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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Morellet, (Marie-) Alphonse
Article mis en ligne le 27 juin 2014

par Desmars, Bernard

Né le 4 février 1809 à Bourg-en-Bresse (Ain), décédé le 8 juillet 1875 à Buellas (Ain). Avocat, conseiller municipal de Lyon et conseiller général du Rhône (1848-1851), député du Rhône à l’assemblée législative (1849-1851) ; secrétaire général de préfecture et préfet par intérim (octobre 1870-avril 1871) ; conseiller municipal de Bourg-en-Bresse et conseiller général de l’Ain (1871 à 1875). Actionnaire et membre de la colonie de Condé-sur-Vesgre.

Alphonse Morellet est le fils d’un avocat, Marie-Antoine Morellet, qui, sous la monarchie de Juillet, est élu au conseil municipal de Bourg puis nommé adjoint au maire, avant d’être maire de 1840 à 1847. Alphonse Morellet fait des études de droit à Paris et participe à la révolution de juillet 1830.

Avocat et fouriériste

Après avoir fréquenté les saint-simoniens, il se rallie dans les années 1830 au mouvement sociétaire. D’après une fiche du ministère de l’Intérieur dressée en 1870, il fait partie des « jeunes adeptes » fouriéristes qui s’installent à Condé-sur-Vesgre en 1832-1833 afin d’y édifier une communauté phalanstérienne [1]. Quelques années plus tard, il est le signataire, en compagnie de Brac de la Perrière et de Reydor, d’une lettre-circulaire adressée en 1836 aux « membres de l’Union », c’est-à-dire à ceux qui contestent l’autorité de Victor Considerant et la direction donnée au mouvement sociétaire par le Centre parisien ; les trois auteurs de ce courrier demandent à leurs amis, dans un esprit de conciliation et afin de favoriser l’unité de l’École, de suspendre leur opposition aux « Phalanstériens de Paris » ; mais ils exigent en retour du Centre qu’il fasse mieux circuler l’information et tienne davantage compte de l’avis des groupes provinciaux [2].

En 1838, il souscrit au « crédit de dix mille francs », qui doit être employé aux études préparatoires d’un phalanstère d’enfants [3]. Mais en 1840, il apparaît sur une liste de « correspondants membres de l’Union harmonienne » avec une adresse à Bourg [4].

Il participe au Congrès scientifique qui se déroule à Lyon en 1841, en présence de Victor Considerant ; il intervient en particulier dans une discussion très animée sur le système pénitentiaire :

M. Morellet, de Bourg […] établit que les systèmes actuels jettent dans la société des hommes qui sont repoussés par tous à l’expiration de leur peine. Il voudrait que des établissements de travail fussent ouverts aux coupables libérés et qu’une société de patronage protégeât le libéré.

Alors que l’on examine les mérites comparés des travaux forcés et de la détention individuelle (le système cellulaire, où les contacts avec les autres prisonniers sont à peu près inexistants), Alphonse Morellet

s’élève avec beaucoup de chaleur contre les dangers de l’isolement, contre le caractère de cruauté que présente cette peine ; il signale de plus les embarras, l’énormité des dépenses qu’entraînerait l’établissement du nouveau système d’emprisonnement. Il fait valoir les avantages de la société, même pour les parties les plus corrompues de la société. Ce discours paraît émouvoir profondément l’assemblée [5].

En 1842, il quitte le barreau de Bourg-en-Bresse pour celui de Lyon [6]. Il se marie avec Louise-Sophie Mouchon (souvent prénommée Élise), sœur d’Eugénie Niboyet (née Mouchon) [7] et de Suzanne-Alexandrine Mouchon, qui, quelques mois plus tard, se marie avec l’avocat Jules Juif. Les deux hommes de loi plaident ensemble, en janvier 1842, la cause d’ouvriers et de chefs d’atelier stéphanois qui ont voulu fonder une coopérative, mais sont traduits devant le tribunal correctionnel de Saint-Étienne pour avoir créé une « association illicite » et fomenté « une coalition ayant pour but l’augmentation des salaires ». Dans cette affaire, où une partie des prévenus est acquittée à Saint-Etienne, mais ensuite condamnée en appel, c’est principalement Jules Juif qui porte la parole de la défense.

A Lyon, Morellet intervient notamment dans des affaires concernant la presse ; en 1844, il défend Le Censeur, attaqué pour diffamation [8], et en 1845 Auguste Guyard, le directeur du Progrès de la Loire (Roanne), proche des fouriéristes et admirateur de Flora Tristan, prévenu d’avoir diffusé une « pétition du droit au travail » [9].

Morellet est aussi l’avocat d’ouvriers poursuivis pour avoir contrevenu aux lois sur les associations ; en 1844, il plaide en faveur de chefs d’atelier et d’ouvriers en soie, qui sont prévenus d’avoir formé une société secrète à la Croix-Rousse, mais qui déclarent avoir seulement voulu créer une association pour s’entraider ; il s’exprime ainsi :

Le procès que vous avez à juger touche aux questions les plus vitales d’ordre, de liberté et de progrès dans l’industrie ; il est donc grave et important par ses conséquences. La classe ouvrière a des préoccupations incessantes, légitimes et naturelles ; elle sent que son avenir n’est point garanti et que sa prospérité ou sa ruine est abandonnée à des chances peu rassurantes. Victime d’un mal dont toutes les causes ne lui sont pas connues et qu’elle attribue spécialement à la concurrence illimitée du commerce, elle fait des efforts plus ou moins intelligents, plus ou moins réguliers pour s’y soustraire. Ses désirs, assurément, ne sont point criminels ; les étouffer par l’intimidation, au lieu de chercher à les satisfaire, est peut-être imprudent. A nous, qui n’éprouvons pas comme les ouvriers des privations et les inquiétudes qu’impose un travail précaire, l’illusion sur la prospérité croissante de la fabrique est possible ; mais à eux une triste réalité rappelle sans cesse que, pour qui vit de son travail, il n’y a point de prospérité et de lendemain si le travail n’est garanti comme un droit.

L’industrie ne peut vivre et grandir que par le développement de l’esprit d’association ; lui imposer les entraves politiques, c’est la tuer.

[…] Le caractère de ces réunions est déterminé et parfaitement connu aujourd’hui. Elles ont été peu nombreuses et toujours paisibles ; elles se composaient d’ouvriers et de chefs d’ateliers honorables qui y parlaient avec calme, mais avec sollicitude, des intérêts communs, des familles de chacun, de caisses de secours, de bureaux d’indication à créer, de la nécessité de faire cesser la concurrence et d’assurer du travail à tous en tout temps. [10]

En 1846 à Saint-Etienne, dans une affaire de « coalition des ouvriers mineurs » employés par la Compagnie des mines de la Loire, il dirige sa plaidoirie contre le pouvoir exorbitant de cette entreprise qui a absorbé les nombreuses petites exploitations de la région et que l’on soupçonne de vouloir diminuer les salaires :

Un grand attentat a été commis et continue à se commettre avec persévérance contre la liberté, contre l’indépendance et la prospérité des industries qui élèvent si haut la France dans l’opinion des peuples. On a essayé d’asservir les ouvriers, de préparer, de créer un droit de suzeraineté sur toutes les industries qui ont besoin de charbon pour vivre, et la répression n’est pas encore venue, et cet agiotage, qui a pris naissance sous vos yeux, qui a grandi d’une manière scandaleuse dans les bourses de Paris et de Lyon, y trône encore et y fait de nouvelles dupes [11].

Il faut bien apprendre à qui l’ignore ou l’oublie que les questions de salaire, d’organisation du travail ne se résolvent pas, comme les questions politiques, à coups de fusil ; que leur solution violente peut remuer profondément la société dans ses bases et compromettent l’existence, le bien-être, la liberté du pays. Mais il dépend de vous, il défend de nous tous d’empêcher des meurtres, des misères, des oppressions, des tiraillements nouveaux. […] Magistrats judiciaires, il ne vous appartient pas de résoudre par votre jugement des questions qui ne vous sont pas soumises ; mais il vous appartient de décider qu’en face d’une coalition flagrante, inouïe, sans nom, s’avançant audacieusement dans la lice industrielle avec le pouvoir de faire à volonté la hausse et la baisse des houilles et des salaires, la résistance des ouvriers a été légitime.
[…]

Oui, la grève est une protestation imposante, nécessaire, lorsque le travail veut se garantir contre l’oppression des maîtres ; mais en se prolongeant, elle est ruineuse pour les familles et éloigne souvent du but. […] Votre cause est juste […] Elle triomphera partout lorsque la vérité des faits sera connue partout [12].

Il dénonce ensuite « le désordre moral, fruit de la coalition et du monopole des exploitants » ; « la perturbation de l’ordre public, dans l’origine, doit donc être attribuée à d’autres qu’aux ouvriers mineurs » ; la véritable cause de la grève, c’est « la coalition des exploitants, leur agrégation dans une même compagnie » et les projets de réduction des salaires ; bref, « les coupables sont libres » tandis que les prévenus sont « les victimes ».

Phalanstérien et républicain à Lyon

Les fouriéristes sont nombreux à Lyon, mais mal organisés aux yeux du Centre parisien qui voudrait voir se développer une propagande mieux structurée dans la capitale rhodanienne [13]. En 1844, Morellet et Juif établissent les actes d’une société chargée de consolider La Revue sociale, périodique qui doit devenir l’organe des fouriéristes locaux [14]. Vers 1845-1846, un second groupe phalanstérien est constitué, à côté de celui des « travailleurs » ; il comprend notamment des médecins (Fleury Imbert, François Barrier, Claude Fouilhoux) et des avocats (Juif et Morellet) [15].

Alphonse Morellet participe à la formation de l’Union agricole du Sig, issue des discussions entre le capitaine Gautier et Aimée Beuque : il est membre du comité d’organisation fondé à la fin de l’année 1845, puis du premier conseil d’administration présidé par Fleury Imbert et animé par François Barrier. Dans l’été 1847, il démissionne avec ses amis lyonnais et le conseil d’administration de l’Union agricole est transféré à Besançon [16]. Il souscrit au capital de l’Union pour 1 000 francs, somme qu’il acquitte dans sa totalité, alors que nombre d’autres actionnaires, constatant les difficultés de la Société et craignant son possible échec, refusent de verser les sommes auxquelles ils s’étaient engagés [17]. Il est sans doute un proche de Félix Beuque aux obsèques duquel il fait un discours [18].

Ses engagements concernent aussi la lutte contre l’esclavage – il est membre du comité lyonnais d’abolition de l’esclavage présidé par son condisciple Michel Gudin [19] – et le combat républicain : à l’automne 1847, il fait partie du bureau qui organise le banquet réformiste tenu à Lyon le 23 novembre 1847. Il y prononce un toast, « au progrès pacifique et à l’application sérieuse dans nos lois et dans nos institutions des principes de justice absolue et de solidarité » [20].

Seconde République

Sous la Seconde République, Morellet est un acteur important de la vie sociale et politique lyonnaise. Il préside le Comité d’organisation du travail, une commission instituée par le commissaire du gouvernement Étienne Arago ; « chargée de rechercher et de discuter les moyens les plus propres à organiser le Travail [sic] » [21], elle comprend plusieurs fouriéristes, comme Charles Briot, François Coignet, André Dervieu et Jules Juif. Selon Joseph Benoît, qui en est membre, cette commission a pour objectifs

de régler les différends entre les patrons et les ouvriers et de chercher la meilleure organisation sociale. La première partie de son programme occupa ses premières séances, et la commission qu’elle nomma pour cette œuvre de conciliation et de rapprochement fut assez heureuse pour voir tous ses efforts couronnés d’un plein succès.

Morellet, avec Benoît et Grillet, se chargent plus particulièrement de ce travail de conciliation entre employeurs et salariés ;

Quant à la seconde partie du programme de la commission, elle ne fut jamais exécutée ; elle ne pouvait pas l’être, elle ne devait qu’enfanter des discussions stériles. Au reste, l’organisation de cette commission qui était l’œuvre des phalanstériens ne pouvait produire rien d’immédiat par la discussion des théories qui avaient lieu dans son sein. Morellet, son président, cherchait à s’en servir pour des projets ultérieurs. Et en effet Morellet parvint plus tard à la représentation nationale en 1849 [22].

Morellet participe à la formation d’associations ouvrières coopératives et mutuellistes : le dimanche 19 mars, il est délégué par Etienne Arago pour présider une réunion d’« ouvriers charrons et forgeurs » ayant pour but la formation d’une « société mutuelle de bienfaisance » [23].

Mais Morellet est également très présent dans le domaine politique, et en particulier à l’approche des élections à l’Assemblée constituante ; il figure sur diverses listes proposées par les clubs et les journaux : il est sur celle du comité électoral du quai de Retz, « autrefois bigarré de toutes les nuances de l’opposition, aujourd’hui composé de bourgeois devenus tout à coup républicains » (on y trouve l’avocat Jules Favre, le commissaire du gouvernement Etienne Arago, le maire provisoire Laforest, mais aussi Joseph Benoît, chef d’atelier, et le phalanstérien Bouillier, professeur à la faculté des lettres) et sur celle du Censeur (journal républicain tendance Le National) ; Le Tribun du peuple, qui examine les orientations idéologiques des personnes mentionnées sur ces listes, le présente ainsi :

Morellet est un homme de cœur et de sentiment ; ses sympathies sociales sont phalanstériennes, mais il est néanmoins démocrate [24].

La Tribune lyonnaise l’intègre aussi dans la liste qu’elle propose aux électeurs :

Morellet, avocat. Il est phalanstérien et nous qui ne le sommes pas, nous le présentons, parce que c’est un vrai républicain et un noble cœur ; nous aimons à lui voir porter le drapeau du fouriérisme, parce qu’entre ses mains ce sera toujours un drapeau de paix, et qu’il saura faire comprendre à ses coreligionnaires, que le temps n’est pas venu d’appliquer cette doctrine dont en définitive, le but est trop louable pour qu’on ne puisse pardonner l’erreur où elle entraîne la société [25].

A la veille des élections, La Tribune lyonnaise, l’organe des « véritables républicains qui veulent le triomphe paisible et certains de la démocratie par le jeu régulier des lois », revient sur le candidat Morellet :

Avocat, républicain irréprochable et dévoué, socialiste phalanstérien. Patriotisme, moralité, capacité à un degré éminent [26].

Malgré ces divers soutiens, Morellet n’est pas élu à l’Assemblée constituante en avril 1848. Présenté par le Club central démocratique et qualifié de « républicain fouriériste » par Le Censeur [27], il entre au conseil municipal de Lyon lors des élections de juin 1848 et y est renouvelé en août 1848. En septembre 1848, il devient conseiller général du Rhône [28].

En mai 1849, il est élu député à l’Assemblée législative. Selon Joseph Benoît, il passe alors d’un discours très radical à une attitude très modérée et très prudente :

Lors de son arrivée à Paris, il me trouvait trop modéré et voulait organiser la montagne lyonnaise qui aurait posé franchement et carrément les principes socialistes. Huit jours après il n’était plus le même, et au 13 juin, nul ne le vit ni à l’Assemblée ni avec ses collègues qui furent aux Arts et métiers [29].

La manifestation parisienne du 13 juin provoque une action répressive contre les démocrates-socialistes. Mais à Lyon, la rumeur court que le président Louis Napoléon Bonaparte a été arrêté et qu’une Convention remplace l’assemblée législative ; aussi, le 15 juin, certains habitants se soulèvent afin de mettre en place un pouvoir local socialiste, mais leur mouvement est rapidement écrasé. En décembre, les acteurs de cette tentative insurrectionnelle, parmi lesquels Jules Juif, sont jugés par le deuxième conseil de guerre. Morellet est l’un de leurs défenseurs [30].

A l’Assemblée législative, il fait diverses propositions, afin de réorganiser les conseils de guerre et de créer des chambres de l’industrie indépendantes des chambres de commerce ; il intervient dans des discussions concernant des projets de chemins de fer et s’intéresse également au traitement des fonctionnaires ainsi qu’aux locations et à la meilleure prise en compte des améliorations réalisées par le locataire. Comme les autres membres de la Montagne, il vote contre l’intervention à Rome de l’armée française contre les républicains, contre la loi Falloux sur l’enseignement et contre la loi du 31 mai 1850 qui réduit le corps électoral en ôtant le droit de vote à une partie de la population [31].

Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Morellet quitte Lyon pour Paris, où il continue à exercer sa profession d’avocat à la cour d’appel. Il demeure faubourg Poissonnière, puis rue Saint-André-des-Arts [32]. Il fréquente le salon des Coignet, également installés à Paris [33]. Avec César Bertholon, il projette en 1856 la publication d’un Journal des entreprises utiles qui s’intéresserait à l’agriculture, à l’industrie, au commerce et aux arts, mais resterait étranger aux débats politiques :

notre but, en faisant cette publication, est d’attirer l’attention des capitalistes vers les créations d’utilité générale, de les intéresser aux progrès de l’agriculture et des manufactures nationales et en même temps d’éclairer le public sur les nombreuses spéculations qui lui sont journellement offertes [34].

Cette publication semble être restée à l’état de projet.

Pour certains républicains, il se serait rallié au pouvoir impérial : c’est par exemple ce qu’écrit Joseph Benoît, dans ses Confessions d’un prolétaire  :

En 1848, Morellet était un des hommes nouveaux dont le républicanisme m’avait inspiré quelque confiance et lorsque plus tard quelques collègues et moi fûmes consultés sur les hommes capables de remplir des fonctions dans la magistrature ou dans l’administration, nous le désignâmes. Je dois convenir aujourd’hui que nous nous étions trompés sur son républicanisme et que le 2 décembre nous a dessillé les yeux [35].

En 1871, à la veille d’échéances électorales, des rumeurs allant dans le même sens sont reprises par des concurrents républicains de Morellet ; ses partisans dénoncent ces calomnies, concédant seulement qu’il a, « à l’aide de ses relations, fait rendre à leurs familles éplorées quelques-uns de ses amis arrachés de leur sein le jour du crime de Décembre 51 » ; puis « il se retira, ne voulant pas prêter serment à l’assassin et au parjure Bonaparte » [36]. En 1863, cependant, il semble avoir eu l’intention de se présenter aux élections législatives à Lyon, avant de se désister [37].

Réunion (Texas), Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise) et Vienne (Isère)

Alphonse Morellet est actionnaire de la Société européo-américaine de colonisation au Texas ; dans l’été 1856, alors que la colonie de Réunion est en difficulté, il entre au conseil de surveillance de la société, qu’il quitte en septembre 1857. En 1860, il est désigné pour faire partie d’une commission chargée de réfléchir à l’avenir de la société ou à son éventuelle dissolution [38] ; il assiste ensuite régulièrement aux assemblées générales d’actionnaires jusqu’en 1870 [39].

Au début des années 1850, des fouriéristes se sont installés à Condé-sur-Vesgre, sur une partie des terres où s’est déroulée la première tentative phalanstérienne en 1832-1833. Mais en 1860, les lieux doivent être vendus. Les occupants, conduits par Joseph Pouliquen, s’efforcent de mobiliser leurs condisciples ; ils fondent une société par actions qui se rend propriétaire du domaine composé d’une trentaine d’hectares et d’un grand bâtiment d’habitation. Morellet et son épouse font partie des actionnaires de la colonie ; assez rapidement, il devient l’un des syndics de la société. Lors de l’assemblée générale des actionnaires de juin 1870, il propose un copieux rapport dans lequel il fait le bilan des dix années écoulées, avec ses difficultés, ses réussites et ses limites :

[…] Privés des contrepoids naturels que les goûts, les caractères, les aptitudes dissemblables ne peuvent rencontrer que dans des réunions nombreuses et souvent renouvelées, les membres du ménage ont eu quelques tiraillements regrettables.

Nous ne vous rappellerons pas autrement ces luttes intérieures, il faut les oublier, et n’attacher nos souvenirs qu’aux jours heureux que nous avons passés dans cette Colonie, dont on dit quelquefois du mal quand on y est, qu’on regrette quand on l’a quittée, et où l’on revient toujours avec plaisir.

Chaque année, nos fêtes anniversaires ont été l’occasion d’un véritable ralliement. Les réunions plus nombreuses et d’âges plus divers, au mois de septembre, ont prouvé à tous les vérités des observations de Fourier, sur les avantages et le charme des relations variées et multipliées.

La Colonie n’est point un lieu de travail ; on y vient, on y réside habituellement pour échapper aux préoccupations de la vie parisienne. Par la tranquillité d’esprit et par le mouvement, on répare ses forces et on acquiert une santé plus robuste.

La directrice de notre ménage, Madame Moreau, à l’époque de la cueillette des légumes, des fruits, des conserves, après chaque repas, a su provoquer, et nul n’a résisté à son appel, un travail volontaire à courte séance.

L’arrosage des jardins, et l’enlèvement des foins ont été aussi l’occasion de formation de groupes spontanés.

Ce sont des indications de ce qui se produirait, si une impulsion vigoureuse était donnée au développement du ménage [40].

Morellet présente ensuite la situation financière de la société, les travaux en cours, les projets de construction, de plantations et d’aménagements. Il souhaite que le Ménage s’étende et développe ses activités ; il regrette « les résistances de ceux qui nous ont refusé les moyens de grandir ». D’ailleurs,

si petit que soit le [Ménage sociétaire], il doit suffire pour exciter à l’imitation sur un sol plus favorisé sur le rapport de la production et du climat.

Nous tous sociétaires qui plus que d’autres avons été initiés aux difficultés et aux avantages de notre association restreinte, nous devons prendre confiance les uns dans les autres, faire converger notre activité de cœur et d’esprit vers l’accomplissement rapide et complet de notre but.

Aucun de nous ne voudra manquer à ce devoir.

Il participe au mouvement coopératif : comme d’autres fouriéristes (François Barrier, Arthur de Bonnard, entre autres), il est l’un des actionnaires du périodique L’Association (1864-1866) [41]. Il est également intéressé par la Société de Beauregard fondée par Henri Couturier dans les années 1850, mais qui élargit ses activités et sa notoriété dans les années 1860 ; il en devient actionnaire en octobre 1866 [42]. En 1870, il est abonné à l’organe de l’École sociétaire, La Science sociale [43].

Retour dans l’Ain

La guerre et la chute de l’Empire provoquent d’importants changements dans la vie de Morellet. Le 1er octobre 1870, il rejoint Saint-Étienne afin de remplir la fonction de secrétaire général de préfecture, auprès de son ami César Bertholon, nommé préfet de la Loire. Bertholon démissionne début février 1871 ; Morellet remplit alors les fonctions de préfet par intérim jusqu’au 27 mars ; avec la nomination d’un nouveau préfet, il retrouve pendant environ un mois sa place de secrétaire général, qu’il quitte le 28 avril 1871 [44].

Il retourne ensuite à Bourg ; il adhère à la Société d’émulation et d’agriculture de l’Ain. Surtout, il participe activement à la vie politique locale. Il se fait élire au conseil municipal de la ville. Et en octobre 1871, lors des élections qui doivent renouveler la totalité des conseils généraux, il se présente dans le canton de Bourg. Dans sa profession de foi, il insiste sur la dimension politique de ce scrutin local, où il s’agit d’abord de choisir « entre la République et la monarchie » :

D’un bout à l’autre de la France, les électeurs, sans oublier leurs intérêts locaux, se souviendront certainement que leur vote porte au-delà de son but apparent, et, dans les élections du 8 octobre, ils chercheront non seulement une utile et sage représentation départementale, mais encore une éclatante manifestation républicaine.

Il importe de nous débarrasser à jamais de ces institutions monarchiques dont nous avons fait une si cruelle et si concluante expérience. Nous voulons voir la France avancer résolument dans la voie démocratique qui fait des États-Unis et de la Suisse les deux peuples les plus heureux de l’univers les deux peuples les plus heureux de l’univers (répétition) ; nous voulons la Liberté qui permet le développement légitime de toutes les forces individuelles et accroît ainsi la force nationale ; nous voulons l’Égalité qui assurant à chacun la même protection, commence par assurer gratuitement à tous une large et nécessaire instruction ; nous voulons, autant qu’elle est humainement possible, cette Fraternité qui, dans une République, seule peut effacer les haines des partis, parce que le gouvernement n’est point là la chose d’une faction, mais celle de la nation, et qu’il peut alternativement passer sans secousses des mains des uns dans celles des autres, au gré de l’opinion.

Nous voulons ce régime si rationnel, si libéral et si simple dans lequel le pays, divisé suivant le groupement naturel des intérêts (sans qu’il en soit cependant porté aucune atteinte à son unité), s’administre « effectivement » lui-même et se montre (ne manque-t-il pas quelque chose ?) ménager de ses finances ; dans lequel aucune force publique n’est séparée de la nation et ne peut être tournée contre elle ; dans lequel toutes les aspirations, toutes les opinions pouvant également se faire jour et subir en pleine lumière le contrôle de l’opinion publique, aucune explosion violente de sentiments trop longtemps comprimés n’est à craindre ; dans lequel l’ordre naît comme le fruit naturel d’institutions basées sur la justice et la raison, au lieu de n’être que le produit factice et passager de la compression.

En 1874, la moitié des sièges des conseils généraux doivent être renouvelés. C’est le cas du canton de Bourg, où Morellet se représente ; dans sa profession de foi, il insiste à nouveau sur la dimension politique de ce scrutin local, alors que la France est gouvernée par des monarchistes et qu’elle n’a toujours pas de Constitution :

D’un bout de la France à l’autre, le suffrage universel va choisir parmi les candidats. Des élections si générales, dans les circonstances où nous sommes placés, ne peuvent manquer d’avoir une portée politique considérable, et je ne doute pas un seul instant qu’il n’en sorte une affirmation plus nette et plus catégorique que jamais de la volonté qu’a le pays de fonder des institutions républicaines. […] je crois plus que jamais à la nécessité de fonder une République démocratique et libérale ; […] dans ce gouvernement seul, je vois les garanties d’ordre, de liberté, de paix, d’économie et de progrès, nécessaires au relèvement de la France ; […] il importe de l’établir sans retard et d’échapper au provisoire dans lequel on voudrait nous retenir [45].

Il est porté par ses pairs à la Commission départementale, qui, entre les sessions, assure la continuité des travaux du Conseil général. Il préside cette commission à plusieurs reprises en 1871-1872 et en 1874-1875. Il est également conseiller municipal de la ville de Bourg.
Il décède au lieu-dit Corgenon, où il possède une maison, dans la commune de Buellas, à proximité de Bourg-en-Bresse.
Sa mort, écrit Le Progrès de l’Ain,

frappe d’un coup bien cruel la démocratie. Elle sera vivement ressentie dans tout notre département, où M. Morellet compte un nombre considérable d’amis. Ne suffisait-il pas de l’approcher pour l’aimer ? La douceur de son caractère, sa bonté de cœur vous gagnaient tout de suite, et quand on connaissait tout son dévouement à la cause du juste et du bien, on ne pouvait que lui témoigner son admiration et son respect. Dans la vie privée, c’était le bon époux, le bon père par excellence […] Mais parlons de l’homme public. Là, c’était le dévouement sans bornes qui guidait notre cher et bien regretté ami.

Morellet « laisse une veuve, femme de mérite, qui s’était associée à toutes les vues généreuses de son mari » [46], et qui décède le 17 avril 1877 à Bourg-en-Bresse, mais qui était absente des archives ou des publications fouriéristes. Leur seul enfant, Hippolyte Morellet (1843-1927), avocat puis magistrat, succède à son père au conseil général de l’Ain de 1875 à 1881 dans les rangs radicaux, avant de siéger au Sénat de 1885 à 1900 [47].