Né le 14 octobre 1812 à Saint-Chaptes (Gard), décédé le 11 janvier 1881 à Paris, 1er arrondissement (Seine). Gymnaste. Républicain. Participe à la Commune de Paris. Aurait fréquenté le mouvement fouriériste.
Hippolyte Triat est né dans une commune située près d’Uzès. Selon les biographes, son père est cultivateur ou employé comme jardinier chez un châtelain. Dernier enfant d’une famille nombreuse, il se retrouve orphelin dès l’âge de quatre ans ; il est recueilli par sa sœur aînée, à Nîmes. A six ans, il est enlevé par des gens du voyage, puis vendu ou donné à une troupe de saltimbanques italiens avec lesquels il parcourt pendant sept années plusieurs pays européens (Italie, Autriche, Espagne). Habillé en fille, il fait un numéro de danse de corde sous le nom d’Isela. La troupe se disperse ; mais il reste avec l’un de ses membres, un Espagnol accompagné de ses deux fils ; il effectue avec eux des exercices de force. Mais, en 1828, il se blesse en voulant arrêter une voiture dont le cheval s’est emballé. La propriétaire le prend sous sa protection et le fait entrer dans un collège de jésuites à Burgos, où il complète sa culture, notamment en lisant des ouvrages sur la gymnastique grecque et la gymnastique romaine. Vers 1834, il reprend la route et son activité d’artiste forain qu’il pratique dans plusieurs pays européens, en Espagne, en Angleterre et en Belgique, avec des exercices reposant sur sa force exceptionnelle. Il s’installe à Liège, puis à Bruxelles où il dirige un gymnase avec beaucoup de succès.
La gymnastique à Paris
Vers 1846, Triat rejoint Paris et s’installe dans le quartier des Champs-Élysées. En association avec un certain Dally, avec lequel il fonde une société par actions, il ouvre un gymnase, allée des Veuves (renommée vers 1850 avenue Montaigne) qui bénéficie rapidement d’un grand succès en innovant sur plusieurs points.
Il délaisse en grande partie les agrès et développe une « gymnastique du plancher », au sol, avec notamment des exercices utilisant des haltères, des massues et d’autres instruments qu’il invente. Il installe des appareils hydrothérapiques afin de terminer les séances par l’aspersion d’eau et de vigoureuses frictions. À une gymnastique orthopédique, il veut substituer des exercices visant à la fois la santé, la force et la beauté [1]. Lui-même est décrit comme très beau et doté d’une force prodigieuse. Enfin, alors que la gymnastique est jusqu’alors principalement une activité scolaire et militaire, il développe son exploitation commerciale en proposant des cours collectifs, des cours individuels et en vendant des instruments et des équipements.
En 1847, Antony Méray fait l’éloge de l’homme et de ses méthodes dans La Démocratie pacifique.
Le cours de gymnastique de M. Tryat [sic] est […] un spectacle vraiment intéressant. Tous les soirs, de sept heures à dix heures, on peut voir dans une vaste salle de l’allée des Veuves de nombreux élèves exécuter avec un ensemble parfait des exercices de force et d’adresse gradués avec art par le savant professeur.
La méthode de M. Tryat est complètement nouvelle ; il a fait sortir de l’étude de la science antique de merveilleux perfectionnements à cet art trop négligé de nos jours ; il a donné l’attrait en aide à ce puissant auxiliaire de l’hygiène, à cet énergique moyen de restauration du corps humain.
C’est une chose merveilleuse de voir la rapidité avec laquelle les membres les plus débiles, les plus étiolés, reprennent sous sa voix vraiment magique la vigueur, l’adresse et la beauté.
M. Tryat a juré une guerre impitoyable aux monstruosités externes, aux formes amaigries, aux jointures engorgées, aux lignes cadavériques, aux immondes boursouflures des chairs que M. Daumier signale chaque jour aux huées de la foule par les fantaisies de son spirituel crayon.
Après avoir dénoncé la « Civilisation » contemporaine qui laisse les hommes « se détériorer », Méray conseille à ses lecteurs d’aller « admirer le robuste professeur » :
Vous resterez étourdi du résultat d’un pareil exercice, surtout si l’on a entendu de sa bouche l’aveu de son excessive débilité native.
Il faut voir avec quelle aisance il se laisse tomber, en pirouettant sur lui-même, d’une tribune de 20 pieds de haut ; […] avec quelle agilité de marin consommé il grimpe aux cordages qui remplissent la magnifique salle de son gymnase ; avec quelle légèreté il saute en selle ; avec quelle puissance il manie les haltères de 100 et 150 livres, les massues de cinq pieds de haut.
Eh bien ! ces merveilleuses propriétés des membres, M. Tryat n’en est pas jaloux ; bien plus, il met un zèle opiniâtre et consciencieux à en doter les personnes assez bien avisées, hommes ou femmes, pour se ranger parmi ses disciples [2].
Gymnastique, république et régénération sociale
En février 1848, Triat accueille favorable l’avènement de la République. Quelques jours seulement après la chute de la monarchie de Juillet, Triat et Dally soumettent aux autorités un projet de réforme de l’éducation [3]. En effet, selon les deux associés,
L’éducation publique a été faussée ; elle fut presque toujours exclusivement intellectuelle ou nulle.
L’éducation publique, pour être vraie doit être complète, elle doit embrasser l’homme tout entier :
Éducation des facultés du corps,
Éducation des facultés de l’esprit,
Éducation sociale et professionnelle.
Mais « l’anarchie permanente dans l’exercice des facultés de l’homme » et « la négligence des dons particuliers que chacun a reçus » ont pour résultat « l’anarchie physiologique » et « la dégénération physique de notre espèce », chez le riche comme chez le pauvre, chez l’homme comme chez la femme. La solution consiste dans la « gymnastique rationnelle, qui tend à rétablir et à maintenir un juste équilibre entre toutes les facultés de l’esprit et du corps », grâce à des « exercices réguliers, énergiques, progressifs, proportionnels aux forces de chaque individu », quels que soient son âge et sa situation sociale.
La perfection de l’homme réside dans son développement intégral, dans un constant équilibre entre toutes ses facultés.
En rupture avec la « gymnastique faussée » introduite dans les écoles et les armées par la monarchie de Juillet,
la gymnastique de la République doit être savante, puissante et solennelle, comme sa régénération sociale. Cette gymnastique n’est encore professée qu’au Gymnase central de l’allée de Veuves, par le citoyen Triat de Nîmes, qui, par des exercices rationnels peut reconstituer physiologiquement des masses d’individus de tout âge, à la fois.
Aussi, afin de « favoriser le rétablissement de la santé publique » et de préparer « le développement physiologique intégral de l’homme et de ses aptitudes naturelles », les deux signataires demandent la formation d’un ministère de l’Éducation publique, qui envisagerait à la fois l’éducation physique, l’éducation intellectuelle et l’éducation professionnelle et sociale.
En attendant la formation de ce nouveau et grand ministère, Triat et Dally demandent qu’une « division spéciale de l’éducation physique » soit constituée au ministère de l’Instruction publique afin de réaliser immédiatement l’introduction de « la gymnastique rationnelle dans toutes les écoles et les pensionnats de l’un et l’autre sexe, ainsi que dans tous les centres de population, de manière à préparer, en même temps que la régénération sociale, la régénération physiologique de tout le Peuple français » Ainsi, ils demandent l’ouverture immédiate d’un vaste gymnase dans chaque arrondissement de Paris. « Ces gymnases seront en même temps les lieux des assemblées et des fêtes du peuple ». Enfin, les deux hommes se déclarent prêts à aider gratuitement le gouvernement, à lui apporter les bénéfices de leur expérience, « pour la prompte réalisation de cette grande institution hygiénique, sociale et républicaine ».
Les pouvoirs publics ne donnent pas suite à cette proposition, ni au projet d’Académie ou d’École normale de gymnastique, que Triat souhaite installer sur l’île Billancourt. En attendant, il continue à diriger son gymnase où il accueille aussi des réunions politiques. En mars 1850, à l’approche des élections législatives partielles, le comité démocrate-socialiste y organise un grand rassemblement [4].
Triat a pour ami Jules Allix, ardent républicain et auteur en 1850 d’un long article sur un « un nouveau système de communication universelle et instantanée de la pensée », inventé par un nommé Benoît [5]. Triat, « homme d’un esprit élevé et acquis d’avance à tous les progrès intellectuels » [6], apporte d’abord son aide matérielle à Benoît afin qu’il poursuive ses recherches avec des escargots chargés d’assurer la transmission de la pensée grâce à un fluide ; mais il cesse son soutien, quand il constate que l’expérience réalisée par « l’inventeur » est une duperie [7].
Un gymnaste réputé à l’époque impériale
Sous le Second Empire, l’établissement désormais dirigé par le seul Triat continue à jouir d’une excellente réputation :
Pendant nombre d’années, le gymnaste Triat fut le seul qui eut de la vogue à Paris [8].
Ce gymnase […] attirait tous les hommes d’idée et […] les étrangers de passage ne manquaient pas de venir [le] visiter comme un de ses plus utiles et plus envieux établissements. Tous les âges, toutes les nationalités étaient mêlés dans son enceinte ; toutes les classes, toutes les fonctions – les Arts, la Littérature, le Barreau, la Médecine, l’Armée, y comptaient des représentants [9].
Selon Edmond Desbonnet, Triat dispense son savoir auprès d’« une grande partie de la cour, l’Empereur lui-même [étant] son élève » [10]. Le coût élevé de l’inscription aux cours dispensés par Triat réserve de toute façon la fréquentation du gymnase à des catégories aisées. Des femmes et des jeunes filles disposent de salles et de séances spécifiques, dirigées par Augustine et Mathilde Allix, sœurs de Jules [11].
Déjà l’expérience a été faite, avec les conséquences les plus salutaires, par des milliers de jeunes gens et de jeunes filles […] et aussi par des milliers d’hommes énervés et même des vieillards qui se croyaient au bord de la tombe.
Sans compter les princes, les grands personnages, les financiers, les généraux, les administrateurs, les magistrats, les illustres écrivains et les fameux artistes, épuisés par la vie sédentaire et la contention cérébrale, à qui l’habile gymnasiarque a rendu, en petit comité, leur vigueur et leur talent, leurs facultés physiques et intellectuelles [12].
L’établissement est notamment fréquenté par le romancier Paul Féval, qui en laisse une description publiée dans le Musée des familles en 1856 [13]. Dans un article rappelant les origines antiques de la gymnastique, il affirme que Triat a réalisé une « véritable résurrection de la gymnastique, ou plutôt la création de la gymnastique moderne ».
Un mensuel, La Santé universelle. Guide médical des familles, fait aussi l’éloge des exercices dirigés par Triat ; pendant plusieurs mois, il les décrit dans ses colonnes, mouvement après mouvement, avec le support d’illustrations afin que le lecteur puisse les reproduire [14]. Des médecins soulignent les bénéfices de la fréquentation de « ce vaste et remarquable établissement, où s’en vont les souffrants et les faibles chercher dans la pratique d’une gymnastique éclairée la force et la santé ». Le gymnase « contient un merveilleux ensemble d’instruments appropriés à toutes ou quasi toutes les maladies de l’homme, comme à tous ses états de force et d’âge ». Triat lui-même « possède une puissance curative extrême. C’est un don de nature ; c’est aussi le résultat de l’application d’une science qui lui est propre ». A lire le Dr Castle, on aurait vu des paralytiques se remettre à marcher, des vieillards plus forts que des jeunes gens. « M. Triat a grandement le droit d’inscrire au front de son établissements ces mots : Régénération de l’homme » [15].
Les activités gymniques, au-delà des bienfaits sanitaires qu’ils peuvent apporter, constituent aussi un véritable spectacle, et les galeries accueillent des visiteurs qui viennent observer Triat et ses élèves. Lui-même est vêtu d’un costume très coloré ; il dirige avec emphase les exercices, qui sont rythmés par le son d’un tambour. La recherche de la pose esthétique fait aussi partie des exercices [16]. Ses propres performances sont remarquables : au milieu des années 1850, cet homme, d’1 m 79 et de 95 kg
levait d’un seul temps en l’air une barre à deux mains de 101 kg ; […] ; il soulevait sur son dos les mains appuyées sur un tréteau, un poids de plus de 1 000 kg[…] ; il soulevait avec ses dents 150 kg [17].
Pourtant, la situation de Triat devient plus difficile dans les années 1860. L’aménagement du quartier des Champs-Elysées entraîne la démolition de son gymnase. Des élèves rédigent en vain une pétition en faveur du seul « gymnase-modèle » de Paris et de son directeur, qu’ils présentent comme étant ruiné, et en faveur duquel ils demandent une indemnité ou des secours de l’État [18]. Sans doute Triat n’est-il pas si démuni : il fait construire dans la même avenue Montaigne un nouveau gymnase, qui semble toutefois ne pas avoir eu la splendeur du précédent, ni son prestige. Surtout, la concurrence se fait plus vive, le succès de l’exploitation commerciale de la gymnastique ayant suscité la création de nouveaux établissements, parfois par d’anciens élèves de Triat.
A la fin du Second Empire, alors que les réunions se multiplient à Paris, le gymnase Triat en accueille plusieurs, notamment au moment de la campagne des élections législatives, en 1869 [19], et de la préparation du plébiscite en mai 1870 [20].
Au printemps 1871, pendant la Commune, Jules Allix, maire du 8e arrondissement, lui confie la direction d’un « corps spécial de gymnastes, destiné à former des professeurs de gymnastique civile et militaire pour les écoles et pour les armées citoyennes » ; les élèves, âgés de 16 à 20 ans, sont formés au gymnase Triat [21]. Son établissement est aussi utilisé par le Comité républicain du 8e arrondissement ainsi que par le Comité des femmes pour leurs réunions [22].
L’accueil de ces réunions et ses relations avec Allix rendent Triat suspect aux yeux des Versaillais, qui lui reprochent aussi, après la Commune, d’avoir participé à la défense de son quartier (selon Allix, son action se serait alors bornée à l’extinction de l’éclairage au gaz, « pour supprimer le soir, le point de mire des Versaillais », dont les obus pleuvent sur les Champs Élysées). Il est arrêté et interné, et, dit Allix, envoyé en « captivité sur les pontons » où il aurait contracté une maladie chronique [23].
À son retour à Paris, il ouvre un nouveau gymnase, rue du Bouloi, dont la fréquentation subit le contrecoup de son engagement communard : « Sa riche clientèle l’abandonna. Son établissement périclita » [24]. Il tente de restaurer sa position en envoyant en 1872 à la municipalité parisienne un mémoire proposant la création d’une école normale de gymnastique qui emploierait ses méthodes [25] ; sans succès. En 1878, il intervient auprès du ministère de l’Instruction publique, afin de diffuser la « gymnastique Triat » dans les établissements scolaires, sans résultat [26]. Il est désormais assez isolé.
Lors de ses obsèques, Jules Allix prononce quelques mots et met en valeur à la fois son engagement républicain et ses qualités de gymnaste [27]. Charles Limousin signale dans la Revue du mouvement social le décès « d’un homme utile qui fut, croyons-nous, un des membres de l’École sociétaire » [28]. À vrai dire, si La Démocratie pacifique prête une attention bienveillante à ses activités, si l’on retrouve dans le discours tenu par Triat et Dally en 1848 une tonalité fouriériste, avec les thèmes de « l’harmonie », de l’exercice des différentes « facultés », du « développement intégral de l’homme » et de « ses aptitudes naturelles » [29], thèmes associés à « la régénération sociale », et si l’engagement républicain et socialiste du gymnaste est avéré, ainsi que son amitié avec Allix, proche des fouriéristes, il n’existe pas pour le moment d’éléments permettant d’établir ses liens avec le mouvement phalanstérien, sinon la phrase de Limousin.
Cette phrase elle-même, et l’hésitation de son auteur quant à l’appartenance de Triat à l’École sociétaire, témoignent du relâchement des liens entre les condisciples, en particulier quand ils appartiennent à des générations différentes : Limousin, devenu l’un des animateurs du mouvement fouriériste dans les années 1870, n’a qu’une connaissance réduite des hommes et des femmes qui ont composé l’École sociétaire.