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111-120
A propos de Victor Considerant en 1848
Victor Considerant en quête d’une "vérité politique" par "l’utopie" réalisée
Article mis en ligne le décembre 1999
dernière modification le 11 mars 2006

par Riot-Sarcey, Michèle

La Révolution de février actualise une demande sociale et ouvre une ère nouvelle aux déshérités. Selon Joseph Rey, les prolétaires sont en mesure de s’emparer du "pouvoir de penser" le politique, inséparable alors de la question sociale. Bon nombre de quarante-huitards s’interrogent sur le contenu de la République. Considerant est de ceux-là. De la critique de l’usurpation des propriétés à la volonté de réorganiser la "commune" sous une forme associative, le disciple de Fourier ne cesse d’alerter ses contemporains sur la nécessité d’accomplir la révolution, non plus dans les mots mais dans les choses. En ce sens l’utopie fouriériste en 1848, loin d’être un non-lieu, se déploie en correspondance étroite avec la demande sociale du moment.

« La théorie avec laquelle nous sommes en voie de conquérir le monde, facile à comprendre dans son ensemble et dans ses détails, nette, positive, complète, n’est hostile à aucun intérêt. Elle ne renverse pas, elle ne brise pas : elle transforme. Elle se prête, sans danger pour l’état social, à l’expérience et à l’essai » [1].

« ... Ceux qui poursuivent le bonheur social par la route exclusive de la politique et des transformations constitutionnelles, poursuivent une chimère et rêvent une utopie » [2].

Les trois journées de février 1848 révèlent très vite l’irréductibilité des antagonismes entre les espérances des uns et les appréhensions des autres, entre la révolution sociale, indispensable à mettre en œuvre, et la révolution politique, en cours d’accomplissement. Un fait est cependant certain dans l’esprit d’une minorité de novateurs sociaux : un changement radical s’est opéré avec l’entrée des classes ouvrières en politique ; février 1848, vu comme l’événement du XIXe siècle, effacerait l’échec de la révolution de 1830. La passivité des prolétaires n’est plus ; elle a fait place à l’action des travailleurs éclairés, désormais conscients de leur capacité et de leur nombre. Selon Joseph Rey, grand connaisseur des doctrines nouvelles, premier traducteur d’Owen en France, les « barbares » d’antan se seraient emparés des idées politiques et réformatrices. « Ce n’est plus, comme à d’autres époques, parmi les hommes de loisir seulement, que sont examinés les problèmes les plus importants de notre destinée ; cette étude est descendue ou plutôt remontée jusque dans les classes que le travail manuel semblait avoir déshéritées pour toujours du pouvoir de penser à autre chose qu’aux conditions étroites de leurs besoins individuels » [3].

La nécessité des réformes en faveur de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » [4] est au cœur des débats pendant les semaines qui suivent février. Nécessité d’autant plus affirmée que la foule des anonymes, selon Alexis de Tocqueville, observateur lucide de l’événement révolutionnaire, s’est emparée des idées novatrices [5]. Par qui cette révolution et pour qui ? Si la question commande les propositions réformatrices, elle est également aux sources des discordes. En 1830, Armand Carrel l’avait déjà posée à ses contemporains. Les autorités de Juillet, pour qui la révolution n’était pas advenue, s’étaient efforcées de minimiser l’action des prolétaires, alors considérés comme une masse d’individus encore sous influence. En toute logique, la révolution de 1848 fait retour sur les interrogations laissées en suspens depuis près de dix ans : doit-on accomplir les promesses de 1789 ? Est-il plus sage d’adhérer à la philosophie du progrès en attendant un mieux-être annoncé par l’évolution des techniques et de l’industrie ? Quoi qu’il en soit, la résurgence du mouvement réformateur provoque l’angoisse des partisans du statu quo. Au centre des tensions du moment, la propriété. Est-elle intouchable ? Ses bases sont-elles inamovibles ? Ou est-elle susceptible d’être réformée pour enfin satisfaire la vérité des mots que suppose la victoire républicaine ?

Depuis les années 1840, la réforme de la propriété est à l’avant scène de l’actualité. Les tenants de l’ordre y voient une menace pour la liberté individuelle et s’en saisissent pour diaboliser les partisans de l’association. L’Académie des Sciences Morales et Politiques en a longuement débattu ; l’ouvrage de Proudhon y a fait l’objet de la plus grande attention, voire de la bienveillance d’Adolphe Blanqui, un de ses illustres sociétaires. La République semble accomplir une promesse longtemps différée. Sera-t-elle sociale ou seulement démocratique ? Le contenu de cette république préoccupe l’ensemble des quarante-huitards. Victor Considerant a longuement réfléchi à son sujet, particulièrement à la propriété qui, de son point de vue, structure les liens sociaux en signifiant l’état hiérarchique du système politique. Lamartine, comme bien d’autres, avait pressenti le danger d’une prise en charge trop hâtive des déshérités ; il s’était exprimé clairement à ce propos, dès 1834, en affirmant la force de cette institution « à condition d’être juste » [6]. En 1845, plus pragmatique, il propose l’introduction des prolétaires pas à pas dans la société des propriétaires « un par un par le travail et le salaire accumulé ». Selon ses perspectives, le siècle, dans toute son étendue, aurait pour tâche « l’abolition du prolétariat », car il partage les craintes des privilégiés à l’encontre d’une irruption massive du peuple : « Introduire en masse et violemment les prolétaires, c’est une révolution ou une utopie » [7]. De son côté, en mai 1842, le journal L’Atelier cherchait à faire comprendre à ses lecteurs la nécessité d’une réforme, sans pour autant préconiser la communauté des biens.

Aussi, l’insurrection de 1848 ne révèle rien d’inattendu, elle actualise simplement mais brutalement la demande sociale. Victor Considerant l’a compris dès les premiers jours. Il est formel et pressant : février 1848 a rendu la question cruciale ; question essentielle, politique par excellence, qui doit primer celle du suffrage car l’égalité formelle, ainsi acquise, ne résout en rien les problèmes aux sources de l’événement révolutionnaire. En effet, la réforme électorale, revendication privilégiée des républicains, a très tôt recouvert les aspirations à l’égale liberté pour tous, particulièrement dans le travail. Victor Considerant fut parmi les plus sensibles à cette dernière idée. Mais à cause de la singularité de son programme, élaboré entre le droit naturel et la liberté individuelle, sa position n’a pas toujours été bien entendue.

Dans sa Théorie du Droit de propriété et du Droit au travail, publiée en 1839, rééditée en 1848, Victor Considerant, comme bien d’autres, pressentait la venue du choc révolutionnaire. Il déplorait l’incapacité des hommes de gouvernement à comprendre la réalité et dénonçait, dans les termes de Fourier, les autorités qui s’agitent hors des « choses » telles qu’elles « sont » : « Ils entretiennent, à force de mots, d’abstractions, de subtilités et d’intrigues, une vie factice dont la presse fait partager chaque jour les excitations dramatiques à la fraction la plus apparente de la société. Mais au-dessous de cette vie artificielle, au-dessous de ces hallucinations politiques, il y a la réalité sociale à laquelle on ne songe malheureusement pas et qu’on laisse aller à l’aventure » [8].

Comme la plupart des fouriéristes de l’époque, Victor Considerant évalue l’étendue des spoliations dont sont victimes les classes ouvrières. En distinguant le droit naturel du droit positif, il juge illégitime le régime de propriété en vigueur, parce qu’il est fondé sur l’accaparement des droits naturels du plus grand nombre au profit d’une minorité. Au nom d’un droit factice, assurée de son privilège de liberté, cette ancienne classe révolutionnaire n’a cessé de s’approprier les biens communs en confisquant l’usufruit des produits du travail. Hostile aux théories saint-simoniennes, attaché au principe de l’héritage librement partagé, Victor Considerant, profondément pacifiste, partisan de l’harmonie entre les classes, place son projet de réformes entre les doctrines communautaires et celles des partisans de la propriété privée. En d’autres termes, ni communiste, ni libéral, il cherche à réformer la partition des biens avec l’accord de tous, au sein de la commune, petite unité humaine à l’intérieur de laquelle les intérêts peuvent converger. Critique à l’égard du système, il refuse de confondre le « régime particulier de propriété » avec « le droit (naturel) de propriété ». Il n’en a pas moins mesuré le progrès grandissant des « doctrines subversives » sur le partage des terres. « La société marche sur un terrain dangereux, le prolétaire a déjà composé une amère et terrible Marseillaise qu’il chante en chœur dans ses ateliers : Sème le champ, Prolétaire ; C’est l’Oisif qui récoltera, C’est l’Oisif qui récoltera ! Le moyen de conjurer un danger n’est pas se refuser à le voir. Il faut songer sérieusement au sort du prolétaire, il le faut... » [9]. La Révolution pressentie est à peine une surprise pour le groupe des phalanstériens, attentifs aux choses plus qu’aux mots de l’époque.

Naturellement et malgré leur opposition à l’idée même de révolution [10], les fouriéristes saluent la proclamation de la République, comme l’issue logique d’un processus annoncé ; la victoire des prolétaires ne procède pas d’un rapport de force, ni d’une spoliation, mais annonce le règne de la justice. La vérité de l’Histoire, selon eux, est si éclatante que, partout en Europe, les déshérités voient la fin du moderne esclavage au cœur de cette révolution qui coïncide « avec les efforts de régénération des peuples les plus opprimés ». Car désormais, « l’exploitation de l’homme par l’homme doit disparaître » des terres des civilisations modernes.

Le mouvement de l’histoire se poursuit inéluctablement, et le lecteur averti est en mesure d’apprécier le sous-titre du journal : « La République de 1792 a détruit l’ordre ancien. La République de 1848 doit constituer l’ordre nouveau ». Le 24 mars, tout juste un mois après le débordement populaire de février, l’actualité est clairement circonscrite par les rédacteurs du journal fouriériste : « Nous écrivions, il y a six mois, que la Révolution nouvelle serait plus sociale que politique, autant européenne que nationale. Tous les esprits doivent reconnaître aujourd’hui cette vérité. Le nouveau caractère social et européen de la Révolution de 1848 est le signe manifeste que cette révolution sera la dernière, la définitive [11]. La double utopie de l’harmonie sociale et de la paix universelle prend donc de plus en plus la forme de la possibilité, de la réalité... » [12].

Ces premières semaines de « conciliation générale » favorisent les ralliements ; les appels à l’unité des socialistes, au regroupement des vrais républicains se multiplient à la faveur de l’engagement des foules ouvrières auprès du Gouvernement provisoire. Chacun, orateur de club ou rédacteur de feuille régulière, s’évertue à rester à l’écoute des « vainqueurs de février ». La Démocratie Pacifique, en offrant ses colonnes aux républicains et socialistes sincères, n’oublie personne, pas même les femmes. Le journal cherche à rassembler le mouvement réformateur. Bien que persuadés du bien fondé de la philosophie du progrès, les rédacteurs ne négligent pas la part consciente de l’activité humaine. L’initiative réformatrice contribue, sans conteste, au triomphe de la civilisation et de la justice. Adepte des thèses de Condorcet, Victor Considerant est confiant : « L’Idée du siècle [...], cet idéal de justice, de paix, d’harmonie, de bonheur et de liberté, c’est l’idéal commun à presque tous les socialistes » [13].

Contrairement aux rumeurs, persistantes depuis les années 1840, les troubles du monde ne doivent pas être portés au compte des « doctrines perverses » qui « enivrent les peuples des principes insensés d’une justice chimérique et d’une égalité impossible », mais aux obstacles dressés par la classe des privilégiés devant le mouvement d’émancipation. « La campagne révolutionnaire de 1789 à 1830 n’a réalisé que l’émancipation des fils aînés du Tiers, de la bourgeoisie aisée et riche, à qui elle a donné ce qui lui manquait, les droits politiques [...]. L’œuvre de la Révolution consiste dans l’application sociale complète des principes de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, proclamés par nos pères » [14]. La philosophie de l’histoire de Victor Considerant est portée par une vision messianique du destin des peuples, conscients désormais de l’Idée de liberté dont ils ont pris possession : « ... Principes révélés au monde, il y a dix-huit siècles, par l’Évangile, mûris par la philosophie et par l’histoire, proclamés en 1789 par la nation française », ils sont descendus « dans la tombe de la restauration et de la royauté philippiste » pour « ressusciter glorieusement le 24 février 1848 en renversant la pierre du sépulcre et les soldats qui la gardaient » [15]. La bourgeoisie a cru, un moment, que « sous le pavillon de l’égalité métaphysique », l’histoire « s’était arrêtée ; or, nous croyons et nous savons, nous que l’histoire a toujours marché » [16]. Fidèles aux thèses de Charles Fourier, Considerant ne peut accepter l’inaccomplissement des espoirs de 1789, restés, au niveau des mots, hors du concret des choses. Contre ce qu’il nommait, la « révolution métaphysique des philosophes », le père de la doctrine s’était déjà longuement expliqué en 1808, sur l’incapacité des théoriciens des Lumières à se préoccuper de la réalité des rapports sociaux [17].

Contemporain de Hegel, Considerant inscrit la philosophie de l’histoire dans un processus au sein duquel les combats du passé seraient initiateurs des libertés nouvellement conquises ; libertés incomplètes car entendues comme promesses de leur élargissement. Le progrès, ainsi annoncé par les événements, devient porteur de l’idée d’un possible inéluctable. La légitimité du présent assurée, le phalanstérien va encore plus loin pour convaincre de la véracité de ses opinions. L’émancipation du peuple, proclamée par le verbe divin, appartient au mouvement irrépressible de l’histoire. Malgré les reculs, les mesures de répression ou les échecs subis, l’Idée chemine « dans le souterrain des choses » [18] pour resurgir à la faveur des désordres sociaux. On comprend l’importance accordée par Walter Benjamin, dans son Livre des Passages, à la lecture des textes fouriéristes. Attentif au champ des forces entre actualité passée et présente, le philosophe critique du XXe siècle saisissait l’importance de ces fragments d’événements dont l’actualité ne se révélait qu’au présent de la modernité. Leur valeur centrale, au cœur de l’histoire, émerge hors des linéarités lisses du positivisme du XIXe siècle. Ces aspérités, évacuées des événements, le plus souvent interprétés à l’aune des idées triomphantes, font et sont l’Histoire, « à condition qu’il n’y ait aucune continuité entre eux ». La continuité ne signifie alors que la dissimulation de l’Idée d’émancipation.

Théoricien de l’émancipation, propagateur de la doctrine de Fourier, réformateur au sens classique du terme, Considerant appartient à ces « idéalistes » de la première moitié du XIX siècle, hâtivement classés parmi les « socialistes utopiques » ; ceux-ci auraient contribué à entretenir les « illusions lyriques » d’un peuple pendant les semaines d’enthousiasme qui succédèrent aux journées de février. Or, si l’on veut bien considérer les événements de février dans leur historicité, la pensée de Considerant répond précisément à une demande sociale. Loin d’arrêter son horizon aux populations urbaines, très tôt La Démocratie Pacifique alerte ses lecteurs sur la situation des populations des campagnes. L’organe du mouvement phalanstérien n’est pas dupe du mouvement fraternel décrit à longueur de colonnes par les journaux du temps. Ses appels « Aux riches » n’ont guère d’échos, comme il le sait. Il affirme, cependant avec certitude, que « le peuple ne s’est pas battu seulement pour obtenir la réforme électorale » [19]. La révolution sociale est attendue par les principaux acteurs des bouleversements politiques. Mais si « pour opérer une révolution politique, il suffit de renverser les hommes qui occupent et défendent un gouvernement et de les remplacer par d’autres hommes qui soient l’expression la plus fidèle des vœux du pays, pour accomplir une révolution sociale, il faut transformer toutes les conditions d’existence des individus et des familles, il faut refaire la constitution du travail et de la propriété, l’équilibre entre la production et la consommation... » [20]. Vaste programme auquel se consacre la propagande fouriériste. Organiser le travail est une priorité dans le cadre de l’association à l’échelle communale. Considerant a longuement développé, dans Destinée Sociale, ce plan de réformes, actualisé par l’événement révolutionnaire : « La liberté sera toujours un mot vide de sens tant que le peuple n’aura pas conquis le bien-être. Qu’est-ce que la liberté du Pauvre, du Prolétaire, de l’homme sans culture intellectuelle et sans fortune, de l’homme qui a besoin de l’homme, de l’homme contraint d’engager chaque jour à un Maître ses bras, son travail, son activité, de renouveler chaque jour le contrat de vente de sa personnalité, c’est-à-dire le contrat de son esclavage ». C’est pourquoi, très vite, les phalanstériens somment le gouvernement d’accomplir la Révolution, non dans « les mots », mais « dans les choses » [21].

L’idée sociale mobilisatrice alors ne peut être que le socialisme, un socialisme légitime, issu de l’évolution de l’histoire, un socialisme qui marque « la phase naturelle de la période d’affranchissement inaugurée en 1789 ». En plagiant Sieyès, afin de consolider l’héritage historique, Considerant ne rêve pas, il croit simplement répondre à une demande longtemps différée mais clairement formulée - par exemple, lors des grèves parisiennes de 1840. « En 1830, le socialisme n’était RIEN. Et vous serez bien forcés de répondre avec nous : aujourd’hui le socialisme est TOUT [...] Et quel principe, sinon celui de l’Association libre et volontaire, peut résoudre ce grand problème organique de l’avenir » [22]. Mais il s’agit d’éviter toute violence, toute imitation de la bourgeoisie spoliatrice des terres féodales ; le socialisme de Considerant se veut respectueux de la propriété du travail et du droit d’héritage librement réparti. Un socialisme communal, car la « Commune est l’atelier social » [23]. Projet radical, sans aucun doute, mais projet de justice sociale qui n’apparaît révolutionnaire que dans la mesure où il concerne la majorité de la population. Là, Considerant donne raison aux appréhensions de Lamartine. Mais, du point de vue du plus grand nombre, il actualise concrètement l’idée de la liberté de chacun.

Longtemps classé parmi les « utopistes », certes visionnaire mais incapable de comprendre la lente avancée des idées progressistes, inconscient des réalités industrielles et agricoles, négligeant le rapport de force entre les classes, Considerant, comme la plupart des « socialistes » de l’époque, aurait sous-estimé l’importance de la révolution politique qu’avait accomplie février. Dans l’ensemble, les historiens contemporains ont préféré suivre le point de vue des pères fondateurs de l’histoire moderne. À la fin du XIXe siècle, les « méthodistes », par leur rigueur, ne sont pas simplement satisfaits d’élaborer des normes pour la recherche historique, ils ont fait croire à la vérité d’une idéologie en orientant la lecture du passé du côté d’une continuité républicaine, victorieuse parce que modérée. Charles Seignobos en est l’exemple le plus achevé [24]. Solution d’autant plus attractive, que se laisser emporter par l’enthousiasme des acteurs de la révolution sociale, depuis un demi-siècle attendue, supposerait, dans une vision cumulative des progrès accomplis, ne pas tenir compte des rapports de forces et par là ignorer la réalité. Incontestablement, si nous analysons l’œuvre de la Seconde République à la lumière des événements ultérieurs, la raison se situe du côté de ceux qui déplorent les excès d’un peuple et dont la responsabilité incombe aux théories subversives, jugées mensongères. Reste la crainte de l’entrée en masse en politique. Cette peur, bien réelle, selon Alexis de Tocqueville, serait liée à la mise en cause du dernier des privilèges : « Aujourd’hui que le droit de propriété n’apparaît plus que comme le dernier reste d’un monde aristocratique détruit, lorsqu’il demeure seul debout, privilège isolé [...], son péril est plus grand ; c’est à lui seul maintenant à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques » [25]. Aussi, si nous quittons la voie de la continuité historique, si nous acceptons de comprendre les attitudes, les comportements, les programmes des réformateurs en fonction des attentes populaires, le temps de la révolution, pendant les quelques semaines qui précèdent les élections d’avril, se présente dans une actualité qui échappe à l’utopie au sens classique du terme. Sans mettre en cause l’état des choses et des hommes, le regard précis de l’historien sur l’événement, par-delà les interprétations d’hommes autorisés, permet alors de décrypter le possible d’une révolution. De ce possible, jamais effacé, se dégage alors une clé du mouvement de l’histoire qui reste inaccessible aux tenants de la construction d’un sens de l’histoire.

Depuis 1839, Considerant n’a cessé d’alerter ses contemporains sur la nécessité de « résoudre la question sociale » par des réformes suffisamment importantes pour que les « choses » changent, tandis que les « républicains » jugeaient la réforme politique prioritaire en usant de mots qui laissaient croire aux transformations à venir. Du point de vue du phalanstérien, il n’était pas concevable de séparer « la question sociale » des projets politiques [26]. Rallié à la république, il n’en reste pas moins vigilant et cherche à répandre l’idée d’association, reprise, concrètement, par la plupart des ouvriers et ouvrières des villes après l’échec des élections d’avril. La nécessité de « la révolution sociale » est loin d’être une simple idée émancipatrice propagée par des esprits troublés, coupés des réalités ; elle se répand au point de constituer un péril sans précédent du point de vue d’Alexis de Tocqueville. De fait, les réformateurs de 1848 ont cherché seulement à répondre à la demande des défavorisés. Loin de se comporter en « docteurs d’illusions », ils ont tenté de donner un contenu à la République démocratique et sociale. Car, à la différence des années 1830, les classes ouvrières semblaient s’être emparées du politique en refusant de séparer l’idée républicaine des réalités sociales dont elle était issue. Enfantin le comprend, dès mars 1848, malgré son hostilité déclarée aux projets émanant de la Commission du Luxembourg : « Les circonstances sont si graves pour nous qui voyons enfin l’ouvrier entrer sur la scène politique, que nous aurons, certes beaucoup à faire pour rendre cette entrée convenable, nous qui l’avons tant appelée de nos vœux » [27].

Pendant ces quelques mois de la Seconde République, l’utopie comme écart de l’histoire et projeté comme non-lieu, ne peut signifier les espoirs du temps ; la vision d’un monde meilleur n’est pas façonnée par des doctrinaires, mais issue d’un mouvement social sans précédent. « L’utopie » n’a été pensée comme telle qu’après l’échec de juin 1848, après que l’insurrection eut risqué d’altérer l’ordre de la société. Tandis que la responsabilité du soulèvement est attribuée aux « théories fausses », Victor Considerant, plus sage, ne craint pas l’entrée des masses en politique mais il déplore le fait insurrectionnel ; il attribue « le mal » de juin à « la misère des masses ». « Il n’y a qu’un moyen, un seul, de sauver l’ordre de la société : assurer le travail ; garantir l’existence par un travail productif, aux masses déshéritées ! [...] L’association seule peut sauver la liberté ! » [28].