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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

9-23
L’art du ménagement
Article mis en ligne le décembre 1991
dernière modification le 3 septembre 2004

par Ucciani, Louis

Comment passer d’un monde à un autre ? Elisée Reclus note qu’alors que pour le scientifique évolution et révolution ne sont en rien contradictoire, le langage commun les oppose radicalement : « L’Evolution, synonyme de développement graduel, continu, dans les idées et dans les moeurs, est présentée comme si elle était le contraire de cette chose effrayante, la Révolution, qui implique des changements plus ou moins brusques dans les faits [1]. » Les tenants de la Révolution s’opposeraient à ceux de l’évolution. En fait, l’opposition ne fait que cacher chez les uns la défense de leurs privilèges, ou peut-être plus déplorable encore leur ignorance, tant il est vrai que « pour l’homme repu, tout le monde a bien dîné [2]. » Et si - et il y en a - se trouvent parmi les timorés de sincères apôtres d’un monde autre à venir, ce n’est que dans une évocation exorcisante : « ils l’évoquent et la conjurent en même temps : ils critiquent la société présente et rêvent de la société future comme si elle devait apparaître soudain, par une sorte de miracle, sans que le moindre craquement de rupture se produise entre le monde passé et le monde futur [3]. » Dans cet espoir de l’autre monde tempéré par l’effort dans le maintien de celui-ci, Elisée Reclus repère une incomplétude de la pensée. S’arrêter à elle dénoue les mécanismes du changement, tant il est vrai qu’ils naissent bien en l’individu : « Etres incomplets, ils n’ont que le désir, sans avoir la pensée ; ils imaginent, mais ils ne savent pas vouloir [4]. »

Le passage est marque d’accomplissement, d’accession à la complétude. Ou, encore, dans le passage se signe la complétude ; il y aurait une corrélation telle que la complétude amène l’autre. La complétude c’est, dans un être, l’adjonction de la pensée au désir. Ce n’est que relayé dans la pensée que le désir pourrait trouver réalisation. Se détache, dans cette délimitation, la structure de l’attente et de sa réalisation. Du côté de la réalisation la pensée et son application au vouloir, de l’autre, dans l’attente le désir et l’imagination. Il n’est sans doute pas anodin qu’ici le penseur du passage établisse une disjonction philosophiquement signifiante, où désir et vouloir relèvent de deux registres distincts, où le vouloir deviendrait un désir pensé qui, comme tel, dépend d’un savoir, d’un apprentissage. Le passage où l’idée devient chose correspond à une évolution telle de l’individu que son désir devient vouloir par la transaction de la pensée.

En l’absence de la recomposition du désir par la pensée, l’individu n’est que la chose du désir dans l’incapacité de vouloir sa réalisation. Passer du désir au vouloir maîtrisé dans sa mécanique est la marque de l’être révolutionnaire.
Certes l’accession de l’individu à sa complétude ne suffit pas à engager le processus du passage. Tout au plus celui-ci trouve-t-il ici son impulsion qui, si elle veut devenir opérationnelle, doit être relayée par les conditions extérieures. Le passage trouve sa nécessité sur le terrain, Elisée Reclus s’inspire du modèle biologique pour en énoncer le principe : « Quand les anciens cadres, les formes trop limitées de l’organisme, sont devenus insuffisants, la vie se déplace pour se réaliser en une formation nouvelle. Une révolution s’accomplit [5]. »

L’être révolutionnaire, comme être du passage est celui qui a atteint sa complétude dans des cadres désormais trop exigus. L’acte révolutionnaire naît du débord de la vie et du désir relayé dans son vouloir hors des barrières trop proches du monde environnant.

C’est dans la présence ou non de l’authenticité, puis de la prise en compte de l’extériorité que se juge la validité du projet révolutionnaire dont le but est tourné vers l’absence d’entrave, vers le libre écoulement. L’achèvement c’est le moment où est atteint l’hors cadre, où le désir qui se pense et se veut peut enfin s’écouler : « Penser, parler, agir librement en toute choses ! L’idéal de la société future, en contraste et cependant en continuation de la société actuelle [6]. »

Le passage se ramène à l’apparition du contraste dans la continuité, qui doit être pensée dans la conjonction des aspirations et de leur condition d’émergence. Ainsi, pour Elisée Reclus, le nouveau monde ne manquera pas d’advenir au nom du principe que « le passé ne se restaure ni l’avenir ne s’évite » [7]. C’est que des signes avant-coureurs sont là (comme l’Internationale) du passage du désir au vouloir.

Certes aussi, peut-il compter les échecs, là où le contraste se dissout dans le continu. C’est le cas, note-t-il, de ces communautés tentatives de réalisation dont l’histoire « raconte beaucoup plus d’insuccès que de réussites » [8]. Elles achoppent sur les deux versants du continu. Le versant interne qui confine l’individu dans l’en-deçà du pas qu’il accomplit. Nous y reconnaîtrons l’absence du préalable de la complétude : « Les personnes qui se groupent pour entrer dans une de ces sociétés à idéal nouveau ne sont point elles-mêmes complètement débarrassées des préjugés, des pratiques anciennes, de l’atavisme invétéré ; elles n’ont pas encore dépouillé le vieil homme [9]. » De citer l’expérience des colons de Brook Farm soulagés de ce qu’un incendie vienne stopper leur tentative. Le continu des mauvaises habitudes l’emporte sur la bonne volonté, sur le désir non pensé. C’est donc dans ce cas l’individu lui-même qui menace sa propre entreprise, plus que les forces opposées de ses adversaires : « Dans le microcosme anarchiste ou harmoniste qu’ils ont formé, ils ont toujours à lutter contre les forces de dissociation, de disruption, que représentent les habitudes, les moeurs, les liens de famille, toujours si puissants, les amitiés aux doucereux conseils, les amours aux jalousies féroces, les retours d’ambition mondaines, le besoin des aventures, la manie des changements [10]. » Le continu, dans son versant interne, déroule le catalogue de ses forces dissociatives. C’est elles qui doivent être pensées si le désir associatif veut trouver réalisation.

D’autre part, sur son versant externe, le continu déroule de même ses forces opposées : « Pour des causes analogues, c’est-à-dire le manque d’adaptation au milieu, la plupart des associations communautaires ont péri [11]. » C’est faute de n’avoir pas pris en compte la force du continu que l’entreprise de Considerant s’est à son tour condamnée à la dissociation : « Les phalanstériens qui, peu après la fondation du Second Empire, accompagnent Victor Considerant dans les plaines du Texas septentrional, marchaient à une ruine certaine, puisqu’ils allaient s’établir au milieu de populations dont les mœurs brutales et grossières devaient nécessairement choquer leur fine épiderme de Parisiens, puisqu’ils entraient en contact avec cette abominable institution de l’esclavage des noirs, sur laquelle il leur était même interdit par la loi d’exprimer leur opinion [12]. »

On peut s’interroger plus en avant sur cette vision de l’échec de Considerant. Elisée Reclus le considère inévitable non pas a posteriori mais bien a priori. En ceci c’est bien la méconnaissance préalable du continu qui condamne l’expérience. Il faut connaître le contraste avant de s’y confronter. Changer le monde suppose prioritairement de le connaître. Que le contraste s’anéantisse dans l’expérience de Considerant ne peut procéder que de l’ignorance. Le doux s’efface devant le dur ; le dur d’ici n’est que mollesse par rapport à celui de l’ailleurs. Serait-ce à dire, contre finalement toutes les grandes tentatives révolutionnaires du vingtième siècle, que l’idée ne saurait trouver application pertinente que là où elle naît ? Condamnation a priori de ce qu’aujourd’hui l’histoire rejette a posteriori. Exporter l’idée la condamne ; l’échec des révolutions confirmerait la sentence visionnaire de Reclus.

Mais si Considerant s’est embarqué dans l’aventure de la réalisation, n’a-t-il pas contrevenu au principe même qui la guidait ? En effet les réticences d’Elisée Reclus sont déjà chez Fourier pour qui, la dialectique du contraste et du continu est centrale. C’est elle qui dicte le temps du passage. Certes Fourier attendit-il, dit-on, son mécène ; bouillait-il d’impatience à réaliser le passage ? Subsiste que les expériences menées par les disciples, mais aussi celles d’autres utopistes, comme Owen, ne peuvent se ramener qu’à une ponctualisation. En partant du monde tel qu’il est les expérimentateurs tentent d’y soustraire un lieu. Etait-ce le projet de Fourier ? Rien n’est moins sûr. En effet, là où les expérimentateurs tentent la ponctualisation par soustraction, Fourier envisage une redistribution. Le contraste n’est pas un point se dégageant de l’ensemble du continu, mais une redistribution du continu qui entre, alors, en contraste avec lui-même. La modification ne provient pas de la libre entreprise mais d’une redéfinition du pouvoir central. C’est le pouvoir, et non pas un élément de la base, qui peut le contraste. La perspective est pyramidale et non pas horizontale. Ainsi quand Fourier, dès 1808, tout empreint de l’optimisme né de sa découverte et de sa publication, en envisage la réalisation, c’est bien le modèle pyramidal qui se présente à son esprit : « J’insiste spécialement sur la facilité de faire passer sans délai le genre humain à l’ordre combiné. Cette facilité est si grande qu’on pourra dès la présente année 1808 voir commencer l’organisation du globe : si un prince veut employer au canton d’esquisse une des armées que la paix continentale laisse dans l’inaction, s’il affecte vingt mille hommes aux travaux préparatoires du canton d’essai, l’on pourra en transplantant les arbres avec leur terre natale (ainsi que cela se pratique à Paris), et en se bornant à des constructions en brique, accélérer tellement l’entreprise qu’à la fin du printemps de 1808 la première phalange de sectes progressives entrera en exercice ; et le chaos civilisé, barbare et sauvage se dissipera aussitôt par toute la terre, emportant les malédictions unanimes de tout le genre humain [13]. »

Trois points peuvent être dégagés de cette proposition. Tout d’abord l’affirmation de la centralité de la commande. L’essai pourrait naître de l’utilisation par le pouvoir central (un prince) de son superflu ; en quoi les choses de la guerre se transformeraient en leur contraire. Un second point touche à la facilité matérielle de la réalisation. La nature architecturale est secondaire, elle doit être sacrifiée à l’urgence. La brique peut remplacer aisément la pierre. Le troisième point concerne précisément la nature de la liaison du contraste et du continu. Certes sommes-nous dans une extension analogique, mais il n’empêche qu’elle présente une signification intéressante. L’arbre se transplante avec sa terre d’origine, en serait-il de même du phalanstère ? Qu’en est-il, pour Fourier, de la réalisation par transplantation d’une idée ?

Les critiques qu’il adresse à Owen sont des plus significatives. Elles montrent combien la non-pensée préalable du continu et du contraste sanctionne les expériences. Ainsi, à propos de ses théories sur l’amour : « On voit que ce novateur a voulu, sur chaque dogme, se ménager des faux-fuyants, afin de pouvoir modifier ses méthodes selon les circonstances [14]. » La mainmise de la circonstance sur le projet est la manifestation de la maîtrise du continu. Le projet d’Owen est prisonnier du continu et s’interdit par là même toute création de l’ordre du contraste. Mais en même temps le continu qui l’enserre est celui de la civilisation ; il est incapable de s’en extraire pour fusionner, par exemple, à un autre. La critique est la même de la part de Fourier vis à vis d’Owen, que celle que nous avons vu Reclus opposer à Considerant : « L’expérience le confond depuis vingt ans, par le refus d’adhésion des sauvages et des civilisés voisins, en Ecosse et en Amérique [15]. »

De ceci se rappelle que la pensée est marquée par sa détermination spatiale. Il y a corrélation du lieu et de la pensée ; nombreux sont chez Fourier les exemples de l’ailleurs tant historique que géographique, comme autant de rappels du principe pascalien de la relativité des usages. En ceci la pensée serait prisonnière de son lieu d’émergence : la métaphore de l’arbre prendrait tout son sens, ainsi que l’entrée dans le contraste par la décision du prince. Elle ne saurait trouver réalisation que là où elle est née. Mais ceci ne définit que la pensée relative, celle que Fourier attribue à Owen, et non pas la sienne propre. Entre la pensée relative et la pensée authentique, c’est-à-dire entre la pensée prisonnière du continu, de la rationalité philosophique et la pensée délivrée d’elle, il y a précisément la connaissance du continu. Elle authentifie le système de Fourier et sa méconnaissance disqualifie celui d’Owen. Pour que le contraste émerge, il faut jouer du continu. Non pas par fusion à lui (selon les circonstances) mais par écart. Or si s’écarter suppose la reconnaissance de ce que je quitte, le jeu d’Owen en rend manifeste la méconnaissance.

Le piège du continu qui enferme Owen, provient de la non-pensée, c’est-à-dire de la non perception par avance des difficultés de la réalisation : « C’est ici qu’on reconnaît son plan d’escobarderie ; quant à l’attraction il répond : on tâchera de rendre les fonctions attrayantes autant que possible ; mais tâcher n’est pas effectuer ; il y a 3000 ans qu’on tâche de rendre les hommes vertueux, et l’on est moins avancé qu’au premier jour ; il faut des moyens absolument neufs et plus sûrs qu’une promesse de tâcher. [16] »

Tâcher, c’est propulser l’effort dans l’après et c’est éviter d’en penser présentement les conditions. En cela nous verrions la marque de la pensée authentique et son refus du jeu des accommodements. Tâcher c’est s’accommoder ; penser c’est dépasser. L’émergence du contraste dans le continu se pense et ne se joue pas dans l’accommodement : « Il fallait découvrir une théorie régulière, mathématiquement exacte, et on devait imposer des conditions ; à défaut on verra vingt sophistes se flatter, comme M. Owen, qu’ils ont résolu le problème, et qu’on doit se fier aveuglément à leurs illusions philantropiques. Il n’en est rien [17]. »

Penser c’est imposer ses conditions à la réalité et non se laisser diriger par elle. D’où la critique faite à la Révolution française qui à vouloir s’extraire du continu dans l’imposition brusque du contraste, rend manifeste sa non pensée préalable ; critique qui peut s’étendre aux utopistes du type d’Owen : « Un siècle judicieux lui aurait dit : vous voulez détruire nos coutumes, quelles garantie donnez-vous de les remplacer utilement ? Vous parlez d’association, en avez-vous résolu les problèmes ? [18] »

Non-penser, tâcher, c’est soumettre le contraste au continu, en imposer la supériorité. D’où cette ultime critique du passage par soustraction : « Il veut retrancher trois parties d’un tout collectivement vicieux, retrancher du régime civilisé le sacerdoce, la propriété et le mariage [19]. » Alors qu’il s’agit de transformer l’ensemble (collectivement vicieux), Owen ne s’arrêterait qu’à quelques soustractions qui, en rien, n’affecteraient l’ensemble. Or soustraire c’est encore en référer à l’équilibre du continu et inscrire son action en lui.
Penser le passage constitue l’axe de la réalisation. Aboutir signifie que le partage est fait entre le donné et ce qui advient. Mais là où Owen agirait par soustraction, Fourier par le saut alternatif, Marx perçoit une ignorance première de la logique du continu. Ce qui lui fait penser dans le même registre la démarche utopiste qu’elle provienne d’Owen ou de Fourier. Arrigo Colombo note que l’accusation fondamentale assénée par Marx contre les utopistes réside dans ce qu’ils ont exclusivement « centré toute leur attention sur le projet, sans avoir isolé la dynamique historique propre à le réaliser ; ou qui nécessairement le réalisera [20]. » C’est ainsi que Marx reprochera à Fourier ce que lui-même reproche à Owen, à savoir une construction structurée dans la rêverie et non dans une science. Il y aurait chez les utopistes l’intention première, mais non la construction. Tout obnubilés qu’ils sont par le contraste et l’exigence de son émergence, ils en oublient qu’il ne peut naître que dans une logique issue du continu. En d’autres termes ce qui permet à l’idée d’émerger doit permettre aussi sa réalisation. « Les systèmes authentiquement socialistes et communistes, les systèmes de Saint-Simon, Fourier, Owen, etc. surgissent dans la première phase encore peu développée, de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie. Certes les inventeurs de ces systèmes aperçoivent l’antagonisme des classes ainsi que l’action des éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Toutefois, ils ne voient du côté du prolétariat aucune spontanéité historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre [21]. » Fourier penseur issu de l’origine du prolétariat ne pourrait que penser cette origine et la fin "imaginée" ; lui échappent nécessairement la logique de développement puis la réalisation de cette fin. Méconnaissant l’histoire, il ne peut que s’en référer à son imagination, « leurs inventions personnelles, note Marx, doivent suppléer ce que le mouvement social ne produit point [22]. »

Autrement dit, pour Marx, le continu dans sa logique même est porteur du contraste, ce qu’ignoreraient les utopistes, dont Fourier, pris qu’ils sont à penser le contraste comme l’autre du continu. Leur appliquer ces mots de Derrida : « Pas d’histoire, seulement des écarts, des irruptions, des discontinuités référées à une puissance d’imagination singulière [23]. »

Faut-il voir la pensée de Fourier comme un état préscientifique de ce qui deviendra le matérialisme dialectique, ce vers quoi pourrait nous laisser incliner la critique de non-scientificité qu’il adresse à Owen ? Inscrit dans la référence à la science, il y serait soumis et condamné par sa loi à être dépassé. Mais Marx et Fourier parlent-ils de la même chose, dans une même langue ? Un écart a propulsé Fourier hors de la pensée originée dans la civilisation, Marx est encore accroché à elle. C’est bien un autre monde qu’entrevoit Fourier, c’est la modification radicale de celui-ci que pense Marx. Nous pourrions mesurer l’étendue de la séparation dans l’éviction du tragique. Il n’est plus dans l’ordre Combiné ni dans l’Harmonie et Marx note, avec scepticisme, ce qui pourrait être ramené à un optimisme foncier de Fourier : « Le travail ne peut devenir un jeu comme le veut Fourier [24]. » Pouvait-il imaginer que le problème serait résolu en faisant du jeu un travail...?

Comment passer d’un monde à l’autre ? La réponse est, pour Fourier, dans la suite de celle à cette autre question, comment penser en dehors de la pensée ? [25] Son jugement sur les expériences condamne la ponctualisation et préconise le passage par centralité. Or celui-ci, dans l’ordre de la réalisation, est la réplique de celui qu’opère la pensée par rapport à elle-même. L’écart absolu est le maître mot du passage, comme il est celui de la pensée. Mais si tout un chacun peut se rendre maître de la pensée, l’écart dans sa réalisation ne peut que se nouer à partir d’une position centrale. L’initiative renvoyée au prince partirait de ce qu’est vaincu pour lui l’attrait du pouvoir en civilisation, dans la mesure où il l’exerce. Or c’est bien sur cette vision de la centralité que pèse la critique de Marx, qui y voit l’oubli des mécanismes de l’histoire. Fourier oublierait que toute centralité est englobée dans le continu de l’histoire. Or sa pensée de l’écart absolu, comme pas à côté, semblerait le prémunir du retour de l’histoire. Il s’en éloignerait par glissement hors d’elle. C’est en cela qu’il ne s’agit pas d’un processus révolutionnaire. Le contraste ne s’impose pas dans une soudaineté au continu, mais celui-ci déviant sa course se transforme en son contraste.

C’est ainsi que se développe chez Fourier un ménagement du continu, une ruse en quelque sorte, qui va se nouer, jusqu’à l’aboutissement dans le contraste, autour de trois principes.

Celui-ci tout d’abord, central dans la perspective fouriériste, le pivot. Illustrons-le par l’amour pivotal, sa forme la plus remarquable. Là où le but est de passer à la réalisation du « rêve philosophique d’une grande famille de frères [26] », là où le moyen ne peut que passer par l’amour dans son éclat et sa cristallisation les plus radicaux, Fourier articule sa pensée du passage à partir du pivot, forme déjà présente en civilisation, sas vers son dépas-sement : « Comme on trouve en civilisation beaucoup de traces de ce genre d’amour il mérite, note Fourier, une exacte analyse après quoi nous passerons à l’exposé de ses emplois en harmonie [27]. » Le passage se marque, il est nécessaire de le rappeler, par modification telle de la pensée des rapports amoureux, que la monogynie et le mariage petit bourgeois, ne sont plus que des anachronismes. Le contraste amène l’éclat, tandis que le continu enferme l’amour dans la régularité restreinte au couple simple (« Dans un ordre social où régnera l’entière liberté en amour, il est certain qu’on sera bien plus polygame qu’on ne l’est aujourd’hui [28]. »)

L’amour pivotal se situe là où le croisement de l’un au multiple trouve sa possibilité. En ceci nous retrouvons l’idée de la centralité de l’axe porteur. Le multiple ne peut, semble-t-il chez Fourier, n’être pensé qu’à ce prix : une unité sous-jacente. C’est ici que son système a son accroche, c’est à partir de là qu’il ne dérive pas, mais aussi que se relativise l’écart... Que Fourier ait lui-même nommé Pivots ces points d’articulation des possibles à ce qui est, signe sa lucidité : « J’ai dit que l’amour pivotal a les mêmes propriétés que le blanc comparé aux 7 couleurs qu’il réunit toutes. Ainsi l’amour pivotal réfléchit sur l’objet de pivot les 7 passions primitives et d’abord le pur amour [29]. » Il s’agit dans le pivot de trouver la concentration des possibles, à partir d’où les développements deviennent accessibles. Le pivot est le lieu base, porteur d’une complétude potentielle, qui trouve ses réalisations dans ses extensions. Fourier décrit l’amour pivot comme le déjà-là d’un autre ordre. Dans tout ce qu’il recèle en théorie de possible, mais aussi dans la façon d’être qu’il suppose : « L’amour pivotal est vraiment une fidélité transcendante et d’autant plus noble qu’elle surmonte la jalousie qui dépare l’amour ordinaire. Hommes et femmes ne sont point jaloux des inconstances de leur objet pivotal dont ils sont confidents [30]. » Le monde qui s’ouvre est celui de l’entrée dans le possible et dans ses multiples connexions. Là où le continu ne se déroule que dans les liaisons simples et, du moins en droit, duelles, en développant des protections positives (fidélité) et négatives (jalousie), le contraste casse la liaison simple en évacuant les protections. La jalousie, comme attachement morbide à l’unique, tombe d’elle-même dans un monde où le multiple est la règle, tandis que la fidélité trouve une nouvelle définition. L’unicité qu’elle suppose se ramène non plus à la polarisation sur l’autre réceptacle de tous les désirs et apaisements, mais sur lui désormais point dans une constellation : « Après avoir vécu un certain temps avec une pivotale et l’avoir quittée, on peut en devenir céladon aussi galant que si l’amour était à son aurore [31]. » Ainsi décrit par la qualité d’autorégénération le lien pivotal affirme bien sa centralité : il serait l’axe par où passe épisodiquement la pulsion amoureuse avant qu’elle ne se polarise à nouveau sur un autre objet. A la différence de la linéaire succession arithmétique de Dom Juan, Fourier oppose la dispersion rattachée à un centre.

Cette centralité, qui redéfinit la fidélité, ouvre, en tant que liaison au centre, sur le second point attaché au passage. Celui-ci voit le sujet se réapproprier le continu, à partir du contraste. Dans une perspective du disparate et non plus de la linéarité, le sujet échappe à l’éclatement après une recollection sur soi-même à l’aide du souvenir. Passer c’est alors s’approprier la mémoire dont le continu dépossède l’individu. « La première distinction à établir sur ce point est celle du simple au composé qu’on a jamais remarquée. La fidélité simple est celle qu’exigent les philosophes. C’est la cohabitation exclusive avec un seul objet ; elle a une propriété très infâme qui est l’oubli successif [32]. » Fourier poursuit en montrant que dans le continu la logique linéaire s’impose par l’oubli. Le précédent s’abolit en lui, tandis que le dominant s’affirme : « Tels sont les monogynes ; ils se vantent d’une rigoureuse fidélité et l’observent réellement tant que dure le lien amoureux après lequel ils tombent dans une parfaite indifférence pour ceux ou celles qu’ils ont aimés [33]. » Le lien passé disparaît avec l’apparition du nouveau lien. C’est à ce prix que que le continu se développe. En quoi Fourier ne repère qu’un objet de mépris ; le sujet ne se constitue en effet que dans un perpétuel reniement de soi. En d’autres termes il se perd en se cherchant. Au contraire, celui que promeut le monde en Harmonie s’arrime, de façon définitive, mais non contraignante, à ses inclinaisons. La ligne de force du contraste sera le souvenir et s’opposera à celle du continu définie par l’oubli. Nous entrevoyons ici un modèle proche de celui que développera Proust, un même espace constellaire articulé sur l’axe de la mémoire. Fourier oppose ainsi le monogyne Oronte à la femme d’Harmonie. Celui-là qui « a été pendant dix ans très fidèle à 10 femmes avec qui il a successivement vécu ; pour la 11ème année, s’attache à une 11ème femme et oublie les dix autres comme s’il ne les avait jamais connues ; il devient pleinement indifférent sur leur bien-être et bientôt il oublie même sa 11ème maîtresse pour une 12ème qu’il prend à la 12ème année [34]. » Celle-ci, à l’oubli constitutif de soi substitue le soi comme réactualisation perpétuelle des liaisons fondatrices : « On voit une femme avoir consécutivement 20 amants et conserver toujours de la tendresse amoureuse pour son mari qui broche sur le tout. C’est fidélité composée qui devient pivot d’autres liens, de même espèce, et se soutient concurremment avec eux [35]. »

Le passage dans cette perspective, s’il ouvre bien au contraste, se fait donc par le biais d’une liaison pivotale à laquelle on s’arrime, par une nouvelle continuité qui est celle de la mémoire. C’est cette dernière qui s’impose comme point central de la construction d’Harmonie caractérisée, notamment, dans la pratique du legs : « Très générale en Harmonie et appliquée à tous les souvenirs affectueux d’amour, d’amitié ou autres. Si une femme opulente a aimé dans le cours de sa vie 50 hommes avec passion ardente et de manière à passer quelque temps avec chacun d’entre eux et conserver ensuite de l’amitié pour eux, elle ne manquera pas de leur faire des legs. (...) (Ils) ne s’étendront pas aux amours d’occasion. La dite dame aura eu peut-être 1000 et 2000 hommes dans les caravansérails, les orgies, les aventurades, les bacchanales d’armée [36]. » Dans la pratique du legs apparaît la valorisation économique du lien, la réaffirmation de sa réalité et surtout le signe du passage effectué. La coupure est faite d’avec la civilisation, un autre code s’est imposé : « Elle se croira tenue, selon l’opinion, de leur léguer une somme sous peine de passer pour caractère simple, esprit civilisé inhabile aux vertus sociales et ne conservant aucun souvenir des liens qui ont fait longtemps le charme de sa vie [37]. » L’opinion référente est autre, la cimentation par la mémoire concentrique a supplanté celle par mémoire sélective et fragmentée, image de l’amoralité civilisée : « C’est vraiment là le côté honteux des civilisés ; rien de plus odieux que leur coutume presque générale d’oublier complètement les personnes qu’ils ont idolâtrées. (...) Cette ingratitude est encore un des côtés dégoûtants de la civilisation [38]. »

La réappropriation de la mémoire par l’harmonien, outre qu’elle implique une nouvelle subjectivité, la définit plus précisément comme le lieu de la mémoire actuelle. L’harmonien, comme être qui se souvient, enrichit, d’autant plus qu’il se souvient, son penchant aux passions. Autrement dit il se souvient de ce qui s’oublie, la passion et les liens. Si le passage est ainsi entrée dans la mémoire, son comment réside dans le respect de soi du sujet. Hors du monde de la résignation où l’individu en vient jusqu’à abjurer ses propres rêves et désirs (« On peut leur dire : vous étiez donc bien aveugle, bien sottement inspiré dans ce violent transport pour un être indigne de souvenir amical ou bien vous êtes aujourd’hui très ingrats, très égoïstes [39]. »), ceux-ci deviennent centraux. Le précepte est alors deles vivre selon une force nietzschéenne, comme s’ils devaient revenir éternellement. Mais ce travail sur soi du sujet qui lui assure d’être pleinement lui-même dans chacun de ses désirs et des liens qu’il établit, s’il montre effectivement la manière du passage n’en dit pas l’essence. Celle-ci est à rechercher dans la recomposition qui s’accomplit en Harmonie. Au continu, axe de la civilisation, le contraste s’impose comme un éclat ; la verticalité s’éparpille dans une horizontalité fragmentée. Si la possibilité et donc la raison de l’éclat réside dans la potentialité multiple et pluridirectionnelle du désir de tout sujet, le lien maintenu obéit à une gestion de l’horizontalité. Le nouvel ordre ne se tient comme ordre que dans la force du lien. Or si la verticalité dépossède l’individu de l’exigence du maintien de son lien, en l’enfouissant dans l’histoire, l’horizontalité, dégagée de toute historicité, ne subsiste qu’à la condition d’une liaison réelle. En son absence l’éclat succombe à sa propre logique et ne saurait plus conduire qu’à une collection de monades closes sur elles-mêmes dans un solipsisme généralisé.

L’enjeu se révèle donc être celui de la sortie hors l’histoire par réappropriation des liens dont elle dispense l’individu. C’est ici que nous repérerons le troisième point propre au passage. Les deux premiers marquaient dans l’individu l’axe du glissement. Le pivot, tout d’abord, apparaissait comme une liaison centrale d’où pouvaient découler d’autres investissements. Le souvenir, quant à lui, pensait la liaison des liaisons dérivées du pivot. Le dernier point agit comme une clause ménageant les susceptibilités : ne pas heurter. Fourier le répète en maints endroits et l’applique aux différentes procédures de passage. Nous l’envisagerons sur le point crucial de l’abandon de l’histoire. La dépossession du lien passe par une régularisation. C’est en entrant dans la loi ou dans la règle que le lien échappe au sujet. La passion se fond dans le mariage qui, à son tour, se fond dans la famille, elle-même est saisie dans le social... La réappropriation suppose la sortie hors la régularité. L’exemple le plus patent est l’inceste. Certes il n’a pas acquis, au moment où écrit Fourier, la position centrale et fondatrice que les sciences humaines lui accordent aujourd’hui. Il n’en demeure cependant pas moins un interdit majeur à la jonction de la régularité (passion, couple, mariage, famille, société). Fourier l’aborde par la distance, avec une certaine ironie.

Il s’agit dans le passage de s’extraire de l’accord négatif, cette perfection des philosophes, pour atteindre à l’accord positif. Si, dans la théorie, l’écart absolu est le moyen, celui-ci n’est pas si évident à réaliser lorsqu’il s’agit de l’application. Fourier en aborde la difficulté en prenant l’exemple de l’inceste : « Ajoutons un exemple qui définira plus exactement encore la différence entre l’accord négatif ou ligne simple et l’amalgame, l’accord positif ou ligne d’ordre composé. Je tire cet exemple de l’inceste, lien réprouvé par toutes les lois civiles et religieuses [40]. »

Or ce qui est consensuellement réprouvé tant par la loi que par la religion, du moins en civilisation, peut être abordé sereinement par la théorie harmoniciste. Il s’agit, nous dit Fourier, de considérer l’inceste comme une liaison de tendances, à l’image de toutes les autres : « C’est un amalgame des 2 cardinales mineures, des 2 affections d’amour et de famillisme [41]. » D’autre part l’unanime condamnation montre ses failles. Extérieures, tout d’abord, ce qui vaut pour ici, ne vaut bien sûr pas ailleurs : « On a vu certains peuples d’Orient ériger l’inceste en vertu, adjuger au père les prémices de la fille et s’appuyer du principe que le fruit d’un arbre appartient à celui qui l’a planté [42]. » Internes ensuite, car le principe, absolu dans son énonciation, reçoit maints aménagements dans la pratique. C’est tout d’abord la coutume, secrète certes, qui voit les tantes déniaiser les neveux, mais surtout les accords, moyennant finances, accordés par les instances religieuses pour certains outrepassements : « Le seul fait du tribut exigé et de la dispense religieuse prouve que l’inceste en ligne collatérale n’est qu’un crime conditionnel [43]. » Autrement dit, tant l’usage généralisé et secret, que les accommodements autorisés par les instances, prouvent que l’inceste, bien qu’unanimement réprouvé n’est qu’un « crime de convention et non de nature » [44]. Et, poursuit Fourier, que cela ne s’applique qu’à l’inceste collatéral et non à l’inceste direct n’est, ici encore, qu’un faux problème. Il recourt à l’exemple du casuiste Sanchez et du cordonnier, pour affirmer qu’entre ces deux incestes n’est qu’une « frivole distinction sur le plus ou le moins » [45] . Et, qu’ici encore, on a pu voir les autorités religieuses, pour des raisons d’Etat, absoudre bien des incestes directs ; et que, d’autre part, il existe « combien d’incestes réels en mariage par le fait des adultères paternels bien connus et d’après lesquels on voit tant de frères épouser leurs sœurs » [46]. Signe supplémentaire de la complète hypocrisie des civilisés.

Dans ce nouveau conflit de la convention et de la nature, où, une fois encore, la convention "civilisée" tente d’imposer son ordre à la nature rebelle, Fourier note la résistance extrême des juristes et des philosophes. Ceux-ci pourtant prêts à absoudre les crimes les plus horribles, au rang desquels il compte le parricide et l’infanticide, n’en continuent pas moins à se montrer intransigeants vis-à-vis de l’inceste : « Si la science et l’opinion accommodent ainsi sur le parricide et l’infanticide pour l’intérêt de quelque principe ne pourraient-elles pas, à plus juste titre accommoder sur les illégalités comme l’inceste qui, au lieu de produire un meurtre, produisent un lien réel ; assurément la violation du principe serait bien plus excusable dans le second cas que dans le premier [47]. » Mais si Fourier excuse, de son aveu même, « bien plutôt Phèdre et Jocaste que les deux Brutus », c’est d’un regard hors civilisation qu’il le fait. Et là où nous voyons, nous, aujourd’hui, la centralité de l’interdit et sa vocation fondatrice, Fourier ne voit qu’une résistance de la civilisation et, une fois encore, la manifestation de son être tourné vers l’accord négatif : « Nos sociétés sont pleinement incompatibles avec le positif [48]. »

D’autre part l’inceste, « très généralement conseillé par la nature » [49], met en évidence les contradictions de la civilisation. L’opinion s’oppose à la législation et « tolère en secret les liens qu’elle proscrit en public » [50] ; contradiction qui vient doubler celle de la législation vis-à-vis d’elle-même, dans ses aménagements et autres passe-droits. Fatras d’hypocrisies à quoi devra se substituer l’Harmonie.

Mais le nœud est central et Fourier hésite à le traiter ouvertement ; méfiance à l’égard de ce qui devient principe de la civilisation ? S’agira-t-il d’avancer masqué ? « Quelques ergoteurs vont m’objecter que je reste en arrière sur un dogme équivoque et que je ne déclare pas nettement si l’inceste en tous degrés sera autorisé ou défendu dans l’Harmonie [51]. »

Fourier pense le passage par écart absolu pour ce qui concerne les principes les plus urgents à dépasser : « L’Harmonie innovera brusquement sur les coutumes d’ambition, d’économie domestique, industrielle où toute innovation lucrative et commode ne saurait choquer personne [52]. » Ecart donc, mais sans heurt, comme s’il fallait prévenir toute résistance ; la déclinaison s’attache à faire dévier l’environnement économique et à corriger ses effets sur les mentalités : « Il n’attaquera dans ses débuts que les préjugés civilisés qui vantent les germes de pauvreté et de mensonge, vantent la gloire des accapareurs et agioteurs et fourbes mercantiles, la vertu des ménages haineux et discordants, qui, par leur désunion, compliquent au décuple et centuple tout le régime domestique et industriel [53]. »

Pour le reste devra s’opérer une substitution où, par glissement progressif, l’habit de la civilisation cédera à celui de l’Harmonie. Les préjugés seront traduits en langage harmonien [54], donc dans une nouvelle régularité, qui les montre tels qu’ils sont mais qui, en même temps, pense leur fin. Ce n’est qu’à cette seule condition, qui introduit la fin là où la civilisation met pérennité, que s’évite le heurt, condition première du passage du continu au contraste.

Il s’agirait, en règle générale, de repérer ce qui fonctionne de façon centrale dans le monde à changer et de ne pas le prendre de front (« On maintiendra quelque temps les préjugés existants » [55]), mais de le travestir par fusion à lui. Une ironie en quelque sorte, oubliée par Considerant, mais peut-être pas par les autres disciples de Fourier qui, quand on leur fait grief d’avoir amputé les textes des passages « osés », pourraient, à juste titre, se prévaloir du principe fouriériste du ménagement.