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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Notes de lecture
Article mis en ligne le 30 mai 2020
dernière modification le 8 décembre 2016

Rubrique coordonnée par Thomas Bouchet et Nathalie Brémand

Arrigo Colombo, Trilogia della nuova utopia, 3 : La chiesa, La sua defezione – dal progetto evangelico di comunità fraterna et dal progetto et processo di liberazione dell’umanità –, Mursia, Milan, 275 p. Par René Schérer

L’Église, une mission impossible ? – Avec ce troisième tome se conclut la quête, par Arrigo Colombo, fondateur et directeur du centre de recherches utopiques de Lecce, de la formulation d’une Nouvelle utopie. C’est en effet la fin, mais non l’arrêt, car toujours prospective et sans cesse ouverte, d’un cycle qui a débuté en posant l’idée directrice que l’histoire de l’humanité est parcourue et guidée par le projet immanent d’une recherche de justice et de fraternité. Les deux premiers moments de la trilogie ont consisté à établir comment, loin de se cantonner dans des écrits, se résoudre en propositions idéales, un tel projet n’a été, au cours des siècles de l’histoire, que l’énoncé d’un mouvement réel ; l’utopie, les utopies, étant l’expression et le ressort de celle-ci, dans une marche progressive. Si l’Église occupe cette fois à part entière ce dernier volume, c’est sans doute en raison de la singularité de sa position entre toutes les composantes, tous les facteurs du développement et de l’idéologie historique. L’Église – et ici, il s’agit en tout premier lieu de l’Église catholique, relève à la fois de l’ordre de l’idéal et de la promesse (la nouvelle évangélique) hors du temps réel, se plaçant dans une incontestable transcendance, et au cœur de ce temps, de l’histoire se faisant, en tant qu’ingrédient ou élément du réel lui-même. À son essence autonome, idéale, il convient donc d’associer une adhésion au « monde » et à son actualité qui pourra également recevoir le nom de « compromission ». La thèse d’Arrigo Colombo, le fil de sa démonstration rigoureuse et serrée au cours des sept chapitres qui épousent le déroulement chronologique de l’histoire, est d’exposer la compromission du projet initial de société évangélique par les formes politiques de la monarchie et de l’Empire, sa dégradation depuis la communauté fraternelle et juste des origines en ratification, approbation, accentuation des privilèges, inégalités et interdits. D’une société de justice promise, nous assistons au passage à une société d’exclusion et de violence. L’Église n’a cessé de ratifier les guerres ou de les engendrer, de multiplier et de sanctionner par ses lois et règles, les répressions, dans les domaines de la vie intime, de la jouissance sexuelle et de la procréation. Est-elle en mesure de se délivrer de ces contraintes, et de retrouver la source utopique vivifiante des origines ? Comme elle occupe dans la période contemporaine de l’histoire une place qui lui réserve encore une direction spirituelle incontestable, on comprend que la problématique posée ici reste cruciale, en concluant autour du statut actuel de l’Église la question de l’expression d’une utopie nouvelle. Sans doute l’auteur ne prétend-il pas donner à sa recherche une tournure religieuse – entendons qu’il ne parle pas en homme d’Église ni au nom de celle-ci ; mais il ne peut faire qu’à l’utopie soit associée une certaine forme de religiosité ; à la manière dont Fourier pouvait déplorer, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècle « l’esprit irreligieux des modernes » et souhaiter, à la faveur d’une pensée utopique, donner à l’humanité une croyance, un enthousiasme, un élan. Le lecteur pourra retenir surtout, en tout cas, qu’il ne peut y avoir de religion valable sans utopie, que c’est elle qui lui donne sens en permettant à l’humanité de dépasser les limites mesquines du présent et de son réalisme aussi trivial qu’impuissant. Désirant étendre son propos à toute religion, Arrigo Colombo prend soin, pour conclure, de préciser qu’il s’est attaché à l’analyse de l’Église catholique en ce qu’elle contient encore d’étincelle évangélique. L’islam lui paraît s’être immobilisé malheureusement, autour des prescriptions et des rituels. Si ce n’est, conviendra-t-il d’ajouter, en son aspect philosophique ou soufiste, avec l’ère des « Lumières » due à Ibn Rochd (Averroès) ou celle d’un mysticisme dont, avec Al-Halladj, Louis Massignon a su raviver le drame passionné.

Jessica Dos Santos, L’Utopie en héritage. Le Familistère de Guise, 1888-1968, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2016, 452 p. Par Bernard Desmars

Le Familistère de Guise a déjà fait l’objet de nombreux travaux. La plupart d’entre eux insistent surtout sur l’œuvre de Jean-Baptiste Godin, qui, ayant rejoint l’École sociétaire dans les années 1840, s’en éloigne après l’échec de la colonie de Réunion (Texas) ; à partir d’une lecture critique du fouriérisme et des autres socialismes, il élabore une réflexion personnelle présentée dans Solutions sociales (1871) ; en même temps, il développe son entreprise de fabrication de poêles et édifie un ensemble de bâtiments (logements, théâtre, écoles, économat, etc.), c’est-à-dire le Familistère de Guise, complété par une usine et des logements du côté de Bruxelles. Mais la période postérieure à la mort du fondateur (1888) est beaucoup moins connue. Cette lacune est désormais comblée grâce au remarquable travail réalisé par Jessica Dos Santos. Dans un ouvrage issu d’une thèse soutenue en 2012 à l’université de Lille III, elle observe ce que devient l’association mise en place en 1880 pour gérer à la fois la fois les usines – et principalement celle de Guise, de loin la plus importante – et les divers équipements collectifs. Qu’en font les héritiers ? Comment adaptent-ils le Familistère aux nouvelles conditions industrielles, caractérisées par une concurrence croissante ? Que devient le « Palais social » construit par Godin, alors que les besoins collectifs et les normes législatives changent profondément dans le domaine du logement, de l’éducation, de la protection sociale ? Que devient surtout le projet familistérien, conjuguant principes démocratiques, promotion sociale et amélioration des conditions de vie matérielles ?
L’ouvrage est divisé en trois parties : « Le temps du deuil (1888-1914) » qui, en réalité, comprend aussi une présentation de l’œuvre de Godin des années 1860 aux années 1880 ; puis « D’une guerre à l’autre, un héritage à reconstruire (1914-1938) », et enfin, « Évoluer pour survivre (1938-1968) ». Au-delà de ce découpage chronologique, on peut noter dès le début du XXe siècle certains caractères qui vont s’accentuer au fil des décennies. Ainsi, l’auteur relève une fermeture progressive du milieu familistérien : accéder aux logements et aux avantages ainsi qu’aux postes de responsabilité est de plus en plus difficile pour ceux qui viennent de l’extérieur. Les logiques de l’ancienneté et de l’hérédité témoignent de l’attachement des ouvriers et de leur famille à l’entreprise ; mais elles contreviennent aux principes méritocratiques mis en avant par Godin ; elles sont également à l’origine de tensions entre les Familistériens et les ouvriers « du dehors », qui voient s’éloigner la possibilité d’accéder aux avantages dont bénéficient les premiers. Les relations entre les ouvriers et l’encadrement se dégradent aussi. Cela tient aux différences de salaires, mais surtout à la coupure qui se développe entre les administrateurs gérants et le personnel de l’entreprise. Les premiers adoptent peu à peu des comportements de dirigeants d’une entreprise classique, adhérant aux structures patronales de leur secteur professionnel, insistant sur la lourdeur des charges sociales imposées par le système familistérien et dénonçant les efforts insuffisants des ouvriers. Dès le début du XXe siècle, « les discours des gérants semblent globalement considérer l’œuvre sociale du Familistère selon un point de vue qui, cette fois, les rapproche effectivement du paternalisme » (p.142). D’ailleurs, les dirigeants, qui, pourtant, reprochent aux Familistériens leur manque d’implication dans le développement de l’entreprise, s’opposent aux initiatives ouvrières qui tentent d’infléchir l’orientation de l’entreprise. Ces divergences prennent une tonalité syndicale et politique à partir des années 1920, avec l’implantation de la CGTU (communiste) dans l’entreprise et la conquête de la mairie de Guise par le parti communiste en 1929. Cette même année, une longue grève se déroule au Familistère. En 1934, René Rabaux prend la tête du Familistère ; il est un partisan du corporatisme et, sous Vichy, adhère à la Charte du travail. Il est d’ailleurs traduit devant un comité d’épuration en 1945, suite notamment à une plainte d’ouvriers envoyés en Allemagne ; mais son dossier est classé sans suite. Les difficultés tiennent aussi à la perte de compétitivité de l’entreprise : elle ne se convertit que tardivement et incomplètement à une organisation plus efficace de la production dans l’Entre-deux-guerres ; son catalogue de produits ne s’adapte pas suffisamment à l’évolution de la demande (elle produit des poêles à charbon quand le chauffage au mazout et au gaz occupe place croissante pendant les Trente Glorieuses), ni aux mutations des structures commerciales (elle s’adresse aux quincaillers alors se développe la grande distribution dans les années 1960). Après 1945, les avantages procurés par le Familistère deviennent moins patents : tout d’abord, le comité d’entreprise et plusieurs mesures prises par la société étendent certains avantages à tous les membres du personnel, qu’ils aient ou non le statut de Familistérien. Ensuite, certaines dispositions, certains « équivalents de la richesse » mis en place par Godin se sont généralisés dans la société française, par exemple dans le domaine de la protection sociale. L’amélioration de l’habitat populaire pendant les Trente Glorieuses réduit ou annule la supériorité du Palais social, qui, sauf une aile détruite pendant la Première Guerre mondiale et reconstruite ensuite, n’a pas subi de changements majeurs depuis son édification. Certains services auparavant assurés par le Familistère sont désormais pris en charge par la municipalité. Dans les années 1960, l’entreprise se heurte à une concurrence de plus en plus vive, notamment après la création du Marché commun. Beaucoup d’acteurs de son secteur procèdent à des fusions. La direction du Familistère considère que ses statuts particuliers constituent un obstacle à de tels rapprochements ou à l’augmentation du capital nécessaire pour moderniser la fabrication. Elle fait donc voter en 1968 la dissolution de l’association et sa transformation en société anonyme. Lors des discussions qui ont lieu, il n’est plus guère question du modèle social que constitue le Familistère. A vrai dire, à ce moment-là, « l’œuvre sociale diffère profondément de celle qui avait été conçue par Godin » (p.409). Ce qui prévaut alors, c’est la sauvegarde de l’emploi, dans un bassin déjà affecté par le déclin des activités textiles. Aussi, en 1970, elle passe un accord la société Le Creuset, qui reprend l’usine de Guise – avec cependant des licenciements – mais vend la partie bruxelloise ; les logements de Guise sont vendus aux habitants, le théâtre et les écoles à la municipalité et l’économat est repris, pour peu de temps, par l’Union des coopératives de Picardie. Dans cette évolution, la figure de Godin s’évanouit peu à peu : avant 1914, Marie Moret (veuve de Godin) et Jules Prudhommeaux (marié à une nièce de Marie Moret) assurent la promotion de l’œuvre sociale et mettent en avant le projet socialiste du Familistère ; dans l’Entre-deux-guerres et sous Vichy, Godin est instrumentalisé, par le parti communiste pour dénoncer la gestion de la direction, considérée comme infidèle aux préoccupations sociales du fondateur du Familistère ; mais aussi par Rabaux, qui, dans une brochure publiée en 1943, affirme la proximité entre l’œuvre de Godin et la politique du Maréchal, et propose le Familistère en exemple pour fonder de nouvelles relations entre capital et travail. Après 1945, le nom de Godin est invoqué quand il s’agit de de rassembler la communauté et de souligner les avantages spécifiques de l’entreprise ; mais il n’est plus associé au principe coopératif, à la réforme sociale ou au socialisme. A la veille de la dissolution de l’association, Godin est devenu « bien plus un objet de mémoire transformé et utilisé qu’un modèle de pensée qui aurait influencé ses ‘disciples’ et leurs descendants » (p.418).
Ce ne sont là, trop rapidement résumés, que quelques-uns des résultats de la minutieuse recherche menée par Jessica Dos Santos. Son livre, dont le texte, très agréable à lire, est complété par des graphiques et des tableaux très démonstratifs, bénéficie d’une très belle iconographie représentant le Familistère, ses acteurs et ses produits industriels de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960.

Constantin Irodotou, dir. Mélanges offerts à René Schérer, Paris, L’Harmattan, 2015, 368 p. Par Gérard Roche

Dans une brève introduction à ces Mélanges dont l’initiative revient à Alain Brossat, Constantin Irodotou note que l’on se trouve devant une livre « zigzaguant » mais qui n’en possède pas moins la vertu de révéler « un petit bout du ciel philosophique ». On peut en effet être déconcerté dès l’abord par l’extrême hétérogénéité – pour ne pas dire l’aspect bigarré – des contributions ici réunies. Certes, c’est un peu la loi du genre ; cependant, au fil de la lecture on est frappé par un tissu sous-jacent de connivences, de témoignages, de complicités intellectuelles, d’où émerge la personnalité attachante de René Schérer, ses intérêts intellectuels multiples comme l’étendue de son érudition. Un portrait complexe et tout en nuances. Né en 1922, René Schérer fait partie de la génération des fondateurs du département de philosophie de l’Université de Vincennes. Il a été collègue et ami de Foucault, Châtelet, Deleuze, Lyotard, Badiou, Rancière pour ne citer que les plus connus. Il a participé aux principales luttes sociales et aux débats intellectuels qui ont marqué les années soixante et soixante dix. Alors que ses premières recherches le portent vers l’étude de Husserl et Heidegger il se tourne résolument vers l’œuvre de Fourier qu’il ne quittera plus pour ne cesser d’en approfondir la richesse thématique. Son œuvre compte des ouvrages essentiels comme Émile perverti (1972), L’Âme atomique (1986), Utopies nomades (1996) Hospitalités (2004). Celle-ci tourne autour de notions clés comme celles d’Utopie, d’âme, d’hospitalité que l’on retrouve comme un fil d’Ariane dans les textes qui composent ces Mélanges.
Les vingt-six contributions qui composent l’ouvrage offrent un spectre très large : essai philosophique, témoignage et le commentaire, et même poème. Elles entretiennent des rapports plus ou moins étroits avec l’œuvre de René Schérer. Certaines comme celle d’Alain Badiou (« Quelques considérations sur l’art contemporain ») ou Thierry Briault (« De l’art contemporain ») portent sur les rapports difficiles entre l’art contemporain et la peinture et font écho aux séminaires et préoccupations de René Schérer. D’autres contributeurs ont choisi de commenter et d’analyser les thèmes récurrents de son œuvre : Jacques Rancière (« Les risques de l’hospitalité »), Alain Brossat (« Enfant perdu… »), Paolo Montana (« René Schérer : L’utopie d’enfance »). D’autres essais ont pris le parti d’explorer l’apport de René Schérer à la théorie de Fourier et de son actualité. C’est le cas de Jonathan Beecher (« Parodie et libération »), de Simone Debout (« Armes d’enfance (selon Fourier) ») et de Florent Perrier (« rose vif piqueté de Deleuze, de l’entrelacement passionnel en Harmonie »).
Marie-Dominique Garnier, pour sa part, tente dans un exercice aussi original que virtuose (« Schérer + R micro ritournelles »), à l’exemple de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux, et de René Schérer lui même, de se lancer dans une recherche de la définition et de l’étymologie du nom propre. Il s’agit de rien moins que d’attraper « un philosophe par un pan de tissu, par un coin de son nom propre au vol ». Les « forces » d’un nom constituent autant de « zones de voisinages, de pistes de traverses ». Ainsi, à partir du nom de René Schérer elle capte une partie de ce souffle ou encore de cet « air » (de ces « r ») que font circuler ses textes, son écriture, comme sa pensée. Elle parvient à montrer que l’œuvre de René Schérer forme un ensemble ouvert de textes littéralement atomisé, « ambiant et hâché » pour reprendre une expression de Fourier.
Jonathan Beecher s’interroge sur l’évolution de la réception de l’œuvre de Fourier et du questionnement dont elle a pu faire l’objet. Il observe que depuis les interrogations premières (Fourier a-t-il été socialiste ou pas ? Sa pensée est-elle liée au socialisme scientifique ?), l’horizon de la discussion s’est élargi. Fourier est vu maintenant comme un précurseur du surréalisme, de la psychologie et du féminisme. Beecher montre que Le Nouveau Monde amoureux demeure un texte déconcertant et que, cinquante ans après sa parution, les historiens et les critiques littéraires n’en ont toujours pas pris toute la mesure. Ce livre essentiel vise l’émancipation instinctuelle célébrant le désir désentravé mais offre, en même temps, un code amoureux. Beecher parvient à démontrer que Fourier n’est pas un féministe au sens moderne du mot. Son œuvre s’inscrit sans doute dans le mouvement historique de l’émancipation des femmes, mais dans certaines limites. Encore prisonnier de préjugés sur les femmes, Fourier ne reconnaissait-il pas lui-même qu’il n’était pas parvenu leur à rendre intelligible sa théorie ? Sans doute, ajoutait-il, qu’il lui manquait le talent de satisfaire ce que Diderot appelait le goût des femmes pour les « fleurs de la rhétorique » et la « poussière des ailes de papillon ». Bien que Fourier ait pu dresser la cartographie instinctuelle de l’espèce humaine et que les passions refoulées ont tendance à réapparaître sous forme névrotique, la pulsion érotique chez Fourier est fondamentalement différente de celle de Freud.
Simone Debout livre dans ces Mélanges deux importantes contributions. La première (« Car demain est un enfant »), se présente sous la forme d’une fiction savoureuse : un dialogue à la fois limpide et poétique qui se déroule dans un jardin phalanstérien. Les échanges, vifs et argumentés, entre Mathieu le scientifique un peu borné et Julie et Nicolas, jardiniers pénétrés de la vision fouriériste de la nature, révèlent deux conceptions radicalement différentes. Tandis que Mathieu, rationaliste jusqu’au bout des ongles, pense qu’on ne peut se fier qu’à un monde où tout peut être « calculé, prévu, produit et reproduit », Julie défend une approche reposant sur l’alliance du sensible, de l’imagination et de l’esprit. Elle tente de convaincre son contradicteur que « les coïncidences entre les causes extérieures et ce que chacun a de plus intime » demeurent mystérieuses tout comme « la beauté du monde, de l’art, la joie qu’elle nous donne. » Dans un second essai elle met en lumière ce qui occupe une place centrale dans l’œuvre de Fourier : la métamorphose sociale dépend de la question de l’éducation. Une éducation qui, à l’inverse de celle qui est encore pratiquée aujourd’hui, doit faire appel aux « ressources sensible et affectives », un apprentissage « qui préserve la fraîcheur de réception des enfants et la force de leur imagination ». De ce point de vue l’éducation doit se fonder sur « les armes de l’enfance, les capacités inventives, poétiques qu’elle détient en puissance ».
Dans une contribution particulièrement stimulante Florent Perrier se livre à une analyse minutieuse et approfondie de l’entrelacement passionnel au sein de l’univers harmonien, et tout autant dans son paysage et son environnement que dans son organisation. Selon lui, la remarque de Walter Benjamin selon laquelle chez Fourier « le paysage ne compte pas » doit être nuancée sinon éclairée par la mise en relief d’une esthétique de l’entrelacement passionnel au cœur des espaces qui « autour des phalanstères, s’étoilent à l’infini en toute diversité ». Il ne faut pas oublier que très tôt, depuis l’enfance, Fourier a été un passionné de géographie et toute sa vie un amoureux des fleurs qui tapissaient la presque totalité de son appartement. Florent Perrier se livre ainsi, par touches successives et par des détours à travers l’œuvre de René Schérer, à une étude montrant que le paysage phalanstérien, à l’opposé de celui de la Civilisation, n’est ni borné ni cadastré mais, au contraire, agencé de façon à favoriser « les échappées, les lignes de fuite et les dispersions ». Il procède d’un ensemble de caractéristiques : le choix du petit, le démantèlement, le décloisonnement, le développement, la dissémination, et le déploiement qu’il décrit et commente de manière détaillée. À la fois prolongement du démantèlement et transition vers le débordement, le décloisonnement s’applique autant pour les forêts et les paysages d’Harmonie que pour « une vie sociétaire exposée elle aussi au mouvement permanent des corps et des désirs ». Florent Perrier cite René Schérer à l’appui de sa démonstration : tout chez Fourier « y compris dans le phalanstère, au principe de son fonctionnement, est dehors, nomade […]. Il ‘déterritorialise’ et, de ce fait, expulse le passionnel hors des lisières accoutumées, l’expose intégralement comme s’expose l’enfant fugueur qui se découvre lui-même dans cette exposition solaire et révélatrice » (Utopies nomades. En attendant 2002, Paris, Séguier, 1996, p. 211). Florent Perrier conclut sa longue démonstration par une superbe analogie : l’Harmonie chez Fourier « se fait archipel mouvant dans un océan de désirs infinis. »
« L’hospitalité n’est-elle pas la folie du monde actuel ? » interroge René Schérer dans Zeus hospitalier. Éloge de l’hospitalité (Paris, La Table ronde, 2005), au moment où ce monde devient de plus en plus inhospitalier. Dérangeante et intempestive, l’idée résiste cependant. Et rien ne peut nous empêcher de penser que ces Mélanges offerts au philosophe s’ouvrent comme un espace d’hospitalité et d’échanges permettant la critique du présent et nous donne une raison d’espérer.