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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

35-58
Icariens et Phalanstériens
Regards croisés entre 1845 et 1849
Article mis en ligne le décembre 1999
dernière modification le 23 août 2017

par Fourn, François

De 1845 à 1849, la discussion entre les communistes icariens et les fouriéristes fut vive quand s’imposait la nécessité d’être distingués par l’opinion publique. Ils surent aussi se tolérer, s’allier même, pour faire face à des adversaires qu’ils avaient communs. L’étude des regards portés les uns sur les autres par ces deux courants du socialisme est une approche possible de ce que furent les utopies en France autour de la Révolution de 1848 : certainement pas folies vouées d’avance à l’échec, mais plutôt tentatives pour inventer de nouvelles formes d’action politique.

Les articles du Populaire sur les fouriéristes ou ceux de La Démocratie pacifique sur les communistes icariens sont nombreux de 1845 et 1849. Entre ces deux dates, il n’y a pas de claire continuité, ni dans l’intensité, ni dans la nature des relations entre les écoles phalanstérienne et icarienne. Elles sont tributaires du contexte extérieur aux deux mouvements comme de leurs évolutions internes. Ces relations ne sont pas absolument parallèles : les moments où Victor Considerant croit devoir parler du communisme icarien ne sont pas toujours ceux auxquels Étienne Cabet croit devoir mettre à l’ordre du jour la question du fouriérisme. Mais, au-delà de ces ruptures, de ces déséquilibres, se pose la question de savoir si l’autre n’est pas aussi en partie un semblable, si la communauté d’intérêts n’est pas plus essentielle que les différences, si, en quelque sorte, la possibilité existe ou non pour eux d’investir l’« espace public » sans y être complètement isolés [1]. En disant, en regrettant, en taisant ce qui les sépare, en faisant grand cas du regard de l’autre, les communistes icariens et les fouriéristes disent ce qu’ils veulent être chacun à leurs propres yeux et aux yeux de ce que l’on appelle alors l’opinion publique, ils esquissent peut-être un passage entre ce qu’il serait trop facilement convenu d’appeler les socialismes utopiques et un socialisme qui le serait moins. L’étude des regards croisés, changeants, portés l’un sur l’autre par les deux courants du socialisme les mieux organisés de cette époque [2], de la publicité qu’ils donnent à leurs regards les uns sur les autres, peut permettre de saisir un aspect de ce que fut leur réalité juste avant et juste après la Révolution de Février 1848, où, au moins pendant quelques jours, l’espoir et la peur furent grands de beaucoup de possibles.

L’idée publiquement énoncée de coexister

Les icariens n’étaient pas fouriéristes, les phalanstériens n’étaient pas communistes, ils entendaient le faire savoir. Le problème s’est surtout posé pour les seconds qui craignaient le plus, semble-t-il, que des franges de l’opinion publique nombreuses et plutôt mal informées puissent les confondre [3]. Cette nécessité ressentie de la distinction a conduit les rédacteurs de la Démocratie pacifique, Victor Considerant et Victor Hennequin surtout, à déclencher des hostilités dès l’été 1845 [4].

Les 8 et 10 août 1845 paraissent deux longs articles sur ce sujet dans le journal fouriériste. Le cours phalanstérien du 15 août, que tiennent Victor Considerant et Victor Hennequin comme tous les vendredis aux bureaux du journal, y est également consacré [5] : pour eux, désormais, la discussion du communisme est à l’ordre du jour. C’est une vive polémique qu’ils commencent contre Cabet et sa proposition de partager égalitairement les richesses, et qui prend toute son ampleur dans le deuxième moitié de l’année 1846 : les 13 septembre [6], 11 octobre [7], 8 novembre [8] et 6 décembre [9] paraissent, souvent en première page, de longs articles destinés à combattre l’influence qu’ils croient grandissante du communisme, et surtout à faire passer dans l’opinion l’idée que le socialisme fouriériste n’est pas apparenté au communisme. De l’ensemble de ces articles et conférences, il ressort que le communisme est d’abord selon eux une protestation instinctive contre les injustices sociales qui accablent les travailleurs. Le communisme est une doctrine, une foi, un espoir pour « tout ce qui travaille et qui souffre », tendant à la destruction de l’actuelle société sans permettre la reconstruction d’une autre. Il est une négation irréfléchie du droit de propriété, un manque de science qui aboutit au mieux à des plans chimériques, au pire à des plans révolutionnaires. Il est désorganisateur, anarchique [10].

Principe faux, le communisme doit être combattu par des principes vrais, ceux de l’école sociétaire, alternative aux convulsions sociales auxquelles mènent immanquablement les abus actuels, les inégalités excessives de la répartition de la propriété, si rien n’est entrepris pour les réformer.

Dangereusement chimérique et subversif, le communisme, de plus, propose un monde triste, un monde d’ennui, en préconisant en tout la plus parfaite égalité. Il est la négation des différences entre les individus, il est la paralysie et la mort par l’uniformité et le nivellement des conditions. L’école sociétaire préconise au contraire le droit à un plein développement des personnalités, exalte les différences comme source d’harmonie, récuse le puritanisme coercitif et le brouet noir pour tous des communistes [11].

Face à ce regard apparemment hostile, Cabet adopte une position surtout défensive, dans un premier temps du moins. Aux fouriéristes qui attaquent son communisme, il dit la proximité, les similitudes même, de ses doctrines et des leurs [12]. Il ne se place donc pas d’emblée dans le registre de la distinction, car il craint de paraître complètement isolé parmi les réformateurs sociaux. Il voudrait éviter la rupture définitive quand, à partir de 1845, les fouriéristes sont à peu près les seuls à s’intéresser à ses théories dont le but premier était de rallier toutes les tendances du réformisme [13]. Soit parce que les attaques de Considerant et de ses amis persistent, soit parce qu’elles prennent un tour personnel, soit encore, peut être surtout, parce qu’il développe le thème des persécutions contre ses disciples pour les appeler à émigrer avec lui en Amérique, son attitude change à la fin de 1846 et en 1847.

Dans plusieurs de ses articles il dénigre les prétentions scientifiques de ceux qui tiennent le communisme pour une protestation instinctive contre les injustices sociales les plus criantes [14]. Il raille les prétentions de Fourier à compter huit cent dix types de caractères humains pour former ses séries harmonieuses [15], ses prétentions messianiques, du moins le culte que lui vouent ses disciples : « Où est le soleil éblouissant dont la seule apparition devrait dissiper les ténèbres sociales ? » [16]

Comme presque toujours quand il est attaqué, il publie les lettres de ses disciples telle celle-ci, du bottier Dabat :

« Quand on réfute des Phalanstériens et qu’ils n’ont pas d’argument solide à donner, ils vous disent que vous ne comprenez pas la théorie de Fourier, ou de la loi d’attraction, ou de la loi sériaire ; étudiez-les, vous disent-ils, et vous y découvrirez tant de beautés et tant de chefs-d’oeuvre que vous en serez extasiés. J’ai voulu l’étudier un peu, mais pour le comprendre, il faut l’étudier beaucoup, et comme je n’ai pas assez de temps, je l’ai abandonné et me suis seulement attaché au chapitre des répartitions, où Fourier prétend des plus hideuses passions, l’égoïsme et la cupidité, tirer les résultats les plus avantageux pour la société. [...] Voyez le beau tableau ! Comme il est attrayant ! Les capitalistes qui sont en très petit nombre, peut-être douze, auront chacun mille francs, puis une part au lot des talents et une autre part au lot de travail, ce qui pourra élever leur total à plus de mille francs, tandis que le travailleur, celui-là qui ne peut offrir que son corps et sa volonté, manquant d’éducation, mais ayant du courage et du cœur, celui-là qu’on trouve toujours dans les plus grands dangers, toujours prêt à faire les choses les plus répugnantes et les plus dangereuses, celui-là n’aura qu’une très petite part. [...] Pauvres Phalanstériens ! vous vous étonnez que les ouvriers préfèrent le communisme ; mais le pire pour vous, serait qu’ils comprissent votre théorie ! » [17]

De profonds abîmes séparent l’auteur de ce texte des savants thuriféraires des doctrines sociétaires : elles sont à peu près incompréhensibles pour lui, elles heurtent ce à quoi il aspire par-dessus tout : l’égalité entre les travailleurs et la bourgeoisie. Le communisme est simple, clair, facile d’accès sans études approfondies : « et quand bien même, ajoute Cabet, l’instinct ou le sentiment y dominerait, ce serait l’instinct de la Fraternité, celui du Christianisme, cette loi naturelle et divine qui vaut bien la loi des séries » [18]. Dans un autre article il écrit encore, plus explicite :

« Ainsi Fourier ne veut dans son Phalanstère, ni Fraternité, ni Égalité, mais Liberté illimitée de tout faire suivant ses passions et ses caprices ! Il veut des millionnaires (qui auront toute liberté) et des gens sans patrimoine (qui n’auront probablement aucune liberté) ! Il veut des savants (qui exploiteront) et des ignorants (qui seront exploités) ! Il veut des jalousies, des rivalités, des critiques, des scissions, des intrigues ! Certainement il faudrait voir un Phalanstère organisé, et toutes ces intrigues, etc., en action pour être sûr que c’est là un divin système d’harmonie. » [19].

Les intrigues dont il s’agit sont surtout pour Cabet des intrigues amoureuses. À ses yeux, Fourier « déchaîne la passion de l’amour et toutes les autres passions, ce qui, suivant [lui)], doit amener la licence, l’anarchie, le désordre, tandis que le communisme icarien modère, redresse et corrige par l’éducation et les institutions toutes les passions antisociales et perturbatrices, en développant au contraire toutes les passions généreuses, fraternelles, sociales humanitaires. » [20]. Au reproche qui lui est fait de défendre des doctrines désorganisatrices, de rêver à une société monotone où l’on périrait d’ennui, Cabet répond aux fouriéristes en dénonçant leurs principes plus désorganisateurs encore, bien plus subversifs, destructeurs selon lui des liens sacrés du mariage et de la famille ; il dénonce la position qu’il tient pour parfaitement immorale réservées aux femmes dans leur future Harmonie. Une vive polémique est développée dans Le Populaire à la suite d’un article cruellement ironique de Victor Hennequin publié le 2 août 1847 dans La Démocratie pacifique sur l’amour en Icarie. Au jeune écrivain fouriériste qui le traite lestement, il répond sur le même ton :

« Ainsi, génie léger, papillon frivole et volage, il faut absolument qu’il ait un phalanstère dans lequel il puisse voltiger de fleur en fleur, et butiner sur les fleurs d’autrui. Dans la vie réelle, il périrait d’ennui s’il n’avait des théâtres, des drames émouvants, des comédies, des intrigues amoureuses, et s’il ne pouvait pas être l’amant d’une femme mariée ! Il faut que toutes les filles et toutes les femmes mariées puissent avoir des amants !... et pour vivre plus joyeusement il lui faut sans doute que le même amant ait plusieurs maîtresses et que la même maîtresse ait plusieurs amants... » [21].

Le 19 septembre, il publie dans son journal une lettre signée par soixante femmes qui dénoncent l’insolent et la « sublime idée de maître Fourier, ce célèbre successeur du Christ, qui n’a point rougi d’inventer une trêve conjugale qui rappelle les saturnales romaines. » Le 26 septembre, toujours en réponse à l’article satirique paru dans La Démocratie pacifique, Cabet publie encore une lettre de ses disciples, de Vienne dans l’Isère. Elle porte deux cents signatures, dont quarante-quatre de femmes :

« Pendant quelques temps, nous pensions que le Fouriérisme, épuré des excentricités de son auteur, cherchait à se faire jour par la discussion, la raison et la bonne foi ; mais à notre regret, nous voyons aujourd’hui tout le contraire : les docteurs phalanstériens ne perdent pas une syllabe du programme de leur maître ».

Le ton employé pour débattre est celui de la polémique, parfois la plus vive, de part et d’autre. Considerant, le 6 décembre 1846, fait par exemple paraître une mise au point particulièrement sévère pour Cabet :

« Que fait M. Cabet, l’apôtre de la fraternité ? M. Cabet nous attaque avec une violence ridicule [...] au lieu de discuter et de critiquer sérieusement nos opinions, comme nous le faisons pour le communisme, M. Cabet nous calomnie du mieux qu’il peut, et cherche tout simplement à nous rendre odieux à ses amis. Voilà ce que fait l’apôtre de la fraternité. Eh bien ! que l’apôtre de la fraternité continue à s’agiter et à se démener et à nous calomnier, nous n’en continuerons pas moins à nous maintenir, vis-à-vis du communisme, dans notre ligne qui est une ligne droite, rationnelle, honnête et logique, et nous nous permettons seulement de trouver pitoyable le rôle beaucoup trop bruyant que se donne le beaucoup trop irritable M. Cabet » [22].

En 1847 encore, Considerant qualifie Cabet de « Pape intolérant du communisme » [23].

L’intéressé n’est pas en reste. À plusieurs reprises, il s’interroge insidieusement sur les raisons pour lesquelles les autorités permettent aux phalanstériens de tenir partout leurs conférences quand les communistes ne sont pas même autorisés à se réunir en petit nombre.

Si la discussion est vive, souvent de mauvaise foi, elle se distingue toutefois des relations que ces deux écoles entretiennent avec les autres courants de l’opinion publique. C’est particulièrement vrai pour les icariens : en acceptant la discussion, les fouriéristes marquent leur différence avec toutes les autres tendances du réformisme. Ils sont à peu près les seuls à leur reconnaître un droit à l’existence. Cette reconnaissance est explicite à partir de mai 1847, date à laquelle Cabet appelle ses disciples à émigrer en Amérique pour y fonder Icarie. Le texte de Joseph Rey [24], publié par la Démocratie pacifique sous le titre « Du ralliement des Écoles diverses du socialisme », paraît en juin [25]. Dans sa réponse à la proposition de J. Rey, Considerant distingue deux communismes : celui avec lequel il ne peut en aucun cas s’allier, celui qui voudrait d’une manière coercitive quelconque porter atteinte au droit de la propriété individuelle, et celui, facultatif, « chrétien », dans lequel il comprend explicitement celui de Cabet, qui prêche l’abandon volontaire de ses biens à la communauté. L’idée de la communauté ainsi comprise peut selon lui être regardée comme une « première ébauche de la conception sociétaire » [26]. Dès 1845, Cabet écrivait :

« Nous sommes particulièrement bienveillants pour l’École fouriériste, parce que, à tort ou à raison, nous sommes convaincus que le Fouriérisme est une préparation et une transition au Communisme. Nous voudrions voir la Terre couverte de Phalanstères, parce que nous avons la conviction qu’ils se transformeraient bientôt en Communautés » [27].

Outre que le système de l’autre peut être une première étape contribuant à la construction du sien propre, idée qui appelle certainement à se tolérer, il est clair aussi des deux côtés que, si les projets défendus sont sans doute les meilleurs, ils ne sont certainement pas les seuls que l’on soit en droit d’imaginer. Jamais les courants fouriériste et icarien ne cherchent à s’anéantir mutuellement, c’est à peine si l’idée d’une concurrence entre eux est évoquée : il ne semble pas que Cabet ait pour objectif de convertir des phalanstériens au communisme, pas plus que La Démocratie pacifique ne semble imaginer que les ouvriers disciples de Cabet puissent devenir des disciples de Fourier. Ils se parlent entre eux parce qu’ils se reconnaissent l’un à l’autre le droit d’exister, parce que la discussion est un moyen de faire vivre les opinions. Quand La Démocratie pacifique est attaquée par le pouvoir, Le Populaire prend aussitôt sa défense [28]. Quand Cabet est poursuivi à partir de décembre 1847, surtout en janvier 1848, pour escroquerie à propos de son projet d’émigration en Amérique, La Démocratie pacifique est le premier organe de la presse de Paris à le soutenir, sans ambiguïté, totalement [29], elle entraîne avec elle La Réforme et Le National.

Cette discussion entre les fouriéristes et les icariens montre qu’ils ne forment pas des sectes fanatiques. Aspirer à la démocratie intégrale et idéale, laquelle par sa perfection même est un système de résolution des conflits qui opposent les citoyens, n’entraîne pas l’incapacité à penser et accepter la différenciation, la pluralité des opinions, l’altérité, tant que l’utopie n’est pas réalisée [30]. Fouriéristes et icariens sont démocrates, dans le sens le plus actuel et le plus exigeant de ce mot. Ils ne sont jamais certains de détenir la seule vérité possible, ils sont prêts à soumettre leurs propositions au verdict de l’opinion publique et à l’épreuve des faits.

Temps subis, temps décalés : le repli sur soi

Être socialiste sous la monarchie conservatrice, quand à peu près rien ne paraît possible, sinon préparer l’avenir, est difficile ; être socialiste sous la république, quand à peu près tout devient théoriquement possible, l’est beaucoup plus. L’idée que les projets de transformation radicale de la société puissent entrer dans le domaine de l’application prochaine voire immédiate n’est pas tant celle des fouriéristes et des icariens que celle de leurs adversaires communs. Ni les fouriéristes, ni les icariens ne sont révolutionnaires. Ni les uns ni les autres n’ont jamais inscrit à leur programme l’établissement violent, ni même rapide, de leurs projets de réforme sociale. Si le pacifisme des premiers n’est guère mis en doute, celui des seconds, en cas de révolution, ne paraît pas démontré d’avance. La révolution de 1848 crée des tensions nouvelles, ouvre de nouveaux champs de pressions entre les divers courants qui parcourent l’opinion publique. Elles ne sont pas les mêmes pour ceux qui inspirent la peur et ceux qui l’inspirent beaucoup moins, voire pas du tout. Les expériences vécues par les fouriéristes et les icariens en 1848 sont très différentes et compliquent leurs relations.

Le 25 février 1848, Cabet fait paraître une proclamation imprimée d’un seul côté, destinée à être affichée partout dans Paris, appelant les communistes à soutenir la République et le Gouvernement provisoire, à ne réclamer en aucun cas l’application immédiate de leurs doctrines. Le texte est reproduit en entier dans la Démocratie pacifique du dimanche 27, en première page, sans commentaire dans un premier temps. Les rédacteurs du journal s’en expliquent le lendemain, sous le titre « Union de tous les Socialistes » :

« Rien n’était plus propre à calmer toute inquiétude, à dissiper toute injuste prévention que de porter au public la connaissance de ce fait : le chef des communistes icariens inscrit sur son programme : POINT D’ATTAQUE À LA PROPRIÉTÉ ! Non, point d’attaque matérielle, point d’attaque en théorie non plus » [31].

Pour les fouriéristes, l’attitude de Cabet est un événement heureux qui ajoute à leur enthousiasme pour la Révolution de février. Victor Hennequin est dépêché chez le chef des communistes icariens pour le féliciter. L’avenir, croit-on, appartient au camp du progrès, il n’est nul besoin d’en précipiter le cours. L’assemblée constituante doit bientôt se réunir. Elle discutera, débattra, les intérêts des capitalistes et des travailleurs. Chacun pourra s’exprimer, nul doute qu’on ne parvienne à tous les concilier. L’heure est à la défense de l’ordre, à la préservation de la paix sociale. Les icariens ne paraissent en aucune manière vouloir y attenter :

« Tous les icariens sont des hommes de cœur, ils serreront les mains qui leur sont tendues : Union des socialistes pour le maintien de l’ordre et de la paix, pour l’affermissement de la confiance ; accord et fraternité dans toutes les âmes » . [32]

Cabet approuve ce projet, dans « l’intérêt du peuple » [33]. L’heure n’est pas à la défense de ses idées particulières ou exclusives, mais à la conciliation universelle. Pendant quelques jours, en fait, chacun range son drapeau. Cabet écrit dans le Populaire : « Nous avons toujours dit que nous étions avant tout Français, Patriotes, Démocrates » [34]. Tous sont républicains, la fraternité paraît triompher, l’union entre tous les citoyens paraît s’imposer. À aucun moment de leur histoire, ils n’ont pu se croire à ce point écoutés. Leur bonheur est de courte durée.

Dès le 16 mars, Le Populaire signale les premiers incidents :

« Dans une réunion préparatoire pour l’élection d’un colonel, les anciens gardes nationaux, manœuvrant comme un seul homme, ont repoussé le citoyen Cantagrel comme communiste. Cependant, tout le monde sait que Cantagrel, gérant de la Démocratie pacifique est Phalanstérien ou Socialiste et non Communiste. Mais prenez-y garde ! vous tous, Socialistes, vous tous Phalanstériens, vous tous Démocrates ! si la contre-révolution pouvait triompher, vous seriez tous des communistes à ses yeux » [35].

Face à la campagne de haine qui se déchaîne contre les communistes, surtout à partir d’avril, les perceptions et les attitudes des fouriéristes et des icariens se décalent. Face aux cris de mort de plus en plus nombreux et de plus en plus puissants lancés contre lui, Cabet en appelle d’abord à l’union des tous les socialistes, à leur sentiment de justice, leur sens de la dignité :

« De leur côté, les Phalanstériens doivent saisir toutes les occasions de défendre les Communistes, comme nous reconnaissons que l’ont déjà fait les citoyens Cantagrel, Bureau, Daly, Langlois, et d’autres dans différents clubs et comités. Et nous constatons avec plaisir que cette justice de leur part leur a mérité l’approbation de leurs auditeurs, et a augmenté les chances de leurs candidatures » [36].

Au moment où Cabet rédige ce texte, Victor Considerant, lui-même accusé par ses adversaires d’être communiste, fait afficher dans le département du Loiret une profession de foi où il dénonce le communisme comme une « doctrine TRÈS DANGEREUSE » [37] :

« Loin d’être communiste comme on ose m’en accuser, je n’ai cessé de combattre toutes les doctrines de communauté, d’abolition de la propriété individuelle et de niveau égalitaire » [38].

Il affirme avoir écrit plus de cinq cents articles contre le communisme. Il ne s’agit pas d’une simple défense des doctrines phalanstérienne, d’un souci affirmé de différenciation. Considerant, cette fois, abandonne toute bienveillance : il attaque violemment les théories communistes qu’il tient pour « insensées », pour des « monstruosités ». Il n’a pas un mot pour dénoncer le climat d’intolérance qu’imposent les plus virulents des anticommunistes, seulement pour proclamer qu’il est l’un des plus anciens et des plus assidus adversaires de Cabet et de ses doctrines. Cabet en est très affecté [39]. L’affiche de Considerant interrompt le processus du rapprochement tant souhaité entre les phalanstériens et les communistes, il l’écrit dans Le Populaire :

« [...] d’anciennes hostilités, citées et répétées de nouveau, semble être la justification de toutes les violences récemment exercées contre les Communistes, comme elles paraissent être un encouragement à des violences nouvelles. Malgré toute la sincérité de notre désir d’alliance et d’union, il ne nous est pas possible de ne pas protester contre un acte qui peut avoir de si grands dangers pour nous » [40].

Jusqu’à cette date, les icariens soutenaient les candidatures des fouriéristes à l’Assemblée constituante. Le nom de Considerant figurait en bonne place sur la liste proposée dans Le Populaire aux suffrages des électeurs [41]. En province, Cabet appelait ses amis à soutenir les candidatures phalanstériennes [42]. Sur la dernière liste proposée à ses lecteurs, le 22 avril, tous les fouriéristes sont éliminés.

Les fouriéristes de La Démocratie pacifique sont malgré tout partagés entre leur souci de n’être pas confondus avec les communistes et leur inquiétude face à l’ampleur de la campagne menée contre eux. Ils hésitent. Le conseil de direction du journal, constitué en comité électoral central [43], maintient jusqu’aux élections le nom de Cabet parmi ceux des candidats qu’il soutient [44]. Ses membres veulent que soient présents à l’assemblée tous ceux qui reconnaissent le droit au travail, les principaux chefs des écoles socialistes. Ils réaffirment leur confiance dans la libre discussion pour que l’exercice de ce droit soit bientôt organisé [45].

Leur prise de position sur les journées des 16 et 17 avril, les plus grandes manifestations anticommunistes jamais déployées à Paris, est ferme mais elle est tardive [46]. Le jeudi 20 avril seulement, ils donnent à lire un article de soutien sans ambiguïté à ceux dont la mort fut réclamée :

« Oui, il faut le dire bien haut, les deux journées du 16 et du 17 avril ont été deux journées de vertige et d’égarement. C’est la première déviation de la victoire de février, et cette déviation ne vient pas des ouvriers » [47].

Il est en fait bien tard. Cabet dénonce les lâchetés politiques des chefs du parti démocrate parmi lesquels il inclut les fouriéristes. Le 30 avril, il commente les résultats déplorables des élections à Paris. Il n’a réuni que vingt mille voix sur son nom [48], Considerant à peine plus, vingt-huit mille :

« Ainsi à Paris, aucun Socialiste n’est élu, aucun chef d’École, ni Pierre Leroux, ni Considerant, ni Proudhon, ni Raspail, ni Cabet ! Louis Blanc à peine élu ! Pas un ouvrier du Luxembourg ! La liste du National triomphant seule ! Que de réflexions pourrions-nous faire sur les fautes, les faiblesses, les lâchetés politiques et les folies commises dans la cause démocratique, comme les manoeuvres du camp anti-populaire » [49].

À partir de là, pour plusieurs mois, les relations sont presque suspendues entre les deux courants du socialisme. Les disciples de Cabet s’occupent surtout de leur projet d’émigration en Amérique. Il n’est plus beaucoup question de Cabet et des icariens dans La Démocratie pacifique. C’est tout juste si, le 1er juin, paraît dans Le Populaire un article publié dans La Démocratie pacifique quelques jours plus tôt :

« Autant nous trouvons bon que l’on combatte le communisme par le raisonnement, autant nous trouvons abominable que l’on pousse contre les communistes des cris de mort. Voilà pourtant ce qu’il nous arrive fréquemment d’entendre, surtout depuis la criminelle folie du 15 mai. M. Cabet, il faut lui rendre cette justice, s’était prononcé dans son journal contre cette manifestation. Il paraît certain qu’il n’y assistait pas, qu’il n’y ait pris aucune part. Eh bien ! cela n’empêche pas que depuis ce jour le chef des communistes icariens soit en butte à des persécutions inouïes, et l’objet de menaces sauvages » [50].

Les événements de juin n’appellent pas de rapprochement particulier, quand bien même leurs analyses respectives de l’« horrible catastrophe du 23 juin » seraient à peu près semblables. Selon les rédacteurs de La Démocratie pacifique, les plus grands ennemis de l’ordre social ne sont pas les ouvriers « enfiévrés par la faim » qui ont construit les barricades, mais ceux qui font prendre en haine l’autorité publique par la manière dont ils exercent le pouvoir [51] :

« Non, les journées de juin, ajoutent-ils, ne sont pas venues parce qu’il y avait dans l’air trop de socialisme, mais au contraire parce qu’il n’y en avait pas assez [...] Qu’on interdise tout enseignement qui provoque à la violence, mais qu’on favorise par tous les moyens la propagation du socialisme pacifique et conciliateur » [52]

Le même jour, le 9 juillet, après avoir soutenu un point de vue identique sur l’insurrection, Cabet ajoute dans Le Populaire :

« C’est le Socialisme seul qui pourra devenir le salut commun en ne cessant jamais de demander l’organisation et la pratique de la Fraternité » [53].

Rien n’est simple encore, cependant, dans la relation entre les fouriéristes et les icariens. Le dimanche 10 septembre, un comité électoral des associations démocratiques et des corporations ouvrières est réuni dans la salle des Spectacles-concerts, boulevard Bonne-Nouvelle. Selon Le Populaire, mille cinq cents à mille huit cents personnes sont présentes. Les noms de Cabet, Raspail et Thoré sont choisis pour représenter les démocrates socialistes aux élections complémentaires du 17 septembre 1848 à Paris contre les candidats Bugeaud, Fould et Roger (du Nord), choisis par le parti de l’ordre. Victor Considerant, le 16, veille de l’élection, fait savoir qu’il désapprouve les choix qui ont été faits :

« De quelque côté que se porte la victoire, le résultat de l’élection sera un malheur politique, car il ne pourra qu’accroître l’irritation des esprits, aviver les haines, exciter les réactions. C’est de la guerre » [54].

Cabet, une nouvelle fois, est battu. Le 25 septembre, paraît la mise au point suivante dans les colonnes de La Démocratie pacifique :

« Le communisme, qu’on le sache bien, n’est pas autre chose qu’une réaction aveugle [...] contre l’individualisme exagéré, la réaction de l’Égalité outrée, absolue, despotique contre l’inégalité choquante, arbitraire, oppressive. Lorsque, pour fuir le communisme, on enfonce la tête dans le sable de la conservation égoïste de l’insolidarité, de l’individualisme, on rend plus imminente, plus terrible, plus inévitable la réaction de cette logique solidaire, égalitaire et niveleuse » [55].

Il y a de l’hostilité dans ces propos. Les fouriéristes et les icariens se perdent de vue à ce moment-là, pendant quelques semaines. La montée en puissance du parti réactionnaire impose pourtant aux deux mouvements de repenser chacun son isolement, son désintérêt pour l’autre, sauf à accepter une éviction simultanée de la vie politique française, sauf à accepter le processus de leur refoulement mis en oeuvre par des adversaires qu’ils ont communs.

L’adversité : nécessité et possibilité de s’allier

Face aux socialistes désunis, le parti de la réaction est uni. Ce parti domine de plus en plus toutes les institutions politiques. Sous sa direction, la République marche aux antipodes de l’idée que les fouriéristes et les icariens pouvaient se faire du progrès. Le 12 octobre 1848 paraît dans La Démocratie pacifique un appel de Victor Meunier à « l’Union Démocratique et sociale ». Pour les rédacteurs du journal fouriériste, « c’est une sommation d’agir à tous ceux qui désirent arracher les travailleurs aux suggestions de la violence ». Meunier écrit :

« Éloignons un instant de nous cet idéal dans la contemplation duquel nous nous absorbons. Cessons de rêver à l’avenir pour nous consacrer tout entiers au présent ; ou plutôt, puisque la même voie mène aux buts divers que nous nous proposons, entrons tous ensemble dans cette voie, marchons-y côte à côte [...]. Frères, constituons l’armée pacifique de la démocratie socialiste ! » [56].

Meunier appelle à la création d’un « parti politique du socialisme » [57] pour combattre l’influence du parti de la réaction. La publication de cet article par La Démocratie pacifique n’emporte cependant pas l’adhésion immédiate de ses rédacteurs. Les fouriéristes tergiversent encore. Cabet, par contre, s’engage, beaucoup plus tôt et plus résolument dans l’union des démocrates socialistes. Le 15 octobre, l’éditorial qu’il publie dans Le Populaire  [58] est sans équivoque :

« Que toutes les nuances du Socialisme se rallient, s’organisent, se disciplinent sous l’unique drapeau de cette République démocratique et sociale ; et quand même là ne serait pas la victoire électorale, là du moins ne manquera pas une autre victoire, celle d’une immense propagande qui formera l’opinion publique et préparera la défense contre toutes les agressions et tous les dangers » [59].

Le 17 octobre, il assiste à un banquet à la barrière Poissonnière [60]. Sont présents, entre autres, P. Leroux, Proudhon... Il propose un toast « À l’Union des démocrates de France et de tous les pays » :

« Organisons-nous, serrons nos rangs, serrons-nous les coudes, comme on dit vulgairement, soyons modérés, prudents, sages, animés seulement du véritable courage civique, et l’avenir est à nous » [61].

Le 22 octobre, un nouveau banquet démocrate socialiste est convoqué à la barrière des Capucines. Deux mille personnes y participent. Cabet a été désigné pour le présider, à l’unanimité des membres de la commission chargée de l’organiser, parmi lesquels Greppo, Kersausie, Pierre Leroux [62], Proudhon et Victor Considerant. Il porte un toast « À l’Organisation » : « Avec l’organisation, tout ; sans l’organisation, rien » [63]. Le 16 novembre, au même endroit, salle Dourlans, est convoqué encore un autre banquet, treize cents « citoyens » étant présents, Cabet, de nouveau président de la manifestation, propose un nouveau toast, cette fois, « Au Socialisme et aux Femmes » [64]..

En décembre 1848, Victor Considerant publie Le Socialisme devant le vieux monde... L’ouvrage se présente comme un plaidoyer et une réflexion sur ce qu’est ou sur ce qu’aurait voulu être le socialisme en France à la fin de 1848 [65]. Il compare le Socialisme au dix-neuvième siècle et la Philosophie au siècle précédent :

« Voltaire, Rousseau, Diderot eux mêmes et les autres, faisaient fort mauvais ménage au siècle dernier ; la Philosophie en a-t-elle moins été un mouvement unitaire et la cause décisive des grands phénomènes politiques et sociaux de son siècle ? » [66].

Pour lui, le ralliement des socialistes n’est pas la confusion des drapeaux, « C’en est la légitime et libre distinction » :

« Que chacun de nous amène au Socialisme par son avenue, en l’élargissant et en la faisant agréable et belle ; que chacun pêche avec ses filets et montre librement en quoi ils diffèrent de ceux des autres. Le Socialisme n’y perdra pas. Beaucoup entreront par une porte qui ne seraient jamais entrés par telle ou telle autre » [67].

Dans l’ouvrage, il dresse un inventaire des courants qui constituent le socialisme. Son jugement sur le communisme icarien n’a pas changé depuis 1847, c’est toujours un socialisme « décidément négatif », mais aussi « franchement facultatif » [68] :

« Vague, confus, omnivore, ne paraissant pas même soupçonner les plus grosses difficultés du problème de l’organisation du travail collectif, il a pour toute science économique et sociale, l’abandon volontaire de la Propriété individuelle, et ces mots : Répartition suivant les besoins et Fraternité. Qui demande tout au dévouement n’a résolu aucun problème » [69].

Ces restrictions ne font pas pour lui du communisme un parti ennemi, loin s’en faut. Il écrit encore ceci, évoquant « les conditions sérieuses du ralliement des socialistes » :

« Tout en croyant fermement, en voyant clairement que la vérité théorique et pratique, que la grande synthèse sociale est chez nous, je reconnais l’utilité providentielle et la légitimité historique des autres formes du Socialisme, même des moins douces, des plus étroites et des plus fausses » [70].

Victor Considerant, à la fin de 1848, se refuse encore à déterminer quelle forme doit prendre ce « ralliement des socialistes ». Son socialisme, n’a pas pour origine le jacobinisme montagnard de 1793, contrairement au communisme de Cabet [71]. Pour lui, participer à la mise en place d’un parti socialiste, dans le sens où il existe un parti de la réaction ou un parti des républicains purement politiques, n’est certainement pas naturel comme l’est l’élan qui pousse sans retenue le chef des communistes icariens vers les autres courants de la république démocratique et sociale. Dans Le Socialisme devant le vieux monde, Considerant doute encore que les fouriéristes aient à participer à un « parti politique du socialisme », à cesser d’être de simples philosophes chargés d’éclairer la foule :

« Nous n’avons pas à nous faire parti, à viser au pouvoir, au gouvernement. Nous n’avons qu’à propager largement nos idées, à répandre la lumière, à faire connaître avec une autorité croissante à la société les moyens de salut » [72].

L’idée de rassembler les forces du socialisme en vue d’une action politique commune n’est réellement défendue dans La Démocratie pacifique qu’à partir du mois de février 1849. Le 12, sous le titre « En vue des prochaines élections », paraît un article qui marque une évolution sensible chez les Phalanstériens du désir d’organiser une riposte à la montée en puissance du parti de la réaction :

« Que partout les hommes qui veulent la République et le suffrage universel comme moyen efficace d’améliorer le sort des classes les plus nombreuses [...] se comptent, se groupent, s’entendent, se concertent. C’est le moment d’oublier les rivalités de partis, et, sans confondre les drapeaux, de faire marcher dans un même élan toutes les forces de la démocratie » [73].

Le samedi 24 février est publiée, en commun avec plusieurs organes de la presse et plusieurs associations du camp démocrate-socialiste, une proclamation « Au peuple ». Le 4 avril, surtout, est présenté un programme signé par les rédacteurs de La Réforme, de La République, du Peuple, de La Révolution démocratique et sociale, du Travail affranchi, du Populaire et de la Démocratie pacifique, parmi tous ces journaux les deux derniers étant les plus anciens organes du socialisme :

<blockquote« Tout en conservant chacun dans sa sphère, son indépendance et son individualité, ils se rallient sur ce terrain et ils y appellent tous les citoyens qui veulent sincèrement donner satisfaction à tous les intérêts légitimes, faire place à tous les droits méconnus, et fermer ainsi l’ère des révolutions violentes. »

Le programme, auquel adhèrent ensemble les icariens et les fouriéristes, est un programme en six points, une liste des « principes qui leur sont communs », des réformes dont ils veulent et croient possible la « réalisation immédiate ». Sont énumérées des questions concernant le maintien de la constitution dans un sens démocratique, le droit au travail et à l’éducation, l’organisation démocratique des services publics (en particulier ceux de la Justice et de l’armée), la réforme de la fiscalité, le développement agricole et industriel du pays, le respect des nationalités partout en Europe. Il est conclu par un cri : « Vive la République démocratique et sociale universelle ! » [74]

Son contenu est conforme, dans les moindre détails, à tout ce qu’ont défendu jusque-là icariens et fouriéristes. La nouveauté est que l’alliance des forces s’est réalisée. Victor Hennequin s’en explique, dans La Démocratie pacifique datée du 18 avril 1849 [75] :

« Légitimistes, impérialistes, orléanistes, catholiques ou plutôt pharisiens, faisant du Christ un instrument de despotisme, défenseurs de la haute finance et de ses privilèges, du commerce actuel et de ses abus, adorateurs impuissants de la vieille économie politique et d’une stérile philosophie, tous ont adopté un même drapeau dont la devise est : Réaction. [...] D’autre part, tous les hommes dont le coeur n’est pas mort et desséché pour jamais, tous ceux qui ont foi dans la providence et dans l’avenir, [...], Républicains de toutes les dates, mais sincères et dévoués, Socialistes de toutes les écoles, mais brûlant d’un même amour pour l’humanité, se sont ralliés sous la bannière du Socialisme » [76].

Il est clair pour lui que les fouriéristes ne peuvent demeurer en dehors de cette lutte clairement présentée comme une lutte entre le « mal » et le « bien ». Pour les élections de mai 1849, Cabet et Considerant figurent sur la même liste [77] : le second est élu, le premier, une fois de plus, battu. Hors de France depuis décembre 1848, en Amérique depuis janvier 1849, Cabet ne pouvait guère défendre sa candidature. Il réunit néanmoins près de cent mille voix sur son nom [78], tandis que Considerant en recueillait un peu plus de cent dix mille [79].

Si les fouriéristes et les icariens participent pour la première fois à une ambitieuse action politique commune, elle est néanmoins absorbée dans un ensemble plus vaste qui les dépasse largement. L’affaire est de toute première importance pour les fouriéristes comme pour les icariens, mais elle n’induit pas de relation privilégiée entre leurs deux courants.

La partie expérimentale des doctrines icariennes, par contre, est l’objet d’une attention toute nouvelle et particulière des fouriéristes. Jamais avant 1849, ils n’ont réellement évoqué l’émigration des icariens en Amérique. Ils ne l’ont en tout cas pas commenté. À partir de janvier 1849, en même temps qu’ils s’engagent dans l’union socialiste, Victor Considerant et Victor Hennequin produisent certains des textes les plus élogieux jamais écrits sur l’expérience menée par Cabet et ses disciples outre-Atlantique. Le programme des fouriéristes depuis la fin de 1848 est le garantisme. Il comprend deux volets : demander le droit à l’essai des doctrines socialistes et barrer la route au mal [80]. Ce programme appelle à un rapprochement avec les autres adversaires de la réaction et à soutenir toute tentative comparable à celle de Cabet et ses disciples sur les terres vierges du Nouveau Monde.

Depuis le début de 1849, Cabet est attaqué par des icariens dissidents déçus par leur aventure américaine à peine commencée. Proudhon d’un côté, les journaux « réactionnaires » de l’autre, soutiennent ces hommes qui accusent Cabet d’escroquerie. La Démocratie pacifique, par deux articles de V. Hennequin, publiés les 15 et 17 février 1849, prend puissamment la défense de Cabet :

« Proclamer avec ivresse la déroute du communisme icarien, ce n’était pas assez pour ces partis aveugles et fatalistes qui se cramponnent à notre société d’oppression et de douleur, à notre société d’antagonisme et de lutte, et qui ne comprennent pas que la prolongation de cette société, frappée au coeur par la révolution de février, est la plus chimérique des utopies. [...] Mais non, il fallait ensevelir toutes les doctrines socialistes dans les mêmes catacombes ! Insensés que vous êtes ! [...] Voici ce que vous obtiendrez : le peuple voyant son horizon assombri, ses espérances détruites, le peuple condamné par vos oracles au maintien indéfini, à la prolongation sans issue de cette société imprévoyante où il ne peut pas vivre en travaillant, de cette société inique où le chômage tue, de cette société où sa patience et son courage ne le garantissent pas contre la honte de mendier ou la douleur de tomber d’inanition, le peuple, condamné par vous à perpétuité à vivre dans ce monde où il souffre toutes les privations, où il ne peut nourrir ses enfants, [...], le peuple vous déclarera la guerre du désespoir » [81].

Le 14 avril, Victor Considerant est à la tribune de l’Assemblée nationale. Il réclame le droit à l’essai pour la Banque du peuple de Proudhon, le Phalanstère des fouriéristes et l’Icarie de Cabet. C’est un grand discours, émouvant, tant il est décalé de la réalité qui désormais s’est imposée, désespéré aussi. Considerant soutient devant ses collègues, effarés ou admiratifs selon les rangs où ils sont placés, que si Cabet a échoué au Texas ce n’était pas que ses principes fussent mauvais, mais qu’il a simplement manqué de capitaux :

« Nous vivons dans un temps où un homme a passionné des masses de travailleurs sur toute la France pour un régime de communauté de biens. Cet homme et ces masses énergiques, honnêtes, dévoués, ont poussé l’amour de leur idéal jusqu’à concevoir l’idée, folle à mon sens, de s’expatrier et d’aller dans les savanes insalubres de l’Amérique fonder leur Icarie. [...] Quand on a annoncé que ces intrépides brigades d’avant-garde, après des prodiges de dévouement et de travail, exténuées, épuisées, [...] étaient en pleine déroute ; alors vous avez vu les organes de l’ordre, de la vertu et des bonnes doctrines, les journaux honnêtes et modérés, entonner en coeur des chants de triomphe ! [...] Qu’est-ce que cela prouve cependant contre le communisme ? Cela prouve d’abord que le communisme fait des hommes de cœur. [...] Quant au communisme en lui-même, consacré par le dévouement de ses soldats et par la haine de ses adversaires, il n’en sortira que plus fort » [82].

En septembre 1849, Cabet, demeuré en Amérique aux côtés de ses disciples pour sauver leur communauté, est condamné par contumace pour escroquerie par un tribunal de Paris. La Société des proscrits démocrates-socialistes à Londres proteste contre cette condamnation :

« Le jugement par lequel on a voulu frapper, dans la personne de M. Cabet, un des plus purs et des plus courageux serviteurs de la démocratie, nous a profondément indignés sans nous surprendre. Quelles que puissent être les opinions sur un essai de colonisation, inspiré d’ailleurs par un sentiment de dévouement si élevé, tous les socialistes se considèrent comme atteints solidairement par l’arrêt rendu contre Cabet. Il appartient à ceux qui ont sanctifié le pilori et le bagne de réhabiliter les bancs de la police correctionnelle. Chacun de nous a désormais payé sa dette. »

La Démocratie pacifique publie ce texte dont Louis Blanc est le principal auteur : son édition du 23 octobre 1849 est saisie [83]. Depuis juin, ayant participé à la manifestation du 13 de ce mois, Victor Considerant lui-même est en fuite.

Ces événements provoquent la dissolution des liens qui unissaient fouriéristes et icariens. Ils interviennent à un moment particulier de l’histoire de l’« opinion publique bourgeoise politiquement orientée » [84]. La bourgeoisie devient « réaction » quand elle se met à craindre cette arme, par elle-même forgée, pour contrôler d’abord, pour conquérir ensuite, les lieux du pouvoir. Le champ libre de l’espace public devient inquiétant dès lors qu’il est investi des foules nouvelles, plébéiennes et critiques, entraînées par les « utopistes », des foules qui assiègent, menacent, des positions à peine acquises [85] plus que dans l’immédiat après-juin 1848. C’est entre janvier et octobre 1849, qu’est consommée la défaite des « utopies ».

Conclusion


Parce qu’ils sont tenus pour utopistes, c’est-à-dire promoteurs d’une manière autre d’explorer et de penser les relations sociales et politiques, parce qu’ils sont, malgré eux, porteurs de la division et du désordre [86], les communistes icariens et les fouriéristes sont exclus à peu près ensemble de la vie politique française, et sont vaincus au même moment. Leur échec est constaté depuis longtemps, en premier lieu par les intéressés eux-mêmes. Leurs relations entre 1845 et 1849, et leur volonté de les rendre publiques, éclairent leur manière de configurer leur environnement politique, celle de leur capacité à ne pas s’exclure les uns les autres devant l’opinion publique. L’Harmonie et l’Icarie étaient imaginées comme des mondes sans luttes, sans crises, sans révolutions, sans divisions. La question pouvait donc se poser de savoir s’ils pouvaient accepter pour le présent les différences qu’ils n’envisageaient pas pour le futur. En un sens, on pouvait s’interroger sur la sincérité de leurs professions de foi démocratiques, c’est-à-dire leur capacité à penser la démocratie non comme une volonté de tous déterminée à l’avance par eux, mais comme le résultat d’une délibération de tous à laquelle ils se proposeraient de contribuer en exposant leurs points de vue.

Parmi les historiens, ceux qui travaillent exclusivement sur les sources hostiles concluent à la folie de ces hommes [87], à l’absurdité de leurs folles utopies tout juste bonnes à conduire près des portes du pouvoir des masses incultes et crédules, à l’idée même, pour certains, que leurs théories du bien-être partagé par tous, du droit de vivre heureux pour tous, préfiguraient, autour de 1848, les totalitarismes du vingtième siècle [88]. Ce que nous avons présenté ici n’autorise pas de telles conclusions. L’histoire des icariens et des fouriéristes, telle qu’elle est perceptible à travers ce qu’ils ont fait connaître de leurs relations, est plutôt celle d’une intense passion démocratique. Leur tentative était, autour du moment révolutionnaire de 1848, d’inventer des formes de participation politique, d’action politique excluant tout recours à la violence, d’imaginer que le pouvoir réellement démocratique s’exerce non pas « sur » les hommes, mais « avec » les hommes, « entre » les hommes, selon les mots de Miguel Abensour [89], sans exclusion, pas même, à terme, celle des femmes. Dans La Démocratie pacifique datée du 17 février 1849, un article de Victor Hennequin consacré à l’Icarie de Cabet se termine ainsi :

« Conspuer, dénigrer, insulter les hommes qui se vouent au bonheur de tous, applaudir à leurs revers, prêcher à l’ouvrier sans travail la résignation et la famine, voilà ce qui s’est appelé jusqu’à présent politique honnête et modérée, sagement conservatrice. Or cette politique ne conserve que la misère, n’éternise que les révolutions et l’anarchie. Quand aura-t-on le bon sens d’en changer ? ».