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Donner la première place aux acteurs et à leurs témoignages
Marisa Gonzalez de Oleaga, En primera persona. Testimonios desde la Utopía, Barcelone, Ned Ediciones, 2013, 334 pages
Article mis en ligne le 12 janvier 2015

par Antony, Michel

Marisa Gonzalez de Oleaga est une historienne au passé argentin, travaillant dans des universités espagnoles et latino-américaines. Elle est déjà connue pour son premier ouvrage coécrit avec Ernesto Bohoslavsky : El hilo rojo. Palabras and prácticas de la utopía en América latina (Le fil rouge. Paroles et pratiques de l’utopie en Amérique latine), Buenos Aires, Paidós, 2009. Elle s’intéresse autant aux événements globaux qu’aux traces furtives et personnelles de celles et ceux qui ont rêvé à des mondes alternatifs et qui ont parfois expérimenté des formes utopiques et/ou communautaires. Elle n’est que la coordinatrice de ce curieux livre qui cherche à donner toute leur place aux acteurs, en privilégiant leurs propres témoignages (« testimonios »). D’où le titre principal : En première personne. Cela n’empêche qu’on passe très souvent par le filtre d’un narrateur ou d’une personne qui introduit ou qui trie les informations. Ce n’est donc pas toujours en Première personne  : il y a comme, on dirait en langage cinématographique, un montage. L’ouvrage cherche cependant à honnêtement laisser toute sa place aux narrateurs principaux. Le ton est chaleureux, empathique, vis-à-vis de tous les acteurs qui s’expriment directement ou qui sont évoqués. La partie consacrée aux commentaires aux remarques universitaires sur la mémoire, la transmission, sont intéressantes mais n’apportent cependant pas grand-chose hors de la sphère des chercheurs et des interrogations qu’ils tentent de creuser – comment conter une histoire et comment interpréter des traces furtives ou des silences lourds de sens. Les articles se lisent assez vite, et comme dans toute compilation, sont très inégaux. Mais leur diversité est d’une belle richesse, et satisfait une grande variété de curieux, d’amateurs ou de spécialistes des utopies. La plupart concernent l’Argentine, et à la marge certains évoquent des cas ibériques, jamaïcains ou uruguayens.
Les Communautés intentionnelles ont la part belle. Fernando Ainsa, le couple Renée et Raúl Weiss et surtout Raquel Fosalba Cagnani traitent de la riche expérience de la Comunidad del Sur en Uruguay (voir l’article qui lui est consacré dans ce Cahier). Elle a compté énormément pour la vie ultérieure des trois premiers, et représente une part essentielle de la vie de Raquel Fosalba Cagnani : elle y a travaillé, enfanté, participé à la démocratie directe et aux labeurs collectifs. Analysant plusieurs décennies après l’essai communautaire, non seulement elle nous fournit une masse d’informations claires et précises, mais elle se pose aussi honnêtement la question des limites et des échecs de cette belle expérience qui survit encore aujourd’hui.
L’émigration juive, souvent provenant d’Europe orientale, et souvent marquée par les idéaux socialistes (au sens large) tient une part importante dans l’histoire sociale argentine : les communautés judaïques, les coopératives et centres sociaux y sont nombreux. Marisa et Federico Randazzo font revivre une de ces communautés installées dans la Pampa, La Compañia, dont on connaît peu de choses par ailleurs hormis les témoignages de Nelia Bursuk qui y a vécu. Nerina Visacovsky décrit l’extraordinaire existence du Centro Social y Deportivo Isaac León Peretz dans le quartier de Villa Lynch à Buenos Aires de 1940 à 1996 ; couvrant toutes les activités sociales et culturelles, il se dote d’un bâtiment de six étages et d’une piscine olympique. Sa vaste bibliothèque, massivement en yiddish, semble enfin attirer à nouveau les chercheurs. Renée et Raúl Weiss évoquent les communautés libertaires et religieuses du Montevideo des années 1950-1960 et leur expérience en kibboutz israélien dès 1964.
Comment évoquer les desaparecidos (les disparus) ? Ernesto Bohoslavsky rappelle l’implantation galloise en Patagonie dont il ne reste pas grand-chose hormis le vocabulaire. Ado Reznik nous parle des « disparus » de la dictature argentine. Marisa Gonzalez de Oleaga décrit les avatars de la Retirada, autour du bel exemple du photographe Agustí Centelles (1899-1985) et de ses photos de la Guerre civile conservées si longtemps dans une mansarde oubliée de Carcassonne. Avec Yazmín Ross, on peut tenter de retrouver les rêves des millions d’afro-américains séduits par la volonté de retourner dans une Afrique mythique évoquée par Marcus Garvey. Sur les laboratoires autogestionnaires multiples de l’Argentine en crise depuis les années 1990, nous disposons de deux beaux articles : l’évocation des radios libres auto-organisées qui fleurissent tant à Buenos Aires (La Tribu) que dans la zone rurale déshéritées de Santiago del Estero, en lien avec Via Campesina. Grâce à Mado Reznik on connaît Elena, superbe femme solidaire et dévouée, qui est l’animatrice sur deux décennies d’un comedor pour enfants, la Copa de Leche à Los Pibes II de Berisso. Cette sorte de soupe populaire, vivant de l’entraide locale et de quelques subsides, est l’un de ces multiples exemples d’auto-organisation spontanée omniprésents en Argentine. Un maître d’origine espagnol (Manuel Jarrin), installé dans un trou perdu argentin en milieu indigène, nous laisse des carnets de 1914-1915 d’une extraordinaire richesse. María Silvia Di Liscia en révèle avec un excellent article les diverses particularités : l’importance des gestes du quotidien pour assurer sa survie, l’engagement et les lectures d’un militant socialiste pour ne pas se couper du monde, son rôle de médiateur et de médecin du pauvre au profit des communautés autochtones…
Bref, voilà un ouvrage qui compte, tout en petites touches, mais avec de riches évocations et rebondissements. L’utopie est diverse, multiple, solidaire et libertaire, ou bien elle a peu d’intérêt, nous rappelle Fernando Ainsa (né en 1937). Cet intellectuel qui a consacré sa vie entre Uruguay, France, Espagne (aujourd’hui à Saragosse) et tous les pays du cône sud pour débusquer les utopies traite ici de son parcours, de ses rencontres, de ses coups de cœur. Entre Ruben Prieto (1930-2008) fondateur de la Comunidad del Sur, les lectures enrichissantes d’Ernst Bloch qu’il contribue à faire connaître en Amérique latine, et son travail avec toutes les institutions en Amérique et en Europe (et au-delà lors de ses travaux pour l’Unesco) qui gravitent autour de l’utopie, Fernando Ainsa est un des penseurs incontournables pour évoquer le principe espérance et les pulsions utopiques d’Amérique du Sud, et pour approfondir concepts et évolutions. Ces trois ouvrages majeurs devraient se trouver dans toute bibliothèque des chercheurs et militants qui rêvent et tentent d’édifier des alternatives harmonieuses au monde « civilisé » (au sens négatif de Charles Fourier). Plus que jamais il faut avec lui « Utopizar la democracia y democratizar la utopía » (« Utopiser la démocratie et démocratiser l’utopie »), comme il l’écrit en 2002. Ces ouvrages majeurs, parmi des dizaines d’autres écrits, sont : Necesitad de la utopía (Buenos Aires & Montevideo, Tupac & Nordan-Comunidad, 1990, 174 p.), La reconstruction de l’utopie. Essai, Paris, Arcantères-Unesco, traduit de l’espagnol par Nicole Canto, 1997, 199 p.), Espacios de encuentro y mediación. Sociedad civil, democracia y utopía en América Latina, Montevideo, Nordan Comunidad, 2004, 160 p.)