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Cordillot Michel, Utopistes et exilés du Nouveau Monde. Des Français aux Etats-Unis de 1848 à la Commune, Paris, Vendémiaire, 2013, 379 p.
Article mis en ligne le 19 janvier 2014

par Bouchet, Thomas

Dans l’œuvre que Michel Cordillot construit patiemment, seul et en équipe, depuis un quart de siècle, Utopistes et exilés du Nouveau Monde marque une étape importante. Cet ouvrage synthétise – et actualise si nécessaire – les apports des très nombreuses études qu’il a signées au fil des ans : articles, numéros spéciaux de revues (dont le Cahier Charles Fourier numéro 4, paru sous sa direction en 1993 et intitulé « Autour de la colonie de Réunion, Texas »), notices dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier mais aussi dans le Dictionnaire biographique du fouriérisme, ouvrages enfin (par exemple : La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux Etats-Unis, 1848-1922, paru en 2002). Il remobilise également de très nombreux travaux parus en anglais ou en français, de l’ouvrage à vocation généraliste jusqu’à la recherche spécialisée. Michel Cordillot rend par exemple hommage à deux chercheurs remarquables, auteurs de thèses décisives : Hubert Perrier en 1984 avec « Idées et mouvement socialistes aux Etats-Unis, 1864-1890 », Charles Clerc en 2001 avec « Les républicains de langue française aux Etats-Unis, 1848-1871 ». En fin d’ouvrage, une orientation bibliographique permet de se faire une idée précise du paysage historiographique.
Michel Cordillot dévoile ses intentions dans une introduction limpide : suivre dans leurs années américaines, au singulier et au pluriel, la catégorie des « exilés français au sein de laquelle se côtoyèrent ‘utopistes’ de différentes persuasions, émeutiers vaincus de juin 1848, républicains en fuite après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, opposants politiques lassés de ruser avec leurs persécuteurs, ou encore communards et Internationaux traqués après la chute de la Commune » (p. 10) Les questions qui intéressent Michel Cordillot sont celles de l’engagement politique et social en terre d’exil. Elles conduisent bien au-delà du pur et simple dénombrement (mené dans le livre, soit dit en passant, avec beaucoup de rigueur) ou de la juxtaposition de fiches signalétiques. Pour leur apporter des réponses satisfaisantes, il parvient à nouer en gerbe trois réalités le plus souvent abordées de manière distincte : le mouvement politique et social français, le mouvement politique et social américain, le processus de l’exil. De fait, très fin connaisseur des rouages de l’histoire politique et sociale de part et d’autre de l’Atlantique ainsi que de l’histoire des relations internationales, il propose également, à son tour – à la suite de Sylvie Aprile, par exemple – de pénétrantes analyses sur le phénomène de l’exil, ce choix contraint et le plus souvent sans retour lorsqu’il s’agit des Etats-Unis.
Utopistes et exilés du Nouveau Monde fournit une foule d’informations et d’idées sur l’histoire du fouriérisme aux Etats-Unis. L’expérience de Réunion y fait l’objet de développements précis (p. 132 sq.), nourris par exemple par les analyses décisives que Jonathan Beecher a proposées il y a une dizaine d’années dans son Victor Considerant. Des pages éclairantes sont consacrées aux néo-fouriéristes (p. 313 sq.), avec entre autres de précieuses indications sur le rôle des « compagnons de Considerant ». Mais l’un des intérêts majeurs du livre réside dans la mise en relation systématique des divers courants de l’exil politique et social. L’histoire du fouriérisme s’écrit, sous la plume de Michel Cordillot, en parallèle avec celle des icariens ou celle des blanquistes. Journaux – dont le rôle stratégique est régulièrement souligné au fil de l’ouvrage – et sociétés donnent corps à des identités collectives qui débordent des cadres doctrinaux habituels. Il faut lire à ce propos les développements consacrés à l’Association internationale ou AI (voir p. 175 sq.), la Société de la République universelle ou SRU (voir p. 150 sq.), à l’Union républicaine de langue française ou URLF (voir p. 212 sq.).
L’absence d’index ne facilite pas le repérage de parcours individuels tout à fait passionnants. Les vies d’exil de Claude Pelletier, d’Emile Péron, d’Arsène Sauva (pour ce dernier, voir p. 339 sq) et de tant d’autres, replacées chacune dans leur contexte, montrent en quoi consiste l’expérience concrète de l’exil. Ou encore : en s’appuyant sur le cas de Joseph Déjacque, exilé à La Nouvelle Orléans puis à New York, Michel Cordillot rend tangibles certains ressorts psychologiques fondamentaux de l’exil ; il cite par exemple cette lettre de Déjacque datée du 20 février 1861 : « J’ai la nostalgie, non pas du pays où je suis né, mais du pays que je n’ai encore entrevu qu’en rêve, la terre promise, la terre de liberté au-delà de la mer Rouge. […] Pauvres premiers socialistes que nous sommes ! Hommes déclassés dans la civilisation chrétienne, nous nous remuons comme des intelligences en peine, espérant toujours trouver un coin où nous serons moins en dehors de notre sphère naturelle, et ce coin nous ne pouvons le trouver parce qu’il n’est pas de ce monde, c’est à dire de ce siècle ! » (p. 183)
Le plan du livre permet de distinguer deux périodes dans l’histoire des exilés français aux Etats-Unis : d’abord, « le temps des utopistes » (p. 21-134), ensuite, « le temps des politiques » (p. 135-334) ; le passage, explique Michel Cordillot en étayant sa démonstration avec sa rigueur coutumière, se produit au milieu des années 1860. Mais si nettes soient-elles, les évolutions ne doivent pas masquer une continuité fondamentale, un air de famille entre les exilés de 1848 et les exilés des années 1870 : « pour la plupart des militants révolutionnaires des années 1848-1880, combattre sur les barricades, s’organiser en coopérative, partir labourer la terre en Icarie, ou encore militer à l’intérieur des syndicats et des partis socialistes naissants d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique constituaient autant de facettes différentes d’un seul et même combat, le combat contre l’oppression du travail par le capital et pour une société plus juste » (p. 338-339). Utopistes et exilés du Nouveau Monde décrit ainsi un monde bigarré mais cohérent, plongé dans les remous multiples des histoires française et américaine.
En écho à la très dense introduction générale, la conclusion du livre consiste non seulement en une reprise des principales conclusions de la recherche mais aussi en une réflexion sur les conditions de possibilité d’une histoire de l’engagement. Elles sont à même de stimuler les travaux à venir sur cette question centrale, à la fois aux Etats-Unis et ailleurs, à la fois au XIXe siècle et ensuite. Dans son avant-propos, Michel Cordillot laisse entendre que pour lui, ce livre est « d’une certaine façon un aboutissement » (p. 7). Il y a fort à parier pourtant qu’il n’a pas dit son dernier mot.