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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Autour d’un livre de Jean-François Aupetitgendre
Article mis en ligne le 19 janvier 2014

par Antony, Michel

Jean-François Aupetitgendre, La commune libre de Saint-Martin. Une expérience communale du XXIe siècle, Saint-Georges d’Oléron, Les Editions libertaires, 2012, 262 p.

La pensée anarchiste, redécouverte par Monsieur Laurent, un élu de Saint-Martin (petite commune méridionale), lui permet de proposer un projet crédible et/ou original à ses concitoyens et de devenir maire. Aussitôt au pouvoir, il supprime sa fonction et forme des contre-pouvoirs à tous les niveaux, en misant sur la démocratie directe et participative, avec des décisions aussi proches que possible du consensus, contre les idées toutes faites, contre tout dogmatisme : à l’échelle locale, des îlots autogérés qui touchent toute la localité ressemblent un peu à des comités actuels de quartier qui auraient acquis plus d’importance décisionnelle ; à l’échelle fédérale communale, un Centre Communal d’Autogestion devient la nouvelle Municipalité ; à l’échelle fédérale de la proche région se crée un Comité des communes libres. Tout part du bas, des individus et des îlots, qui sont toujours représentés au niveau supérieur. Les décisions sont prises en fonction d’une sorte de principe de subsidiarité : ce qui ne peut être réalisé au premier niveau passe au niveau supérieur.
Sur le plan économique, les innovations fleurissent, mêlant autogestion complète, contrôle partiel ou simples aménagements plus démocratiques. Pour garantir à tous l’alimentation de base, un Dépôt alimentaire rend possible la création d’un restaurant communautaire. La brasserie de la ville est municipalisée. Partout fleurissent jardins et vergers communaux, coopératifs, ou en possession simple – clin d’œil à Proudhon ? –, qui permettent progressivement une forte autosuffisance. Quelques citoyens fondent une Coopérative viticole, d’abord pour le plaisir des seuls membres, puis pour l’écoulement solidaire de la production. Un berger communal est recruté, ce qui prouve qu’aucun fanatisme alimentaire n’est imposé, même si végétarisme et végétalisme sont encouragés. La rivière est entretenue, réaménagée et progressivement dépolluée : elle offre ainsi un complément alimentaire, tout en conservant son rôle essentiel pour les loisirs et la détente. Dans le domaine bancaire, l’autogestion laisse la place à un contrôle citoyen des fonctions de la banque, sous la forme du Conseil de contrôle bancaire. Dans diverses domaines se multiplient des Ateliers coopératifs : garage, électroménager, couture, friperie... Une grosse entreprise de meubles en difficulté se transforme progressivement en Scop avec l’appui communal. Pour les transports, covoiturage et moyens « doux » (vélos, mobylettes, pousse-pousse) se diffusent en tout lieu. L’eau, l’électricité sont peu à peu repris en charge par la collectivité : régie municipale, coopérative pour les éoliennes… L’objectif est de réduire les coûts à court terme (les bénéfices prévus doivent être réinvestis), d’être autonome dans la gestion et l’acheminement, de ne pas trop sacrifier l’environnement – avec un débat problématique pour les éoliennes – et d’éviter les pertes par le contrôle sur les conduites, la récupération des gaz et l’utilisation de la biomasse.
La consommation est non seulement égalitaire, mais elle est organisée sans gaspillage selon une vision décroissante douce. Toutes et tous exercent leur imagination pour diversifier et économiser. Les échanges relancent l’idée ancienne des services d’échanges locaux (Sel). Dons, trocs et bénévolat renouent avec le communisme anarchiste et avec une vision revitalisée de la société du don et du potlatch. Les paniers de victuailles, comme pour les Amap, touchent aussi des secteurs moins souvent cités : la boucherie notamment. Tous les commerçants adoptent progressivement les groupements d’achats. Bref, la Commune de Saint-Martin utilise toutes les méthodes connues pour satisfaire les besoins en respectant au mieux l’environnement et le travail de chacun.
Au plan social, pour lutter contre l’inactivité et le chômage, on mène des initiatives collectives (certes bénévoles mais dont les retombées profitent à toutes et tous), libres et attrayantes. Chaque personne est aidée dans sa démarche propre pour sortir du rejet social qu’est le chômage : un ironique Paul-Emploi fait en sorte de garantir les « 3 G » : Gratuits, Gratifiants et Gourmands. Pour lutter contre pollution et incivilités, et pour résoudre la question ardue de la propreté et des déchets, des initiatives ludiques, y compris avec les enfants – d’habiles petites hordes ? – soulagent les efforts des agents de la voierie. Quelques notes sympathiques de néo-fouriérisme sont donc perceptibles à Saint-Martin.
Les questions de la sécurité et de la justice sont plus délicates. Les policiers sont formés, invités à utiliser la prévention et la discussion. Ceux qui acceptent l’évolution deviennent gardes municipaux. La discussion et le civisme l’emportent peu à peu sur procès verbaux et contraventions. Une sorte de tribunal de conciliation et une sorte de juge de paix contribuent à régler à l’amiable la plupart des conflits. Comme dans l’Afrique du Sud post-apartheid, la résolution consensuelle et ouverte des conflits est préférée à l’oubli. Mais les graves méfaits déchirent toujours la communauté : un viol collectif trouve très difficilement une résolution satisfaisante, pour la jeune femme d’abord, et pour toutes les autres personnes concernées.
Sur le plan culturel, le cybercafé est transformé en Centre informatique pour recherches, échanges et création d’une base de données utilitaires. L’école s’ouvre aux adultes et à la formation continue. Les cursus scolaires sont décloisonnés pour respecter les différences de goûts et de rythmes. La fête foraine traditionnelle, coûteuse et pas forcément adaptée aux demandes, est remplacée par une « fête urbaine » conçue par les citoyens de Saint Martin, sans esprit de profit, et forcément plus proches des besoins des gens. Pour les questions de santé, hormis un intéressant Centre de prévention municipal, les initiatives restent superficielles, et cantonnées au domaine des bonnes intentions. Pourquoi ne pas se lancer dans la création d’un Centre de Santé polyvalent, en convention avec l’hôpital proche, afin de faire se déplacer les professionnels et non les patients et les usagers.
Le cadre de vie est progressivement modifié. L’environnement (jardins publics, rives de la rivière) est soigné et transformé, toujours en mêlant l’utilitarisme et les loisirs, et à partir des besoins et des goûts exprimés par les intéressés. L’habitat est amélioré par des équipes de bénévoles ; pas de révolution, mais un contrôle sur les propriétaires et le rappel de leurs devoirs sociaux. La participation des locataires aux aménagements, et le souci de l’écologie et de l’esthétique transforment l’allure des bâtiments, pour le profit de tous : les propriétaires bénéficient de l’amélioration de leurs biens, aux locataires décident de leur environnement et obtiennent le blocage des loyers. L’affichage public laisse progressivement la place à la libre expression.
Le succès est au rendez-vous, certes imparfait, mais bien réel : aussi les sans domicile fixe, les réfugiés et les sans papiers se passent le mot et affluent sur Saint-Martin. Dure affaire à gérer : ce qui est possible pour une petite communauté devient très complexe devant l’afflux des demandeurs. Un centre social autogéré pour les SDF est mis en place dans un ancien hospice, mais avec un nombre de places forcément limité, avec à terme une intervention policière extérieure.
L’autogestion – ou plutôt une démocratie participative avancée – semble donc possible à petite échelle, et les méthodes proposées peuvent apparaître comme une forme de communalisme ou de municipalisme libertaire un peu édulcoré. L’écologie sociale de l’étatsunien Bookchin ou les expériences italiennes de Spezzano Albanese semblent ici s’entrecroiser, sans s’opposer, car le pragmatisme et les expérimentations pluralistes sont au rendez-vous. Nous sommes plus proches des collectivités libertaires espagnoles de 1936-1938 qui faisaient cohabiter communisme authentique et petits propriétaires non employeurs dans une même communauté.
Le grand intérêt du livre est de proposer des formules simples, s’appuyant sur le bon sens et l’expérience des participants : une vraie utopie réaliste en quelque sorte, qui fournit (et c’est revendiqué) une « boîte à outils » et des méthodes modifiables, pas une vérité toute faite. Ce n’est pas le grand soir ni la révolution totale, mais une forme de réformisme radical qui met toujours en avant l’intérêt des utilisateurs et des citoyens, et qui leur permet d’auto-déterminer ce qui est bon pour elles et eux. En revanche, et c’est fondamentalement gênant, le maire reste l’élément initiateur, moteur, et modérateur. Certes, c’est un vrai sage ou un vrai gourou désintéressé et œuvrant pour le bien public sans arrière-pensée, mais cette pratique valide la théorie du rôle indispensable des fortes personnalités dans le mouvement historique, ce qui est contradictoire avec l’autogestion.
Ensuite, l’expérience reste limitée et étroitement localisée ; rien ne change en dehors de Saint-Martin de l’emprise nationale et mondiale des trois autorités déjà définies par Proudhon : l’autorité étatique, l’autorité capitaliste et l’autorité morale ou religieuse. Partout, la crise économico-sociale et écologique s’étend, nationalismes et fondamentalismes renaissent. Comment faire connaître et étendre l’expérience de Saint-Martin ? L’imbécilité étatique y pourvoit : elle fait enfermer Laurent et quelques autres. Aussitôt la solidarité, la résistance passive et la multiplicité des réseaux de soutien (comme à l’époque des Lip par exemple) font de Saint-Martin un exemple mondial, commenté en maints endroits, approuvé ici ou là. La diffusion va-t-elle gagner ? L’exemple va-t-il faire tâche d’huile ? C’est ce que Fourier rêvait en son temps à partir d’un ou deux phalanstères exemplaires.
L’ouvrage nous présente une utopie concrète, pragmatique, modeste, contradictoire et évolutive. Elle est méfiante à l’égard solutions toutes faites, elle refuse le mythe du Grand soir, elle se détache de toute idéologie fermée. Nous avons ici accès à une belle vision libertaire plus qu’anarchiste, en rapport avec l’air du temps revivifié par les nouveaux mouvements sociaux (néozapatistes ou indignados). Nous sommes loin des utopies classiques, centralistes, figées et autoritaires. La lecture est aisée, les débats ouverts les uns après les autres, jamais caricaturés. Le procédé reste un peu rébarbatif par sa répétition, mais l’entreprise vaut le détour.

N.B. Cette présentation fait partie d’un dossier conséquent sur "quelques oeuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes", consultable sur http://www.acratie.eu/ftutop/u3c-ferm.doc.