retour au sommaire

Socialisme et fouriérisme au tournant du siècle
Une curieuse attaque guesdiste contre Jaurès

Michel Cordillot  |  1995 / n° 6 |  septembre 2017



Index

Notions : Socialisme

Personnes : Dreyfus, Alfred - Guesde, Jules - Jaurès, Jean - Roland, Lucien - Zola, Emile

Pour citer ce document

CORDILLOT Michel , « Socialisme et fouriérisme au tournant du siècle. Une curieuse attaque guesdiste contre Jaurès  », Cahiers Charles Fourier , 1995 / n° 6 , en ligne : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article136 (consulté le 26 mars 2023).

Texte intégral

Le Socialiste, le journal de .Iules Guesde, est à juste titre connu pour son rigorisme militant et son dogmatisme plutôt austère. Aussi n’est-ce pas sans quelque surprise que l’on peut prendre connaissance, dans le numéro en date du 30 juin 1901, d`un article bizarre, à première lecture dérangeant, et à dire vrai fort peu en rapport avec la tonalité générale de cette feuille.

Intitulé « L’Ominiarque, essai de fouriérisme pratique », ce texte constitue, sous des apparences satiriques, une charge féroce contre tous les socialistes opposés aux guesdistes, notamment Jaurès, accusé du lourd péché de déviation fouriériste et promis du même coup à un échec similaire à celui autrefois subi par les phalanstériens.

Précédé d’un « simple avis » signé Lucien Roland ayant pour but de conférer à l’ensemble le caractère d’un récit d’anticipation (c’est ainsi que le journaliste date son avant-propos du 18 septembre 1953), le texte en question est présenté comme un extrait tiré d’un manuscrit inédit intitulé Mémoires d’un socialiste autonome, récemment déposé à la Bibliothèque commune, et dont l’auteur aurait été un certain Faubourg, militant-socialiste connu en son temps. Derrière cet auteur fictif, les lecteurs du Socialiste étaient sans doute invités à reconnaitre le socialiste nivernais Fribourg. Ce dernier avait été l’un des deux délégués de la Nièvre au 2e Congrès général des organisations socialistes qui s’était tenu à Paris, salle Wagram, du 28 au 30 septembre 1900, puis au Congrès socialiste de Lyon (26-28 mai 1901) [1]. Or, les guesdistes avaient toutes les raisons de vouer audit Fribourg une rancune tenace, dans la mesure où, en proposant d’entrée la validation en bloc des mandats – y compris ceux qui étaient contestés lors du Congrès de la salle Wagram, il avait été l’un des principaux artisans de leur défaite à cette occasion [2].

ll est évident que cette virulente attaque contre Jaurès, Briand et tous les participationnistes en général, fut en réalité écrite par Lucien Roland lui-même – journaliste à la plume acérée, il était également un chansonnier au talent reconnu – sous couvert de donner la parole à un Fribourg fictif. Il s’agissait en fait pour l’organe guesdiste de saluer d’une manière assez peu habituelle l’échec que venait de subir Jaurès suite aux deux Congrès ci-dessus mentionnés, puisque l’unité entre socialistes dont il s’était fait le chantre, après avoir été préservée dans la douleur salle Wagram, avait finalement volé en éclat à Lyon, suite à la volonté manifestée par une importante fraction des congressistes d’exclure Millerand du Parti.

Sans doute Lucien Roland pensait-il qu’accuser Jaurès d’être ni plus ni moins que le dernier avatar d’un fouriérisme en déconfiture (en remettant au goût du jour les arguments déjà utilisés en 1848 pour tourner en ridicule les aspects les plus ésotériques de la pensée de Fourier), serait une bonne manière de divertir les lecteurs du Socialiste tout en exaltant a contrario l’efficacité politique du parti guesdiste. S’il n’est pas certain que les lecteurs des Cahiers Charles Fourier goûteront l’humour de ce militant guesdiste, tant la satire est lourde et le trait appuyé, du moins pourront-ils, à la lecture de ce morceau d`anthologie, se faire une idée du caractère spécieux de certains arguments utilisés au début du siècle, alors que les querelles entre chapelles socialistes faisaient rage. Ils y verront aussi la confirmation que les idées fouriéristes demeuraient suffisamment présentes et porteuses de sens pour que l’on puisse s’y référer, fût-ce de manière négative en s’efforçant de les discréditer.

Mais le véritable intérêt de ce texte me semble être ailleurs. Par la virulence même de ses attaques, Lucien Roland posait en fait bel et bien la question de l’existence d’une continuité liant Jaurès à Fourier, par l’intermédiaire de Considerant et Malon. Et de ce point de vue, il ne faisait qu’anticiper à sa façon sur les conclusions développées aujourd’hui par des historiens du fouriérisme tels que Rondel Van Davidson ou encore Michel Vernus [3].

L’Omniarque, essai de fouriérisme pratique [4].

Beaucoup d’humains, de ceux qui, sans aucun doute, me liront dans les siècles futurs, reconnaîtront le nom de Zola. Peut-être même quelques-uns auront lu de ses ouvrages. Ce que je crois utile de leur expliquer c’est que son fameux roman Le Travail, dont j’ai beaucoup entendu parler, a été écrit au moment où il fréquentait l’admirable Jaurès, épris grandement, alors, des idées fouriéristes.

J’avais connu Jaurès en Civilisation. Il était déjà un Harmonien d’une grande puissance oratoire ; et bien qu’en mécanisme sociétaire le travail n’eût lieu que par courtes séances, il se plaisait à faire des articles de cinq colonnes et des discours qui duraient trois jours. Lorsqu’il parlait, il enlevait son public avec les ailes de l’idéalisme. C’était comme un beau rêve... Les civilisés insinuaient bien un peu que lui et nous étions des rêveurs. Les sectaires, eux, prétendaient que Jaurès rêvait en marchant et qu’il était somnambule. Malgré toutes ces critiques, sa parole nous plaisait énormément, et nous entourions sa personne d’un respect illimité.

Cet homme avait juré de faire du Parti socialiste une harmonie complète, une Unité, disait-on à cette époque ; la chose réussit assez bien pendant deux ans ; et voici dans quelles circonstances :

Un juif nommé Dreyfus qui avait été condamné pour un crime qui, parait-il, n`avait été commis ni par lui, ni par d’autres. Cette condamnation souleva des protestations énormes. Le procès fut révisé grâce à Jaurès et aux hommes vaillants qui l’entouraient, tels Zola, Millerand, Briand, et le célèbre Fournière, qui essayait à cette époque de ressembler à Blanqui [5], et beaucoup d’autres citoyens, dont il serait fastidieux de citer les noms.

Pourtant, les sectaires [6] n’étaient pas d’accord avec nous sur ce point. Ils prétendaient que c’était là une question qui ne devait pas nous préoccuper et que nous devions laisser les civilisés se battre entre eux. Il advint que l’un des nôtres fut nommé ministre. Les discussions alors devinrent plus vives : les sectaires critiquant davantage et nous, au contraire, soutenant de plus en plus un homme énergique qui devait, en faisant fusiller les ouvriers de Chalon, amener Galliffet à faire profession de foi socialiste en pleine Chambre des députés.

Comme il n’y avait guère que nous qui représentions les intérêts humains, Jaurès prit résolument en main la formation d’une unité socialiste, d’une grande harmonie sociétaire.

Un Congrès fut convoqué salle Japy, et ce que cet homme de génie avait prédit arriva. L’unité réalisée fut sur les bases des fédérations départementales autonomes, autrement dit des phalanges socialistes – le mot est de ce grand homme – c’est pourquoi nous en avions immédiatement fait notre chef.

Mais les sectaires n’étaient pas satisfaits de nos allures. Ils allaient jusqu’à dire que nous n’étions pas socialistes, que nous ne savions même pas ce qu’était le socialisme. Au fond, ça ne devait pas être bien intéressant à savoir, car nos orateurs, au lieu de nous l’expliquer, nous parlaient surtout de défense républicaine. On nous emmena même, un jour, acclamer un nommé Loubet, qui était empereur de la République.

Moi-même, sans savoir ce que c’était que le socialisme, je faisais des Conférences pour instruire le peuple à ce sujet, et je concluais toujours par cette invitation : « Votez tous pour Untel, c’est un bon républicain ! » Et j’obtenais parfois un très grand succès, surtout lorsque je descendais de la tribune. – D’ailleurs je me rappelle qu’au Congrès international qui se tint salle Wagram, j’oserais dire que j’eus presque autant de succès que Jaurès [7].

J’avais réussi à être nommé unarque de la phalange nivernaise, fédération autonome composée de deux groupes, dont l’un à Nevers et l’autre à Paris, et je prenais tous les jours plus d`importance. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de changé en moi ... J’avais dû être autrefois serpent à sonnettes mais par la fréquentation de notre globe avec Mercure, j’avais été contremoulé en antiserpent à sonnettes... Que deviendrons-nous dans l’avenir [8].

Hélas ! Malgré tout notre travail, tout notre capital, et tout notre talent, les Harmoniens devaient bientôt voir la fin de leur œuvre.

Un matin, en sortant du phalanstère pour aller rejoindre mes compagnons de la série carotiste [9], je rencontrais le sophiste Briand qui, d’un geste lamentable, me désigna du doigt la vaste cour centrale où, auprès de la Tour de l’Ordre, s’élevait autrefois la statue de Jaurès. L’ouragan de la nuit l’avait renversée et réduite en miettes. Nous allâmes reconnaitre les dégâts, et quelle ne fut pas notre surprise alors, de constater que cette statue de marbre avait été imprudemment dressée sur un socle d’argile.

...L’Omniarque gisait là, en débris inégaux et, devant les Harmoniens accourus, on vit Briand lever les bras au ciel et s’écrier, des larmes dans la voix :

« Nous n’entendrons plus ce merveilleux rossignol chanter n’importe quel air dans tous les arbres de la Liberté !... »

C’en était fait. Il nous fallait retourner en État civilisé, barbare el sauvage, et attendre que les sectaires fissent la Révolution sociale !...


Michel Cordillot

Michel Cordillot, professeur émérite de civilisation américaine à l’Université Paris VIII, collabore au Maitron et a publié aux Editions de l’Atelier La Sociale en Amérique : dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux Etats-Unis, 1848-1922. Il a été l’un des fondateurs des Cahiers Charles Fourier.


Les autres articles de Michel Cordillot



Notes

[1Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 12, Paris, Éditions ouvrières, 1974, p. 228.

[2Léon BLUM, Les Congrès ouvriers et socialistes français, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1901, vol. 2, p. 193 sq.

[3Rondel Van DAVIDSON, Did We Think Victory Great ? The Life and Ideas of Victor Considerant, Lanham (Md), University Press of America, 1988 (compte rendu in Cahiers C. Fourier, n° 2) ; Michel VERNUS, Victor Considerant (1808-l893), le coeur et la raison, Dole, Canevas, 1993 (compte rendu in Cahiers C. Fourier, n° 5).

[4Le texte du Socialiste est reproduit in extenso. Les notes de l’auteur sont signalées par la mention ndla, celle de Lucien Roland par ndLR.

[5Il en avait la physionomie souffreteuse, mais non pas le style. Sa manière était d’écrire des dialogues où il racontait l’histoire d’un certain Séraphin Boulot, qui avait jadis collé ses affiches à l’œil en période électorale (ndla).

[6J’emploie ce mot avec le sens que lui donnait Fourier (ndla).

[7Ici suivent les incidents de la salle Wagram, ainsi que ceux du Congrès de Lyon. La matière en est trop longue pour être citée ici. Nous donnerons seulement la conclusion de l’auteur (ndLR).

[8Les sectaires prétendaient que Fournière étaient l’antiphoque et avait été contremoulé par la copulation de la Terre avec Vénus – Fournière faisait, en effet, partie de la Ligue pour la Régénération de la Beauté physique (ndla).

[9Travailleurs agricoles qui cultivaient la carotte et dont Briand était le chef honorifique (ndla).



 . 

 . 

 .