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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Leclaire, Jean (Edmé)
Article mis en ligne le 18 novembre 2014
dernière modification le 18 décembre 2016

par Desmars, Bernard

Né le 15 mai 1801 à Aisy-sur-Armaçon (Yonne), décédé le 13 juillet 1872 à Herblay (alors en Seine-et-Oise, aujourd’hui en Val-d’Oise). Ouvrier puis entrepreneur de peinture en bâtiment. Souscripteur de La Démocratie pacifique et de La Science sociale. Considéré comme le premier praticien de la participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise. Candidat à l’Assemblée constituante en avril 1848. Maire d’Herblay de 1865 à 1868.

Les premières années de la vie de Jean Leclaire sont principalement connues par quelques notes autobiographiques ainsi que par une brochure hagiographique rédigée tardivement par son ami Charles Robert [1]. Dans les deux cas, il s’agit de récits de vie édifiants, destinés à montrer « comment un jeune ouvrier même dénué de tout appui, peut faire son chemin et comment une fois arrivé, il peut aider les autres à faire le leur » [2].

Ascension sociale

(Source : Inauguration du groupe monumental de Jean Leclaire, Paris, Chaix, 1897.)

D’après ces sources, Jean Leclaire est né dans un milieu très modeste. Fils d’un « pauvre cordonnier », il quitte l’école à 10 ans, sachant tout juste lire et écrire, pour aller garder des troupeaux de vaches, de moutons et de porcs. Puis, vers l’âge de 12 ans, son beau-frère maçon, tailleur de pierre et couvreur, le prend à son service. Pendant plusieurs années, il est « tantôt maçon, tantôt cultivateur, moissonneur ou batteur en grange, suivant la saison », pour des salaires à chaque fois dérisoires [3]. Mais, voyant des membres de son village se rendre chaque année aux alentours de Paris pour y faire la moisson, ou à la capitale elle-même pour y travailler à divers métiers, et observant que certains en reviennent plus riches et que d’autres y restent pour des rémunérations supérieures à celles qu’il reçoit, il décide de tenter sa chance. Il est embauché à Paris dans une entreprise de peinture où il effectue de longues journées contre le logement, la nourriture et un salaire de misère, qui néanmoins s’élève au fil des années. Vivant de façon très frugale, il parvient à faire quelques économies. Il s’efforce aussi d’étendre son savoir, à la fois sur le plan professionnel, en suivant un apprentissage dans la peinture de décoration, et de façon plus générale, en complétant son instruction par des lectures.

Marié en 1822 [4], il s’établit comme peintre vitrier en 1826, avec peu de moyens. Mais, dit-il lui-même, grâce à son incessante activité, l’entreprise se développe ; en 1834, il emménage dans des locaux plus vastes et emploie plusieurs dizaines de salariés auxquels il verse des salaires supérieurs à ceux proposés par ses concurrents ; à la fin de chaque année, il offre des cadeaux aux meilleurs d’entre eux. Il cherche en effet à distinguer ceux qu’il considère comme les plus méritants, à la fois en raison de leur habileté professionnelle et de leur comportement moral ; Honoré Frégier, l’auteur des Classes dangereuses, le rencontre en 1835 et félicite dans son ouvrage « l’homme de bien qui a su introduire avec tant de bonheur la sobriété, le goût du travail et l’économie parmi les ouvriers placés sous sa direction » en agissant avec « une prudente fermeté » :

Dans la petite industrie, j’ai eu des rapports avec des entrepreneurs qui, par la saine direction imprimée à leurs ouvriers, et par les sacrifices pécuniaires qu’ils savent s’imposer en leur faveur en cas de maladie, ou dans les temps de chômage, doivent être distingués de la foule. Il en est un surtout [Jean Leclaire], dont les efforts pour l’amélioration morale et matérielle des travailleurs qu’il emploie, n’ont pas, je crois, été surpassés, dans des conditions de fortune et de position analogues. Fils de ses œuvres, artisan de sa propre fortune, il a commencé par traîner la brouette, et il s’est élevé graduellement par la sagesse de son esprit, par son intelligence et ses vertus, au premier rang de sa profession. Il occupe de soixante à quatre-vingts ouvriers, qui, au dire des architectes en rapport habituel d’affaires avec lui, sont supérieurs de tout point au reste de leurs compagnons. Le régime de sa maison est sévère, mais cette sévérité gît plutôt dans les prescriptions des règlements et la force de la hiérarchie que dans le caractère de l’entrepreneur. La façon d’agir de celui-ci avec ses ouvriers est fondée sur une justice exacte et bienveillante. Il est sobre de mesures de rigueur ; mais quand il y a lieu de sévir, il est prompt et inflexible dans ses résolutions [5].

Le règlement d’atelier est d’ailleurs est très strict. Au-delà des règles concernant le comportement sur le lieu de travail, l’interdiction de fumer et de consommer de l’alcool dans l’atelier, Leclaire veut en particulier éloigner ses salariés des activités politiques : ainsi, l’article 13 du règlement appliqué à partir de 1842 prévoit le licenciement immédiat de « l’ouvrier ou l’employé qui subirait une peine correctionnelle, ou même une détention préventive […] pour s’être initié dans des sociétés ou réunions politiques défendues par les lois, ou enfin pour coalition d’ouvriers dans un but quelconque » [6].

Pratiques patronales et réformes sociales

En 1838, Leclaire crée une société de secours mutuels alimentée par des cotisations mensuelles versées par les ouvriers, qui bénéficient en cas de maladie de la gratuité des soins du médecin et des remèdes. L’année suivante, il augmente les rétributions des chefs d’atelier, « en raison de leur capacité », et des ouvriers ayant plus de deux années d’ancienneté dans la maison [7]. En 1841, il fixe la journée de travail à 10 heures [8]. Il publie alors ses premiers ouvrages critiquant un certain nombre d’« abus » dans le secteur de la peinture en bâtiments et révélant aux architectes et au public les procédés frauduleux utilisés par certains entrepreneurs pour tromper leurs clients sur la qualité du travail réalisé et pour obtenir des rémunérations excessives [9]. La Phalange fait paraître un compte rendu élogieux des Dialogues sur la concurrence, un ouvrage très utile qui « dévoile toutes les ruses et les attrapes usitées dans la peinture et la dorure », et qui apporte « une pièce de plus au grand procès que notre Maître a le premier commencé à instruire contre le morcellement et l’anarchie de nos relations sociales » ; le périodique fouriériste propose d’ailleurs de larges extraits de la brochure [10].

Mais la grande innovation de Leclaire concerne la distribution d’une partie des bénéfices aux salariés, ou au moins à certains salariés. L’idée lui aurait été suggérée par Frégier lors de leurs rencontres de 1835, alors qu’ils discutaient des moyens de « faire disparaître l’antagonisme entre l’ouvrier et le patron » ; Frégier aurait alors dit « qu’il ne voyait de solution à tout cela que dans la participation de l’ouvrier aux bénéfices du patron » ; mais il « émettait [cette proposition] sans formuler la manière de l’appliquer ». Pourtant, l’auteur des Classes dangereuses, tient des propos très hostiles à la participation et de façon générale à toute forme d’association dans l’entreprise [11] ; et Charles Robert doute que Frégier soit véritablement l’inspirateur de la participation. En tout cas, Leclaire considère à ce moment-là que cette idée est « tout à fait impraticable » et la rejette [12].

Il y revient quelques années plus tard : en 1840, il prévoit de répartir les bénéfices entre ses salariés et en fait part à son personnel (80 à 90 salariés) lors de réunions ou par des circulaires. Ce n’est pas là un projet concerté avec les ouvriers ; il s’agit d’une décision reposant sur l’autorité du patron qui est « le grand arbitre pour juger des droits de chacun et appliquer les moyens d’exécution » ; « je suis maître de mon affaire ; je désire disposer (ou spéculer, comme il vous fera plaisir) de manière que cette spéculation profite au plus grand nombre possible » [13]. Leclaire indique les principes de l’opération en février 1842 : « ce n’est point une association que je forme ; j’ignore même si la loi me le permettrait ; il s’agit tout simplement de distribuer à un certain nombre de mes ouvriers qui sauront mériter cet avantage, une part des bénéfices produits par le travail » [14]. Il élabore un « règlement à observer par les ouvriers, employés et apprentis de la Maison Leclaire, qui seront appelés à participer au bénéfice du travail, à dater du 1er janvier 1842 », qui détermine les conditions d’attribution, car seule une partie du personnel est concernée par la mesure : « le mérite est le seul titre pour la participation aux bénéfices. Le droit d’ancienneté [...] n’est pas suffisant pour y répondre […] Il faut avoir une conduite régulière et être de bonne mœurs ; savoir son état, être laborieux et assidu au travail » [15]. Leclaire sélectionne lui-même ceux qui répondent à ces critères et qui forment ce qu’il appelle « le noyau ». Ses membres représentent environ 10% du personnel selon Claude Vallon [16], nettement plus (un quart à un tiers) selon d’autres données [17].

Les projets de Leclaire se heurtent toutefois à certains obstacles : il souhaite réunir régulièrement les salariés du « noyau », afin de leur prescrire quelques règles concernant leur conduite et leur travail, autrement dit pour leur « faire un cours de morale, de peinture pratique et d’administration » ; mais la préfecture de police lui refuse les autorisations nécessaires. Les réticences viennent aussi de certains salariés qui craignent une manœuvre patronale visant par ailleurs à baisser le salaire quotidien. Le journal ouvrier L’Atelier partage cette inquiétude ; il dénonce également dans cette « soi-disant association […] entre un maître et ses ouvriers », le caractère arbitraire du système où le choix des bénéficiaires est laissé au seul patron [18]. Cependant Leclaire persiste dans ses intentions, et en même temps stimule l’activité des ouvriers : dans une circulaire datée du 10 mars 1842, il annonce que si les bénéfices de l’année en cours ne sont pas supérieurs à ceux des années antérieures, il supprimera les salaires élevés accordés depuis 1839 ainsi que divers autres avantages [19].

Finalement, la première distribution a lieu dès 1842, de façon assez spectaculaire : Leclaire rassemble les ouvriers et « jetant un sac remplir d’or sur une table, il l’ouvrit et remit à chacun sa part » [20]. Il continue dans les années suivantes à répartir les bénéfices entre les salariés du « noyau » ; la somme distribuée se monte à un peu plus de 10 000 francs pendant les premières années, mais avoisine les 20 000 francs à partir de 1844, partagés entre 80 et 100 personnes, ce qui fait entre 200 et 250 francs par individu [21]. Il publie une brochure dans laquelle il présente ses innovations sociales [22].

Parallèlement, Leclaire mène des recherches afin de lutter contre la maladie la plus fréquente chez les peintres, le saturnisme, comme le confirment les chiffres de la société de secours mutuels. Avec l’aide des chimistes Barruel et Chevreul, et en s’appuyant sur des travaux antérieurs, il découvre que le zinc possède les mêmes qualités que la céruse, sans en avoir la nocivité. Il acquiert ou loue des mines de zinc, et en 1846, il établit à Batignolles une usine produisant du zinc pour son entreprise de peinture [23].

Leclaire, l’École sociétaire et 1848

Fourier, qui prévoit la répartition des dividendes entre le capital, le travail et le talent, a-t-il pu inspirer la pratique de la participation des ouvriers aux bénéfices dans l’entreprise de peinture ? Leclaire ne le dit pas. Mais, toujours selon son biographe Charles Robert, après avoir fréquenté les réunions saint-simoniennes de la rue Taitbout et gardé des liens avec les saint-simoniens (Olindes Rodrigues, les frères Pereire), Leclaire « avait étudié les systèmes de l’École sociétaire, […], lu les œuvres de Charles Fourier » – mais on ne sait pas à quel moment – et « professait pour quelques-unes des vues de Fourier la plus grande admiration » ; « au cours d’un entretien sur le principe d’association, il lui arrivait parfois de s’écrier tout à coup : ‘’Ah ! divin Fourier !’’ ». Cependant, ajoute Robert, lui-même peu favorable au socialisme, il « n’avait jamais été aveuglé par l’esprit de système ; il n’avait suivi, les yeux fermés, ni Fourier, ni Saint-Simon, ni Louis Blanc » [24]. Il aurait cependant été l’un des commanditaires du journal La Démocratie pacifique, en 1846 [25] ; en 1893, Destrem se souvient avoir « connu personnellement » Leclaire autour de 1845 et lui avoir « serré la main à l’occasion d’un don généreux fait par lui à l’École sociétaire dont il était depuis plusieurs années, avec Godin, de Guise, l’un des disciples les plus dévoués et les plus intelligents » [26]. De son côté, l’Ecole sociétaire apprécie les mesures prises par Jean Leclaire et en parle de façon très positive dans ses publications. Ainsi, la rédaction de l’Almanach phalanstérien pour 1845 insère un texte de Leclaire et présente très favorablement la participation des salariés aux bénéfices pratiqué dans son entreprise : c’est « un des modes d’association partielle les plus faciles à exécuter », qui bénéficie à la fois aux ouvriers et aux patrons et rend leurs « intérêts solidaires » [27].

Après la révolution de février 1848, Leclaire est candidat aux élections qui, en avril, désignent les membres de l’Assemblée constituante. Une affiche et une brochure exposent sa profession de foi, qui s’appuie principalement sur les mesures qu’il a prises dans son entreprise : société de secours mutuels, élévation des salaires, participation aux bénéfices, fixation de la journée à 10 heures, substitution du blanc de zinc à la céruse [28]. Cela montre, ajoute-t-il, « ce que l’on peut faire sans toucher à la propriété de qui que ce soit ». Il conclut en proclamant ses convictions républicaines, sans toutefois les préciser et en se limitant à l’affirmation suivante : « La Liberté, l’Égalité et la Fraternité ne sont pas pour moi de vains mots » [29]. Il n’est pas élu. Mais il bénéficie dans les mois qui suivent de plusieurs récompenses, davantage semble-t-il pour ses mesures en faveur de la santé des ouvriers que pour ses initiatives concernant la rétribution du personnel : il reçoit une médaille de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (1848), le prix Monthyon de l’Institut (1849) et la Légion d’honneur (1850). Il publie en 1850 De la Misère et des moyens à employer pour la faire cesser, ouvrage dans lequel il demande la création dans chaque commune de sociétés de secours mutuels, d’associations agricoles et industrielles, de crèches et de salles d’asile, d’écoles et de bibliothèques, etc.

De l’entreprise de peinture à l’association agricole

Sous le Second Empire, la maison de peinture Leclaire reste prospère. Mais la politique sociale de son patron se heurte aux réticences d’une partie de ses ouvriers. Ainsi, la société de secours mutuels, créée en 1838 pour une durée de quinze ans, arrive à son terme en 1853. Contre la volonté de leur employeur, les sociétaires décident de la dissoudre pour se partager le capital. A l’initiative de Leclaire, une nouvelle société est constituée, dont le fonds n’est plus alimenté par des cotisations des salariés, mais par un prélèvement sur les bénéfices de l’entreprise. Cette nouvelle société verse des indemnités en cas de maladie, mais aussi des pensions de retraite. Tous les salariés n’y sont pas admis : pour en faire partie, il faut avoir travaillé cinq ans dans l’entreprise et être membre du « noyau ».

En 1863, l’entreprise, jusqu’alors propriété du seul Leclaire, est transformée en société en commandite, une partie du capital étant désormais détenue par la société de secours mutuels qui y investit ses fonds et reçoit donc une partie des bénéfices de l’entreprise. Leclaire peut alors déclarer :

Les membres de la société de secours mutuels ne sont plus de simples journaliers qui agissent machinalement et quittent l’ouvrage avant que l’horloge ait frappé le dernier coup de marteau. Tous sont devenus des associés qui travaillent pour leur propre compte ; à ce titre, rien dans l’atelier ne doit leur être indifférent ; tous doivent veiller aux soins des outils et des marchandises, comme s’ils en étaient spécialement les gardiens [30].

Leclaire suscite en 1864 la création par la société de secours mutuels d’une bibliothèque populaire afin d’encourager la lecture parmi les salariés de l’entreprise [31]. Il est lui-même membre de la Société Franklin, qui s’efforce de favoriser la création de bibliothèques populaires [32] En 1865, il crée des cours, les uns consacrés à la formation générale (lecture, par exemple), les autres à la formation professionnelle (peinture, dorure, vitrerie) et à l’hygiène. Il se méfie considérablement des conflits sociaux qui se développent dans les années 1860. Se flattant de ce que, « pendant les journées de février et juin 1848, [ses] ouvriers n’avaient pas cessé de travailler », il dénonce « ces grèves, ces fermetures d’ateliers, ces agitations, ces récriminations stériles qui ne produisent que l’irritation et la haine » [33].

A ce moment – peut-être en raison de son âge, et aussi du décès de sa femme, le 20 mars 1865 – Leclaire prend un peu de distance avec la gestion quotidienne de son entreprise. Dès les années 1850, il a pris un adjoint à la direction, Alfred Defourneaux ; ce fils d’un des chefs d’atelier a d’abord travaillé dans la maison Leclaire comme apprenti colleur, puis métreur, commis et employé supérieur. A partir de 1865, c’est Defourneaux, devenu associé, qui assure la direction effective de l’entreprise. Leclaire abandonne aussi la présidence de la société de secours mutuels en 1866, s’y faisant remplacer par Charles Robert, alors conseiller d’Etat et secrétaire général du ministère de l’Instruction publique. Il séjourne régulièrement à Herblay (alors en Seine-et-Oise) où il a acquis une maison. Il est élu conseiller municipal en août 1865, puis nommé maire de la commune.

Il entreprend de moderniser la commune, c’est-à-dire de l’assainir par des travaux de voirie et d’hygiène, et de développer l’instruction, avec l’achèvement de la construction d’une salle d’asile et d’une école de filles tenue par des institutrices laïques en 1866 ; il réorganise l’assistance et adhère lui-même à la Société de secours mutuels groupant des habitants d’Herblay et des communes voisines [34]. Il puise parfois dans ses ressources personnelles pour avancer le règlement de certains travaux communaux, afin d’en accélérer la réalisation.

Aussi la commune d’Herblay apparaît-elle à des observateurs extérieurs comme une commune modèle ; son maire est présenté par la Société d’encouragement au bien comme un exemple à imiter par « tous les maires de France » : « Je vous dirai quelque jour, comment avec presque rien, le maire d’Herblay est parvenu à doter, en vingt mois, ses administrés de beaux et bons chemins, d’une bibliothèque, d’un excellent instituteur, d’un bel hospice, de cours d’adultes, d’une salle d’asile modèle, de pompes et de pompiers ; d’une église et d’un clocher remis à neuf, que sais-je encore ? c’est merveilleux ! » [35].

Leclaire innove dans ses relations avec ses concitoyens ; il fait placarder à plusieurs reprises des affiches dans lesquelles il rend compte de l’activité de la municipalité, informe ses administrés des dossiers en cours et indique ses projets ; il réprimande parfois certains des habitants, coupables de ne pas respecter certaines règles d’hygiène ou de bonne conduite ; il recommande aux enfants de protéger les nids d’oiseaux et de dénoncer les dénicheurs. Il y parle aussi de son parcours personnel et de sa réussite sociale et s’exprime de façon très générale sur les problèmes sociaux dans les villes et dans les campagnes.

Il utilise notamment cette voie pour convaincre la population d’Herblay des vertus du principe associatif. Après avoir décrit plusieurs situations d’indigence, il conclut :

A l’œuvre donc, mes amis ! étudiez cette grande question de l’Association. Lisez et relisez très attentivement les passages de mes affiches où je vous ai entretenus de cette question, et je ne mets pas en doute que petit à petit ces idées se développeront dans votre esprit ; elles sont naturelles, et ce qui est naturel tôt ou tard doit triompher [36].

A l’automne 1867, après un peu plus de deux années de mandat municipal, Leclaire soumet à ses concitoyens un nouveau projet : créer une Association agricole qui grouperait l’ensemble des habitants de la commune, selon une logique très clairement inspirée des principes phalanstériens, même s’il n’y a pas de référence explicite à Fourier. Il dénonce le morcellement des parcelles et ses conséquences sur le travail agricole et souhaite voir « l’association agricole et industrielle s’établir à Herblay », chacun y amenant son cheptel, ses outils et ses terres [37]. Cette proposition est visiblement accueillie avec scepticisme, et, selon le juge de paix, ce projet « lui a nui dans l’esprit d’une partie notable des habitants, car depuis quelques mois, des affiches ont été lacérées et maculées, de façon à lui laisser croire qu’il avait pu inspirer du mépris pour son système d’économie politique » [38].

Leclaire démissionne en mai 1868, en raison, dit-il, « des affaires de la plus haute importance [qui] réclament impérieusement [sa] présence à Paris » [39] ; à ce motif, le juge de paix ajoute qu’il semble « s’être laissé complètement décourager par les quelques ennuis que lui avaient amenés ses affiches » et son projet d’association agricole [40]. En quittant la mairie, il abandonne à la commune quelques parcelles de terre dont il était propriétaire [41].

Peut-être ces « affaires de la plus haute importance » concernent-elles son entreprise de peinture ? Leclaire est alors en train de préparer sa succession ce qui l’amène à réorganiser les statuts de sa société.

Publicité et transmission

Dès les années 1840, on l’a vu, Jean Leclaire s’efforce de faire connaître son entreprise et ses mesures sociales grâce à la publication de brochures et d’articles dans les journaux. Mais dans les années 1860, grâce probablement à son ami et conseiller d’Etat Charles Robert, qui dispose de nombreuses relations dans la presse, la haute administration et le monde politique, la notoriété de la maison Leclaire est bien plus étendue. Cette entreprise, qui comprend près de 800 salariés à la fin du Second Empire – y compris les auxiliaires, c’est-à-dire la main d’œuvre précaire –, et la société de secours mutuels qui l’accompagne et possède maintenant une partie du capital, font l’objet de brochures, de conférences, d’articles, etc. Lors de l’Exposition universelle de 1867, l’entreprise reçoit une mention de la part du « jury spécial » chargé de récompenser « des établissements et des localités qui ont développé la bonne harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux et qui ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, intellectuel et moral » ; selon le rapporteur, Alfred Leroux, vice-président du Corps législatif, « M. Leclaire est un des premiers industriels qui ait organisé pour ses ouvriers le système de la participation aux bénéfices. Le personnel de cette maison s’est également distingué, dans des époques troublées, par l’esprit excellent qui l’anime » [42]. Jules Duval consacre un long article à l’entreprise Leclaire, à son fondateur et au système de participation des salariés aux bénéfices dans le Journal des débats, en 1869 [43]. En mai 1870, l’assemblée générale de la société de secours mutuels de la maison Leclaire a lieu au grand amphithéâtre de la Sorbonne ; y assistent notamment l’ancien ministre Victor Duruy, accompagné de députés, de hauts fonctionnaires, de journalistes, etc.

Leclaire, qui se repose déjà sur Defourneaux pour la direction de l’entreprise, prépare sa succession, d’une part, en cédant le fonds de l’entreprise à la société de secours mutuels (acte notarié du 5 janvier 1869), d’autre part, en rédigeant, avec une commission de neuf salariés, une « charte du travail associé », ensuite adoptée par le « noyau » ; ce texte prévoit notamment que la direction de la maison est désormais confiée à deux personnes, élues par le « noyau » ; un conseil de conciliation, dont les membres appartiennent au « noyau », est chargé de régler les conflits et de sanctionner les responsables d’infraction. Enfin, si les membres du « noyau » continuent à disposer d’un pouvoir prépondérant dans l’entreprise, les autres salariés, même ceux qui ne travaillent que pour une brève période dans la maison Leclaire, perçoivent désormais une part des bénéfices.

Alors que dans les années 1840, Leclaire insistait sur les droits et les pouvoirs que lui conféraient sa position de patron, il promeut donc dans les années 1860 la concertation entre la direction et les salariés et s’appuie sur des dispositifs associatifs. Dans une lettre adressée à la Commission ouvrière formée à l’occasion de l’exposition de 1867, il affirme que « l’association est la seule solution radicale de toutes les grandes questions qui s’agitent en ce moment » ; il ajoute que « la participation telle [qu’il l’a] mise en pratique n’est pas le dernier mot, mais bien un moyen transitoire pour arriver à l’association » [44].

Ces changements sont applaudis par les fouriéristes avec qui Leclaire reste en relation. Il répond favorablement en 1866 à l’appel à souscription lancée par François Barrier et Jean-Baptiste Noirot pour lancer une nouvelle publication phalanstérienne (La Science sociale, qui paraît de 1867 à 1870) ; et il entre dans l’hiver 1869-1870 dans l’actionnariat de la société anonyme qui possède la Librairie des sciences sociales [45]. Dans certains textes concernant l’activité de son entreprise, il dit vouloir « donner satisfaction au capital, au travail et au talent », reprenant ainsi une formule issue de Fourier [46]. De leur côté, les fouriéristes, Jules Duval, dans L’Economiste français, et les rédacteurs de La Science sociale, le présentent comme l’un des praticiens de l’association du capital, du travail et du talent [47]. Julien Le Rousseau, qui représente une tendance conservatrice du fouriérisme, favorable à un régime d’ordre, consacre un ouvrage à l’application dans la maison Leclaire de la participation aux bénéfices, principe dans lequel il voit un antidote à la révolution [48].

Cette orientation est également celle de Leclaire : à la fin du Second Empire, il fait l’éloge de Napoléon III, « le représentant de l’ordre, de la conservation et du vrai progrès […] », le protecteur des associations coopératives et « le chef couronné de la démocratie moderne » [49] ; aux lendemains de la Commune ; il publie alors un Dialogue entre un vieil ouvrier et un bourgeois, sur l’association de l’ouvrier aux bénéfices du patron  ; dans ce bref ouvrage, les Communards sont violemment condamnés à la fois par « le bourgeois », qui les qualifie de « misérables », et par « l’ouvrier » qui dénonce ces « scélérats » poursuivant de « criminels projets » [50]. Le bourgeois espère que « cette affreuse insurrection qui a fait tant de victimes […] ouvrira les yeux » des ouvriers et leur fera comprendre que « le bien-être ne peut venir que du travail ; que les utopies, que font miroiter à leur imagination ces grands réformateurs, n’ont d’autres buts que de détruire la famille, la propriété, de faire table rase, après quoi on aviserait » ; mais l’ouvrier, personnage à travers lequel s’exprime Leclaire, considère que la Commune témoigne aussi de « l’aspiration des classes inférieures à un état meilleur » et que la bourgeoisie, par son indifférence envers la misère du prolétariat, est en partie responsable de l’insurrection [51]. Chaque commune devrait avoir une caisse d’épargne, une société de secours mutuels, une salle d’asile, une bibliothèque, etc [52]. Surtout, indique l’ouvrier (c’est-à-dire Leclaire), il faut établir des moyens d’établir des relations pacifiques au sein de l’entreprise, parmi lesquels figure d’abord la participation aux bénéfices ; il suggère aussi « que dans tous les ateliers, au lieu de ces règlements tyranniques, draconiens, rédigés par le patron seul, que ces règlements soient discutés conjointement avec les ouvriers composant le noyau des maisons ; qu’un comité de conciliation soit nommé à l’élection par les rédacteurs du règlement d’atelier, pour faire respecter la charte, la loi votée par tous, et que ce comité soit composé d’ouvriers, d’employés et de patron, président de droit » ; il insiste enfin sur l’instruction et la moralisation des ouvriers [53]. Ainsi pourra intervenir « une transformation pacifique des conditions de travail […] qui conciliera tous les intérêts » [54].

Leclaire passe ses derniers temps dans sa maison d’Herblay, où, frappé d’une apoplexie cérébrale, il meurt en juillet 1872. Son testament comprend plusieurs legs : à la société de secours mutuels qui regroupe Herblay et plusieurs communes voisines, à la compagnie de sapeurs-pompiers et à la bibliothèque d’Herblay [55]. Il laisse aussi à l’Académie des Beaux-Arts une rente annuelle de 1 000 francs afin de récompenser un ou plusieurs étudiants en architecture de l’Ecole des Beaux-Arts [56].

La mémoire de Leclaire

Le fouriériste Charles Sauvestre fait l’éloge du défunt dans L’Opinion nationale  ; son article est repris dans le numéro zéro du Bulletin du mouvement social, le nouveau périodique fouriériste, paru dans l’été 1872 [57]. Le 7 avril 1873, quand les fouriéristes

Statue de Jean Leclaire érigée en 1896, square des Epinettes
(Source : Inauguration ..., op. cit.,)

se réunissent pour commémorer la naissance de Fourier, Charles Pellarin, qui rend hommage aux condisciples récemment disparus, fait l’éloge de « ce brave et honnête Leclaire » qui « a eu […] le mérite d’appliquer, avec non moins d’intelligence que de succès, une des dispositions primordiales de l’Association » [58]. Dans les années 1870, les fouriéristes continuent à présenter l’entreprise Leclaire comme un modèle social établissant l’harmonie entre capital et travail, modèle qu’ils opposent aux socialismes révolutionnaires [59]. Cependant, si Jean Leclaire entretenait des liens avec l’École sociétaire, ses successeurs à la tête de l’entreprise de peinture ne le font pas ; ils sont absents des banquets et ne participent pas au financement de la statue de Fourier et des publications phalanstériennes. Les membres de l’École sociétaire, de leur côté, ne semblent pas invités, ou en tout cas n’assistent pas, aux différentes cérémonies qui, à partir des années 1890 visent à perpétuer la mémoire de Leclaire : anniversaire de la naissance de Leclaire (notamment lors de son centenaire en 1901, mais aussi à d’autres reprises), inauguration d’une rue Leclaire à Paris en 1893 et à Herblay en 1896, érection d’une statue de Leclaire, due au sculpteur Dalou, square des Epinettes à Paris (XVIIe arrondissement) en 1896, rassemblement devant sa statue pour rappeler sa lutte contre l’emploi de la céruse (28 janvier 1902), centenaire de la fondation de la société (1926), etc. A chaque fois, des orateurs rappellent ses origines sociales, sa réussite entrepreneuriale et ses innovations sociales, en présence de personnalités politiques (ministres, députés, sénateurs…) ; mais les discours prononcés à ces occasions ne mentionnent pas son engagement sociétaire.

Ces cérémonies sont généralement organisées par les dirigeants de l’entreprise de peinture et de la mutuelle dont Leclaire a été le fondateur : ses successeurs entretiennent régulièrement son souvenir par de nombreuses manifestations ainsi que par des publications. Les milieux coopératifs cultivent aussi la mémoire de Leclaire, en particulier quand Henry Buisson, partisan de la formule fouriériste « capital, travail et talent », est à la tête de la Chambre consultative des associations ouvrières de production, aux alentours de 1900 ; L’Association ouvrière, l’organe de la Chambre consultative, consacre de nombreux articles à Leclaire. Charles Robert, l’ami de Leclaire, rédige plusieurs articles pour L’Émancipation, le périodique publié par les coopérateurs de l’École de Nîmes [60] ; un membre de cette École, Auguste Fabre, fait paraître dans Le Devoir, la revue du Familistère de Guise, une biographie de l’« ingénieur social » Leclaire, dont le texte est ensuite repris en brochure [61]. Le Musée social s’associe à ces hommages, notamment lors du centenaire de la naissance de Leclaire en 1901. Surtout la Société pour l’étude pratique de la participation du personnel aux bénéfices de l’entreprise, fondée par Charles Robert, se réfère souvent dans son Bulletin et dans ses congrès à la maison Leclaire et à son fondateur, considéré comme un pionnier et un exemple [62].

Le nom de Leclaire est aussi connu aux États-Unis ; dans l’Illinois, en 1890, l’industriel Nelson fonde à côté de son usine une cité comprenant des habitations, une école et des équipements de loisirs ; s’inspirant en partie de la politique sociale de Jean Leclaire – une partie des bénéfices est distribuée au personnel – il nomme l’agglomération le « village Leclaire » [63].

Statue de Jean Leclaire, érigée en 1971 (coll. personnelle)

Le monument parisien de Leclaire ayant été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle statue est placée en 1971 dans le même square des Epinettes [64]. La cérémonie est présidée par Bernard Lafay, alors secrétaire d’Etat dans le gouvernement Chaban-Delmas ; y assiste notamment Alexandre Parodi (ancien ministre du Travail et vice-président du Conseil d’Etat) qui, dans les années 1930, avait présidé la société de secours mutuels, avant de laisser la place à Pierre Laroque.

A ce moment – aux alentours de 1970 – l’entreprise de peinture Leclaire est toujours en activité et emploie plus de 600 ouvriers et une centaine d’employés ; elle maintient l’essentiel de l’organisation déterminée par les statuts adoptés à la fin des années 1860 ; la mutuelle reste commanditaire de la société commerciale ; le « noyau »,qui s’est sensiblement élargi puisqu’il est constitué d’environ 200 membres, garde les mêmes prérogatives ; il est en particulier chargé d’élire les directeurs de l’entreprise, dont le nombre, fixé à deux par Leclaire, est passé à trois [65].

Mais dans les années suivantes, la situation change et vers le milieu des années 1980, l’entreprise dépose son bilan, ce qui entraîne la disparition en 1987 de la Société de prévoyance des ouvriers et des employés [66].