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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Un rêveur sublime
Article mis en ligne le 1er juin 2020
dernière modification le 30 mai 2020

par Le Brun, Annie

La Quinzaine littéraire. Paris, 1er au 15 avril 1999, n° 759, p. 4-6. [1]

Il est une cruelle loi dans l’histoire des idées selon laquelle on finit par avoir les exégètes qu’on mérite. Charles Fourier s’en tire superbement avec Simone Debout qui aura consacré sa vie à le redécouvrir en nous faisant voir la beauté vive d’une pensée que rien n’arrête. La preuve nous en est aujourd’hui donnée par la republication simultanée des deux textes majeurs que sont la Théorie des quatre mouvements et Le Nouveau Monde amoureux, et celle de Griffe au nez, une lettre de Fourier accompagnée de ses étonnants commentaires par Simone Debout. [2]

Mais avant tout j’insisterai sur l’importance du fait que la Théorie des quatre mouvements et Le Nouveau Monde amoureux soient redevenus accessibles après trente ans [3], au moment où l’on ne peut que constater une crise sans précédent de la pensée critique. Plus précisément quand les rares qui s’en préoccupent encore continuent de se réclamer d’une rationalité dont les moyens semblent de plus en plus inadaptés pour saisir un état du monde où, de nos rêves au traitement des déchets, de nos amours à la fluctuation des monnaies, de notre morale aux avalanches…, tout se tient catastrophiquement. Or voilà qu’en écart absolu — puisqu’il s’agit de sa méthode élaborée à partir du doute absolu — surgit l’œuvre de Fourier, ne se proposant rien moins que de refaire l’entendement humain pour réinventer la vie en société, en fonction de ce qu’on s’est toujours employé à empêcher, détourner, réprimer, autrement dit en fonction de nos passions.

Les philosophes écrit-il, disent que les passions sont trop vives, trop bouillantes ; à la vérité, elles sont faibles et languissantes. Ne voit-on pas en tous lieux la masse des hommes endurer sans résistance la persécution de quelques maîtres et le despotisme des préjugés… leurs passions sont trop faibles pour comporter l’audace du désespoir ; c’est pourquoi le grand nombre est toujours victime du petit nombre qui emploie la ruse pour maîtriser la force.

S’ensuit, après une sévère mise en accusation des philosophes qui soutiennent les préjugés qu’ils prétendent attaquer et qui, de ce fait, suivent le système de la répression au lieu d’adopter celui du développement, une des plus radicales critiques de la vie en civilisation productrice de malheurs individuels et collectifs. À cet égard, Marx reconnaîtra un maître chez cet implacable contempteur de l’incohérence industrielle, dont l’acuité d’observation va de pair avec l’ampleur de la vision. En effet, ce « rêveur sublime », comme l’appelait Stendhal, ne prend pas plus au sérieux les perfectibiliseurs de la civilisation perfectible que les champions de la simple nature avec leur ridicule projet d’en revenir aux sources et de rejeter les richesses et le luxe que le génie humain n’a malgré tout cessé d’inventer. Ce qui par ailleurs ne l’empêche nullement de s’indigner des violences de la révolution française, de plus fautive à ses yeux de n’avoir même pas aboli le mariage. Notre malheur vient pour lui de ce que, génération après génération, les hommes ont consenti à abandonner leurs plus profonds désirs jusqu’à entraver, dans tous les domaines, le mouvement même de la vie, l’attraction passionnée à l’origine du devenir des êtres et des choses. Découverte essentielle qui lui permet, alors que les modernes continuent d’ignorer que tout est lié, de concevoir la Théorie des quatre mouvements selon laquelle

les mouvements animal, organique et matériel sont coordonnés au social qui est le premier en ordre, c’est-à-dire que les propriétés d’un animal, d’un végétal, d’un minéral et même d’un tourbillon d’astres, représentent quelque effet des passions humaines dans l’ordre social et que tout depuis les atomes jusqu’aux astres forme tableau des propriétés des passions.

Il est impossible en quelques lignes de donner une idée de la richesse foisonnante du système d’Harmonie qui en résulte. Néanmoins, à cette lumière, force est de constater combien nos savoirs séparés – philosophie, économie politique, sociologie, psychanalyse… – perdent de leur assise comme de leur sérieux. D’autant que Fourier, sans oublier de nous rappeler que nous avons la raison pour suppléer le défaut d’instinct, se fait virtuose de l’analogie pour exprimer une nature intentionnelle de l’être qui, à travers sa puissance de relation infinie, ne cesse de dénier toute séparation du corps et de l’esprit. Son génie est de miser sur cette dynamique d’incarnation qu’il trouve aussi bien dans le mouvement des passions que dans l’analogie censée l’exprimer. Car c’est cette dynamique d’incarnation qui nous relie à la nature tout en exaltant notre spécificité, et Fourier en donne pour preuve que les hommes n’ont pas d’instincts fixes comme les animaux, mais des facultés illimitées se développant de siècle en siècle.

Ici on plaindra en passant les contempteurs de l’utopie qui réapparaissent périodiquement comme les sauterelles pour habituellement faire de Fourier leur cible préférée : ils sont seulement incapables de saisir ce qu’il y a d’essentiellement transgressif dans cette démarche analogique qui, emportant toujours son inventeur au-delà de sa propre pensée, l’empêche de s’arrêter à un système clos. En témoignent d’abord ses continuelles trouvailles linguistiques dont l’humour le dispute à la rigueur pour réintroduire la dérision de la vie dans le sérieux de la classification, tels ces angesses qui lui permettent d’ajouter un sexe à ce qui est censé n’en pas avoir, ou ces fés et matrons arborant des qualités jusqu’alors reconnues à l’autre moitié de l’humanité, sans parler, parmi tant d’autres, de l’invention des anti-requins aidant à traquer le poisson ou de l’archibras, membre à venir qui pourrait subvenir aux carences de tous les autres…

Mais de cet inachèvement essentiel témoignent aussi et surtout les cinq cahiers du Nouveau Monde amoureux, que nous devons de pouvoir lire au travail remarquable de Simone Debout qui les a découverts, annotés et présentés en 1967, longtemps après que des disciples scandalisés avaient « omis » de les publier, alors qu’il s’agissait — comme l’indique le manuscrit — d’une Synthèse finale.

En effet, depuis toujours convaincu que le bonheur sur lequel on a tant discuté consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens pour les satisfaire mais aussi que l’amour est la plus belle des passions, Fourier y renverse complètement la perspective pour rêver le monde du libre déploiement de toutes les passions détournées, engorgées ou occultées, qu’il a pu observer dans les pratiques amoureuses des civilisés – qu’il s’agisse de l’inceste, du saphisme, de la pédérastie… ou de ce qu’il appelle orgies : parties carrées, sextines, octaviennes… Son projet est aussi simple que bouleversant : c’est à partir de la diversité infinie de nos manies amoureuses et fantaisies lubriques qu’il entend nous faire accéder à un nouveau continent moral. Car, pour lui, il n’y a point de passions vicieuses. Il n’y a que de vicieux développements. Non qu’il veuille changer les passions. Il ne cherche au contraire qu’à les rendre à leur plein essor. Métamorphose qui est autant l’affaire de tous que de chacun, pour la bonne et unique raison à ses yeux que chacun a raison en amour puisqu’il est la passion de la déraison. Et c’est bien pourquoi il se livre à la plus minutieuse analyse de cette richesse passionnelle dont seule l’extrême finesse est garante de la liberté du nouvel ordre social qu’il imagine.

Ordre, faut-il le préciser, qui ne conduit nullement à la licence équivalant pour lui à la roture amoureuse, mais à une plénitude passionnelle prometteuse de tous les plaisirs, dont les plus complets l’amènent à concevoir la notion d’amour pivotal qui n’est pas exclusif mais électif. A chacun de trouver les quelques êtres, voire le seul vers qui, si grande soit-elle, sa liberté le ramène pour les plus vives jouissances du corps et de l’esprit.

Aussi, on ne peut qu’être ébloui par cette tentative de tout repenser à partir de la singularité amoureuse, au moment où après vingt ans de crétinisation néoféministe l’affirmation des minorités sexuelles retombe dans les mêmes ornières, puisque – gay, lesbiennes ou queer – l’identité se trouve aujourd’hui en se rassemblant pour se ressembler, jusqu’à exclure tout ce qui ne participe pas directement de ces univers du même. A l’inverse, si Fourier, estimant comme Freud que jamais l’amour n’est plus intense ni plus inventif que dans ses aberrations, accorde tant d’attention à l’a-normalité amoureuse, c’est qu’il voit dans cette troublante expression de l’individualité non pas ce qui sépare mais ce qui lie. Tout ce qui est équivoque, mixte, ambigu – petite ou grande déviance – fait pour lui brèche dans le réel pour ouvrir des issues de civilisation qui sont déjà autant de chevilles de la charpente structurant l’édifice d’Harmonie. Rien ne serait lié sans l’ambigu, affirme-t-il pour conclure superbement : Sans exception on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir.

En fait, il n’y a que Sade pour avoir ainsi osé tout reconsidérer à partir de l’aberration amoureuse. Et c’est pourquoi, au-delà de l’opposition évidente entre celui-ci se fondant sur la solitude de l’être et Fourier misant sur la force essentielle d’un élan vers l’autre, il serait du plus haut intérêt de repérer à quelle profondeur ils ne s’en côtoient pas moins avant d’emprunter des voies divergentes, pour se rejoindre et se séparer à nouveau. C’est d’ailleurs une tentation constante et une des richesses de la lecture de Fourier par Simone Debout, alors même qu’elle est manifestement plus attirée par la lumière de l’Harmonie que par les ténèbres de Sade. Pourtant, tout se passe comme si cette préférence la conduisait à occulter par intermittence ce qui est en jeu dans l’inébranlable athéisme de Sade mais aussi dans l’infracassable noyau de nuit dont parle André Breton à propos de la sexualité et qui demeure néanmoins le centre de gravité aveugle et problématique de tout monde à venir. Le voudrait-on, que les questions soulevées par Sade ne sont pas résolues par Fourier, loin s’en faut. C’est en ce sens que l’étrange lettre manuscrite du Ça me dit, 24 ah ! ou dise huit s’en vint te cette (c’est-à-dire du samedi 24 août 1827) et ses différents commentaires n’en sont que plus passionnants.

Entièrement rédigée au gré de ce genre de dislocation phonétique, cette missive — à l’origine banale réponse à une invitation à déjeuner d’une certaine cousine Laure — est à replacer dans la lignée des grands attentats contre le langage que perpétrèrent par la suite Jean-Pierre Brisset, Raymond Roussel, Marcel Duchamp, Michel Leiris… sans oublier ceux épisodiques auxquels se livrèrent Victor Hugo, Charles Cros… Et si les archivistes chargés de classer les papiers de Fourier la qualifièrent de simple « plaisanterie cacographique », on en doute très vite à suivre Simone Debout qui n’hésite pas à voir dans ce « bizarre écrit […] peut-être la meilleure introduction à l’œuvre de Fourier ». Qui plus est, quand on découvre qu’il est question dans cette lettre griffe au nez (griffonnée) d’une tante si passionnée de couture que toussait faute œil sont à pisser pas raie le m’aime (tous ses fauteuils sont tapissés par elle-même) ou que Fourier y dit avoir griffe au nez dais vert day mage œuf naisse (j’ai griffonné des vers dès ma jeunesse) et n’avoir plus laid ce pet rance demandé fait ramonage (l’espérance de m’en défaire à mon âge), on est prêt à penser avec elle que cette corps est-ce pont danse (correspondance) « nous offre comme une empreinte du fond de liberté violente » sur lequel prend dangereusement appui le bonheur en Harmonie.

Lecture fouriériste s’il en fut où Simone Debout nous fait voir comment la remontée en surface des mots fesses, teint, pet, culs, pisser, caque, dent, faim… dévoile à fleur de bienséance « le corps et ses mouvements à nu » mais aussi « l’envers atterrant des grands sentiments et des nobles pensées ». Mot à mot, elle nous fait suivre Fourier dans ce jeu oral qui ridiculise le « langage trompeur » pour aller plus loin, plus profondément, tout comme dans Le Nouveau Monde amoureux il s’aventure à travers passions infinitésimales ou passions grossières pour y voir poindre une autre exigence passionnelle. À ceci près que c’est peut-être vers des zones plus inquiétantes que l’entraîne cette dislocation du langage. C’est du moins ce que Simone Debout nous amène à découvrir dans cette « lettre débâclée », où sans doute « des harmonies se créent » mais où « d’autres poussées émergent et cassent le renouvellement des ondes », dès lors que « le signifiant n’est plus que la jonction stable de forces ou d’orientations variées, toujours prêtes à s’échapper et à renverser le composé transitoire ».

Rare exemple d’une liberté d’exégèse qui va jusqu’à discerner comment dans cette débâcle « les objets et les êtres retrouvent le noir qu’ils portent en eux, la densité, et, avec elle les ombres qui manquent peut-être aux images de l’Harmonie ». Enfin, quand on se rend compte que cette lettre est contemporaine de la rédaction du Nouveau Monde amoureux, on en retire une impression aussi troublante que tragique à constater avec Simone Debout qu’il n’y a plus ici de métamorphose radieuse mais au contraire que « le sentiment de gloire universelle qui soulevait l’inventeur des séries se transforme, avec les mots-images, en blessante lucidité ».

Serait-ce que les mots disent ce que les harmonies mathématiques et musicales refoulent ? Simone Debout n’hésite pas à le laisser supposer en montrant comment ici « le calembour […] saccage la victoire du créateur naïf qui crut détenir toutes les clés du devenir », et cela jusqu’à mettre en déroute « l’idée d’une systématisation de l’irrationnel ».

On admirera avec Simone Debout « l’irrespect radical de Fourier », ainsi capable de démentir par le plus scandaleux retour du corps dans le langage « son propre fanatisme avec tous les autres ». Mais il faut aussi saluer son exégète, prenant le risque de s’opposer à ce qui paraît être la lettre et l’esprit d’une pensée, pour aller chercher au plus enfoui de celle-ci le principe d’insoumission qui en est le moteur. Tel serait, selon elle, le secret de cette lettre où « l’inventeur perd d’un coup les garanties ontologiques et rationnelles, Dieu ou la nature, et la justice mathématique qu’il appelait à la rescousse », à affronter à travers l’ordre fou de ces mots déréglés « l’insoutenable, les effrois et l’immondice ». Alors comment ne pas penser ici aux Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel ? Mais ceci est et n’est pas une autre histoire.

Au demeurant, c’est par ces ténèbres que Fourier rencontre Sade qui, lui, ne sait que cette communication par l’abîme s’établissant au gré des plus secrets va-et-vient entre le corps et l’esprit. Et on se souviendra de ses lettres de prison à double entente où lui aussi jouait sur les mots et les phrases disloquées pour que sa femme puisse en faire une lecture érotique. Faut-il alors s’étonner que Sade, désireux de ne s’adresser « qu’à des gens capables de m’entendre », offre La Philosophie dans le boudoir « aux voluptueux de tous les âges et de tous les sexes », quand Fourier destine sa Théorie des quatre mouvements aux curieux, aux voluptueux, aux critiques ? De toute façon, l’un et l’autre ont en commun d’avoir cherché à nous convaincre que souvent les chimères ne sont chimères que faute de génie et de hardiesse.