviennent régulièrement sous la plume de Limousin pour décrire le secteur de la rubanerie, caractérisé par « la féodalité industrielle » [6] ; les maux endurés par les ouvriers sont liés à « l’incohérence, la fausseté et la subversion du milieu dans lequel nous vivons » tandis que le chômage et la misère sont « les tristes effets du défaut d’organisation, de l’incohérence, du chaos dans lequel le commerce et l’industrie sont plongés » [7] ; « la division, le morcellement, poussés dans ses [sic] dernières limites, produit [sic] l’incohérence, la concurrence anarchique des fabricants et même des ouvriers entre eux » [8].

La solution aux maux des ouvriers : l’association

Cette influence fouriériste ne se remarque pas seulement dans le vocabulaire utilisé, mais aussi dans les solutions préconisées par Antoine Limousin :

le remède à tous ces maux présents et à venir est dans l’association, qui réunit en elle-même les avantages du morcellement et ceux de la concentration et fait disparaître les vices de chacun de ces deux systèmes établis isolément […] L’association seule peut amener la concorde et la fraternité, en faisant disparaître la misère et en accordant à tous les fonctionnaires [c’est-à-dire les travailleurs] d’une même industrie une part équitable et proportionnelle.

[…] nous croyons qu’une large application des principes sacrés de l’association est seule capable de nous tirer d’une manière complète du joug humiliant de la misère de l’ignorance, de la servitude et de l’exploitation. Ce n’est que par l’association que nous pouvons obtenir des améliorations radicales et positives, la garantie et la jouissance de tous nos droits politiques et sociaux. […] C’est dans l’association que les hommes, tous liés d’une manière intime par la grande loi de solidarité universelle, loi divine, loi de justice et d’amour qui réunit tous les membres de la grande famille humaine en un seul et même corps, anéantiront le règne du mal pour inaugurer le règne du bien, du bonheur, de l’amour et de la fraternité. C’est par l’association que disparaîtront ces conflits sans nombre, ces luttes perpétuelles et ces guerres fratricides […]

L’association appliquée à quelque industrie que ce soit amènera toujours une plus grande abondance, le perfectionnement et la supériorité des produits, une immense économie sur les dépenses domestiques : appliquée à la rubanerie, elle en assurerait la conservation à notre cité [9].

Cette association, précise Limousin, doit être « libre et volontaire » et procéder à « une répartition équitable et proportionnelle, en tenant compte des trois éléments de la production, Capital, Travail et Talent ». D’ailleurs, annonce-t-il, « nous préparons le plan d’un objet d’association que nous présenterons au Gouvernement et à l’Assemblée Nationale » [10].

Limousin propose aussi que l’on entre « dans la voie des garanties sociales, des améliorations radicales et positives par des institutions d’encouragement, de crédit, de prévoyance » ; il souhaite que l’on favorise les innovations industrielles, mais aussi que l’organise un système de retraite et des établissements accueillant les invalides, des crèches et des salles d’asile pour les petits, des boucheries et des boulangeries communales, des assurances, etc. [11] Ses préoccupations s’étendent aussi au développement de l’agriculture et à l’aménagement du monde rural. Il faut

par tous les moyens faire disparaître la misère, l’ignorance, l’usage et l’agiotage. Détruire partout le monopole de la féodalité financière et industrielle. Attirer vers les travaux des champs les bras inoccupés de l’industrie. Attirer au travail utile bon nombre des agents intermédiaires et parasites entre le producteur et le consommateur, en un mot, du commerce. Créer des armées industrielles pour les grands travaux d’utilité publique, tels que : encaissement et endiguement des rivières et des fleuves et reboisement des montagnes, enfin établir une répartition plus équitable entre tous les membres de la société, des produits de la richesse publique, et, en définitive, l’association [12].

Enfin,

l’Association industrielle, domestique et agricole d’une commune entière peut, par ses dispositions architecturales, par les rapports d’affinités de caractères et d’industries, par le lien et la solidarité de tous les intérêts, réaliser à tout jamais le règne de Dieu et de sa justice, le règne de la fraternité [13].

Sans doute Antoine Limousin et sa famille quittent-ils ensuite Saint-Étienne pour se rendre à Paris. En 1853, il demeure dans la capitale et déclare la profession de « veloutier-passementier » quand il dépose une demande de brevet pour un système de « fabrication du velours épinglé ou frisé sur un métier à la barre et de teinture de ce velours » ; il perfectionne son invention à deux reprises : en 1854 – il est toujours « veloutiers passementier » et demeure à Paris, rue Ménilmontant – et en 1856 ; il se présente alors comme « fabricant de velours » et demeure place Montaud, à Saint-Étienne [14]. Sa domiciliation dans le chef-lieu de la Loire et son état de « fabricant » sont confirmés par le recensement de la même année [15].

Quelques années plus tard, la famille retourne à Paris et s’établit rue de l’Orillon, dans le quartier de Belleville. En 1865, Antoine Limousin dépose avec un nommé Blanchon une nouvelle demande de brevet pour « un genre de tissu brodé avec perles par fils tirés » ; les deux hommes sont passementiers. Ce brevet reçoit des compléments en 1866 et 1867 [16].

Association Internationale du Travail et coopération

Dans les années 1860, Antoine Limousin participe à l’organisation du mouvement ouvrier, même s’il est parfois difficile de distinguer son rôle de celui de son fils Charles. On ignore ainsi si c’est Antoine ou Charles qui signe le « Manifeste des Soixante » en février 1864 [17]. C’est en tout cas Antoine qui fait partie de la délégation des ouvriers français à Londres le 28 septembre 1864 ; à Saint-Martin’s Hall, ces délégués fondent avec des représentants d’autres pays l’Association Internationale des Travailleurs [18]. C’est encore lui qui, lors de la constitution de la section parisienne de cette Première Internationale, est nommé secrétaire-correspondant aux côtés de Tolain et de Fribourg. Des ennuis de santé l’obligent cependant à céder rapidement sa place à son fils [19].

En 1865, il participe à la création d’une coopérative de consommation, l’Association coopérative d’approvisionnement et de consommation de Belleville-Paris. Puis, cette société s’étant rapidement disloquée, il contribue à la fondation d’une seconde coopérative, La Fourmilière, à l’existence également éphémère [20].

Bilan et avenir du fouriérisme

Les difficultés que l’on éprouve à distinguer l’action du père de celle du fils Limousin concernent aussi l’École sociétaire. Par exemple, on ne sait lequel est abonné à La Science sociale en 1869-1870 [21]. Cependant, à partir de 1872, c’est bien Charles qui collabore à la rédaction du Bulletin du mouvement social et qui en devient le principal rédacteur en 1874 ; la même année, son père Antoine publie dans cet organe un long article dans lequel il esquisse une histoire de l’École sociétaire et dresse un tableau désenchanté de la situation présente [22] : il rappelle que l’École sociétaire a connu « un mouvement ascendant bien accentué » sous la monarchie de Juillet en attirant « une pléiade d’hommes de valeur » ; « pendant les dix années qui précédèrent la révolution de 1848, elle eut un grand rayonnement et fut, à bon droit, considérée comme une puissance » ; mais les événements politiques sous la Seconde République et le Second Empire ont enrayé le développement de l’idée et de l’organisation phalanstériennes.

Est-il besoin de dire que, depuis 1848, l’école a été constamment en phase descendante, que, depuis cette époque, le nombre des adhérents n’a cessé chaque jour de diminuer ? La mort a déjà fauché bon nombre de nos coreligionnaires et des meilleurs ; l’unité de l’école, qui faisait autrefois sa puissance, est aujourd’hui détruite, et on rencontre fréquemment d’anciens phalanstériens, autrefois orthodoxes, et qui maintenant font toutes sortes de réserves sur la théorie de Fourier.

Certes, « il reste encore, malgré les déceptions, un groupe de phalanstériens à conviction inébranlables », mais qui « malheureusement, par la force des choses, se trouvent réduits à l’impuissance ».

Il faut aussi noter, ajoute Limousin que si « l’École n’a pu réaliser le phalanstère, elle a vulgarisé le système, elle l’a répandu sur le monde, où il doit infailliblement fructifier » ; ainsi,

les principes et le langage même de la science sociale se trouvent aujourd’hui employés dans des livres et dans la presse périodique. On peut à juste titre revendiquer aussi pour le compte de la propagande divers établissements, tels que le Familistère de Guise, créé par notre condisciple M. Godin ; l’école rurale de Ry, fondée par le docteur Jouanne ; la colonie de Beauregard, du docteur Couturier ; la société en participation, de M. Leclaire, etc.

Mais ces entreprises, quelle qu’en soit la valeur, n’ont pas la même force que l’édification d’un phalanstère. Sous la monarchie de Juillet, « l’École eût pu tenter la réalisation », et, écrit-il en 1874, il faisait alors partie de ceux qui soutenaient cette orientation, désormais devenue impossible. Certes, la voie garantiste, c’est-à-dire procédant par étapes, en juxtaposant mutuelles, coopératives, associations diverses, a « une importance sociale »

Mais cette importance […] peut-elle entrer en parallèle avec celle qu’aurait l’établissement d’un phalanstère, même réduit à 400 enfants ? […] Je n’entends pas dire que les phalanstériens doivent dédaigner les institutions du Garantisme […] ; je veux simplement constater que l’École est désormais impuissante à suivre la voie indiquée par Fourier [23].

Même si la science sociale s’est diffusée dans la société, il est douteux que « l’impulsion donnée au mouvement social par la propagande soit assez puissante pour le guider dans la direction phalanstérienne » ; aussi l’avènement du Nouveau Monde ne peut être dans ces conditions qu’une « marche lente à travers les siècles, accompagnée de toutes les catastrophes et de toutes les péripéties ».

Pourtant, « la solution du problème économique réside toute entière dans l’association comprenant tous les éléments de la production » et « les mots sacramentels, Liberté, Égalité, Fraternité, ne seront jamais qu’un leurre, sans le travail attrayant, qui ne peut être réalisé que par l’organisation des séries passionnelles ».

Antoine Limousin termine ses « réflexions bien amères et bien attristantes pour [ses] coreligionnaires comme pour [lui]-même » par deux prévisions concernant l’avenir de la théorie fouriériste :

il me semble qu’à moins d’événements imprévus, dans quelque vingt-cinq ans d’ici la découverte de Fourier sera passée à l’état de mythe et ne sera connue, sauf une minime exception, que de quelques archéologues philosophes, qui la classeront à côté des vieilles utopies de Campanella, Thomas Morus et Swedenberg [sic]. Cette opinion n’est-elle pas d’ores et déjà celle des gens qui ne connaissent les œuvres de Fourier que d’une manière très vague ?

Pourtant, la valeur scientifique de la théorie demeure, et

tôt ou tard, la découverte de Fourier doit recevoir son application ; car elle est la loi des destinées humaines, et fait partie des lois universelles […] peut-être dans un siècle, un homme au-dessus de ses contemporains, un nouveau Just Muiron, en comprendra la haute valeur et trouvera probablement un milieu plus apte à la réaliser. Ne se pourrait-il pas aussi qu’un nouvel inventeur fît la même découverte et la produisît sous une forme nouvelle ?

Cet article de 1874 est la dernière manifestation de l’engagement fouriériste d’Antoine Limousin. Aucune information n’a pu être retrouvée sur ce qu’il fait ensuite ainsi que sur la date et le lieu de sa mort.