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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Lambert (ou Lamber, Lambert-Seron), Jean-Louis
Article mis en ligne le 22 octobre 2015
dernière modification le 21 octobre 2015

par Desmars, Bernard

Né le 6 mai 1806 à Pontoise (Seine-et-Oise, aujourd’hui dans le Val-d’Oise), décédé le 5 novembre 1876 à Paris (Seine). Médecin, puis rentier. Lecteur de La Démocratie pacifique. Actionnaire de l’Union agricole d’Afrique. Père de Juliette Adam.

Jean-Louis Lambert est le fils d’un aubergiste. Aîné de quatre enfants, il est destiné par son père à la prêtrise. Sa ferveur et ses qualités intellectuelles sont remarquées au séminaire de Beauvais et il bénéficie de la protection de l’archevêque qui en fait son secrétaire. Mais, à la veille d’être ordonné, il renonce à la prêtrise ; il se déclare désormais athée.

Conflits familiaux

Il entre comme professeur dans un pensionnat, à Chauny (Aisne) où il enseigne la philosophie. Entré en relation avec les Seron, dont la maison fait face au pensionnat, il peut effectuer des études de médecine à Paris, grâce à leur aide matérielle, puis épouser leur fille Olympe en 1831. Le couple s’établit dans une localité de l’Oise ; un premier enfant naît, mais décède à 18 mois. Et un incendie détruit les maisons du bourg où est établi le jeune couple qui s’installe provisoirement dans un hôtel à Verberie (Oise). Leur fille Juliette – la future Juliette Adam – y naît en octobre 1836.

Un chimiste allemand nommé Bernhardt, résidant à Compiègne, associe Lambert à « ses recherches qui devaient l’amener à une découverte aussi extraordinaire que celle de la pierre philosophale » [1] ; Jean Louis Lambert y consacre tout son temps, au détriment de sa femme et de son enfant qui restent seuls à l’hôtel à Verberie, et aussi aux dépens de ses modestes ressources financières ; il suit à Bruxelles Bernhardt qui n’est finalement qu’un escroc, à lire les Souvenirs de Juliette Adam. Il revient en France, s’installe à Pontoise chez ses parents, tandis que son épouse et leur fille Juliette vivent à Chauny, chez les Seron. Puis, il s’établit à Blérancourt (Aisne), où le rejoint sa femme, tandis que leur fille reste chez ses grands-parents maternels qui refusent de s’en séparer. Les conflits deviennent alors fréquents à l’intérieur du couple Lambert, et entre celui-ci et les parents Seron, notamment quand Juliette est baptisée à l’insu et contre la volonté de son père.

Les idées politiques opposent aussi Jean-Louis Lambert, qui revendique des convictions républicaines et socialistes, à son beau-père, nostalgique de l’Empire, et à sa belle-mère, monarchiste orléaniste. Juliette Adam se souvient avoir entendu sa grand-mère s’exclamer : « mon gendre est un fou dangereux avec ses idées démocratiques sociales, sans Dieu, mon Dieu ! C’est la fin de la religion, de la famille, de la propriété, c’est la fin du monde que ses idées » [2]. D’autant que, selon sa fille, il se montre « d’une droiture de sectaire, passionnément convaincu dans ses exaltations » [3]. Dans les souvenirs de Juliette Adam, « les mots de jacobin, de républicain, de socialiste, les noms de Robespierre, de Saint-Just, de Louis Blanc, de Pierre Leroux, de Proudhon, de Ledru-Rollin [sont] dits et redits […] avec une sorte de culte » par Lambert [4] ; chez lui, « la doctrine du Christ, qui avait donné au monde les formules de liberté, d’égalité et de fraternité, se mêlait en son esprit à un paganisme exubérant, poétique, et cet amalgame fournissait à ses discours de pompeux arguments sur la charité, sur les lois du sacrifice social, sur la divinisation de l’héroïsme humain » [5]. Mais ses poèmes et sa culture suscitent l’admiration de Juliette et de toute sa famille. Il s’efforce d’ailleurs de transmettre à sa fille, à la fois son goût par l’Antiquité et les belles-lettres, et ses convictions socialistes.

Un socialiste éclectique

A lire Juliette Adam, son père se réfère donc à la fois aux Montagnards de la Révolution française et aux socialistes de la première moitié du XIXe siècle. C’est un « fourriériste [sic] », ajoute-t-elle, « un des premiers abonnés à La Démocratie pacifique », le quotidien fouriériste créé en 1843, dont il lui glisse parfois quelques coupures [6] ; dans les conversations qu’il a avec sa fille, il lui parle de Victor Considerant, de l’association et du phalanstère, de Toussenel et de L’Esprit des bêtes dont les histoires sur les animaux lui plaisent beaucoup. Vers 1846 (elle a alors neuf ans et demi), alors qu’elle séjourne pendant les vacances de Pâques à Blérancourt, son père reçoit la visite d’un ami fouriériste qui vient exposer le plan d’un phalanstère.

Cependant, toujours d’après les souvenirs de sa fille, si Jean-Louis Lambert se réclame de Fourier, il se déclare aussi proudhonien et la brochure Qu’est-ce que la propriété ? ne quitte pas sa table de travail [7] ; en 1847, au moment de la campagne des banquets, il parle de son « maître Proudhon » et de son « maître Considerant » [8], ce qui ne l’empêche pas d’admirer aussi Louis Blanc…

Juliette Adam, quand elle rédige ses Souvenirs, formule ainsi les discours que lui tient son père, lorsqu’elle a onze ans.

Il me semble […] que ma vie est quintuplée quand je songe à la beauté des choses, aux harmonies qu’on peut découvrir là où tant d’aveuglés ne voient que des antagonismes. Une seule époque peut être comparée aux temps actuels, celle de la naissance du christianisme. Jésus qui apportait les formules républicaines d’égalité et de fraternité, prêchait la bonne parole aux foules comme nous la prêchons. Bientôt, nous aussi, nous deviendrons des apôtres. Jésus a délivré ce qu’il appelait les âmes, nous délivrerons la personne sociale, en ajoutant à l’égalité, à la fraternité, la liberté.

Un Ledru-Rollin, un Louis Blanc sont les continuateurs du christianisme. Il faut que le pauvre, que l’homme ayant conquis ses droits à la grande Révolution, impose le devoir aux classes supérieures ; que le travailleur ait droit au travail et que le riche ait le devoir de lui fournir ce travail. Le droit au travail est le plus absolu des droits, mais non le seul. Le dernier des miséreux, parce qu’il a la qualité d’homme, a droit à l’instruction, et dispose de sa part de gouvernement. Il n’y a pas d’erreur dans la nature, pas de perversité dans l’homme, le mal ne vient que de la société qui accumule les erreurs et les sophismes pervers. C’est donc à la société que les forces rénovatrices de l’avenir s’attaqueront et à la bourgeoisie qui gouverne cette société à son profit exclusif.

[…] Il n’y a que la République qui puisse apporter à l’homme le plus grand des biens, la forme de ses droits et de ses devoirs […], qui puisse permettre la libre expansion de ses facultés de bienfaisance humaine, qui puisse distribuer l’instruction sans réserve, imposer l’éducation par exemple.

Les principes républicains socialistes dotent tout individu, tout citoyen d’un dogme de fierté qui assure sa valeur morale. Si l’on est républicain socialiste, on recherche en soi ce juste équilibre du jeu des facultés qui n’opprime en rien, le jeu des facultés des autres [9].

« Et c’était des prédications sans fin », conclut Juliette Adam qui souligne « la chaleur de persuasion » que donnaient à son père « la conviction, la foi sincère, la certitude d’avoir raison ». Il rédige d’ailleurs une brochure, Vingt-et-un courts préceptes sur les devoirs du parfait républicain socialiste, dont il donne un exemplaire à sa fille, mais qui est destinée à « ses prosélytes paysans et ouvriers », puisque, toujours selon le témoignage de Juliette, il fait en effet à Blérancourt « des convertis » avec les enfants desquels elle joue « à la Révolution » [10]. Montrant une grande générosité avec ses patients, en particulier ceux qu’il juge « trop pauvres pour qu’on leur fît payer une visite », et distribuant volontiers certains de ses vêtements aux plus démunis quand le climat est rude, Lambert bénéficie d’une notoriété croissante et propage ses idées dans les environs de Blérancourt :

S’il ne s’enrichissait pas, il grandissait en influence, et ses prosélytes républicains se comptaient par centaines. Blérancourt devenait un foyer d’agitation violente. On y lisait les brochures les plus révolutionnaires, et comme il s’y tenait chaque mois une très grande foire, la pénétration des idées de mon père se faisait dans tous les villages environnants, la propagande devenait de plus en plus active. On n’entendait parler que de réformes, de progrès, d’abaissement du cens, d’accession, non seulement des capacités, mais des classes inférieures à la vie politique [11].

Il espère, mais aussi s’inquiète des incertitudes de l’avenir ; il est lui-même hésitant, à la fin 1847 :

Qu’est-ce que je veux ? Tout saper comme mon maître Proudhon dans ses Contradictions économiques, ou tout renouveler avec mon maître Victor Considerant comme il est dit dans ses Principes du socialisme, manifeste de la démocratie au dix-neuvième siècle, ce que je désire ardemment, ce qu’il faudrait à tout prix, sans quoi nous nous affolerons, nous exigerons de la Révolution des réformes qui ne seront ni étudiées, ni mûries, ni viables, ce serait de faire quelque part, en un lieu quelconque, une expérience du socialisme, de l’association, de la vie commune, un phalanstère ; alors on verrait quelles sont les possibilités de remaniement social [12].

Parallèlement à ses réflexions idéologiques, Jean-Louis Lambert fait quelques recherches scientifiques. Membre de l’Association médicale de l’arrondissement de Laon, il publie en 1847 un Mémoire sur la fièvre typhoïde et sur son traitement abortif, en s’appuyant sur sa propre pratique.

La Seconde République : propagande socialiste et essai sociétaire

En février 1848, Jean-Louis Lambert se félicite de la chute de la monarchie de Juillet et de la proclamation de la République ; mais très vite il s’inquiète de la puissance des « réactionnaires » et de la faiblesse de la Montagne [13]. Il est nommé maire de Blérancourt par un arrêté préfectoral du 15 avril 1848 [14] ; lors de la plantation d’un arbre de la liberté, il porte une blouse bleue pour se rapprocher des milieux populaires, et, parlant du drapeau tricolore, fait l’éloge du rouge ; il affirme également

que Jésus-Christ était le premier des socialistes et des républicains ; que le républicain devait avoir toutes les vertus chrétiennes et que le christianisme était la formule humaine la plus belle qui ait jamais été conçue. […] Tout ce qui se rapporte au temporel de l’Eglise […] est admirable. Elle est plus avancée que nous-mêmes, socialistes, dans la compréhension, dans la pratique de l’association. Nous avons beaucoup à apprendre d’elle, mais il est temps qu’elle-même apprenne de nous le culte de la nature et qu’elle se laisse pénétrer enfin par la science [15].

Il quitte ses fonctions de maire probablement à la suite des élections municipales qui ont lieu les 30 et 31 juillet (il signe son dernier acte d’état civil le 16 août 1848 ; son successeur signe son premier le 30 août) [16].

D’après les souvenirs de Juliette Adam, son père fait ensuite partie d’une société secrète, et cache dans son grenier « une grosse liasse de papier, des listes de noms, la preuve d’une organisation de société dans laquelle on jurait de combattre les tyrans, de répondre au premier appel de l’insurrection, etc. » ; mais rapidement, les membres de cette société n’osent plus se réunir en raison de la surveillance exercée sur les opposants. Un matin, le procureur de la République et des gendarmes effectuent une perquisition, mais ils ne trouvent pas les documents que Juliette parvient à dissimuler [17].

Peu après, Jean-Louis Lambert pense rejoindre « le Phalanstère de Condé-sur-Vesgre ».

M. Baudet-Dulary, député, ayant mis à la disposition de Victor Considerant une grande partie de sa fortune pour faire l’essai des doctrines de Fourrier [sic], mon père voulut participer à cette tentative qui échoua plus tard de façon lamentable, mais à laquelle l’un de ses amis dont j’ai déjà parlé prêtait son concours [18].

Mais Juliette Adam semble ici confondre la première tentative phalanstérienne à Condé-sur-Vesgre, dans laquelle Considerant a effectivement joué un rôle important, mais qui a eu lieu en 1832-1834, et le Ménage sociétaire de 1850, auquel son père a donc envisagé de participer, mais auquel Considerant n’est pas associé et qui n’a pas échoué « de façon lamentable ». De toute façon, « les prières de ma grand’mère, les miennes, le préservèrent d’une nouvelle folie qui lui eût fait perdre sa situation acquise » [19].

Au moment du coup d’Etat du 2 décembre 1851, Lambert figure sur une liste de personnes dangereuses ; c’est un « socialiste avancé qui a une grande influence sur les ouvriers des campagnes. C’est le chef reconnu du parti. Ses démarches et ses nombreuses relations doivent être surveillées », déclare la commission mixte du département de l’Aisne. Mais lorsqu’on vient l’arrêter, il est malade et ne peut être emmené ; finalement, grâce à l’intervention d’un ami de la famille, il n’est pas emprisonné et la commission mixte se contente de le placer sous surveillance de la police [20].

De Chauny à Paris

Vers le milieu des années 1850, avec sa femme, il quitte Blérancourt et s’installe à Chauny, au domicile de ses beaux-parents qui viennent de décéder. Il se livre à quelques travaux scientifiques et littéraires, qu’il signe Lambert-Seron : en 1856, il présente à l’Académie de médecine un mémoire sur l’Emploi de la glycérine iodée comme succédané de l’huile de foie de morue  ; l’année suivante, il publie une brève note sur Bernard Potier, fondateur de l’hospice des orphelins de Blérancourt. En 1860, il fait éditer aux Pays-Bas Paradoxes d’un docteur allemand, préfacé par sa fille. L’ouvrage contient un certain nombre de considérations sur la religion, le matérialisme et l’émancipation des femmes.

Sa fille le décrit toujours comme « un phalanstérien » [21] ; selon elle, il aurait « voulu entrer » dans le Familistère de Guise [22]. A la fin des années 1850 ou au cours des années 1860, il acquiert des actions de l’Union agricole du Sig (Algérie), l’exploitation agricole créée par des fouriéristes en Algérie dans la seconde moitié des années 1840, en difficulté pendant les années 1850, mais que des actionnaires s’efforcent de relever dans la décennie suivante en lui restituant son orientation sociétaire [23].

Républicain intransigeant, il ne croit pas en la libéralisation de l’Empire, qu’il qualifie de « comédie libérale » [24] ; toujours anticlérical, il s’enthousiasme pour La vie de Jésus de Renan [25]. Vers 1864, lui et sa femme quittent définitivement Chauny pour s’installer à Paris, où vit déjà sa fille, mariée en 1852, mais rapidement séparée de son époux ; l’hiver, il séjourne dans la villa de sa fille construite à Vallauris [26]. A Paris, il fréquente surtout le Quartier latin, où il assiste à des cours, sa fille le qualifiant de « vieil étudiant » et son épouse de « rouge de la rive gauche » ; il suit en particulier les cours de Paul Bert et moins régulièrement ceux de Claude Bernard, fréquente les bibliothèques pour compléter ses connaissances scientifiques, et professe des opinions scientistes [27].

Pendant le siège de Paris, en 1870-1871, il est à Jersey avec son épouse et sa petite-fille (la fille de Juliette). L’armistice signé, il revient à Paris. Il s’enthousiasme pour la Commune et l’écrit à sa fille, qui, elle-même, désapprouve l’insurrection :

La garde nationale va venger les défaites de 48 et de 93. Les Versaillais tremblent. Le peuple de Paris prend en main la cause de la vraie Révolution [28].

[La] capitale initiatrice du monde est sublime, [il voit] pour la première fois de sa vie se lever l’aurore de la liberté. Le drapeau rouge de la grande Révolution flotte sur l’Hôtel de Ville remplaçant le drapeau tricolore souillé par la défaite et par la trahison [29].

Après la semaine sanglante, il dénonce la férocité de la répression conduite par les Versaillais [30]. Dans les années suivantes, il déplore la République conservatrice de Thiers et s’insurge contre les projets de restauration monarchique, contre « l’Ordre moral » et contre le cléricalisme ambiant. Il est très méfiant envers les républicains jugés trop peu révolutionnaires. Son opinion sur Gambetta, d’abord qualifié de « modéré à peine radical » [31], évolue cependant, après une rencontre organisée par sa fille Juliette :

mon père est charmé, conquis. Il admet la conquête de la République par degrés. Il convient que la révolution suscite les chocs en retour, qu’il faut manœuvrer plutôt que cogner pour vaincre en politique. C’est une conversion en une heure. Durera-t-elle ? [32]

Lors des élections municipales de mai 1876, Lambert figure dans le comité électoral qui soutient la candidature du médecin aliéniste Désiré-Magloire Bourneville dans le quartier Saint-Victor, avec pour principales revendications : l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, la laïcisation de l’assistance, l’autonomie communale et la décentralisation administrative, des réformes économiques (non précisées) et la suppression des entraves au droit d’association, soit un programme d’inspiration radicale [33].

A la veille de sa mort, il demande des obsèques civiles, regrettant de n’être pas enterré « à même de la terre pour rentrer plus vite dans le sommeil de la nature » [34]. Sa veuve décède en 1884, à Gif-sur-Yvette où Juliette Adam possède une résidence.