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Guyard, Nicolas Augustin, dit Auguste
Article mis en ligne le 7 septembre 2016
dernière modification le 20 février 2017

par Desmars, Bernard

Né le 9 septembre 1808 à Frotey-les-Vesoul (Haute-Saône), décédé le 27 août 1882 à Barmouth (Grande-Bretagne). Enseignant, maître de pension en Haute-Saône, puis journaliste et publiciste. Propagateur de la méthode Jacotot, de l’homéopathie et de la religion fusionienne (ou fusioniste). Se présente comme phalanstérien au milieu des années 1840. Participe à la colonie de Saint-Just (Marne) en 1850. Fondateur et animateur d’une « Commune-modèle » à Frotey-les-Vesoul dans les années 1860.

Auguste Guyard est le fils de Joseph Guyard, qualifié suivant les actes d’état civil de jardinier, propriétaire horticulteur ou marchand grainier. Il fait ses études à Vesoul, d’abord dans le primaire, puis dans le secondaire : au collège – le nom du lycée sous la

Auguste Guyard (dans Quintessences, Paris, Dentu, 1854 (2e édition).

Restauration – jusqu’en classe de rhétorique, et ensuite au petit séminaire [1]. Quelques décennies plus tard, il déclare avoir été « archi-dévot catholique pendant six années – entre 18 et 24 ans » [2].

Il exerce d’abord la profession d’instituteur. Mais il est « professeur de langues » en 1835, quand il se marie avec Marie Mailley, maîtresse de pension à Vesoul et fille d’un marchand. Il projette alors d’ouvrir des cours publics et gratuits à l’intention des ouvriers de Vesoul ; mais le préfet lui en refuse l’autorisation [3].

De l’enseignement à la presse

Le couple achète en 1836 une ancienne chapelle pour y installer un pensionnat, dirigé par Auguste Guyard ; mais l’existence de cet établissement est brève : en 1837, Guyard est précepteur à Paris. Il s’intéresse alors à la méthode élaborée par Jean-Joseph Jacotot dont il se fait le propagandiste. En mars 1840, il adresse à l’organe fouriériste Le Nouveau Monde une lettre dans laquelle il fait la promotion de la méthode Jacotot, « méthode d’émancipation intellectuelle », qu’il associe à la science sociale de Fourier et à l’homéopathie d’Hahnemann :

en attendant que la science sociale transforme la société, la méthode Jacotot, comme l’homéopathie, sera utile à l’amélioration et au bonheur de l’individu [4].

Dans ses numéros suivants, Le Nouveau Monde insère un long article de Guyard sur la vie de Jacotot, puis signale la parution de son ouvrage, Jacotot et sa méthode [5].

En 1842, Guyard publie un ouvrage sur la médecine, qu’il dédie notamment au « docteur Mure », fouriériste et homéopathe, dont il dit avoir fréquenté le dispensaire parisien [6]. Déclarant écrire en « simple amateur de médecine » – il n’a en effet aucune formation médicale –, il fait une histoire de la médecine qui n’est en réalité qu’une « histoire de l’impuissance de l’art et de ses ravages » [7], avec une succession de théories médicales confuses et inefficaces ; aussi, « depuis vingt-cinq siècles, la médecine allopathique n’a pas fait un pas », elle est « la personnification la plus complète de l’ignorance » [8]. Il cite à l’appui de nombreux textes rédigés par des médecins reconnaissant les lacunes de leur savoir et les limites de leurs interventions thérapeutiques. Il en conclut qu’il faut tuer « la bête allopathique, ce monstre cruel, sanguinaire, anthropophage », cette « arme de destruction la plus redoutable qui ait jamais été entre les mains de l’homme pour le malheur de ses semblables » [9]. Mais heureusement, il existe « un art infaillible de guérir » et de prolonger l’existence humaine de plusieurs décennies (elle pourrait atteindre deux siècles [10]) : c’est l’homéopathie, qui constitue « la vérité absolue en médecine » ; Guyard en expose les principes et les potentialités, cette science encore toute jeune promettant de nombreux progrès [11].

Dans les années suivantes, Guyard travaille dans la presse en province : vers 1843-1844, il prend la direction de la rédaction de L’Écho de la Loire, à Roanne ; Flora Tristan devant s’arrêter dans cette ville lors de son « tour de France », il prépare sa venue en correspondant avec elle et en publiant quelques articles dithyrambiques sur ses Promenades dans Londres et sur L’Union ouvrière [12]. Cependant, s’il éprouve de la sympathie pour celle qu’il appelle sa « très chère et excellente sœur » [13], il est alors proche des idées de Fourier auquel il rend hommage dans les colonnes de L’Écho de la Loire [14] ; c’est d’ailleurs en lisant La Phalange qu’il a découvert les œuvres de Flora Tristan.

Préoccupé par les problèmes sociaux, il fait circuler en mai 1844 une « pétition du droit au travail adressée aux deux chambres » ; en juin 1844, il dénonce dans son journal le paupérisme qui réduit à la misère de nombreux ouvriers de Roanne et demande à la municipalité de lancer des grands travaux afin d’y remédier [15].

Mais ses convictions et son engagement socialistes déplaisent au propriétaire de L’Écho de la Loire, qui le remercie. Il fonde alors son propre journal, Le Progrès de la Loire, afin d’y traiter « des questions d’améliorations sociales » ; il y écrit notamment que « le phalanstère [est le] seul mode d’organisation qui puisse assurer un avenir de sécurité, de bien-être et de développement intégral » [16] ; mais, sans beaucoup de moyens financiers – Guyard a lancé une souscription qui n’a pu réunir les fonds suffisants – ce périodique disparaît dès la fin de l’année 1844. L’année suivante, il est condamné à deux mois de prison pour avoir diffusé un texte proposant aux ouvriers roannais de s’organiser en coopérative de consommation.

En 1847, il est rédacteur en chef du Bien public, le journal publié à Mâcon par Lamartine dont il devient l’ami. La même année, naît à Frotey-les-Vesoul le premier de ses sept enfants, Stanislas, futur orientaliste enseignant à l’École pratique des hautes études et au Collège de France [17].

Parallèlement, Auguste Guyard publie un recueil de maximes et de réflexions intitulé Quintessences. Tout en déclarant être « émancipé, désormais, de toute désinence en isme, en iste, etc. », il exprime « sa reconnaissance aux penseurs éminents dont il s’est nourri jusqu’ici : Pythagore, Saint-Simon, Jacotot, Fourier, Hahnemann, Tourreil, Gleizes [18], […], ses maîtres ou ses amis » [19]. Parmi ces différents noms, l’un d’eux joue un rôle particulièrement important dans sa vie intellectuelle et spirituelle : Louis Jean-Baptiste de Tourreil le fondateur du fusionisme qui veut

fondre toutes les croyances, toutes les sectes, toutes les religions en un seul corps de doctrine dont la base serait l’amour de l’humanité, la tolérance, le progrès incessant, la croyance en une autre existence. […] [Le fusionisme] est la religion de la science, de l’amour et de la liberté […] la religion naturelle et universelle [20].

Cette « religion naturelle et universelle » veut substituer « à la doctrine de la douleur, du sacrifice et de la passion », c’est-à-dire le christianisme, celle « de l’amour et de la jubilation » afin « [d’]apporter définitivement le bonheur à l’humanité » [21] ; selon Tourreil, l’être humain est en communion avec ses semblables de tous lieux et de tous temps – morts, vivants ou à naître – et avec l’Être suprême, Dieu, qui « n’a créé l’homme que pour le faire participer à ce qu’il possède lui-même ». Chaque individu doit donc « fusionner », c’est-à-dire accéder à une conscience universelle qui dépasse les limites de son enveloppe corporelle, de son espace et de son temps [22]. L’Église fusionienne a été fondée en 1845 [23] ; Auguste Guyard est l’un de ses principaux apôtres, de la fin des années 1840 jusqu’à sa mort.

Républicain et socialiste

Aux lendemains de Février 1848, Guyard est à Paris ; il sollicite vainement un poste d’inspecteur de l’enseignement primaire, fonction qui lui aurait permis, pense-t-il plus tard, de mettre en pratique ses conceptions pédagogiques [24]. Il fonde le « Club de la conciliation démocratique » et soutient Lamartine, sur lequel il publie une brochure hagiographique au printemps 1848, avec un nommé Émile Lassailly [25]. Alors que l’Assemblée constituante, élue en avril 1848, prépare la constitution du nouveau régime, il rédige un ouvrage afin d’éclairer ses membres sur les enjeux spirituels du futur texte : Des droits, des devoirs et des constitutions, au point de vue de la doctrine fusionienne. [26]

En 1850, Guyard participe aux activités d’une « colonie agricole et industrielle » installée à Saint-Just (Marne) par les frères Claude-Dominique et Louis-Marie Napias. Son adhésion et celle de sa femme datent de juillet 1850 ; Auguste est l’un des deux directeurs ; mais dès la mi-septembre, les époux Guyard présentent leur démission, qui n’est acceptée qu’en novembre, la colonie ayant de fait disparu à ce moment.

Auguste Guyard retourne à Paris avec son épouse. En 1853 – il est alors commissionnaire en librairie – il projette la fondation d’une pension à Paris ; il échoue, mais il donne des leçons à plusieurs élèves dont quelques-uns résident chez lui [27]. C’est le cas en particulier de Suleyman Khan, fils d’un diplomate de la Perse qu’il héberge à son domicile [28]. Il enseigne notamment l’anglais à des Français et le français à des Anglais. Il réédite son ouvrage sur la médecine ; si le titre change (Guide des gens du monde dans le choix d’une médecine), le propos est toujours aussi hostile à l’allopathie et favorable à l’homéopathie. Il publie un manuel sur l’apprentissage du latin et du grec [29]. A cela s’ajoutent des œuvres de fiction [30], des poèmes [31] et la réédition de ses Quintessences [32]. Il collabore à différents journaux : il rédige des articles de critique littéraire pour Le Mousquetaire, d’Alexandre Dumas [33].

Il est par ailleurs membre de plusieurs associations (Société protectrice des animaux) et sociétés savantes (Société d’agriculture, sciences et arts de Haute-Saône ; Société d’émulation du Jura ; Société d’agriculture, sciences et arts de Poligny, Société impériale d’acclimatation) [34]. À ce moment, selon la préfecture de police de Paris, « les renseignements recueillis sur la conduite, la moralité et l’honorabilité du sieur Guyard sont favorables. Ses opinions sont libérales, dit-on, mais non hostiles au Gouvernement impérial et il a des relations suivies avec des journalistes qui appartiennent à divers partis politiques » [35].

C’est alors qu’il forme le projet d’une « commune-modèle ».

La « commune-modèle » de Frotey-les-Vesoul

« Pour réformer et rendre plus heureux un État, il suffit d’en améliorer les éléments qui sont les communes » ; pour cela, il faut former une « commune-modèle », c’est-à-dire « concentrer sur un point les progrès sociaux accomplis çà et là, en France et ailleurs, et définitivement consacrés par le temps » dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie et de la morale [36]. Cette « commune-modèle », qui « a pour but la civilisation des campagnes par une émancipation morale, intellectuelle et matérielle des communes rurales, […] complément nécessaire de leur émancipation civile et politique » [37], Guyard souhaite la réaliser dans le village de son enfance, Frotey-les-Vesoul. Il projette d’y établir une salle d’asile, des bibliothèques et musées (d’arts, d’industrie et de sciences naturelles) pour les enfants et les adultes, la gratuité de l’enseignement primaire pour les enfants assidus (grâce au remboursement de l’écolage aux parents), des cours du soir et du dimanche pour les adultes (avec notamment des cours d’agriculture, d’horticulture, de viticulture, donnés par les professionnels les plus qualifiés de la localité), des examens et des prix pour les élèves (enfants et adultes) obtenant les meilleurs résultats, mais aussi pour ceux qui se distinguent par leur persévérance ; « un service médical avec médecin, gardes-malade, dispensaire et pharmacie ; un service vétérinaire ; et une société de secours mutuels ; des récompenses aussi pour « la jeune fille – Rosière – et [le] jeune homme – Liséen – qui auront donné le meilleur exemple des bonnes mœurs », pour les « mères de famille élevant le mieux leurs enfants », pour « l’enfant qui se sera distingué par un respect absolu de la vie et des nids des oiseaux utiles à l’agriculture » et pour les agriculteurs ayant les plus beaux troupeaux et les plus belles récoltes [38].

Ces différents éléments ne sont pas originaux pris séparément : les comices agricoles encouragent la création de cours et conférences d’agriculture ; le ministère de l’Instruction publique, avec Gustave Rouland, puis Victor Duruy, suscite la formation de bibliothèques populaires et de cours dusoir, que des associations d’éducation populaire se chargent également de développer ; les pouvoirs publics favorisent la constitution de sociétés de secours mutuels et s’efforcent de faciliter l’accès aux soins grâce aux médecins cantonaux. Mais avec la « commune-modèle », il s’agit de réunir dans un même lieu et de coordonner sous une même direction des initiatives et des mesures généralement prises de façon dispersée. L’utilisation de techniques et de dispositifs déjà éprouvés en maints endroits doit éviter à la « commune-modèle » les échecs subis par ceux qui innovent, ainsi que l’assimilation à une utopie ; cela doit aussi permettre de lui attirer des soutiens très divers.

L’édification de la commune-modèle demande l’appui des pouvoirs publics et des moyens matériels : le conseil municipal et les autorités préfectorales sont d’abord favorables à Guyard et à son projet ; l’épouse du préfet assiste à la première distribution des prix à Frotey. Et pour rassembler des fonds, Guyard compte sur ses relations et sur ses talents de propagandistes : il organise à Paris, au Pré-Catelan, des soirées mondaines où l’on rencontre Rossini, Victor Duruy, Adolphe Thiers, etc. ; il se prévaut aussi de l’amitié et du soutien de Lamartine, de Michelet, du duc de Morny, de plusieurs ministres, de hauts fonctionnaires, de membres du personnel diplomatique français et étranger, comme l’ambassadeur de la Perse à Paris ; il publie des prospectus et des périodiques (les Lettres aux gens de Frotey, 1863-1865 ; puis La Commune-modèle. Journal d’éducation rurale et bulletin de l’œuvre de Frotey, 1866 ; Le Dimanche au village, 1866) qui présentent le projet et appellent à y souscrire financièrement. Il n’hésite pas, probablement pour s’attirer les faveurs impériales, à citer L’Extinction du paupérisme, brochure publiée en 1844 par celui qui est devenu Napoléon III, qualifié de « plus grand philosophe pratique de ce siècle », de « grand écrivain à la Tacite », et crédité d’une politique sociale progressiste [39].

Parmi ceux qui assistent aux manifestations du Pré-Catelan ou aux fêtes organisées à Frotey, par exemple lors des distributions de prix, ou dont le nom est mentionné dans les listes des souscripteurs de l’œuvre ou parmi les correspondants de Guyard, figurent plusieurs fouriéristes : les ingénieurs des Ponts et Chaussées Bazaine et Lemoyne, les docteurs Barrier, Poujade et Savardan, l’industriel Jean-Baptiste Godin, le banquier Ernoul-Jottral, les officiers Grosjean et Viette de la Rivagerie, le pédagogue Jules Delbruck, ou encore Clairefond, Wladimir Gagneur et quelques autres. Les journalistes et publicistes Jules Duval et Charles Sauvestre rédigent des articles sur la commune-modèle de Frotey dans L’Économiste français et L’Opinion nationale. Sans doute cette « commune-modèle » apparaît-elle à certains phalanstériens comme une étape pouvant mener vers « l’Association intégrale ». Guyard figure d’ailleurs sur le répertoire d’adresses de l’École sociétaire et de la Librairie des sciences sociales [40].

Cependant, Guyard ne fait dans ses publications aucune référence à Fourier ; il écarte toute référence aux théories socialistes pour mieux affirmer son pragmatisme. À l’un de ses lecteurs qui lui reproche de ne pas parler de « science sociale » et d’économie sociale, Guyard répond que justement, il ne veut pas « [s’]adresser à la science, aux systèmes et aux utopies économiques pour faire une ‘’commune-modèle’’ » [41].

Une « Académie villageoise », localisée à Frotey, est constituée pour « soutenir, développer, contrôler l’Œuvre de Frotey, académie qui est à la fois société d’acclimatation, société protectrice des animaux ; tribunal d’arbitrage ; noyau d’une société de secours mutuels » [42], ou encore académie des sciences, des lettres et des arts appliqués à la commune rurale [43]. Cette « Académie de Frotey », présidée par le père d’Auguste Guyard, comprend notamment le maire, l’instituteur, un conducteur des Ponts et Chaussées…

Demeurant à Paris, Guyard crée une seconde « Académie » dans la capitale, qui, selon son fondateur, « compte parmi ses 150 membres des ministres, des ambassadeurs, des députés, des membres de l’Institut, etc. » [44]. Il atteint alors sa plus grande notoriété et fait son entrée dans l’édition du Dictionnaire des contemporains de Vapereau publiée en 1865.

Grâce à ces soutiens et aux moyens matériels ainsi obtenus, Guyard peut mettre en pratique certains de ses projets : la rétribution scolaire est remboursée aux parents des élèves fréquentant l’école de façon régulière ; des cours de musique sont organisés ainsi qu’une bibliothèque ; un terrain communal est consacré à des plantations d’arbres fruitiers ; des médicaments, des instruments aratoires sont distribués. En 1866, Guyard déclare que la commune modèle possède « trois bibliothèques (scolaire, communale et académique) ; deux petits musées d’art et d’histoire naturelle, un dispensaire gratuit ; un commencement d’asile pour les vieillards pauvres ; un orgue harmonium » [45].

Cependant, l’œuvre manque de moyens financiers : les fêtes mondaines du Pré-Catelan rapportent peu d’argent ; les souscripteurs sont moins nombreux et moins généreux qu’espéré, et les dépenses de l’œuvre sont supérieures aux recettes à la fin de l’année 1864 [46]. Surtout, Guyard entre en conflit avec le curé de Frotey et « le parti clérical » ; le soutien du conseil municipal, renouvelé en 1865, est moins ferme, et le préfet interdit aux instituteurs et aux fonctionnaires d’assister au concours cantonal organisé par Guyard en août 1866. Sans le soutien des autorités locales, Guyard ne peut depuis Paris maintenir l’œuvre de Frotey qui disparaît.

De Paris-Village à Barmouth

Guyard se lance dans un nouveau projet qu’il intitule « Paris-Village » ; à proximité de Paris, une association réunirait de 900 à 1200 individus, pratiquant des activités agricoles, industrielles et intellectuelles, élisant leurs dirigeants et vivant en harmonie. L’agglomération, entourée de haies ou de palissades, susciterait la curiosité des Parisiens qui viendraient la visiter et paieraient pour cela un droit d’entrée… Une éphémère publication, Le Village à Paris, est chargée d’assurer la publicité de l’œuvre et d’attirer des capitaux, le « village-modèle » devant être inauguré pendant l’Exposition universelle de 1867 [47]. Mais, bien que Guyard annonce en août 1866 avoir réuni dix-sept adhérents autour de son projet, dont « plusieurs banquiers », l’opération ne va pas plus loin et Paris-Village ne voit pas le jour.

Guyard est alors contacté par Adolphe Jouanne, qui projette la création à Ry (Seine-Maritime) d’une « Maison rurale d’expérimentation sociétaire », appliquant des principes éducatifs d’inspiration fouriériste. Mais il répond qu’il ne veut plus « perdre [son] temps à des réformes matérielles impossibles sans la réforme religieuse et morale » ; il ajoute :

Je ne consentirai à m’associer à l’œuvre de Ry que dans le cas où cette œuvre se ferait au point de vue fusionien [48].

En effet, il se consacre désormais principalement à « l’apostolat fusionien » qu’il inscrit toutefois dans le prolongement ou dans le dépassement de l’expérience menée en Haute-Saône : il s’agit de

reprendre à un autre point de vue, dans un but plus général et plus élevé et par d’autres moyens, l’œuvre de la Commune-modèle [en propageant désormais] l’évangile de l’esprit et de la raison […], l’évangile qui ouvre enfin devant l’Humanité cette ère paradisiaque, cet âge d’or qu’elle a trop longtemps placé derrière elle.

L’échec de Frotey a montré que

la communion des esprits et des cœurs dans les mêmes idées, les mêmes sentiments, doit précéder l’association des intérêts matériels. Faisons d’abord la Commune-modèle des âmes, la cité de Dieu, et la Commune-modèle des corps, la cité de l’homme, nous sera donnée de surcroît. Le lien de toute société, petite ou grande, c’est le lien religieux. Pour fonder une Commune-modèle, il faut une religion-modèle.

Guyard souhaite préparer « Fusionville, la commune fusionienne de transition » où il réunirait des disciples « déterminés à poursuivre par la pratique l’étude et l’incarnation progressive du fusionisme » : ce serait « une commune agri-horticole et industrielle, autour de Paris, dont l’imprimerie formerait la principale industrie » [49].

En 1868, sa femme décède. Auguste Guyard se présente lors de la déclaration de décès comme homme de lettres. Il semble avoir abandonné l’enseignement. Peut-être au moment du siège de Paris, peut-être un peu plus tard [50], il quitte Paris et s’installe à Barmouth, au Pays de Galles, chez Fanny Talbot, disciple de John Ruskin, le critique d’art, pourfendeur de la société industrielle et promoteur de l’éducation populaire [51]. Quand il réédite Des droits, des devoirs et des constitutions, Guyard dédie l’ouvrage à Ruskin et ajoute une « lettre-préface » à l’écrivain, son « très cher et vénéré Maître ».

Guyard vit à Barmouth de façon très modeste, cultivant dans son jardin herbes médicinales et légumes, soignant ses voisins malades et dispensant son savoir autour de lui [52]. Il y meurt en 1882. A sa demande, l’épitaphe suivante est gravée sur sa tombe :

Ci-gît un semeur

Qui sema jusqu’au tombeau

Le vrai, le bien, le beau

Avec idolâtrie

À travers mille combats

De la plume et des bras.

Tels travaux en ce monde ne se compensent pas [53].