Né le 11 août 1807, à Nismes (alors département de Sambre-et-Meuse, aujourd’hui en Belgique, dans la province de Namur). Décédé le 30 novembre 1883 à Paris (Ve arrondissement). Fondateur, puis gérant de l’Union du Sig (ou Union agricole d’Afrique) à la fin des années 1840. Actionnaire de la Librairie des sciences sociales et administrateur de l’Union du Sig à la fin des années 1860 et dans les années 1870.
Henri Gautier est le fils d’un voiturier. Il s’engage dans l’armée au niveau le plus modeste et s’élève dans la hiérarchie militaire : de simple canonnier, il accède au grade de lieutenant en 1836 et de capitaine en 1841.
L’artisan de la création de l’Union agricole d’Afrique
Il rejoint ensuite l’armée d’Afrique, en Algérie. Sans doute est-il déjà proche ou membre de l’École sociétaire ; en tout cas, lors d’un séjour en métropole, en août 1845, il rencontre plusieurs fouriéristes lyonnais, d’abord Aimée Beuque, puis son frère Félix Beuque et le docteur François Barrier. De leurs discussions naît un projet de colonisation phalanstérienne en Algérie ; un comité d’organisation est fondé, remplacé en décembre par une véritable société, l’Union agricole d’Afrique (aussi appelée l’Union du Sig), présidée par Jean Imbert et animée principalement par François Barrier qui en rédige les statuts. Pendant ce temps, Gautier, retourné en Algérie, recherche un terrain sur lequel pourraient s’installer les colons et l’exploitation agricole de l’Union. Il prospecte d’abord dans la région d’Alger, et, le 8 septembre, envoie à ses amis lyonnais un rapport sur une zone de 2 600 hectares, à Chaïba-el-Fokani, près de Koléa [1] ; mais au moment de faire la demande de concession, le terrain n’est plus disponible. Gautier continue ses recherches du côté d’Oran, où les autorités militaires (le général Lamoricière ; le colonel Walsin-Estherazhy, directeur des Affaires arabes et bientôt actionnaire de l’Union) regardent le projet avec bienveillance et plusieurs officiers lui apportent leur aide. Un capitaine du génie lui signale les terres environnant Saint-Denis-du-Sig. Gautier s’y rend lui-même avec son ordonnance, un officier du bureau arabe et des cavaliers mis à sa disposition par Walsin-Estherhazy ; du 28 au 31 décembre, il examine les lieux : la plaine est traversée par le Sig dont les eaux sont retenues en amont par un barrage qui vient d’être reconstruit et qui assure une irrigation régulière des cultures ; la zone n’est pas très éloignée des villes d’Oran, Mascara, Arzew et Mostaganem, qui constituent un débouché commercial assuré. Convaincu que les lieux sont propices à l’installation d’une exploitation agricole, Gautier envoie son rapport au conseil d’administration de l’Union, accompagné d’une carte topographique sur laquelle il a dessiné le tracé de la concession à solliciter auprès du ministère de la Guerre.
Lui-même, en mars 1846, se rend à Paris où il est reçu au ministère de la Guerre par le directeur des Affaires algériennes (général de La Rue), le ministre lui-même (Moline Saint-Yon) ainsi que par le président du Conseil, le maréchal Soult ; tous, écrit Jules Duval dans une histoire de l’Union écrite en 1850, se sont « ralliés sans peine à ce plan de colonisation sociétaire, le maréchal Soult principalement » [2]. En Algérie, dans un rapport sur l’Union du Sig envoyé à Bugeaud, Lamoricière estime que « si tout n’y est pas à l’abri de toute critique, il y a d’excellentes choses et de si bonnes qu’il est impossible que les résultats ne soient pas avantageux » [3].
La bienveillance des autorités se traduit aussi d’une autre façon : Gautier, dont Lamoricière dit qu’il est « un homme de dévouement, un homme de conviction et persévérant qui ne peut manquer de faire beaucoup pour la colonisation » [4], est « mis à la disposition du gouverneur de l’Algérie » en avril 1846 [5] ; en fait, il est détaché de son service pour se consacrer à la réalisation des projets de l’Union. Il peut même s’y consacrer très vite, puisque, bien que les formalités administratives conduisant à la concession ne soient pas encore terminées, il reçoit l’autorisation du ministère de s’installer dès le 1er juin sur le terrain sollicité. Il s’agit de commencer les travaux de construction et de défrichement qui permettraient, prévoit-on alors, d’accueillir dès l’automne 100 à 150 colons pouvant ensemencer 250 à 300 hectares en céréales.
L’ordonnance de concession est signée le 8 novembre 1846 ; l’Union agricole d’Afrique reçoit 3059 hectares sur laquelle elle s’engage à établir 300 familles, soit entre 1 800 et 2 000 individus, à édifier des logements et des bâtiments d’exploitation, à mettre en culture les terres et à y élever un cheptel de 1 000 bovins, 150 chevaux et 3 000 ovins, tout cela en dix ans (le tiers doit être déjà réalisé au bout des cinq premières années).
Gautier est nommé « directeur » de l’Union à Saint-Denis. Les débuts sont difficiles. D’après un rapport de février 1847, il n’y a que cinq familles et une quinzaine d’ouvriers payés à la journée ; trois baraques ont été construites en planches, une quatrième en maçonnerie ; 30 à 40 hectares seulement ont été ensemencés, et six à sept mille arbres plantés. Les conditions matérielles (couchage dans des hamacs, alimentation de médiocre qualité) sont très difficiles ; de surcroît, Gautier semble vouloir y imposer une discipline quasiment militaire. Reverchon, un agriculteur des environs de Lyon, arrivé en septembre ou octobre 1846, ne s’entend pas avec Gautier et quitte Saint-Denis.
Les difficultés de l’Union
Gautier entre lui-même en conflit avec le conseil d’administration de Lyon qui, tout en reconnaissant son dévouement, doute de ses compétences et de ses capacités à diriger une exploitation agricole. Un membre du conseil d’administration est envoyé sur place, avec les pleins pouvoirs. Gautier démissionne en mai 1847 et quitte Saint-Denis en juin. Les difficultés se manifestent aussi lors de l’assemblée générale des actionnaires qui, en août 1847, contestent l’action des administrateurs lyonnais et désignent un nouveau conseil d’administration, siégeant désormais à Besançon ; parallèlement, un conseil de surveillance (avec notamment Walsin-Esterhazy et plusieurs membres de la Chambre de commerce) est instauré à Oran, afin de suivre l’action du directeur. Gautier est rétabli dans ses fonctions de directeur et revient à Saint-Denis début octobre 1847 ; mais le conseil d’administration lui adjoint Jules Duval, ancien magistrat, publiciste fouriériste, et partisan de la colonisation [6].
Parallèlement, l’attitude des autorités militaires en Algérie devient moins favorable à l’Union, alors qu’à Paris, le ministère continue à soutenir la société. Gautier souhaite compenser les faibles effectifs de colons et le coût représenté par les journaliers en utilisant une main d’œuvre militaire ; cela a d’ailleurs été prévu par l’acte de concession qui stipule que des soldats peuvent aider à la construction du mur d’enceinte. Mais Bugeaud, plus réticent que d’autres officiers envers l’expérimentation sociétaire, refuse de lui allouer les hommes sollicités, car, dit-il, ils seraient utilisés non seulement au mur d’enceinte, mais aussi aux travaux agricoles de l’Union, alors qu’ils sont nécessaires pour construire des ponts, des routes sur le territoire colonial…
Dès l’été 1847, des officiers signalent les « désordres » qui règnent sur les terres de l’Union, les travaux qui n’avancent guère, la situation financière difficile, notamment parce que le montant des actions souscrites n’a pas été versé en totalité. En février 1848, Cavaignac déclare que, « incontestablement, l’entreprise est mal conduite. La probité et la droiture d’intention du Directeur actuel des travaux ne sauraient être le moins du monde suspectées, mais il n’est ni administrateur, ni agronome, et se trouve ainsi hors d’état de mettre en bonne voie une entreprise aussi hardie » [7]. Gautier est cependant « maintenu à la disposition du gouverneur » et reste donc détaché au profit de l’Union agricole d’Afrique ; mais la situation ne s’améliore pas, d’après les rapports envoyés par les officiers au gouverneur [8]. En septembre 1848, il quitte Saint-Denis-du-Sig, officiellement « pour cause de santé » [9].
En février 1849, il est affecté à l’état-major particulier de l’artillerie ; la même année, il se marie avec Pauline Elisa de May d’Aulnay, fille d’un ancien officier de gendarmerie. Il reste en Algérie et continue à s’intéresser à ce qui se passe à l’Union ; alors qu’il est affecté à une unité stationnant à Mascara, il revient visiter l’exploitation en novembre 1849. Peu après, il lui fait don d’orangers et de citronniers [10].
Après avoir participé à l’expédition d’Italie en 1859, il reste en métropole quelques mois (à Marseille, puis à Douai), retourne ensuite deux années à Oran (1860 à 1862), avant de rejoindre en janvier 1863 Charleville comme « inspecteur au poinçonnage des armes ». Il prend sa retraite en avril suivant et s’installe à Paris.
Retour au militantisme fouriériste et à l’Union du Sig
Gautier renoue avec les fouriéristes, qui, au milieu des années 1860 et sous la conduite de François Barrier, désormais installé à Paris, s’efforcent de réorganiser le mouvement sociétaire. Il fait partie des actionnaires de la société en commandite fondée en 1866 pour exploiter la Librairie des sciences sociales (la Société Noirot et Cie) ; régulièrement présent aux assemblées générales des actionnaires, il devient membre du conseil d’administration de en juin 1869, mais en démissionne à la fin de la même année. En 1869, la société devient anonyme ; il en demeure un des actionnaires (pour 200 francs) [11]. Il est également membre du comité de rédaction de La Science sociale en décembre 1869, mais le quitte très rapidement [12].
Surtout, il s’intéresse à nouveau à l’Union du Sig. La société, à la suite de profondes difficultés financières et après la réduction de la taille de la concession, a abandonné dès le milieu des années 1850 le projet d’association du capital et du travail ; le conseil d’administration, désormais installé en Algérie et dont plusieurs membres sont très éloignés du mouvement fouriériste, se contente de louer les terres et de percevoir des fermages, qu’il redistribue aux actionnaires sous forme de dividendes.
Mais en 1864 ou 1865, le siège de la société est transféré à Paris, à la Librairie des sciences sociales ; le conseil d’administration est principalement constitué de fouriéristes partisans de la réalisation sociétaire ou ayant joué un rôle important dans les premières années de l’Union : François Barrier, dont on a vu le rôle central aux débuts de l’Union, Eugène Bonnemère, Jules Duval, … et donc Henri Gautier. Ces administrateurs souhaitent replacer l’Union dans une perspective fouriériste ; c’est-à-dire, non pas réaliser un phalanstère, mais y pratiquer l’association du capital et du travail et la participation aux bénéfices. Dans un premier temps, il s’agit de rénover les bâtiments et d’en construire de nouveaux pour développer l’exploitation directe. Ce plan est voté par l’assemblée générale des actionnaires d’avril 1870, qui désigne pour les « études préparatoires » un « comité spécial » composé de trois membres, dont Gautier [13].
Ces intentions sont contrariées et retardées par la guerre de 1870-1871. Gautier lui-même réintègre l’armée en septembre 1870, avant de revenir à la vie civile en mars 1871. En septembre suivant, il est chargé de faire le rapport sur la situation de l’Union lors de l’assemblée générale des actionnaires ; il déplore à nouveau la médiocrité des installations et l’insuffisance des logements [14]. Il est envoyé en Algérie par le conseil d’administration pour faire un rapport précis sur la situation de l’exploitation et sur les travaux à exécuter. Lors de son séjour à Saint-Denis, en mai 1872, il constate « l’état déplorable des logements » et le délabrement des autres constructions. « Il y a évidemment loin de cet état précaire à la commune industrielle et agricole […] que se promettaient de créer les fondateurs de l’Union ». Sur place, il installe une institutrice pour faire l’école aux enfants des colons. A son retour, il soumet son plan aux administrateurs et aux actionnaires : récupérer progressivement les terres affermées, ce qui signifie la baisse des revenus locatifs, et passer à l’exploitation directe, ce qui implique des investissements importants. Ce plan est adopté et mis en application dans les années qui suivent. Gautier obtient le soutien de Victor Considerant, élu administrateur grâce à lui en mai 1873.
Mais cette volonté de réorienter l’Union dans un perspective fouriériste se heurte à de nombreuses difficultés : mécontentement des actionnaires qui voient les revenus diminuer et les dépenses augmenter ; mauvaises récoltes pendant plusieurs années de suite en raison d’épizooties ou de sécheresses ; difficultés à trouver du personnel, etc. La direction suivie par le conseil d’administration, et dont Gautier est un des principaux partisans, est contestée, parfois violemment, par certains fouriéristes, dont Jean Griess-Traut, qui dénonce l’incompétence des administrateurs. L’avenir de l’Union du Sig, très endettée, est désormais très incertain. Lors de l’assemblée générale des actionnaires de 1879, Victor Considerant et Henri Gautier sont réélus administrateurs ; mais l’année suivante, ils menacent tous les deux de démissionner (assemblée du 14 février 1880), ce que le premier fait rapidement (assemblée générale du 22 février 1880), tandis que le second quitte le conseil d’administration en 1881. Ses collègues déclarent regretter le départ de « l’un des principaux fondateurs de l’Union, celui qui a donné les preuves du dévouement le plus actif, celui qui l’a sauvée dans sa phase la plus critique » [15].
Parallèlement au travail qu’il mène pour l’Union du Sig, il continue à participer aux activités sociétaires ; il est abonné au Bulletin du mouvement social [16] ; il assiste au moins de 1874 à 1878 aux banquets commémorant la naissance de Fourier ; il préside les deux derniers. Lors du banquet d’avril 1877, il prononce un toast dans lequel il demande à la jeune génération de reprendre le flambeau phalanstérien :
c’est grâce à l’effort d’hommes plus jeunes que nous, appartenant à la génération présente, que nous devons d’assurer l’existence de l’école sociétaire dans l’avenir, et que nous pourrons espérer la réalisation de nos rêves d’un bien-être social. Nous, nous devenons vieux et alors nous échouons dans la voie de la propagande. Ainsi, quand je pense que moi qui appartiens à l’école sociétaire depuis 40 ans, je suis parvenu à faire en tout ce temps trois adeptes, oui messieurs, trois ! Il vaut mieux que nous voyons de jeunes gens marcher sur nos traces, cela nous assurera l’avenir. Car s’il y a une chose qui n’est pas héréditaire, c’est surtout la conviction aux idées de l’école sociétaire. Connaissez-vous messieurs, un phalanstérien qui ait convaincu son fils et soit parvenu à en faire un adepte ? Quant à moi, je n’en connais pas un [17].
Quand il décède, en 1883, il est veuf, sans que l’on connaisse le lieu et la date de la mort de sa femme.