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58-84
Jan Czynski
Jalons pour la biographie d’un fouriériste de la Grande émigration polonaise
Article mis en ligne le 28 septembre 2017
dernière modification le 6 novembre 2023

par Sibalis, Michael D.

Arrivé en France après la défaite de l’insurrection de 1831, le Polonais Jan Czynski mena toute sa vie unlong combat pour la libération de sa patrie, pour l’émancipation des Juifs et des femmes, et pour une transformation pacifique de la société. Converti au fouriérisme dès 1834, animateur du journal Le Nouveau Monde, il fut l’un des chefs de file de la dissidence opposée à Considerant.

Presque inconnu de nos jours, Jan (dit Jean) Czynski fut pourtant le premier intellectuel à entrer en contact direct avec les artisans et ouvriers français afin de répandre parmi eux le message de Charles Fourier. Mais si on le cherche dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron, on n’en trouvera qu’une biographie de deux cents mots à peine, ne donnant ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort, passant sous silence la plus grande partie de sa carrière et expliquant mal sa rupture avec Victor Considerant et l’École sociétaire [1]. Celui que les historiens ont qualifié de « premier fouriériste polonais » [2] et de « plus révolutionnaire des fouriéristes » [3] mérite certainement mieux. En fait, il faudrait un très long livre pour étudier en détail la vie, la pensée et les activités de ce publiciste talentueux, qui lutta pendant quatre décennies pour la liberté de la Pologne, l’Égalité des Juifs et l’Émancipation de la classe ouvrière européenne. Cet article ne saurait donner qu’une brève esquisse de la vie de Czynski et un aperçu général de ses luttes, en mettant l’accent sur son fouriérisme.

Le réfugié politique

Jean Czynski naquit en 1801 à Praga (banlieue de Varsovie) en Pologne. Né et élevé dans la religion catholique, il était pourtant de descendance juive. Sa famille était sans doute Frankiste, c’est-à-dire qu’elle figurait au nombre des disciples de Jacob Frank (1726-1791), chef d’une secte juive dont les membres se convertirent au catholicisme au milieu du dix-huitième siècle. Selon une biographie parue en 1837, « le jeune Czynski voulut suivre les cours de philosophie dans l’Université de la capitale ; mais le pédantisme des professeurs et le vide de leurs doctrines le dégoûtèrent à un tel point, qu’au bout d’un mois il résolut d’embrasser la carrière du barreau » [4]. Il fit par conséquent son droit à l’Université de Varsovie et ayant obtenu sa maîtrise en droit à l’âge de vingt-et-un ans, il s’installa à Lublin comme avocat auprès du Tribunal civil. Orateur de grand talent, Czynski s’y fit une réputation de défenseur du peuple et noua en même temps des contacts avec les révolutionnaires locaux.

Quand l’insurrection éclata en Pologne le 29 novembre 1830, Czynski organisa les insurgés dans le palatinat de Lublin, où il publia un journal intitulé Le Courrier polonaís (Kurier Polski), puis fut promu chef d’état-major du général Szeptycki, commandant supérieur de la région. Il prit ensuite un poste au ministère de la Guerre à Varsovie et publia un autre journal dans cette ville, La Nouvelle Pologne (Nowej Polski). Son rôle dans les événements dans la capitale allait être ultérieurement très controversé, car il se comporta en révolutionnaire radical, qui luttait non seulement pour l’indépendance nationale mais aussi pour l’égalité sociale et politique de tous les Polonais.

La défaite de la révolution polonaise obligea Czynski à prendre le chemin de l’exil en août 1831 en compagnie de plusieurs dizaines de milliers de ses concitoyens, qui constituèrent la « Grande Émigration ». Beaucoup parmi eux, y compris Czynski, s’installèrent en France [5]. Les exilés polonais furent bien accueillis par la gauche française : nationalistes, libéraux, bonapartistes et républicains sympathisaient avec leur lutte [6]. En revanche, le gouvernement de Louis-Philippe, soucieux d’établir de bonnes relations avec la Russie, était moins bien disposé à leur égard. La monarchie de .Juillet craignait aussi les relations étroites entre certains émigrés polonais et ses opposants, qui prônaient une guerre pour libérer la Pologne dans 1’espoir que cette lutte déclencherait une révolution en France, renverserait la monarchie et détruirait le système de relations internationales mis en place par le Congrès de Vienne. En conséquence, la loi du 21 avril 1832 donnait au ministre de l’Intérieur le droit de fixer le lieu de séjour des étrangers en France et d’expulser ceux qu’il estimait constituer une menace pour l’ordre public [7].

En fait, dans leur majorité les émigrés polonais n’avaient pas l’intention de remettre en question l’ordre établi en France. Le Comité national polonais (Komitet Narodowy Polski), organisé en décembre 1831 sous la présidence de Joachim Lelewel (1786-1861), refusa de s’immiscer dans la vie politique française. Czynski, en revanche, appartenait à « la partie démocratique », un groupe de Polonais radicaux réunis dès le 17 mars 1832, dans la Société démocratique polonaise (Towarzystwo Demokratyczne Polskie) [8]. Selon Czynski, ces démocrates, « ne compren[ant] pas la gloire et le bonheur de leurs pays sans l’affranchissement des serfs, sans le bonheur de tous » [9], voulaient des réformes sociales en Pologne, tandis que les « faux libéraux » (il visait ici Lelewel) n’étaient que « des gentilshommes polonais élevés par des jésuites qui se croient démocrates et républicains parce qu’ils n’aiment pas les comtes, les princes, les rois, tout en exploitant les serfs, en humiliant les bourgeois, en méprisant les israélites » [10]. Naturellement, les démocrates polonais étaient favorables à un front commun avec les démocrates français.

Le 5 juillet 1833 eut lieu une réunion des démocrates à Paris. « Le citoyen Jean Czynski prononça [...] un discours plein de force et d’énergie. En rappelant aux émigrés le devoir sacré de porter toutes sortes de secours à l’insurrection, il a considéré que nous pourrions, en grande partie, remplir ce devoir par nos écrits [...] » L’orateur n’hésita pas à critiquer le grand poète Adam Mickiewicz (1798-1855), auquel il reprochait son catholicisme et son conservatisme : « Ce prophète du passé voudrait rétablir notre ancienne république de nobles [...] c’est pour cela aussi qu’il flétrit du nom de doctrinaires et J.-J. Rousseau et la Convention [de 1792-95], qu’il veut isoler la Nation polonaise, pour qu’elle puisse, exclue de la famille européenne, conserver dans son sein ce beau passe, cette domination des nobles, qui a tant de charmes pour lui » [11].

Quelques jours plus tard, plusieurs radicaux reçurent l’ordre de quitter la France. Czynski dut partir pour Bruxelles. Comme l’écrivait un de ses amis, « il [avait cru] pouvoir enfin parler de la Pologne et de ses droits, en France [...] ; il eut tort, il en fut puni. Lui qui avait échappé aux persécutions du Czarewitz de Varsovie, fut par le Roi-Citoyen exilé hors de France » [12].

Czynski, ayanl obtenu la permission de retourner à Paris, y fut arrêté une seconde fois le 29 décembre 1833. Selon La Tribune, « [Czynski] fut dénoncé comme susceptible de troubler l’ordre public. Ses papiers saisis, ses ouvrages finis ou commencés prouvèrent qu’il ne s’occupait que de la Pologne. Il n’a pas nié ses opinions, et l’oligarchie russo-polonaise peut se convaincre dans cette circonstance que M. Czynski, soit en liberté, soit en prison, consacra toujours ses veilles et ses travaux à l’affranchissement et au bonheur des peuples du Nord » [13]. Bien qu’il ait été libéré quelques jours plus tard grâce à l’intervention d’Adolphe Crémieux [14], le gouvernement persista néanmoins dans ses tentatives pour l’expulser de France. Czynski se chercha des protecteurs, comme le général Lafayette qui écrivait à son propos en février 1834 : « C’est avec beaucoup de regret que, malgré les démarches de M. Crémieux, auxquelles j’ai joint le peu que je pouvais, je vois qu’on s’obstine à le renvoyer. Nous avons causé souvent ensemble et nous sommes fort bien entendus » [15]. En fin de compte, Czynski réussit à rester à Paris, où il allait passer trente années de sa vie. Nous ne savons rien de sa vie privée pendant cette période, si ce n’est qu’il épousa une Française, Anastasie Rollin [16].

Durant les trois décennies qu’il passa en France, Czynski resta profondément polonais, se préoccupant sans relâche du sort de son pays d’origine qui vivait sous la botte russe, et se laissant entrainer dans les querelles qui déchiraient la communauté polonaise en exil. Propagandiste infatigable, il travailla à gagner à la Pologne le soutien de l’opinion publique européenne et à préparer les bases de sa future libération. Czynski collaborait avec d’autres exilés, mais c’était un homme aux idées avancées qui n’hésitait pas à critiquer celles des autres. Les divergences d’opinion dans la Grande Émigration constituent une question trop compliquée pour la traiter en détail ici, mais il faut s’attarder un instant sur la position politique et sociale de Czynski au milieu des années 1830. Comme l’expliquait un journal d’émigrés de tendance conservatrice, parmi les exilés polonais en 1833 « les uns placent les principes au-dessus de la patrie, les autres la patrie au-dessus des principes : les uns veulent une Pologne républicaine, les autres veulent une Pologne avant tout [...]. Or, les uns peuvent être appelés parti républicain ou cosmopolite, les autres, parti national ou polonais » [17].

Czynski appartenait pour sa part au « parti républicain ou cosmopolite ». Son républicanisme était évident dans toutes ses paroles, dans toutes ses démarches et toutes ses relations en France dans les années 1830. Quant à son cosmopolitisme, hormis ses activités en faveur des Juifs (dont nous parlerons plus bas), Czynski s’intéressait au mouvement révolutionnaire dans toute sa dimension européenne. Il assista par exemple, en mai 1832, à la fête de Hambach, une grande manifestation des nationalistes et des démocrates allemands où, écrivit-il, « le drapeau polonais flottait près du drapeau tricolore que les Allemands avaient arboré comme le symbole de la liberté » [18].

Czynski n’hésitait pas à attaquer les autres courants de pensée au sein de l’émigration polonaise à Paris. ll s’en prit aussi bien au Prince Adam Czartoryski, chef des émigrés conservateurs (« l’homme de la diplomatie plaçant toute sa confiance dans des négociations avec le Czar et dans l’intervention étrangère »), qu’à Joachim Lelewel (« La nation pour lui, c’est la noblesse [....]. Jamais il n’a [...] fixé sa pensée sur le malheur des paysans, ni sur la misère d’une religion dissidente »), ou encore à Adam Mickiewicz, « poète supérieur, mais dont les opinions religieuses exclusivement catholiques froissent les croyances de douze millions de Polonais dévoués à un autre culte » [19]. Pour Czynski, tous les malheurs de la Pologne résultaient des divisions existant au sein de son peuple : les divisions sociales (les nobles exploitaient les paysans, qui « croupissaient dans une affreuse ignorance et dans une extrême servitude »), aussi bien que les divisions religieuses (les catholiques refusant l’égalité des droits aux juifs, aux protestants et aux chrétiens orthodoxes) [20].

Ainsi, Czynski voulait libérer les paysans polonais et aussi les minorités religieuses (surtout les Juifs). À cette fin, il encourageait la bourgeoisie (classe dans laquelle il incluait les Juifs) à s’impliquer plus activement dans la cause nationale. En 1843, il publia Echo Miast Polskich (Écho des villes polonaises),

pour relever notre bourgeoisie, pour lui rappeler ses devoirs, pour lui montrer ses droits. [...] Quelle est la tâche, quel est le devoir de la bourgeoisie en général, et des Israélites en particulier ? [...] Que la bourgeoisie apprenne à connaître sa force et sa mission. Puissante par le nombre, les talents, les richesses, par l’unité et la solidarité qui réunit tous ses membres, par les relations qu’elle a dans le monde entier, la bourgeoisie commettrait un crime politique si elle ne réclamait pas sa part légitime dans la direction du mouvement [national]. Par son concours elle peut donner de la confiance aux [...] trop prudents [le parti aristocratique], par sa réserve elle peut empêcher les téméraires et intempestives entreprises [du parti démocratique] [21].

Le Journaliste fouriériste

Czynski vivait essentiellement de sa plume. En plus, au moins jusqu’à sa mort en septembre 1840 [22], son père, riche propriétaire terrien en Pologne, lui envoya de l’argent. À ceux qui, le soupçonnant d’être un espion payé par les Russes, posaient des questions malveillantes sur ses revenus, Czynski put enfin répondre vers la fin de 1840 :

Tant que mon père vivait je ne pouvais pas indiquer la source de mes revenus. [Mais maintenant qu’il est mort et que] la part d’héritage qui me revenait est confisquée, je puis prouver que dans ces dernières années, j’ai touché, par l’intermédiaire de trois banquiers de Paris, 16.000 francs, dont la plus grande partie fut employée pour la cause phalanstérienne [23].

S’il dépensait son argent pour cette cause, c’est que Czynski était en effet fouriériste depuis 1834 environ [24]. En dehors d’une lettre (non datée) que Czynski écrivit à Fourier quelques temps avant la mort de celui-ci en octobre 1837 (« hyer j’ai dîné avec des riches capitalistes auxquels j’ai beaucoup parlé de vous »), son premier contact avec l’École sociétaire semble avoir eu lieu le 20 juillet 1837, jour où il prit sa plume et envoya à Victor Considerant quarante francs « pour la réalisation de la théorie sociétaire ». Cette contribution, écrivait-il, était « le résultat de mon admiration pour le génie qui a substitué au système du morcellement le principe de l’association » [25].

Bien plus tard, Czynski décrira sa réaction à l’œuvre de Charles Fourier quand, dans Le Nouveau Monde industriel, il lut pour la première fois ces mots du maître : « Pour diriger nos sociétés au bien, il faut chercher le code social que Dieu a composé pour elles ». D’après Czynski, « ces paroles de Fourier trouvèrent un écho dans mon âme. Je m’arrêtai avec un charme infini sur ses spéculations religieuses, sur les attributs essentiels de Dieu, sur les lois éternelles du mouvement, sur l’harmonie universelle qui nous conduit à la découverte de nos destinées ». Ce qui frappa Czynski avant tout chez Fourier, ce fut que la pensée de ce dernier était à la fois scientifique et profondément chrétienne : « [Fourier] se forma à l’école de Kopernik, de Kepler et de Newton. Il a pris Dieu et l’Évangile pour base de ses recherches » [26]. Czynski n’hésita pas à comparer le prophète social au Christ lui-même dans une courte biographie qui, retraçant la vie de Fourier en moins de vingt pages, frôlait le blasphème dans des phrases telle que celles-ci : « Il naquit à Besançon, dans ce Bethléem moderne, un homme que Dieu destinait aussi à remplir une mission immense » [27].

Czynski rédigea durant les années 1830 de nombreuses brochures fouriéristes. En plus, « M. Czynski a fondé une Libraire sociale [au 49, rue de Seine] destinée 1) à faciliter la vente des ouvrages de l’école [sociétaire] ; 2) à publier les travaux des principaux disciples ; 3) à donner en lecture les ouvrages très chers à acheter, ou que l’on ne trouve plus dans le commerce » [28]. Il ne négligeait pas non plus les conférences publiques comme moyen efficace de propagande fouriériste. Par exemple le mardi 21 juillet 1840, Czynski présenta à Bruxelles la théorie fouriériste lors d’un meeting rassemblant plus de neuf cents « démocrates » belges. Un des participants, Jottrand, ancien rédacteur du Courrier belge, saisit l’occasion pour critiquer les fouriéristes qui, selon lui, « se jett[ai]ent dans les bras du pouvoir pour lutter contre les démocrates et les libéraux ». Alors,

M. Czynski monta encore une fois à la tribune pour démontrer que si la théorie phalanstérienne peut assurer le bonheur de tous par des innovations domestiques et industrielles, elle n’a pas pour mission de s’opposer au développement légal des institutions du pays Le seul reproche que nous ferons aux démocrates de la Belgique, c’est que, préoccupés trop exclusivement de la forme ils oublient le fond. Que d’établissements bienfaisants ils pourraient créer, même sous le régime actuel !

Quelques jours plus tard, Le Patriote Belge avant déclaré « ce que nous repoussons dans le Fouriérisme, c’est la prétention de se poser en culte », Czynski répondit, dans une lettre en date du 25 juillet 1840 que, s’il avait l’occasion de faire d’autres conférences, « Vous vous convaincrez, Monsieur, que nous constituons une école et non pas une secte » [29].

Mais Czynski n’était pas un fouriériste « orthodoxe » de l’École sociétaire dirigée par Victor Considerant. Il faisait partie des « dissidents », ceux qu’on appelait les « réalisateurs » parce que, au lieu d’accepter d’attendre la mise en pratique intégrale de la doctrine fouriériste, ils tentaient des réalisations immédiates, bien que forcément partielles. L’école des « réalisateurs » était, d’après Jean Gaumont, « davantage pénétrée de l’esprit, de la sensibilité populaire, ouvrière, prolétaire en face de l’école orthodoxe plus bourgeoise, plus scientiste, plus savante probablement, plus doctrinaire, en tout cas ». À partir de 1839, les dissidents disposèrent de deux périodiques, La Correspondance harmonienne – une feuille lithographiée publiée par l’Union harmonienne d’abord à Lyon, puis à Bordeaux – et Le Nouveau Monde, un journal dirigé par Czynski à Paris, que Gaumont qualifie d’« organe attitré » des dissidents [30].

La rupture entre Czynski et Considerant fut précipitée par la publication, en juin 1839, d’une brochure rédigée par Czynski intitulée Avenir des ouvriers. Elle s’adressait directement à la classe ouvrière : « Les disciples de Fourier frappaient aux portes des puissants, et ces portes ne s’ouvraient pas ; ils oubliaient les malheureux qui avaient besoin de leurs paroles vivifiantes » [31]. La Phalange, le journal de Considerant, répondit par un compte rendu de Julien Blanc : « La Phalange n’a jamais approuvé les tentatives qu’on a faites pour répandre la Science sociale parmi les prolétaires [...] La théorie de Fourier est une science ; une science ne s’adresse qu’aux hommes éclairés qui peuvent la juger ; elle n’a rien à attendre des classes pauvres et ignorantes tant qu’elle n’a pas à leur présenter un Essai pratique ».

Czynski lui répliqua : « Il nous est possible de calmer [les ouvriers], de les consoler, de préparer leur réconciliation avec leurs prétendus ennemis, en leur démontrant les maux qui dérivent des commotions politiques, en leur exposant les bienfaits qui résulteront de la véritable association [....] J’ai la conviction que si les écrivains de notre école réunissaient tous leurs efforts pour éclairer les masses à cet égard, il n’y aurait plus d’émeutes à Paris » [32].

Autre sujet de dispute l’année suivante, Considerant retarda la publication d’une nouvelle édition à prix modéré des œuvres de Fourier, y compris des textes manuscrits. Quand Czynski commandita une réimpression des œuvres en Belgique en 1840, La Phalange s’insurgea :

Un autre parasite, Juif polonais réfugié, auquel nous avons eu le malheur de rendre plusieurs fois service, nous récompense aujourd’hui en cherchant à exploiter aussi la Doctrine de Fourier et à se faire une position en dénigrant et calomniant tant qu’il peut, les hommes, par les sacrifices et les travaux desquels, l’école a été fondée et développée. Ce personnage a poussé l’effronterie de l’exploitation jusqu’à annoncer qu’il allait contrefaire, en Belgique, les œuvres de Fourier, œuvres qui se sont toujours vendues et qui se vendront toujours au profit de la cause phalanstérienne [33]

Czynski répondit par une parabole :

Alors le diable [...] confisque les travaux du génie, il s’empare de ses livres et des manuscrits, et les enferme dans un coffre impénétrable et mystérieux. Tout l’enfer veille sur ce dangereux trésor. Et Satan répète à son infernal cortège : « Cachez, cachez bien ces livres : du jour où ils seront connus, notre règne est fini » [34]

.

Un des effets de sa découverte du fouriérisme, fut d’amener Czynski à abandonner le républicanisme et le socialisme égalitaire de sa jeunesse. Il se rangea dorénavant, dit-il, parmi « les hommes studieux qui ont rejeté la lutte stérile des partis pour examiner les plaies sociales, et en chercher les causes » [35]. Ainsi, le 24 juin 1839, Czynski écrivit et rendit publique une lettre par laquelle il renonçait définitivement à l’action politique et révolutionnaire, parce que la forme d’un gouvernement avait moins d’importance que « la nature et l’esprit du pouvoir, le caractère de sa philosophie sociale et l’essence de sa doctrine » [36]. (Geste d’autant plus significatif qu’il intervenait quelque six semaines après l’insurrection des 12-13 mai 1839.) Et le 27 mai 1840, dans une lettre à François Arago, Czynski déclara que « des idées républicaines [nous les fouriéristes] en sommes arrivés à la science sociale », ajoutant : « Vous demandez l’égalité absolue, qui serait un malheur [...] Nous voulons la plus grande diversité, la plus variable inégalité pour arriver à l’égalité de bonheur [37].

Pour mieux répandre leurs idées, Czynski et ses partisans (en premier lieu Madame Gatti de Gamond [38]) fondèrent Le Nouveau Monde. Le premier numéro porte la date du 15 juin 1839 [39]. Ce fut Laurent Héronville, un ancien ouvrier cordonnier, qui, le 14 juin 1839, signala aux autorités son intention de publier « un journal non-politique intitulé Le Nouveau Monde et consacré au développement de la Théorie de Charles Fourier ». Héronville prétendait en être « gérant et seul propriétaire », mais les autorités savaient bien que Czynski en était « le véritable administrateur et rédacteur » [40]. Six mois après le lancement du journal, un contrat en date du 14 décembre 1839 entre Czynski et Héronville établissait une société en commandite par actions – trois cents actions de cent francs chacune – sous la raison sociale « Czynski, Héronville et compagnie ». D’après ce contrat, « tous les employés seront associés et rétribués selon leur travail et leur talent », tandis que les abonnés recevraient un vingtième des bénéfices [41]. Czynski mettait ainsi en pratique les principes fouriéristes tels qu’il les concevait.

Mais cette façon d’organiser son journal fut cause d’une brouille avec d’autres fouriéristes – Brac de la Perrière et les fouriéristes groupés autour de La Correspondance harmoníenne – car, « du moment où [il voulut] mettre Le Nouveau Monde en actions », on accusa Czynski d’« exploitation » [42].

Czynski regretta sans doute d’autant plus ce malentendu que le but du Nouveau Monde était de rassembler les fouriéristes de toutes tendances : « Nous voulons former un centre, un Foyer, qui relie les groupes fouriéristes isolés, épars, qui fasse converger vers un seul but tous les efforts, qui donne de la publicité à toutes les manifestations, à tous les travaux » [43]. Mais surtout, le journal s’assignait « pour tâche spéciale de pénétrer dans les ateliers, afin de faire apprécier aux travailleurs les bienfaits de la science sociale » [44]. Or, c’était bien là ce qui inquiétait le gouvernement.

Pour Czynski en revanche, rien dans son journal ne touchait à la politique – car, prétendait-il, le fouriérisme n’était pas une idéologie politique – et, par conséquent, il croyait n’avoir rien à craindre des autorités. Cela ressort par exemple d’une controverse avec les républicains du Journal du peuple en 1839 et 1840 :

Le Journal du peuple doute que nous puissions fonder une Commune modèle dans l’état actuel de la société. Il prétend que nous rencontrerons un procureur du roi et des gendarmes, quand nous deviendrons menaçants pour le privilège, et que nous tenterons d’introduire des changements à la propriété telle qu’elle est constituée.

Nous ne partageons la crainte du Journal du peuple, par ce simple motif que notre théorie n’a rien de menaçant pour le privilège, et que nous ne voulons introduire aucun changement à la propriété telle qu’elle est [45].

Pour sa part, le préfet de police de Paris, tout en reconnaissant la modération politique du Nouveau Monde, concluait que ce journal était néanmoins « de nature à appeler une surveillance toute spéciale » [46] :

Le journal n’a point de couleur politique proprement dite [...] On remarque même dans l’ensemble de la rédaction, un certain convenu de langage à l’égard du pouvoir. Mais le fond des principes et des idées ne m’en semble pas moins dangereux, surtout si le Nouveau Monde se répand parmi les classes ouvrières auxquelles il est principalement destiné.

Quel est en effet le but que se proposent les rédacteurs de cette feuille ? De substituer une nouvelle organisation sociale à celle qui existe actuellement, d’amener tous les travailleurs à une association générale en leur promettant un bonheur et une aisance auxquels on prétend qu’ils ne sauraient parvenir dans l’état actuel de nos mœurs et de nos habitudes.

Ces théories pompeuses sont de celles qui séduisent toujours les esprits les plus faibles.

Le Nouveau Monde ne fut pas interdit de publication mais le 4 juillet 1840, Laurent Héronville comparut en tant que directeur du journal devant le Tribunal correctionnel, comme « prévenu d’avoir traité de matières politiques, bien que ce journal n’ait pas fourni de cautionnement ». Son défenseur, Maitre Sully de Leiris, « combat[tit] les conclusions du ministère public, et [...] s’attach[a] à démontrer que les articles publiés par cette feuille prêch[ai]ent, non un remaniement de nos constitutions politiques, mais seulement une révolution dans la vie domestique de l’individu ». Les juges, n’acceptant pas ces arguments, condamnèrent Héronville à un mois de prison et à une amende de deux cents francs. « Nous avons été condamnés, il est vrai, déclara Le Nouveau Monde, mais seulement au minimum de la peine, et avec cette réserve que ce n’est pas notre théorie qu’on incrimine, mais notre négligence à remplir les formalités prescrites par la loi » [47].

En 1841, pour soutenir sa tentative d’établir un phalanstère, Czynski sortit un second journal, mensuel cette fois. Il avait pour titre Le Premier Phalanstère, et il ne parut que douze fois entre le 15 janvier et le 15 décembre 1841. Eugène Stourm en prit la direction en juin 1841. En décembre 1841, Czynski céda gratuitement ses deux titres au docteur Arthur de Bonnard, « dans le but de constituer la propagande sur de nouvelles bases, et de rallier les groupes divergents dont se compose l’École sociétaire autour d’un centre nouveau ». Car, Bonnard « a résolu de réunir tous les groupes de l’École pour les appeler à l’œuvre commune et arriver, par ce concours unitaire, au triomphe de la science sociale » [48]. Bonnard ne publia que quelques numéros (le dernier était daté du 20 décembre 1841) avant que ses projets trop grandioses n’essuyassent un échec financier qui le força à quitter Paris [49]. Après une interruption de quatorze mois, Czynski reprit la direction du Nouveau Monde, car, expliquait-il, « M. de Bonnard, dupe et victime de promesses mensongères, n’a pu donner suite à ses projets qui ne manquaient ni de valeur ni de portée [...] Si nous nous mettons encore une fois sur la brèche, c’est que nous avons un devoir à remplir » [50]. Après seulement quelques numéros supplémentaires au début de 1843, Le Nouveau Monde devint (à partir du 1er janvier 1844) un « journal de l’essai sociétaire sur les enfants » rédigé par quelques médecins, avant de disparaitre définitivement peu après. « La dissidence officielle de l’École des "réalisateurs", écrivait Jean Gaumont, aura vécu » [51]. Au cours des années suivantes, la plupart des dissidents « réalisateurs » rallièrent l’École sociétaire de Considerant qui, peu à peu, assimilait leurs idées. Czynski, en revanche, délaissa le fouriérisme pour se consacrer davantage au journalisme et à ses études scientifiques, historiques et littéraires.

Czynski et les phalanstères

Considerant et les fouriéristes « orthodoxes » voulaient établir un phalanstère intégral. En revanche, l’Union harmonienne prônait des expériences partielles, temporaires et plus limitées. Ainsi, Czynski se préoccupa beaucoup – avec assez peu de succès d’ailleurs – de fonder un phalanstère. C’était pour lui la seule façon de créer un monde meilleur, alors que les idéologies politiques, telles que le jacobinisme, le bonapartisme et le républicanisme étaient toutes vouées à un échec inévitable, ainsi qu’il expliquait dans ce dialogue imaginaire :

– Il faut organiser une commune modèle.

– Une commune modèle ! répétait le jacobin, le soldat de l’empire, le héros de juillet [l830], le combattant de juin [l832], le condamné d’avril [1834]. Je vous demande de résoudre le problème de l’affranchissement général, de la régénération du monde, et vous me parlez d’une commune !

– Oui, mon fils, d’une commune. La commune, c’est la base, c’est la pierre fondamentale de l’édifice social [52].

Mais où construire cette commune modèle, ce phalanstère ? En France, bien sûr, mais pourquoi pas aussi en Algérie, au Texas, voire en Pologne ?

En 1838, Madame Gatti de Gamond, dans sa brochure intitulée Fourier et son système, avait déjà lancé l’idée d’établir des phalanstères en Algérie.

L’année suivante, Czynski, reprenant cette même idée, imaginait un Maghreb transformé par les disciples de Fourier [53] :

En vérité, quel honneur pour la France, si [...] elle réussissait à transformer un pays inculte en pays cultivé, des plaines arides et malsaines en vallées fertiles et riantes ! Si, par le charme de l’industrie, elle savait attirer les barbares qu’aujourd’hui elle est forcée de soumettre !
Le but est grand, mais on peut l’atteindre.
La théorie de Fourier en donne seule les moyens.
1) Avant tout, il faut explorer le pays, connaître sa nature, ses produits, ses richesses.
2) Puis il faut attirer les colons par l’intérêt, le patriotisme et .la gloire.
3) Enfin il faut organiser des colonies à la fois industrielles et militaires, d’après le principe d’association et la loi d’attraction.

Czynski ne s’opposait pas à l’impérialisme français en soi, mais seulement aux moyens dont se servaient le gouvernement français et son armée : « Le plan du général Bugeaud est entièrement militaire. La colonisation d’Alger doit avoir nécessairement le double caractère de la défense et de la production ». Ainsi, il fallait redistribuer les terres, afin de créer des communautés de 1500 colons des deux sexes et de tous les âges :

Dois-je développer encore combien il serait facile, par une direction unitaire, à l’aide de la science sociale, de construire de grands édifices qui donneraient un abri convenable aux colons et renfermeraient des ateliers élégants, en offrant en même temps un rempart contre les attaques et les invasions ? Ce seraient des castels du Moyen-Age, avec cette différence qu’au lieu de contenir de hauts barons avec leurs serfs, ils renfermeraient trois à quatre cents familles libres, heureuses et adonnées volontairement à des travaux productifs.

Quant aux indigènes, « les barbares [...] se rangeront sous notre loi, quand nous pourrons leur offrir les magnifiques résultats de l’industrie, dignes du dix-neuvième siècle ».

Czynski voulait que la colonisation de l’Algérie fût financée par des investissements privés. Ainsi qu’il l’expliquait, Madame Gatti de Gamond avait proposé deux moyens pour financer cette colonisation : « Le premier est de s’adresser au gouvernement ; le second serait de former une compagnie actionnaire, avec l’assentiment et la protection du pouvoir. C’est pour la première que je me suis trouve en désaccord avec [elle] ». Mais il ne trouva jamais l’argent dont il avait besoin et, en fin de compte, ce fut un groupe de fouriéristes lyonnais – sans aucun lien avec lui – qui fit une telle tentative de colonisation en Algérie en 1846 [54].

Czynski ne se limita pas à faire de la propagande. En 1840-1841, il lança des appels généraux au grand public afin de collecter des fonds qui permettraient la fondation d’un phalanstère. « Jusqu’à ce moment, déclarait-il, nous avons attendu en vain l’arrivée d’un homme puissant par sa fortune, qui aurait entrepris la tâche glorieuse de régénérer le monde par la fondation du premier phalanstère ». Et encore : « Amis, aidez-nous, souscrivez pour les sommes les plus petites ; engagez vos frères, vos parents, vos amis à faire de même. ll s’agit de régénérer le monde ; associez-vous à cette pensée humaine et grandiose, la postérité vous bénira » [55]. En janvier 1840, Le Nouveau Monde ouvrit une souscription. Les contributions devaient être « inscrites dans le grand livre déposé pour cet usage dans les bureaux du Nouveau Monde ». Une année plus tard, 206 souscripteurs étaient inscrits, mais le montant des contributions ne s’élevait qu’à 954 francs, soit un succès assez mitigé. Si Czynski lui-même donna 64 francs, de nombreuses personnes souscrivirent des sommes beaucoup plus modestes, parfois cinq ou dix centimes [56].

Bien que Le Nouveau Monde n’ait jamais mentionné le site retenu pour ce phalanstère, il semble qu’il s’agissait bien du projet de « jeter sur les rivages solitaires du Texas un essaim Phalanstérien » mentionné par le docteur Arthur de Bonnard :

Quant au groupe du Nouveau Monde [...], expliquait Bonnard, il nomma une commission pour rédiger l’acte de société de la colonie qu’il voulait fonder au Texas [...] Comme j’étais chargé de ce travail conjointement avec M. Czinski [sic] et un autre membre du comité, j’étudiai l’acte de société sur lequel nous devions modeler le nôtre, et je m’aperçus aussitôt qu’il était rempli d’erreurs et inexécutable en tous points. J’étais seul de cet avis ; on ne parvint pas à s’entendre ; et, après divers incidents inutiles à rapporter, on abandonna définitivement ce projet de colonisation du Texas [57].

Czynski envisagea aussi la fondation de phalanstères en Pologne. Un de ses amis, Ludwik (Louis) Krolikowski, un réfugié polonais proche d’Étienne Cabet – ce fut lui qui rédigea Le Populaire durant le séjour de Cabet aux États-Unis en 1848 – ayant prôné pour la Pologne une sorte de communisme égalitaire entraînant l’élimination de l’aristocratie terrienne et de la bourgeoisie, y compris si nécessaire par la violence révolutionnaire, Czynski lui répondit en 1841 que mieux valait éviter la violence et établir un ordre social plus juste par une réorganisation de la gmina (la commune polonaise), qui éliminerait la pauvreté et la souffrance y sévissant. « Comment allons-nous, demandait Czynski, transformer l’Enfer d’aujourd’hui en Royaume du Ciel ? » Il proposait que les seigneurs se joignissent aux paysans « dans un nœud d’unité » pour fonder des gminy de trois cents familles chacune :

Au lieu de 300 taudis, nous devons construire un bâtiment solide. Au lieu de 300 granges, 300 étables, 300 porcheries, et 300 celliers, construisons un manoir magnifique [...] Aujourd’hui, afin de préparer de maigres repas pour 300 familles, il nous faut 300 femmes travaillant du matin au soir [...] Mais dans une cuisine collective, quelques femmes peuvent faire des repas sains et fortifiants pour plusieurs milliers d’habitants.

Quant au travail nécessaire, chaque gmina aurait « une armée de volontaires » des deux sexes, chacun entreprenant des tâches selon « sa vocation innée et son inclination spirituelle ». On pourrait faire du jardinage le matin, des études dans l’après-midi, et travailler dans les champs le soir. En outre, « le travail sera fait avec joie, parce que personne ne travaillera pour un seigneur, tous travailleront pour la gmina, travailleront pour eux-mêmes ». Les profits seraient divisés de façon à récompenser le talent et le capital (des seigneurs) et le travail manuel (des paysans) [58].
Enfin, un autre projet qui intéressa Czynski vers 1840 reste assez mystérieux, car nous n’en avons qu’une connaissance indirecte par une analyse défavorable. Il semble que Czynski et les autres membres de l’Union harmonienne à Paris aient envisage d’établir une Maison Sociétaire aux Champs-Élysées, où auraient vécu en communauté entre cent et deux cents « pensionnaires », tous actionnaires principaux à part égale dans l’entreprise. Le prix, comprenant logement, dîner, bains, blanchissage, éclairage, chauffage et le service d’une femme de ménage, varierait par année et par personne de 1.290 francs (quatrième catégorie : une seule chambre) à 2.200 francs (première catégorie : deux chambres et un cabinet) [59].

Czynski et les Juifs

Beaucoup de fouriéristes, tel Alphonse Toussenel, étaient profondément antisémites, le Juif incarnant à leurs yeux le capitalisme moderne [60]. Czynski pouvait pourtant écrire en 1846 : « Catholique, suivant les préceptes bien compris de ma religion, depuis quinze ans, je consacre ma plume et mes faibles moyens à la cause israélite » [61]. En effet, déclarait Le Nouveau Monde,

pendant la révolution de Pologne [en 1830-31], non seulement [Czynski] a travaillé à l’affranchissement des serfs, mais en outre il demandait une égale protection pour toutes les croyances, même pour celle des Juifs [...] Quelques esprits rétrogrades ne surent mieux se venger qu’en insinuant qu’il était juif lui-même [...]. Si [Czynski] était juif, il ne craindrait pas de l’avouer, mais il est le fils d’un catholique qui n’a pas hésité sous la République et l’Empire à sacrifier sa vie et sa fortune pour la cause française et polonaise [62].

Comme on l’a vu, Czynski était catholique, mais de descendance juive. Il n’est pas douteux qu’il parlait de lui-même quand il évoquait en 1861 le malheureux sort du « converti », en précisant qu’en Pologne « on donne ce nom même aux fils, aux petits-fils les plus reculés des Israélites qui ont adopté le christianisme » : « méprisé par les frères qu’il a abandonnés, méprisé par ceux qui l’ont attiré, il ressemble à un maudit que tout le monde fuit avec horreur » [63].
Car si Czynski rencontra parfois de l’antisémitisme chez les fouriéristes [64], ses origines le rendaient encore plus suspect aux émigrés polonais, qui ne le considérèrent jamais comme un Polonais à part entière [65]. Dans des vers restés célèbres, Mickiewicz décrivit Czynski comme « moitié juif, moitié polonais » (impliquant que l’on ne pouvait pas être les deux en même temps) [66]. Les rapports entre Juifs et catholiques n’avaient jamais été faciles en Pologne, où vivaient plus de deux millions d’Israélites. Pendant l’insurrection de 1830-31, le ministre de la Guerre du gouvernement provisoire repoussa dans ces termes les Juifs désireux de s’enrôler dans l’armée : « Comment pouvons-nous permettre que le sang juif se mêle au sang noble polonais ! Et que dira l’Europe, si on déclare que nous ne pouvons pas nous passer des bras des Juifs pour reconquérir notre liberté ! » Cet antagonisme existait au cœur même de la Grande Émigration, beaucoup pensant comme cet émigré polonais qui écrivait en 1835 « un Polonais non catholique est pour moi une telle anomalie que je ne puis la comprendre » [67]. À ceux qui disaient que « n’est pas Polonais qui n’est pas catholique, déclara Czynski, je [...] répondais dans l’Écho de la Bourgeoisie (Echo Miast), journal que j’ai fondé pour combattre leur tendance : n’est pas Polonais qui est jésuite » [68]. Jusqu’à la fin de sa vie, Czynski travailla à rapprocher Juifs et catholiques avec un certain succès. Peu à peu, les organisations des Polonais en exil devinrent plus tolérantes à l’égard des Juifs. Au début des années 1840, Czynski s’étant rapproché du prince Czartoryski, ce dernier décida que les Juifs en Pologne pourraient être des alliés utiles dans la lutte pour l’indépendance et que l’opinion publique juive en Europe occidentale pourrait apporter un soutien aux nationalistes polonais [69].
Czynski fut l’un des quelques réfugiés polonais qui fondèrent à Paris, au printemps de 1833, un comité pour accélérer l’émancipation des Israélites, comité généralement connu sous le nom de « Comité Lafayette » car le général de Lafayette en était le président d’honneur. Mais pour rendre le Comité plus acceptable aux yeux d’un régime dont Lafayette était devenu un opposant, on y adjoignit quelques hommes de différentes tendances politiques, y compris Adolphe Crémieux, le baron de Rothschild et Odilon Barrot. Le Comité disparut au début de 1835 pour des raisons qui restent obscures, mais il fut le précurseur d’organisations similaires, dans lesquelles Czynski joua un rôle important [70]. En 1844 par exemple, ce dernier proposa l’établissement d’un Comité européen de colonisation israélite, aux fins d’ouvrir une souscription « au profit d’une acquisition [en France] soit de marais à dessécher, soit de landes à défricher » où l’on pourrait établir une colonie de réfugiés juifs [71]. En 1845, il fonda le Comité européen de l’émancipation israélite. En 1863, ce fut l’Alliance polonaise de toutes les croyances religieuses (Czynski en était le président ; le cabétiste Louis Krolikowski en était le vice-président), afin de « travailler à la réconciliation des Polonais de toutes les croyances » [72]. Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie, Czynski fut le défenseur achamé des droits des Juifs. En 1843, il déclara que « la question de l’affranchissement des Israélites est supérieure à une question nationale, c’est un acte d’humanité. Béni soit celui qui l’accomplira ! » [73] Il n’est donc pas étonnant qu’en 1845, la presse juive de Paris ait ouvert une souscription « dont le produit serait destiné à offrir à l’honorable M. Czynski une médaille d’argent, symbole de fraternelle reconnaissance » [74].
Pour Czynski la libération des Juifs en Pologne était d’une importance cardinale pour l’Europe entière. Il déclara en 1833 : « Que l’on proclame la régénération de la Pologne et la délivrance d’Israël, et l’empire du Nord [la Russie] qui menace aujourd’hui l’Europe, s’ensevelira sous ses propres ruines » [75]. Les libertés dont bénéficiaient les Juifs français restaient une référence. Ainsi, évoquant les carrières de Rachel (1821-58), comédienne célèbre, et d’Adolphe Crémieux (1796-1880), homme politique et ministre de la Justice en 1848 et en 1870, il observait que si ces deux Français avaient eu le malheur d’être nés Polonais, « probablement mademoiselle Rachel aurait vendu des pommes dans les rues de Varsovie et M. Crémieux eût été marchand de vieux habits » [76].
Ajoutons que Czynski se servit de ses contacts dans la communauté juive de Paris pour aider ses compatriotes polonais. À la fin de sa vie, il se vantait du fait que Madame de Rothschild avait trouvé « de lucratifs emplois » pour les huit cents Polonais qu’il lui avait recommandés [77].

Czynski et la Russie

En 1837, Czynski assura la direction d’une œuvre collective sur la Russie, une sorte d’encyclopédie en deux tomes, consistant en une série d’esquisses littéraires et historiques.

La nécessité absolue dans laquelle on se trouve de rien ignorer d’un empire dont l’influence est aussi menaçante pour l’équilibre Européen, d’une part ; de l’autre, le désir de servir la science, ont paru à plusieurs personnes des motifs assez puissants, pour se vouer uniquement à un travail dont le but serait d’offrír au public la connaissance entière de la Russie [78].

Cette publication traitait de l’histoire de la Russie, des personnages marquants, ainsi que des mœurs, usages et coutumes du pays. Et Czynski insistait : « nous garderons, vis-à-vis de la Russie, l’impartialité la plus sévère » [79].
Sa participation à ce projet lui attira les loudres d’André Slowaczynski, un autre réfugié polonais, également journaliste : « Un travail de ce genre n’est pas convenable pour un Polonais ; je dirai plus, il est illicite ». Et, face aux arguments de Czynski, qui objectait : « vous vous trompez si vous pensez que l’histoire de la Russie n’a pas de belles pages », Slowaczynski s’en prenait au « libéralisme cosmopolite » et à « l’émancipation universelle dont M. Czynki a fait son cheval de bataille » [80].
En effet, Czynski prônait l’amitié entre Russes et Polonais et une alliance entre les démocrates des deux pays : « Il est faux qu’il existe une haine à mort entre les Polonais et le peuple russe. Les vrais patriotes polonais, ceux qui ont fait la dernière révolution [en 1830-31], ont toujours été dans les rapports intimes avec les patriotes de Moscou » [81]. En revanche, comme tout bon patriote polonais, Czynski s’opposait férocement à la politique interne et externe de l’autocratie russe : « Ce que Zenghis-Khan recommandait à ses enfants, les tsars de Russie veulent l’accomplir : LA DOMINATION UNIVERSELLE » [82].
Czynski cherchait ainsi à prévenir les Français contre « le danger qui menace l’Europe », c’est-à-dire l’expansion de la Russie, qui « marche vers une domination générale, et dans ce but systématiquement arrêté, elle divise, brise et assujettit tous les peuples qui l’environnent ». Czynski ajoutait à son argument politique un argument d’ordre économique :

La pauvreté des classes ouvrières est vraiment alarmante aujourd’hui à l’occident de l’Europe [...] C’est la Russie qui appauvrit l’Europe. C’est elle qui, en interdisant la moitié du globe aux denrées françaises de toute nature, a porté un coup mortel à l’industrie de la France, a paralysé la circulation des capitaux, enlevé à des millions d’ouvriers leurs moyens d’industrie.

Car, au lieu d’exporter son blé et ses produits bruts vers l’Occident et importer en échange les produits de l’industrie européenne – ce que Czynski tenait pour le rôle économique naturel des pays de l’Orient – la Russie « s’est entourée de tous côtés d’un cordon douanier infranchissable. Si, en revanche, la Russie changeait de politique et s’ouvrait aux produits français, « alors, les capitalistes [occidentaux] pourront établir quatre fois autant de fabriques, et offrir aux ouvriers un salaire quatre fois plus fort que celui d’aujourd’hui ». De crainte peut-être qu’on le prît pour un défenseur des intérêts du capitalisme européen, Czynski ajoutait un mot à l’intention des fouriéristes :

J’apprécie certainement la supériorité du système d’association découvert, par Fourier [...] mais, je le demande aux disciples de son école, en présence du système russe, pourront-ils jamais réaliser leur plan ? Qu’importera-t-il que les marchandises soient et meilleures et moins chères, qu’il y en ait en plus grande quantité, si le débouché de la moitié du globe leur est interdit ? [83]

Czynski et le Féminisme

On sait l’importance que les fouriéristes attachaient aux droits de la femme. En conséquence, il n’est pas surprenant que Czynski ait publié sur ce sujet une petite brochure, dont les arguments n’ont rien perdu de leur force aujourd’hui [84]. Czynski mit ses idées dans la bouche d’un jeune fouriériste, qui montre à sa sœur les défauts de la société moderne en lui expliquant ce que les femmes peuvent attendre d’une société transformée par le socialisme. En traversant Paris, le frère et la sœur voient de malheureuses femmes qui balaient la rue, portent de lourds fardeaux, ou vendent leurs chétives marchandises « afin de gagner de quoi acheter un morceau de pain noir ». Ils voient aussi « ces femmes dégradées, qu’on nomme filles de joie et qu’on devrait plutôt appeler enfants du désespoir ». Si les garçons sont mal instruits à l’école, le cas des filles est encore pire :

Et vous, pauvres filles, que vous apprend-on ? des choses futiles, qui ne vous laissent rien dans le cœur, rien dans l’esprit, si ce n’est le doute, la crainte et le découragement. À peine sorties de pension, on vous fait étudier l’art d’attraper un mari, en vous prouvant que la femme sans l’appui d’un homme est un être malheureux. Soumises à la plus rigoureuse surveillance, vous n’êtes maîtresses ni de vos actions, ni de vos gestes, ni de vos paroles. Dans l’espoir de briser vos chaînes, vous acceptez pour époux le premier homme qui s’offre. Et quand vous unissez votre sort à celui qu’on vous a désigné, sans consulter votre cœur, vous commencez une vie de martyre accompagnée de ruses, de mensonges et de perfidies.

Pourtant, la femme ne peut pas se créer une existence indépendant et honorable.

Les hommes se sont réservé toutes les carrières [...] Quant à vous, pauvres femmes, […] vous devez sacrifier votre existence, vos facultés, votre vie aux services domestiques. Votre âme brûle, votre activité a besoin d’une sphère plus étendue [...] et les lois humaines vous condamnent à vous briser la tête contre les murailles de vos habitations !

Mais heureusement, il y avait « Charles de Besançon [...] Quand tu connaîtras ses œuvres, tu verras combien notre avenir est beau, combien est belle notre destinée ».
« Dans l’ordre sociétaire que nous voulons établir, la femme, pour être libre et heureuse, n’aura pas besoin de violenter sa nature. En suivant ses instincts, sa vocation, elle trouvera sa destinée [...] » Et le livre se termine quand le frère montre à sa sœur « une maison éloignée » où l’on voit travailler des hommes et des femmes : « Quelques fois, aux bruits confus des ciseaux, des scies, des marteaux, des haches, des varlopes, des vrilles, des pinces et des limes, s’unissaient des chants harmonieux, qui prouvaient que la phalange laborieuse se livrait de gaîté de cœur à sa triste besogne ». Qui sont ces gens ? « Ce sont des travailleurs de notre école [...] Ce sont de vrais martyrs et apôtres. Martyrs, car avec un esprit élevé et une âme brûlante, ils savent travailler et attendre. Apôtres, car aussitôt qu’ils trouvent un moment libre, ils vont de maisons en maisons, d’ateliers en ateliers, en annonçant la loi divine, en demandant une obole pour le premier phalanstère ».

La fin d’une vie : Czynskì en 1848 et au-delà

Durant les cinq années qui précédèrent la Révolution de février, Czynski ne montra guère d’intérêt pour le fouriérisme et pour la politique française ou polonaise. ll publia très peu, à l’exception de quelques articles sur la condition des Juifs qui parurent dans les Archives israélites et, en 1847-1848, quelques numéros d’une nouvelle revue, Le Réveil d’Israël, qui traitait surtout de la situation des Juifs en Europe de l’Est. Comme il l’expliqua plus tard, dépité de sa perte d’influence sur les émigrés polonais, il décida de se consacrer plutôt à ses études :

Ma plume et mes efforts se sont brisés contre la coalition des ultra-catholiques et des gentilshommes démocrates. Il ne me restait d’autres ressources que de m’isoler et de protester. J’ai abandonné la lutte des partis, j’ai cessé de prendre part à la politique active en me livrant aux travaux que je croyais pouvoir un jour mettre au profit de ma patrie ; c’est dans cet intervalle que j’ai publié [en 1847] mes études sur Kopernik [85].

Les événements de 1.848 en France et en Europe le poussèrent à sortir de son silence : « le grand événement du 24 février a changé la face de la France. Une ère nouvelle commence pour l’Europe, pour le monde » [86]. En juillet 1848, il écrivait à Félicité de Lamennais : « Depuis quelques années je travaille isolé, je continue mes études et mes travaux [...] Mais aujourd’hui le silence ne m’est plus permis ». En l’occurrence, il souhaitait donner au journal de Lamennais des articles sur la Pologne : « La cause de la bourgeoisie et des travailleurs de ma patrie me commande de reprendre ma plume » [87]. Le sort des Juifs polonais l’intéressait aussi. En avril et mai 1848, il écrivit à Adolphe Crémieux, alors ministre de la Justice dans le Gouvernement provisoire, au sujet des pogroms en Pologne. Il demanda le « puissant appui » de Crémieux pour une mission qu’il se proposait d’entreprendre en Europe de l’Est afin, disait-il, de « m’adresser aux patriotes influents et les contraindre à intervenir en faveur de la population [juive] menacée » [88].
Était-il toujours fouriériste en 1848 ? Il est difficile de répondre avec certitude. La plupart de ses biographes prétendent en fait que Czynski était devenu cabétiste [89], mais cela semble peu probable. En tout cas, il était toujours socialiste. Quelques jours après la Révolution de février, il fit paraître une brochure afin d’expliciter sa propre conception de l’organisation du travail et du droit au travail :

Chaque citoyen a le droit de vivre. En même temps la société a le droit d’exiger que chaque citoyen lui apporte le tribut de son travail. [...] Cela ne veut pas dire que l’imprimeur, le cordonnier, le mécanicien, aura toujours à travailler de sa profession à Paris. Cela nous mène à ce principe : « Tout ouvrier sans travail trouvera de l’occupation dans la ferme nationale la plus rapprochée de son dernier domicile ».

En conséquence, Czynski proposait « la création des fermes agricoles industrielles », c’est-à-dire des fermes auxquelles seraient rattachés « des ateliers [parmi] les plus nécessaires » [90]. On peut imaginer que de telles idées étaient peu susceptibles d’attirer la classe ouvrière parisienne à l’époque de la Commission de Luxembourg et des Ateliers nationaux !
Nous ne savons pratiquement rien concernant la vie et de l’œuvre de Czynski dans les années 1850 et au début des années 1860. Nous ne connaissons de lui que quelques articles écrits pour Les Archives israélites. Jusqu’en 1864, il se consacra surtout à son poste dans l’administration de la Compagnie de Chemin de Fer du Nord, poste qu’il devait au baron Rothschild [91]. Mais suite à l’insurrection polonaise de janvier 1863, Czynski retouma à ses activités politiques et journalistiques. Il rédigeait depuis Paris la revue La Pologne, qui était publiée à Bruxelles pour éviter la censure en France. À cause de ses activités anti-russes, la police l’aurait forcé à quitter la France. Czynski partit aussitôt pour Londres, où il travailla comme correspondant d’un journal polonais, la Gazette nationale (Gazeta Narodowa), publié à Lvov en territoire autrichien. Il collaborait en même temps à La Libre Conscience, l’organe de l’Alliance religieuse universelle, une association vouée au « triomphe du libre examen en matière religieuse » [92]. Czynski et Krolikowski fondèrent dans la capitale anglaise la Société des travailleurs polonais, pour venir en aide aux émigrants polonais en leur fournissant du travail ou de l’argent [93]. La dernière publication de Czynski, datée du 3 janvier 1867, fut un appel patriotique, rédigé en polonais et adressé aux quinze mille Juifs polonais résidant à Londres. Il leur demandait de travailler ensemble à améliorer le sort de leurs frères en Pologne et aussi à libérer leur ancienne patrie : « Pourquoi ne vivez-vous qu’entre vous et isolés ? Pourquoi paraissez-vous avoir oublié la patrie ? » [94].
Czynski mourut à Londres le 31 janvier 1867. En guise de conclusion, nous citerons la notice nécrologique rédigée par un de ses amis : « [Czynski] est mort plein de foi dans les grandes convictions que l’homme n’a point faites, mais qui font les hommes et qui, dans ce rude labeur de la vie, inspiraient et soutenaient son courage » [95].

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L’auteur tient à remercier le Conseil des recherches en sciences humaines du Canada, ainsi que l’Université Wilfrid Laurier, qui ont généreusement subventionné ses recherches en France.
Les publications de Czynski se trouvent soit à la Bibliothèque Nationale de France, soit à la Bibliothèque polonaise, 6, quai d’Orléans, à Paris. L’auteur, ne pouvant lire le polonais, est très reconnaissant envers son collègue George Urbaniak pour ses traductions.