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92-104
La Comunidad del Sur (Uruguay-Suède-Uruguay)
Un exemple de communauté intentionnelle libertaire sur la longue durée (de 1954 à nos jours)
Article mis en ligne le 27 mai 2020
dernière modification le 4 mai 2020

par Antony, Michel

La Comunidad del Sur (Montevideo) est une communauté intentionnelle de longue durée (années 1950 à nos jours). Elle résiste à l’exil (surtout suédois) et donne naissance à des activités qui marquent toujours le Rio de la Plata. Née en milieu anarchiste, cette communauté intégrale (milieu de vie, de culture et de production) s’est ouverte au quartier Sud où elle est née, puis s’est liée aux groupes libertaires, coopératives, associations et autres communautés… Elle accueille militants, chercheurs, professionnels (surtout de la psychologie de groupe). Elle lie recherche, travail, avec loisirs et festivités. L’autonomie individuelle, en symbiose avec une vie collective d’une grande richesse, n’est quasiment jamais écrasée par le collectif. Plurielle, pragmatique, évolutive, et toujours libertaire c’est une rareté dans des mondes utopiques souvent figés.

Naissance et perspectives d’un « laboratoire expérimental » utopique [1]

Comme l’explique l’anarchiste japonaise Misato Toda, la Communauté du Sud est l’un des rares essais de longue durée de « simple vie communautaire », mais aussi de « laboratoire » [2], « d’anarchie en acte » exemplaire, reposant à la fin du XXe siècle sur quarante-trois ans d’existence [3] – près de soixante ans aujourd’hui. Divers écrits permettent de relater cette histoire : articles, ouvrages, interventions de quelques un-e-s de ses membres et en particulier Ruben Prieto (1930-2008) [4] et depuis peu Raquel Fosalba Cagnani [5] ; de nombreuses sources complémentaires en langue espagnole sont disponibles en ligne. La Comunidad s’auto-définit comme une « expérience de vie coopérative totale » qui développe « des formes libertaires et communautaires fédéralistes » [6]. Ses membres rappellent que cette « expérience autogestionnaire » de « coopérativisme intégral » s’appuie sur quelques axes essentiels : des structures participatives (et de démocratie directe) ; une économie solidaire (et coopérative) ; un processus d’éducation libertaire ; des propositions urbanistiques et écologiques [7]. « Ce projet alternatif de vie » est donc « intégral » [8] : l’économie y tient une place plus ou moins secondaire par rapport aux autres activités. L’objectif est de construire une sorte de laboratoire social pour expérimenter des formes de vie alternatives sans se fermer sur d’autres pensées et d’autres personnes ; c’est pourquoi la Comunidad « ne s’est jamais définie comme anarchiste » (Ruben Prieto) [9] pour ne pas se fermer et se scléroser. On comprend mieux ainsi la formule « regard cubiste, multiple et inter-relationnel » [10].

Proche des idées communalistes libertaires et de l’écologie sociale de l’étatsunien Murray Bookchin (1921-2006), elle cherche à « systématiser » son expérience. Mais elle s’inscrit également dans le concept libertaire « d’autogestion généralisée » [11] et dans la cohérence anarchiste entre moyens et fin, les pratiques autogestionnaires devant conduire à l’autogestion comme système alternatif. L’engagement et la volonté exprimée révèlent une vraie praxis anarchiste, l’autogestion étant à la fois « but et chemin ». L’œuvre entreprise et la vie communautaire vécue entraînent la nécessité libertaire « d’ouvrir des espaces » critiques afin de mieux envisager cette cohérence si souvent mise en avant [12].

Comme le note l’écrivain uruguayen Ángel Rama (1926-1983), elle assume dès le début une caractéristique « paradigmatique » [13] en milieu communautaire et dans le mouvement anarchiste. Ruben Prieto la rattache d’ailleurs à tout le mouvement communiste anarchiste, particulièrement au russe Pierre Kropotkine (1842-1921) et aux allemands Gustav Landauer (1870-1919) et Martin Buber (1878-1965). Les liens sont également très forts avec les anarchistes et libertaires latino-américains (l’italo-urguayenne Luce Fabbri, 1908-2000, l’argentino-français Eduardo Colombo né en 1929, l’hispano-uruguayen Fernando Ainsa) et avec les essais communautaires antérieurs du monde latino-américain. La filiation est donc directe, mais pas exclusive, puisque sont souvent cités des compagnons de route du mouvement anarchiste comme l’anthropologue français Pierre Clastres (1934-1977), l’écrivain libertaire français Albert Camus (1913-1960) ou le franco-grec Cornelius Castoriadis (1922-1997). Renforçant l’apport de Bookchin, les liens avec la pensée de l’économie écologique sont également revendiqués, en particulier avec les écrits de l’économiste catalan Joan Martinez Allier (né en 1939). Sur la notion de développement humain c’est au chercheur chilien Manfred Max-Neef (né en 1932) qu’il est fait référence, surtout pour sa réhabilitation des petites communautés de vie et de production.

Cette Communauté du Sud apparaît dans la banlieue sud de Montevideo (Uruguay) en 1954, rue Salto [14] ; elle semble s’officialiser vraiment vers le 20 août 1955 [15]. Il semble qu’initialement la part des étudiants et des jeunes intellectuels soit prépondérante, notamment ceux issus des Beaux-Arts, ce qui explique la fabrication quasi-immédiate de céramiques. Les membres ont pour la plupart entre 18 et 28 ans [16]. La communauté est liée au mouvement anarchiste uruguayen et serait dès le début membre de la FAU – Federación Anarquista de Uruguay [17]. Elle applique les recommandations de la première Conférence Anarchiste Américaine (Montevideo, 1957) qui précise : « la Conférence recommande à la militance libertaire, sans oublier sa propre activité anarchiste à l’intérieur des organisations ouvrières, culturelles, etc., de dédier un intérêt particulier à la création des communautés, lesquelles sont aujourd’hui une démonstration concrète des possibilités de travail libre et de convivialité fraternelle » [18]. Elle rêve de se lier aux autres communautés existantes, du moins celles qu’évoque Fernando Ainsa : ARU (Association Rurale Uruguayenne), groupements aux Bellas Artes – Beaux-Arts, Comunidad del Arado – Communauté de l’araire, Facoltà di Agronomia…

Elle compte une cinquantaine de personnes dans les années 1960 et près de soixante vers 1970, avec une quinzaine de temporaires occasionnels, sans compter les gens de passage. La mixité semble assez forte, la photo d’un groupe de 1961 montre cinq femmes et neuf garçons [19] ; en réalité l’arrivée des membres féminins est tardive et minoritaire [20]. Son espace s’étend alors sur près de 2 hectares dans la banlieue proche de Montevideo (à 9 kilomètres du centre-ville) depuis fin 1964. Dans sa volonté d’autonomie, elle recherche l’autosuffisance, d’où la multiplicité des caractéristiques qui la fondent : agricoles (sur un terrain ou « chacra »), artisanales, ou de services… La maison des enfants est créée en 1968, le grand salon pour manger en 1969, le jardin et le centre d’élevage de poules la même année. La petite école et la bibliothèque sont réalisées en 1972. La forme prise est souvent coopérative, la première Unidad Cooperaria – Unité de production coopérative est agraire, et dépend au début de l’investissement d’un compagnon espagnol émigré [21]. Mais elle reste avant tout une entreprise d’imprimerie puis d’édition, l’une des principales de Montevideo se souvient Eduardo Colombo [22]. Élevage et culture permettent juste d’atteindre l’autonomie alimentaire. Vers 1973, après le coup d’État de juin et l’établissement de la dictature militaire, pour échapper à la répression, quelques-uns de ses membres (une bonne quinzaine) trouvent un refuge suédois à Stockholm pour revenir partiellement à Montevideo après 1985 et se recréer sous le nom d’Écocommunauté – EcoComunidad en 1987. D’autres passent par le Pérou, l’Argentine (avec souvent des cas de tortures et prison) ; ceux qui arrivent en Europe sont chanceux, et certains bénéficient de l’aide d’Amnesty International [23]. Entre le 19 et le 25 août 1985 a lieu à Montevideo un rassemblement culturel sur le thème « Comunidad : une expérience de vie coopérative intégrale 1955-1985 », avec des membres de Stockholm, Montevideo, Buenos Aires et avec l’aide de divers organismes dont l’Université d’Uruguay. Vers 1990, la Comunidad concerne encore une vingtaine de personnes dont six enfants. Elle perdure jusqu’à nos jours.

La Comunidad : caractéristiques originales et points communs avec les autres communautés utopiques

Elle repose sur différents traits caractéristiques des communautés libertaires et utopiques. Elle refuse toute domination capitaliste, étatique ou celle de la morale conventionnelle, ce qui renvoie à la trinité proudhonienne (Capital, État, Église). Il n’y a à l’origine pas de salariat dans la Comunidad. En toute logique elle tente de limiter les rapports marchands, mais ne les détruit jamais totalement puisqu’elle vend une partie de ses productions. Cependant elle pratique le troc et les échanges de service chaque fois que c’est possible, notamment avec les organisations proches [24] ; elle propose donc de vivre autrement, en dehors, et de développer d’autres paradigmes, notamment une « ética del bienestar – éthique du bien être » [25] qui cherche à atteindre l’harmonie personnelle avant toute considération de pouvoir, de consommation, etc., et qui s’efforce de combattre toute aliénation. Un mélange de fouriérisme, d’anarchisme et des idéaux des actuels mouvements sociaux mondiaux fournit une symbiose en permanent enrichissement. Toute la propriété de la Comunidad est « commune et indivise », ce qui rejoint les idées du communisme anarchiste. Dans le sillage des idées de Bakounine, l’héritage y est aboli, ainsi que les dons fournis à titre personnel, puisque tout doit revenir à la collectivité.

Le travail est commun et se fonde sur la rotation des tâches ; la pratique « alternante » est la marque des socialismes libertaires depuis Fourier. Les membres ne font aucune distinction entre les types de travail (manuel/intellectuel, productif ou service communautaire), et l’étude est considérée au même titre que le travail manuel. Elle se caractérise donc naturellement sur le plan économique comme « communiste » (et « socialiste libertaire » sur le plan politique) comme le rappelle une des fondatrices, Silvia Ribeiro [26]. Ce travail doit s’effectuer avec la « plus grande satisfaction possible » [27], ce qui est peut-être une réminiscence fouriériste de la notion de travail attrayant. La rétribution ou distribution adopte les principes du communisme anarchiste : elle est égalitaire et solidaire avec l’objectif de donner à chacun selon ses nécessités et capacités. Elle veut éviter toute coupure entre producteur et consommateur [28]. Mais la formulation de 1969 reste productiviste et peu écologique [29] ; les membres de la Communauté évoluent sur ce point dans l’exil et lors du retour au pays : ils mettent de plus en plus en avant la volonté d’atteindre une forme d’harmonie entre les êtres et avec la nature. L’épisode traumatisant des effets de Tchernobyl pour les réfugiés de Suède accentue sans doute cette prise de conscience [30].

La Comunidad préserve l’indépendance et l’autonomie de chaque membre, et notamment des adultes par rapport aux enfants. Les enfants eux-mêmes disposent d’espaces propres et l’on respecte leur autonomie ; une forme de « paternité partagée » [31] y contribue également, ce qui rejoint quelques expérimentations kibboutziques. Cette volonté de respecter vie individuelle et choix collectifs est un des principaux traits des propositions de type libertaire, au moins depuis Fourier. La dénonciation de toutes les dégénérescences, bureaucratiques, autoritaires et surtout familiales se situe dans cette même lignée post-fouriériste [32].

La Comunidad pratique une démocratie directe (volonté autogestionnaire, assembléiste [33] et/ou participative) avec à l’origine, dans la période uruguayenne, deux assemblées générales hebdomadaires, et au minimum deux assemblées générales annuelles extraordinaires pour planifier les tâches. Les « formes assembléaires » ont toujours été privilégiées : avant (projet et planification), pendant (choix collectifs) et après (contrôle et retours) [34]. « Auto-organisation et autogestion conjointes et généralisées » [35] sont tout à la fois vécues, rêvées et analysées.

Les lieux collectifs et communautaires sont développés : buanderie, salles de repas et cuisines, bibliothèque, salles de jeux, ateliers… L’établissement servant de salle à manger semble important, avec étage et terrasse, et permet de recevoir un grand nombre de personnes (on en voit une trentaine rassemblées pour une photo de 1969 [36]). La mission d’autoformation ou d’activité culturelle s’appuie sur des structures ouvertes : Asemblea Anarquista, Taller Anarquista ou Espacio A. Des formes de co-éducation (des sexes, des âges...) systématiques sont développées, dans la lignée de la pédagogie libertaire, surtout précisée par Paul Robin (1837-1912). L’éducation, totalement autogérée et auto-organisée, vise avant tout à l’apprentissage de l’autogestion et de l’autonomie. L’enfant est incité à participer aux tâches productrices dès l’âge de six ans, dans le respect de ses possibilités et capacités propres.

L’objectif utopique de la Comunidad est de présenter « une tentative concrète de préfigurer la société future » [37]. Elle s’assume donc sans compromis idéologique avec le milieu capitaliste environnant. Au contraire elle se veut « forme combattante de vie », et désire intégrer les mouvements sociaux alternatifs à toutes les échelles (du local au national), en tout cas les « promouvoir et les appuyer ». Elle insiste particulièrement sur cette « insertion dans le milieu social global » environnant ; elle ne se perçoit jamais comme une île isolée et autosuffisante.

Elle souhaite une vraie « interaction de l’auto-organisation et de l’autogestion unifiées et organisées » qui ferait obstacle à tous les pouvoirs, tant dans la sphère économique que sociale, politique et culturelle. Ce recentrage sur l’anti-autoritarisme est sa marque anarchiste la plus profonde, puisque « le but du changement n’est pas seulement l’abolition de la propriété privée… mais essentiellement l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général ».
Elle se vit comme milieu en constant renouvellement, et refuse la glaciation de bien des utopies en mettant l’accent sur « son propre caractère de processus permanent et non achevé une fois pour toutes » [38]. Contre tout dogmatisme, elle mise sur une capacité d’adaptation aux époques, aux lieux et aux régimes différents, ce qui explique sans doute sa longévité malgré dispersion et exils. Elle pratique une forme expérimentale d’action d’essais et d’échecs, pour mieux repartir en essayant d’en tirer les leçons. Pour citer à nouveau Silvia Ribeiro, elle est à la fois « moyen et fin », forme d’utopie concrète en création et modification continues. Elle se situe totalement dans la lignée des réflexions des uruguayens Luce Fabbri [39], Fernando Ainsa [40] et Eduardo Galeano (né en 1940), ce qui compte étant la manière d’avancer et de vivre, en sachant que l’utopie paradisiaque ne sera jamais atteinte, mais qu’elle reste un phare pour indiquer la marche. La belle mise au point récente sur la pensée de Luce Fabbri et de l’hispano-paraguayen Rafael Barrett par Gerardo Gagay [41] confirme l’importance de la sphère uruguayenne pour la rénovation de la pensée libertaire. En symbiose avec les idées de Cornelius Castoriadis, la Comunidad se projette pour « un monde construit comme une entité totalement ouverte, et qui s’ouvre à d’autres totalités également ouvertes : coopérativisme, écologie sociale, anarchisme, féminisme, socialisme autogestionnaire, etc. Mille noms, mille visages, milles réalités. Le tout clairement défini et sans masque » [42].

Difficultés, conflits et idéaux malmenés…
Cette utopie communautaire est évidemment à nuancer : les difficultés de l’exil, les évolutions personnelles, les contraintes socio-économiques et politiques des milieux rencontrés, les crises internes comme dans tout milieu humain imposent un gradualisme et un pragmatisme nécessaires qui rendent les traits évoqués précédemment ni aussi simples ni aussi achevés. C’est d’autant plus vrai que Ruben Prieto reconnaît lui-même en 2001 que l’autogestion est difficile à maintenir, et ne garantit aucun acquis ; il faut constamment lutter pour maintenir « l’autonomie » et une « créativité permanente » [43]. D’autre part le turn over est sans doute important : bien des compagnons ont des motivations autres ou sont trop rebutés par les difficultés de l’entreprise ; cela joue forcément sur la cohésion interne. L’intégration de nouveaux membres n’est pas toujours simple, et il s’avère nécessaire de créer des réunions spécifiques et de mettre en place une période transitoire (la Probeta) pour permettre aux nouveaux arrivants de prendre le temps nécessaire pour décider ou non de s’installer [44]. Le rapide essor du nombre de membres, de visiteurs et d’associés rend rapidement trop étroits les bâtiments. La promiscuité, le manque d’isolement, un insidieux contrôle social possible… créent des tensions supplémentaires et obligent à se poser la question d’acquérir de nouvelles habitations et de dégager des lieux plus isolés, « de développer harmonieusement un milieu physique adéquat » [45]. C’est ce que Fourier pense déjà plus d’un siècle et demi auparavant. Quant à la dispersion des lieux entre ateliers au centre ville et principaux habitats en périphérie, elle rend parfois difficile la coordination. Enfin, malgré la volonté d’égalitarisme et le refus de toute considération de genre, il faut admettre que la plupart des charges de travail productif reviennent aux hommes, et que les services sont massivement assumés par les femmes. La liberté de couple et la sexualité ont semble-t-il du mal à se réaliser, tant les idées anciennes et la pression du collectif restent fortes.

Une communauté ouverte et évolutive
Refusant le renfermement et l’isolement, la Comunidad s’est toujours investie largement à l’extérieur et a toujours fait en sorte que chacun des membres puisse bénéficier de toute formation ou échange. Elle favorise donc l’ouverture ; le point sept de sa résolution publiée en 1985 précise qu’elle doit « faciliter le plus possible les initiatives personnelles dans tout ce qui est relatif à l’élévation du niveau culturel et d’information des membres (bibliothèques, voyages, études) » de façon à enrayer la dérive de l’embrigadement communautaire qui mine tant de collectifs.
Il est possible de faire la liste de quelques initiatives et participations. La Comunidad propose des activités culturelles et d’autoformation ouvertes aux membres, aux compagnons, aux habitants du secteur… Les conférences débats se font avec l’aide des grands noms de l’intelligentsia progressiste uruguayenne, Luce Fabbri étant évidemment très sollicitée [46]. Les « activités du samedi » multiplient spectacles, ateliers culturels, projections de films, expositions de photos, théâtre… Les liens sont forts et fréquents avec psychologues et spécialistes de la dynamique de groupe (particulièrement l’Asociación Argentina de Psicodrama y Psicoterapia de Grupo) qui assument formations et conseils au sein de la communauté. Dans le monde de l’édition et de la presse, le groupe éditeur Acción Directa est fondé en 1968. La Comunidad édite pendant longtemps un Boletín informativo qu’elle s’efforce de diffuser. Elle rayonne sur tous les quartiers environnants, et notamment dans le Comité Popular del Barrio Sur. Dans l’exil suédois (entre 1975-1985 environ), elle lance et édite la revue Comunidad qui compte près de soixante-quinze numéros. De retour en Uruguay elle lance la revue Tierra Amiga, plus éclectique que celle du passé.
La Comunidad est proches d’autres mouvements libertaires : elle reste longtemps liée au mouvement libertaire proprement dit (elle est membre de la FAU en tant que Agrupación Libertario del Sur jusqu’en 1960 puis des GAL – Groupes d’Action Libertaire, vers 1964). Elle se rapproche de groupes ou d’expériences comparables, fédération ou regroupements de communautés [47]. La Comunidad est une des sept entités qui participent à Buenos Aires en juin 1969 au Primer Seminario Intercomunautario – Premier séminaire inter-communautaire. Les ententes se font avec le MIN (Mouvement Intercommunautaire National) qui compte alors cinq membres et ensuite avec le MIL (Mouvement International Latinoaméricain) présent en Argentine, Bolivie et Uruguay, mais également avec des associations alternatives (par exemple la Communauté Tierra de Buenos Aires dans la proche Argentine, ou d’autres coopératives autogestionnaires de Montevideo…)
Elle s’implique dans les expériences et regroupements alternatifs écologiques, comme le Réseau Écologie sociale d’Uruguay (Red ecologista, qui fait référence aux écrits de Bookchin) et le Pacte d’Action écologique d’Amérique Latine en 1988 [48]. Déjà en 1969-1970 elle contribue à animer la Fédération des Coopératives de Production en tenant sa place au Secrétariat général. Cette ouverture se fait vis-à-vis de la frange libertaire dans toute sa diversité, au sens large du terme, et donc aussi vis-à-vis de groupements plus autonomes, comme plusieurs groupes Punk, par exemple Barrikada. En mars 2001 dans son local de Montevideo la Comunidad organise la première Rencontre de la Red de Cultura Libertaria - Le réseau de Culture Libertaire [49]. Il s’agit bien d’un « réseau », nouveau, paradigme libertaire bien en phase avec une vision libertaire de l’internet et avec les revendications des nouveaux mouvements sociaux. Le groupe n’est pas figé, ni fermé idéologiquement. Au contraire, il vise à ré-analyser la culture libertaire, les pensées et expérimentations pédagogiques, la place des mouvements de masse (comme les syndicats). Il veut s’ouvrir encore plus à toutes les initiatives sociales libertaires de petites et grandes dimensions : syndicats révolutionnaires, athénées, universités libres, écoles alternatives, communautés et toute autre organisation de type autogestionnaire…
La Comunidad s’inscrit dans le tissu local et régional, par exemple avec la Casaencuentro de l’avenue Millán de Montevideo où elle fait preuve d’une très ferme volonté d’adaptation : produits d’artisanat, vente de pain à bon marché, éditions (autrefois la fameuse « Typographie clandestine » de la Comunidad del Sur, aujourd’hui les Nordan Comunidad ediciones), propositions de services éducatifs et de formations (séminaires, cours…), campagnes contre les jouets militaires, animations festives. Les fêtes attirent un grand nombre d’amis, de voisins et de curieux [50]. L’Editorial Cooperativa Nordan Comunidad est une des principales maisons d’édition « engagées » de la ville et a profondément diversifié ses champs de recherche [51]. Le prolongement avec la Comunidad est total, la déclaration de principes étant quasiment la même. Les thématiques de son catalogue renforcent l’énorme effort pour toucher tous les champs alternatifs permettant l’épanouissement individuel et collectif, par exemple : architecture et urbanisme, autogestion, biodiversité, écologie (notamment sociale), éducation, femmes, mouvements sociaux, ressources naturelles, santé… pour en retenir quelques uns. La coopérative éditrice donne une masse d’informations, rédige un bulletin, soutient des initiatives diverses, se lie au milieu universitaire pour renforcer l’analyse et la diffusion, est liée à d’autres sites sur internet.
De tout cet investissement découle naturellement l’intégration dans le milieu des coopératives et d’autres sociétés mutuelles : à l’échelle internationale elle a participé au Premier Congrès des Coopératives Américaines qui s’est tenu à Montevideo ; en Uruguay elle a été l’une des créatrices et animatrices de la FCPU – Federación de Cooperativas de Producción del Uruguay (années 1960), puis de la FUCVAM – Federación Uruguaya de Cooperativas de Vivienda por Ayuda Mutua (début années 1970). Son site s’est d’ailleurs fait au nom de trois entités coopératives : Editorial Nordan Comunidad, Ecosur - cooperativa de producción agraria et Coeduca - cooperativa de educación et de comunicación alternativas.
Enfin, notamment avec Ruben Prieto, elle cherche à théoriser une pratique à rayon large, ce qui l’amène à « concevoir l’autogestion non seulement comme un modèle ‘organisatif’ pour de petits groupes spécifiques (coopératives, communautés), mais comme un modèle apte à affronter les problèmes communs en tout lieu » [52], y compris et surtout dans le monde extérieur. Cependant le terme de « modèle » utilisé ici prête à confusion, car jamais la Comunidad ne se présente de la sorte ; au contraire elle reconnaît ses imperfections, ses lacunes, ses changements… Elle n’offre modestement qu’une des possibles démarches alternatives ; elle reconnaît toujours la nécessaire pluralité et la validité de bien d’autres initiatives que la sienne.
La Communauté du Sud est donc une contre-société utopique assumée, en opposition au milieu ambiant, en rupture avec lui et en combat contre lui. Elle n’est ni fuite hors du monde, ni compromis avec lui, elle est en dehors des schémas traditionnels, tant utopistes que politiques. Elle se veut expérimentation pratique, et tente constamment une auto-analyse – ce qui a tant plu au sociologue libertaire français René Lourau (mort en 2000). L’échec est sans doute prévisible pour la majorité des expériences autogestionnaires, mais il n’est jamais rédhibitoire ; on peut évoquer ici une sorte de moderne Sisyphe libertaire. Ainsi malgré les crises, l’usure du temps et de l’énergie des pionniers, ce micromilieu libertaire uruguayen étonne par sa vivacité de pensée et ses facultés de relance ; comme l’écrivait et le disait Ruben Prieto, elle met en pratique la « nécessité de refonder les idées libertaires » en ouvrant d’autres espaces [53]. Avec la Cecilia et Christiania, c’est une des expériences les plus analysées et les plus emblématiques dans le monde anarchiste. De passage à Montevideo en 2010, en discutant dans quelques librairies (notamment la très accueillante Lupa de Peatonal Bacacay), je me suis aperçu de l’impact intéressant qu’elle conserve, et du rôle prestigieux toujours joué par la maison d’édition Nordan.