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FOURN François : Étienne Cabet ou le temps de l’utopie (2014)

Paris, Vendémiaire, 2014, 350 p.

Article mis en ligne le 12 janvier 2015

par Cordillot, Michel

François Fourn souligne avec raison dans son introduction que le nom de Cabet est aujourd’hui largement ignoré en France, contrairement à celui de nombre de ses contemporains comme Barbès, Louis Blanc, Blanqui, Raspail, ou Ledru-Rollin. Considerant lui-même, avec qui les parallèles possibles sont nombreux, a été moins maltraité par la postérité. Cabet a pourtant été une des figures de proue du « parti » républicain avant 1848, et l’un de ceux qui tentèrent à cette époque d’introduire l’utopie dans le réel des luttes. Aussi est-il légitime de se poser la question des raisons de cet effacement à la fois de l’espace public (contrairement à ses contemporains cités plus haut, les rues portant son nom se comptent sur les doigts d’une main) et de la mémoire sociale des Français en général.

À bien des égards, cette biographie du « père » Cabet – la première depuis celle de Jules Prudhommeaux en 1907 – est un modèle du genre. Reposant sur une impressionnante maîtrise des fonds d’archives disponibles, à la fois claire et érudite, elle entraîne le lecteur dans la (re)découverte du rôle essentiel joué par le fondateur d’Icarie dès les années 1820 (dans la Charbonnerie), puis à partir de la révolution de Juillet. Ennemi de la violence et des affrontements, il prend au sein du mouvement républicain des premières années 1830 une place sans cesse plus importante, largement due à ses talents de polémiste et de publiciste (son Populaire est la feuille républicaine qui connaît alors le plus gros tirage). Très vite le pouvoir prend ombrage de son influence, et alors que la répression antirépublicaine se durcit, une condamnation opportune le contraint à opter pour l’exil afin d’échapper à la prison. En Angleterre, il découvre les théories communistes, lit et rencontre Robert Owen, fréquente aussi les républicains radicaux exilés comme lui après le « procès monstre » relatif aux événements d’avril 1834… et s’effraie de la violence de leurs propos. En réaction, il rédige son Voyage en Icarie, dans lequel il présente de manière didactique sa vision d’une société future pacifiée et égalitaire.

Après son retour d’exil, il s’attelle à bâtir un mouvement très structuré, qui recrute de nombreux adeptes dans la France entière, en particulier dans les milieux populaires. Stimulés par son formidable travail de propagandiste et de pamphlétaire, tous se préparent à entreprendre bientôt la construction sous sa conduite de la société idéale qu’il leur a fait miroiter. Parce qu’ils se proclament communistes, les Icariens sont étroitement surveillés et occasionnellement persécutés. A la fin de l’année 1847, alors que la situation est de plus en plus tendue, Cabet décide qu’il ira fonder Icarie au Texas avec ses partisans.

Quelques semaines après le départ de la Première Avant-garde, la révolution de Février éclate. Cabet hésite, espère être appelé à jouer un rôle important au sein de la gauche républicaine française. Mais ce n’est pas le cas, et il se retrouve très vite dans le collimateur de la réaction qui en fait un de ses ennemis préférés. Fin 1848, Cabet se résigne à partir rejoindre ses adeptes aux États-Unis.

Mais entre temps les choses se sont plutôt mal passées. La première tentative d’implantation au Texas a échoué. Une fois sur place à La Nouvelle-Orléans, il lui faut faire face à des dissidents ulcérés, trouver un nouveau lieu mieux adapté, repartir pour une nouvelle tentative dans l’Illinois. Alors que des centaines de ses partisans ont tout quitté pour partir s’installer outre-Atlantique, Cabet garde les yeux tournés vers la France ; il y retourne en 1850, laissant les colons avec un sentiment d’abandon, revient définitivement après le coup d’État. Et il se transforme progressivement en petit dictateur, furieux qu’on puisse discuter certains de ses ordres ou ne point partager certaines de ses phobies. Bientôt les colons se divisent entre pro et anti Cabet, avant de se déchirer. On assiste alors à cette chose impensable : le fondateur d’Icarie en est exclu par la majorité des votants. Abattu, il quitte définitivement Nauvoo pour partir s’installer à Saint Louis, où il meurt quelques jours plus tard, terrassé par une attaque. L’aventure d’Icarie se poursuit jusqu’à la fin du siècle, sans lui désormais.

Est-ce parce qu’il a cessé de jouer un rôle de premier plan en France dès 1848, parce qu’il ne s’est pas vraiment montré à la hauteur des obstacles qu’il a fallu affronter dans l’Ouest américain, ou parce que l’histoire d’Icarie appartient en fait à celle d’un autre pays ? La réflexion reste ouverte, mais toujours est-il que Cabet disparaît alors progressivement de la mémoire collective des Français. Sans forcément répondre à toutes les interrogations légitimes qui continuent de s’attacher à l’histoire de cette véritable épopée humaine, François Fourn nous trace un portrait aussi précis qu’attachant de cet homme qui voua sa vie à faire le bonheur du genre humain, sans bien sûr y parvenir.