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15-30
Philipp Emmanuel von Fellenberg, Fourier et l’Ecole sociétaire
Article mis en ligne le 20 septembre 2017
dernière modification le 29 octobre 2019

par Vuilleumier, Marc

Ce texte étudie les relations qui se nouèrent entre l’éducateur et réformateur suisse Philipp von Fellenberg et les fouriéristes de 1826 à 1844. Un texte inédit de Fourier, donné en annexe, montre comme ce dernier s’y prenait pour rallier des personnalités connues à ses idées.

Philipp Emanuel von Fellenberg (1771-1844) est aujourd’hui assez oublié, bien que la plupart des histoires de la pédagogie lui fassent une place. Pourtant, de son vivant, il jouissait d’une renommée européenne et d’innombrables voyageurs, parmi lesquels les personnages les plus illustres, vinrent visiter les établissements éducatifs qu’il avait créés dans son domaine d’Hofwil, à Münchenbuchsee, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Berne.

Né dans une famille patricienne de la vieille république citadine de Berne, il avait bénéficié d’une excellente formation, grâce à son père, un homme des Lumières. Le jeune homme avait voyage à travers l’Europe, étudiant à Tübingen, où il devint un fervent adepte de la philosophie de Kant, séjournant à Paris en décembre 1794 et janvier 1795. Passionné par la Révolution française, dont il était un partisan critique, il s’intéressa plus particulièrement à ses efforts en matière d’enseignement. Il assista à des séances du Comité de l’Instruction publique de la Convention, entrant en relations avec certains de ses membres : Chénier, Lakanal, et surtout l’abbé Grégoire et Sieyès [1]. Pour Fellenberg, comme pour beaucoup de ses contemporains, les institutions politiques nouvelles ne pouvaient s’affermir et se développer sans une véritable éducation du peuple. Par là il ne faut pas seulement comprendre la diffusion des Lumières au sein des élites, mais aussi la formation intellectuelle et morale des masses, par le biais d’un enseignement élémentaire et professionnel. C’est à cette tâche que Fellenberg consacrera les quelque quarante-cinq dernières années de sa vie.

Mais auparavant, il avait essayé d’intervenir dans le domaine politique pour tenter d’y faire passer quelques-unes de ses idées réformatrices. Peu avant la chute de l’ancienne Confédération, en 1798, il s’était vainement efforcé de convaincre ses dirigeants de la nécessité de transformations rapides et profondes. Durant la première année de la République helvétique, il servit le nouveau régime, élaborant entre autres des projets d’organisation de l’instruction publique et de formation politique du peuple. Mais, déçu par l’impuissance de la jeune république et l’incompréhension qu’elle rencontrait dans les masses, ainsi que par le retour aux affaires d’éléments conservateurs, il abandonna temporairement la politique active. Ce qu’il n’avait pu faire comme représentant du nouveau régime, il allait tenter de le réaliser comme simple particulier. Sans renoncer toutefois, quand les circonstances le permettront, à faire bénéficier l’État et la nation de ses expériences. En 1799, il acheta un domaine, qu’il nomma Hofwil, et y installa successivement une exploitation agricole modèle (Fellenberg, tout à fait dans l’esprit du XVIIIe siècle, diffusait les nouvelles méthodes de culture ainsi que les instruments et machines agricoles qu’il faisait fabriquer) ; une école agricole pour élèves ayant déjà une certaine formation scientifique ; un institut d’éducation pour les pauvres ; un institut scientifique pour les fils de familles riches ; une école réale ; et enfin un institut de jeunes filles. En outre, il organisera un certain nombre de cours de perfectionnement pour instituteurs. Il avait également dressé les plans d’une école professionnelle pour former des artisans, qui demeura à l’état de projet.

Comme nous l’avons dit, ces établissements, ainsi d’ailleurs que la personnalité de leur fondateur, avaient suscité la curiosité, souvent admirative, de l’Europe cultivée. Néanmoins, les milieux conservateurs lui vouaient une sourde hostilité, et Metternich voyait en Hofwil un dangereux foyer de libéralisme.

Fellenberg était très au courant des idées et théories de son temps. Il s’intéressera aux problèmes sociaux dus à l’industrialisation, transcrivant des passages de Villeneuve-Bargemont, d’Eugène Buret, de Lorenz von Stein et d’autres, que l’on trouve dans ses papiers. ll avait une certaine connaissance du saint-simonisme et de l’owenisme (Owen lui rendra visite en 1818), mais il condamnait leur matérialisme et leurs théories fondées exclusivement sur le bonheur. Si, comme on le verra, il semble s’être intéressé à l’École sociétaire, dans un manuscrit malheureusement non daté, il stigmatise les folies de ses adeptes qui, par leur attraction passionnée, prétendent soumettre la vie spirituelle dont la vocation est la liberté à des lois mécaniques semblables à celles qui régissent la course des astres [2].

Fourier, de son côté, avait certainement eu l’occasion de prendre connaissance de quelques-unes des nombreuses publications françaises où il était question d’Hofwil et de son fondateur. Quand, en 1808, il avait essayé de diffuser à Genève sa Théorie des quatre mouvements et espéré en faire publier un compte rendu par Madame de Staël dans la Bibliothèque britannique, il avait peut-être lu, dans cette même revue, l’article que Pictet de Rochemont y avait consacré, l’année précédente à l’œuvre du pédagogue et philanthrope bernois [3]. Le même auteur reviendra sur le sujet en 1812. En 1815, le Bulletin de l’instruction élémentaire publiait des « Notices sur Hofwyl ». En 1817, Marc Antoine Jullien de Paris fit paraître un rapport sur Hofwil dans la Revue encyclopédique. En 1821, on pouvait lire, toujours dans celle-ci, une étude de Stapfer sur Fellenberg. La même année, c’était l’ouvrage de L. de Villevieille, Des Instituts d’Hofwyl, considérés plus particulièrement sous les rapports qui doivent occuper la pensée des hommes d’État, qui sera traduit en italien, anglais, allemand et russe. « Rien n’est moins révolutionnaire, rien n’est plus conservateur que les institutions d’Hofwyl », y écrivait l’auteur, désireux de présenter une image rassurante à son public [4]. De Gérando, dans son Visiteur du pauvre (1820), mentionne Fellenberg parmi les philanthropes. Fourier, grand lecteur, avait donc eu à plus d’une reprise l’occasion de prendre connaissance de quelques-unes de ces pages. De plus, dans les années 1820, il s’était lié à M.-A. Jullien, qui a fort bien pu attirer son attention sur Hofwil [5].

C’est sans doute ce qui l’incita à se mettre en rapport avec le pédagogue bernois, comme en témoigne, dans les papiers de celui-ci, la présence d’un manuscrit de Fourier. En marge, de la main de Fellenberg, on lit : « Par Mr Fourier chez Curtis & Porter 29 rue de Mail Paris ». Cette suscription permet de dater le texte, car on sait que son auteur a travaillé dans cette maison de commerce de mai 1826 à octobre 1827. C’était l’époque où, ayant achevé Le Nouveau Monde industriel, il travaillait à sa préface. C’était également l’époque où il envoyait à diverses personnalités du monde politique et scientifique des mémoires, assez analogues à celui que reçut Fellenberg, pour obtenir leur soutien à la publication de son Nouveau Monde industriel [6]. Dans ces huit pages inédites qu’on lira plus loin, on retrouvera nombre des thèmes développés dans Le Nouveau Monde et ailleurs. La mention de Newton, qui n’a pas su étendre sa découverte de l’attraction universelle au domaine des passions humaines, Owen rangé au nombre des sophistes, les matérialistes et athées condamnés et en même temps expliqués par les résultats de la Civilisation, diamétralement opposés aux attributs de Dieu, tout cela se retrouve dans les autres écrits de Fourier.

L’intérêt de ce texte ne réside donc pas dans l’originalité de ses idées par rapport aux publications antérieures ou postérieures, mais plutôt dans le fait qu’il est un bon exemple de la manière dont l’auteur du Nouveau Monde industriel s’y prenait pour rechercher des appuis et essayer de gagner des personnalités à sa cause. Cette espèce de mémoire était probablement accompagné d’une lettre, qui ne nous est pas parvenue. Nous ne connaissons malheureusement pas la réaction du destinataire [7].

Il faut attendre 1833 pour que des documents attestent de l’intérêt de Fellenberg pour les idées de Fourier. Le premier intermédiaire sera un Français, Louis Collin, qui publiait à Genève une revue, Le Propagateur des connaissances utiles. Ce mensuel se présentait comme « la bibliothèque des classes laborieuses » et publiait de nombreux articles de vulgarisation, de recettes pratiques et d’incitation aux activités utiles et philanthropiques : enseignement populaire, aide aux indigents, secours mutuels, etc. Se voulant ouvert à tous, il exaltait la tolérance, le libéralisme économique et politique, le progrès technique. Pour cette œuvre d’éducation populaire si caractéristique de la première moitié du XIXe siècle, il quémandait, non sans succès, la participation à sa diffusion des élites locales : instituteurs, ecclésiastiques, notables philanthropes,... En fait, il s’agissait dune habile spéculation littéraire ; profitant de l'absence d'une législation internationale sur la propriété intellectuelle, {Le Propagateur} pillait impunément diverses publications parisiennes. ll s'en vantait ingénuement et expliquait, pour appâter le public, qu’en le lisant on s’épargnait l'abonnement à trois ou quatre revues françaises[[Nous avons donné un premier aperçu de ce qui suit dans notre communication au colloque de 1992, dont les actes devraient paraître à la fin de 1995.]] ! La propagation des connaissances et des lumières dans les classes populaires était une cause qui ne pouvait laisser Fellenberg indifférent. Collin le savait bien ; aussi s'était-il empressé de lui faire envoyer, le 8 novembre 1832, le prospectus annonçant la prochaine parution du {Propagateur} : « Cette entreprise peut contribuer beaucoup à l'amélioration des masses ». Il sollicitait la coopération du Bernois, lui annonçant une série d'articles sur l'agriculture et les institutions agricoles philanthropiques. ll envisageait, dans le premier numéro, un tableau de l'agriculture suisse, avec les plans de l'institut agricole de Fellenberg. Chaque numéro contiendrait une note sur l'agriculture, utile « surtout en France où la routine et l’ignorance président à tous les travaux des champs ». Il aurait même voulu – ce qui ne sera pas le cas – faire figurer Fellenberg au nombre des fondateurs du {Propagateur}. Le 6 décembre, il remerciait son correspondant bernois de ses notes sur Hofwil et l'informait que le premier numéro de la revue, en janvier, contiendrait un article sur les travaux de canalisation de la Linth, entrepris sous la direction de Hans Konrad Escher, un ami de Fellenberg, ainsi que « sur Hofwyl et sur votre intéressante colonie de Maykirch ». Il s’agissait d'une colonie d'enfants que Fellenberg avait fondée sur un domaine qu'il avait acquis à quelque distance d'Hofwil et qui subsista de 1826 à 1834. Relevons encore cette phrase : « Nous vous remercions de l'avis que vous nous donnez de faire une édition allemande du {Propagaleur} ». Le 6 janvier 1833, en expédiant le premier numéro de la revue, Lugné, le mandataire de Collin, demandait au philanthrope bernois de lui trouver un rédacteur pour l'édition allemande. La correspondance conservée dans les archives de Fellenberg n'est pas très explicite, ce qui est peut-être dû au fait qu'il y eut des contacts directs entre la direction du {Propagateur} et Hofwil. Toujours est-il que l'édition allemande a probablement été soutenue financièrement par Fellenberg, qui s'en fera le diffuseur dans les campagnes bernoises. De son côté, la revue, qui, on l'a vu, avait obtenu de lui des notices sur Hofwil, consacrera plus d'un article aux instituts et à la personnalité de leur fondateur[[{Le Propagateur des connaissances utiles}, Genève 1833-1837 ; {Der Verbreiter der gemeinnützlichen Kenntnisse}, Genève 1833-1837. Lettres de Louis Collin et de son mandataire Lugné à Fellenberg, 1832-1833, Burgerbibliothek, Beme, Familienarchiv Ph. E. von Fellenberg 167.]]. Cest le directeur du Propagateur qui mit en relation Fellenberg et un fouriériste nomme Frédéric Reydor, qui séjournait alors à Bulle (canton de Fribourg), où il était l’un des diffuseurs de la revue [8]. Le 12 août 1833, il s’adresse en ces termes au fondateur d’Hofwil :

Monsieur Collin de Genève que j’ai vu la semaine dernière m’a fait part du désir que vous aviez de connaître les ouvrages de Mr Fourier. Je ne possède en ce moment que son traité de 1829 [9], que je m’empresse de vous envoyer avec une brochure de Mr Abel Transon [10] et dix nos du Phalanstère, journal que publient depuis une année Mr Fourier et quelques-uns de ses disciples dans le but de faciliter la fondation d’une colonie d’essai. Je vous enverrai son grand ouvrage de 1822 [11] et les autres numéros du Phalanstère, dès qu’ils m’auront été rendus par une personne à qui je les ai prêtés.

La théorie de M. Fourier, en ce qui concerne la partie industrielle, me paraît mériter l’attention la plus sérieuse et un examen consciencieux et approfondi. Je serais heureux d’en connaître l’opinion qu’en aura un homme aussi éclairé que vous, Monsieur, et aussi versé dans ces matières. Car j’avoue que je me trouve dans une singulière perplexité à ce sujet, si d’un côté Fourier me semble avoir résolu le plus grand des problèmes, trouvé l’état social qui s’adapte le mieux à la nature de l’homme, d’autre part, je me remets à douter en songeant à l’immense interval [sic] qui sépare notre civilisation tant souffrante du brillant avenir réservé au régime sociétaire. Vos idées là-dessus, Monsieur, me seraient précieuses.

Nous aimerions aussi les connaître ; malheureusement, même si elles ont été développées dans une réponse, celle-ci ne nous est pas parvenue. Le 29 août, Reydor enverra les vingt numéros du Phalanstère qu’il avait promis, puis la correspondance s’arrête [12].

Fellenberg ne cessa pas pour autant de s’intéresser au fouriérisme, comme le prouve sa lettre du 16 décembre 1840 à l’administration de La Phalange : il l’avait reçue grâce à un abonnement d’essai et désirait désormais s’y abonner normalement. Il vaut la peine de citer le P.S. :

Si vous pouviez vous donner la peine de lire l’ouvrage de M. de Villevieille : Des instituts d’HofwyI considérés sous les rapports qui doivent occuper les hommes d’État, ou les Trois lettres sur Hofwyl, à propos de la brochure de Mr St-Marc Girardin sur l’instruction intermédiaire à Hofwyl etc. (Genève et Paris, Cherbuliez) ou seulement le Rapport de Mr. Reymond de Véricour, quels qu’incorrect et incomplet qu’il soit, vous trouveriez des ressemblances bien frappantes entre les vues et le sort de Mr Fourier avec le mien. Il n’y a de différence que celle de la fortune, vu que j’ai pris mes précautions, afin que l’on ne puisse pas me ruiner, ni arrêter la marche de mes efforts dans mes entreprises, qui ne dépendent que de ma fortune particulière. Il y a aussi une différence peut-être plus importante, c’est que j’évite de blesser les convictions religieuses de mes semblables, quelles qu’elles soient.

J’apprendrais avec un grand intérêt, Messieurs, où en est l’exécution de vos plans d’un phalanstère d’enfants [13]

Le 7 janvier 1841, Julien Blanc, l’un des administrateurs de la Société pour la propagation et la réalisation de la théorie de Charles Fourier, lui répondait ; Fellenberg avait versé 34 fr. pour son abonnement annuel à La Phalange au lieu des 27 requis, ce qui lui vaudrait trois mois supplémentaires. En remerciant son correspondant de l’envoi d’une brochure, Blanc ajoutait :

Nous serions charmé, Monsieur, d’être mis à même de connaître en détail votre établissement, et de pouvoir juger en quels points il se peut rapporter au plan d’éducation de Fourier. Nous vous remercions donc des brochures que vous avez bien voulu nous adresser ; nous les lirons avec intérêt, mais nous attendrons quun de nous ait pu aller vous voir. Au reste nous devons vous dire que déjà cette visite était projetée; avant la réception de votre lettre nous avions écrit à un de nos collaborateurs qui est actuellement à Naples, et nous l'avions engagé à combiner sa route de manière à pouvoir passer à Hofwyl. Cet ami ne quittera Naples que dans les premiers jours de mars, C'est un peu long, mais enfin il ne dépend pas de nous de fixer autrement que ne l'a fait notre ami l'époque de son retour. Nous sommes flatté, Monsieur, que notre feuille ait eu l'honneur de vous plaire. Nos idées sont nouvelles pour le monde, elles ont besoin d'être prônées et appuyées par des hommes que l'opinion publique connaisse déjà pour des hommes de sens et de haute intelligence. C'est avec l’appui de pareils hommes que nous imposerons silence à cette foule d'écrivains superficiels et légers qui se permettent de juger de tout sans avoir rien étudié, rien approfondi. La Théorie Sociétaire vient contredire bien des idées reçues, elle renverse bien des erreurs, elle se propose de réformer la société des fondements jusqu'au faîte. Pour ces motifs on doit l'accueillir avec prudence. Nous sommes les premiers à approuver le doute et même l'incrédulité et la défiance ; mais nous ne pourrions approuver des fins de non-recevoir a priori ; nous demandons qu'on lise, qu'on étudie et qu'on discute ensuite sérieusement avec nous. Nous qui, depuis dix et 12 ans, sommes voués à la propagation de la science que Fourier a découverte, nous sommes convaincus qu'on ne peut présenter aucune objection, que nous ne sommes en état de lever. Cette confiance de notre part peut être pire que de la présomption ou de l’outrecuidance ; toutefois, Monsieur, nous pouvons vous affirmer que notre conviction sur la valeur absolue de la Théorie Sociétaire repose sur ce fait, c'est que quelle que soit la question particulière que nous ayons abordée, nous avons toujours réussi (grâce aux principes vrais et féconds que la Théorie de Fourier nous permettait d'appliquer) à trouver à cette question une solution meilleure que les solutions présentées par n'importe quel parti politique, par n'importe quelle école économique. Et puis, à quoi se réduisent nos demandes ? Nous demandons qu'on nous mette à même de faire un essai pratique du mécanisme sériaire appliqué à des travaux de culture, d'industrie et d'éducation. Il n'y a rien là qui puisse bouleverser le monde. Nous ne renversons aucun des frêles étais qui soutiennent tant bien que mal ce misérable édifice qu'on nomme la société ; nous voulons seulement prouver par la pratique qu'il y a moyen d'organiser les choses dc manière à réaliser l'ordre le plus parfait sans employer, pour y parvenir, la contrainte soit morale soit matérielle. Vit-on jamais des réformateurs moins exigeants et plus pacifques[[Burgerbibliothek. Berne, ibid.]] !</blockquote> Cette lettre nous montre comment les propagandistes fouriéristes s'y prenaient pour, sinon gagner à leur cause, tout au moins atteler à leur char, des personnalités comme Fellenberg, qui jouissait d'une grande influence et d'une non moins grande célébrité. Ce dernier, de son côté, s'intéressait certes à la théorie sociétaire, mais utilisait aussi le canal des publications fouriéristes pour y donner des informations sur ses instituts. Le {Nouveau Monde. Théorie de Charles Fourier}, la revue de Jean Czynski, publia, le 1er août 1841, un article intitulé « Institution de Fellenberg », dû à un ancien élève signant R.O. Il y montrait que si Fellenberg avait créé une école de pauvres et une autre de riches, c'était parce qu'il avait été obligé de se soumettre aux coutumes de la Suisse et à la pression sociale. Par la suite, les mentions favorables à Hofwil se succédèrent dans les publications fouriéristes. Le collaborateur de Blanc qui passait l'hiver à Naples était très certainement Édouard de Pompéry[[Sur ce personnage (1812-1895?), cf. notre communication au colloque de1992.]]. Mais, nous ne savons pour quelles raisons, il rentra en France sans passer chez Fellenberg. Il faudra attendre 1843 pour que, lors d'une tournée en Suisse, il visite Hofwil et noue des relations cordiales avec son fondateur. « Oui, Monsieur, croyez le bien, quelque belle que soit la nature en Suisse, Hofwil pourrait bien avoir la meilleure part de nos souvenirs », écrira-t-il à Fellenberg, des bains du Gumigel, dans les préalpes bernoises, le 30 juillet 1843, après sa visite. Il allait consacrer un article à l'œuvre de Fellenberg dans la {Démocratie pacifique} (laquelle commencera à paraitre le 1<sup>er</sup> août). Par la suite, les publications sociétaires reviendront à l'occasion sur les instituts d'Hofwil et leur directeur, toujours d'une manière élogieuse. À la mort de Fellenberg, survenue le 21 novembre 1844, la {Démocratie pacifique} du 11 janvier 1845 publia une nécrologie, due à É. de Pompéry. Il y évoquait sa visite de 1843, racontait comment l'éducateur bernois l'avait longuement questionné sur la valeur des systèmes sociaux et les hommes d'État français. Par son sens pratique, estimait Pompéry, il avait su éviter les échecs de Pestalozzi. Puis il esquissait un exposé des idées de Fellenberg, surtout dans la mesure où elles se rapprochaient de celles de l'École sociétaire : importance de l'éducation physique, « {mens sana in corpore sano} » ; croyance à la bonté de l'homme et même à celle des sens et des appétits ; respect des individualités ; valeur du travail ; permutation dans les divers travaux. <blockquote>Comme on le voit, M. de Fellenberg s'élevait par la pensée à un ordre de choses meilleur que l'état présent de la société. Il voulait la réformer par l’éducation, en faisant éclore normalement les facultés de l'homme, en les utilisant au profit de tous au moyen du travail accepté comme la loi par l'homme moralisé. Le génie éminemment pratique du fondateur d'Hofwil ne lui a point permis de se jeter plus avant dans l'utopie ; il ne voulait que greffer sur les institutions actuelles. Son coup d'aile n'était pas assez fort pour l'élever aux hautes sphères idéales de la justice et de l'harmonie sociale, découlant de l’organisation du travail, conforme à la nature humaine. Fellenberg était un homme d'observation, d'analyse plus que de synthèse.</blockquote> Après avoir relevé que le philanthrope bernois était mort sans assurer sa succession à la tête de ses instituts, Pompéry concluait : « Telle est la fortune de tout ce qui s'accomplit par les individus, non par la société régulièrement constituée ». <p align="center">*</p> <p align="center">*      *</p> <p align="center">{{Un texte inédit de Fourier}}</p> Le texte qu'on lira ci-dessous se présente sous la forme de huit pages manuscrites, de l'écriture de Fourier, classées dans les archives de famille Fellenberg 167, à la Burgerbibliothek de Beme. Nous les avons transcrites en nous efforçant de respecter scrupuleusement l’orthographe, la ponctuation et l'usage des majuscules de Fourier, ce qui ne va pas sans difficultés, car il n'est pas toujours facile de discerner si l'initiale d'un mot est une majuscule ou une minuscule. De même, la reproduction de sa « table du cours du mouvement social » nous a posé quelques problèmes, car les lignes et la place dont il disposait ne lui suffisant pas, il a procédé à des ajouts en marge ou entre les lignes qu'il a fallu insérer à leur place logique. <p align="center">*</p> <p align="center">*      *</p> {Une découverte dont on ne songeait pas à s'occuper, la Théorie de l'}Attraction industrielle, {va changer la face du monde sitôt qu’on en aura fait l'essai sur une bourgade. L’art d'associer des masses de 3 à 400 familles, et de quadrupler par cette réunion le produit effectif de leur industrie ; cet art, dis-je, a été manqué par Newton & ses continuateurs qui ont commencé le calcul de l'Attraction, et en son! restés au matériel, branche peu intéressante : il eu! fallu achever cette théorie, passer du} matériel au passionnel, {étudier L’attraction passionnée ; et l’on aurait pénétré le plus important des mystères, celui de la destinée domestique & industrielle du genre humain ; le mécanisme sociétaire que Dieu assigna aux passions avant de les créer. Les propriétés principales de ce mécanisme sont, d'utiliser & harmoniser toutes les passions et les faire concourir à créer l'Attraction industrielle, hommes, femmes, enfants, riches ou pauvres, Sauvage ou Barbare, chacun, dans l'ordre sociétaire, se passionnera pour une trentaine de fonctions utiles & productives ; parce que cet ordre dispose les travaux de manière à présenter toujours double amorce, plaisir pour les sens & l'ame, ou double plaisir des sens, ou double plaisir de l'ame ; sans ce double charme, l'industrie n'exciterait pas une dose suffisante d'attraction pour passionner les 3 classes rétives, qui son! les Enfants libres, les Sauvages, el les Sybarites ou riches oisifs. Il y aura exception sur un huitième de fonctions qui sont répugnantes par elles-mêmes, et auxquelles l'état sociétaire appliquera des amorces indirectes, comme esprit de corps, bénéfice copieux, mais toujours double amorce. Le plus précieux résultat de l 'Attraction industrielle sera la concession & garantie d'un minimum d'entretien. Tout Canton sociétaire de 3 à 400 familles étant assuré que l’Attraction seule suffira pour entrainer chacun au travail productif, à l'exercice d'une trentaine de fonctions utiles ; la régence du Canton pourra, sans imprudence, faire aux plus pauvres une avance de subsistances, vêtements et fournitures quelconques ; avance portée aux deux tiers du produit présumable de l'industrie individuelle. Là finiront l'indigence & la mendicité ; tout enfant à l'âge de 3 ans gagnera déjà son nécessaire par le seul abandon au plaisir, à l'Attraction. Il ne restera donc à pourvoir que les infirmes ; cela ne sera pas une charge pour un régime social dont le produit effectif sera quadruple du notre, & où la vigueur s'élèvera au plus haut degré par suite à un ordre distributif que je décrirai sous le nom de} Séries Passionnées, {ou} Séries de Groupes Contrastés, fonctionnant en séances courtes & variées, {et} en emplois parcellaires. {L'ordre sociétaire élève le produit au quadruple en effectif, mais il l'élève au trentuple et quarantuple} en relatif {en moyens de jouissances et combinaisons favorables au bien-être, aux plaisirs. ainsi tel qui jouit en Civilisation de 5 à 6000 francs de rente (produit de domaines) aura 20 à 24000 f de revenu effectif ,' mais quant au revenu relatif, aux moyens de jouissance, il pourra mener le train de vie qui couterait en Civilisation 200 à 250 000 francs. Ce résultat est démontré dans un traité publié en 1823 & qui n'a pas été continué, parce qu'il faut en changer la forme et les distributions. D'après cette donnée, le revenu effectif du moindre des hommes en Association sera d'environ 1200 f. le quadruple de la dépense d'un soldat qui, en nourriture, vêtement, solde et logement, coute au moins 300 f  par an. Mais à ce revenu effectif de 1200] f, il faut ajouter le} relatif, {les nouveaux moyens de jouissance, trentupler & quarantupler de ce qu'ils sont aujourd’hui ; ainsi le plus pauvre des individus : le mendiant actuel mènera le train de vie qui lui couterait, en France, 12 000 francs pour lui seul, sans parler de sa famille ; car la femme et les enfans étant de même entraînés au travail productif gagneronl en proportion, & personne n'aura souci ni de femme ni d'enfans ; puisque les infìrmes et les enfans jusqu'a 3 ans, seront aux frais du Canton ou Phalange Sociétaire. L'Association s'établira sur tout le globe avec la rapidité de l'éclair, car dès qu'elle aura été essayée sur un Canton d'une forte lieue carrée, contenant 17 à 1800 ames, on reconnaitra qu'elle jouit des propriétés suivantes 1. Quadruplement subit du produit effectif, trentuplement et parfois centuplement du produit relatif. 2. Attraction industrielle applicable même aux trois classes qui repoussent l’industrie, aux Sauvages, aux enfans libres, et aux riches oisifs. 3. Concours de I 'intérêt individuel avec le collectif, ordre ou l'individu ne trouve son intérêt personnel que dans les opérations profitables à la masse des associés. 4. Concours de l'intérêt personnel avec la Justice et la vérité ; mécanisme qui conduisant à la fortune par la pratique de ces deux vertus, rend tous les hommes justes & vrais par spéculation d'intérêt, et oblige à exciter la cupidité devenue voie de vertu. 5. Education naturelle ou attrayante, par laquelle l'enfant abandonne à la seule impulsion de la nature, à I 'attraction, à la pleine liberté, s'adonne par plaisir aux travaux productifs, gagne dès l'age de 3 ans l'équivalent de sa dépense, et se trouve, à 5 ans, initié à une vingtaine de fonctions utiles. 6. Utilisation des vertus réelles et des vices naturels ; mécanisme qui tirant parti de tous les caractères instincts & gouts, assure le bonheur et la liberté de tous, l'utilité de chacun au bien de la masse et la considération à ceux qui sont aujourd'hui reputés vicieux (sauf le cas de Bassesse). 7. Equilibre de passions fondé sur le plaisir seul, sur l'affluence & la rapide succession de jouissances qui font diversion l'une à l'autre, préviennent tout excès sans recourir aux voies de répression, raison, devoir, morale, et élèvent la santé à la plus haute perfection, par variété et multiplicité des plaisirs. 8. Fusion affectueuse des 3 classes riche, moyenne & pauvre, métamorphose de leurs haines actuelles en bienveillance réciproque, malgré l’inégalité des fortunes. 9. Etablissement subit de toutes les unités, en Langage, Typographie, Quarantaines etc., des équilibres de population, production, consommation, répartition & autres. ( Nota ) Je ne mentionne ici que les résultats politiques, el non les matériels, comme la prompte restauration des climatures. Tels seront les prodiges du régime sociétaire dirigé par l'Attraction Passionnée, au sujet de laquelle on a commis une étrange erreur ; on a cru que les attractions et passions, les caractères, gouts, instincts et autres élémens de mécanique sociale, avaient été distribués par Dieu au hasard, sans aucun code régulateur de leur mécanisme industriel, domestique & social ; on a cru enfin que Dieu n'avait eu ni l'esprit, ni la prévoyance de faire un code social ; qu'il s'était reposé de ce soin sur la fausse raison des législateurs civilisés, des Solon des Mirabeau. Les lois des philosophes dont on subit le joug depuis 3000 ans, n'ont su que reproduire les mêmes abus sous diverses formes ; leur science n'a pas fait la moindre découverte en mouvement social; ils ignorent quel rang tien! la civilisation, parmi les périodes ou échelons de la Carrière Sociale ils ne savent pas même à quelle phase en est cette civilisation qu'ils croient destinée ultérieure du genre humain. Elle n'est, en destinée générale qu'un des 8 échelons où règne le mal & ou les passions développées a contresens de leur nature produisent autant d'horreurs qu elles auraient produit d'harmonies dans le régime sociétaire. Pour expliquer ce problème il faut recourir à la Table suivante du Cours du Mouvement Social, de ses phases, périodes & Créations. <img730|center> Ce tableau se divise en 4 phases, chacune des périodes sociales a aussi ses 4 phases. La civilisation actuelle est en 3<sup>e</sup> phase. Parmi les périodes, celles numérotées 2, 3, 4, 28, 29, 30, 31 sont celles où règne le mal, où dominent l'industrie morcelée, la subdivision des travaux par familles, la fausseté, l'indigence & les fureurs sociales. La nature n'a donné à ces infames sociétés qu'une seule création stérile celle n ° 3 faite sur le nouveau continent, & qui, par elle seule, ne pourrait pas fournir le luxe nécessaire pour s'élever à l'association. Ce luxe est le fruit de la Création n° 2 faite sur l'ancien continent & fournissant un 8<sup>e</sup> de produits associés à l'industrie humaine. Si l'on organisait la période 6<sup>e</sup>, la Demi- association, l'on n'obtiendrait pas la 4<sup>e</sup> création ; mais en organisant la période 8, on obtiendra cumulativement les deux Créations 4<sup>e</sup> & 5<sup>e</sup>, dont la 5<sup>e</sup> donnera d'immenses richesses ; entre autres, les matières à verres harmoniques, lesquels verres placés dans nos télescopes, nous feront voir les habitants des planètes aussi distinctement que nous voyons aujourd'hui par télescope ceux qui sont à deux lieues de nous. Nous pouvons passer d'emblée à la 8<sup>e</sup> société ; il faudrait 50 ans pour organiser la 6<sup>e</sup>, 5 à 6 ans pour la 7<sup>e</sup> ; il ne faudra que 5 à 6 semaines pour la 8<sup>e</sup> ; un essai sur un canton fera disparaître à l'instant les 4 Sociétés existantes, car il prouvera que le bonheur du plus heureux civilisé ne peut pas, à égale dose de santé égaler le bonheur du plus pauvre des harmoniens ; que le prince le plus fortuné aujourd'hui, ne peut pas satisfaire autant de passions, peul-être pas le quart des passions que satisfera un pauvre en association. Pour en fournir quelques preuves j'ai donné Tom I 348 à 380 un exposé des énormes richesses que produit cet ordre, puis un tableau du jeu des passions distribuées par séries de Groupes contrastés ; j'ai démontré que dans ce mécanisme on tire parti, même des goûts les plus bizarres, les plus méprisés ; Tom II 444 à 470, Tom I 381, 440 et 471 & qu'on les transforme en ressorts de hautes harmonies ; Dieu n'ayant aucune passion inutile. Ce sera en voyant ce régime qu'on pourra dire, Dieu fit bien tout ce qu'il fit ; et que les Athées et matérialistes seront confus de leurs opinions ; aujourd'hui elles semblent motivées sur ce que le mécanisme Civilisé Barbare & Sauvage donne des résultats diamétralement opposés aux propriétés & attributs de Dieu, qui sont : <p align="center"> Direction intégrale du mouvement par attraction ; <p align="center">Universalité de Providence ;</p> <p align="center"> Economie de ressorts ;</p> <p align="center"> Justice distributive ;</p> <p align="center"> Unité de système.</p> On voit au contraire : Le mouvement social fondé sur la contrainte, les sbirres, les gibets , l'absence de providence en Code Social & industriel ; la profusion de ressorts, la complication infinie par morcellement de l'industrie. Le désir de Justice, refus de travail & de minimum. La Duplicité de système dans tout le mécanisme. L'aspect de tant de ridicules a pu créer des athées, matérialistes et adorateurs du Diable, qui ne pourrait pas imaginer pis que nos 4 Sociétés Subversives où règne la Contremarche des passions. Ce désordre social était un stimulant à chercher les lois que Dieu a du faire, à les chercher par calcul analytique & synthétique de l'Attraction, Interprète de Dieu, & non pas à renier Dieu. L'Athéisme est } ou une faiblesse d'esprit, {un faux raisonnement de gens qui ne voient pas que l'excès du mal dénote l'absence du Code divin, & la nécessité de le chercher ;} ou une escobarderie{ de Charlatans qui, craignant d'échouer sur le calcul de l'Attraction passionnée, aiment mieux renier Dieu que de procéder méthodiquement à l'exploration de son Code Social. Ainsi les prétendus esprits forts ne seront que avortons de génie et pauvres d'esprit, quand on aura vu en activité cet œuvre de Dieu, ce code d'harmonie passionnée dont la plus petite mécanique exige 1620 personnes pour laccord domestique, & la plus grande comprend le genre humain entier, les 6 milliards d’habitants que contiendra le globe au complet.

Du reste quelle raison attendre d’un siècle qui écrit sur l’économie, & qui fonde son système industriel sur la plus petite réunion possible, celle du couple conjugal ; un siècle ou des sophistes, Owen & autres, parlent d’association, font des essais, & n’ont pas même songé à mettre au concours le problème principal d’harmonie sociétaire, celui de la répartition proportionnelle aux 3 facultés, Capital, Travail & Talent.