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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

119-123
Note sur la vignette
Article mis en ligne le 1er juillet 2021

par Fourier, Charles

Charles Fourier, « Note sur la vignette »

dans Le Phalanstère. Journal pour la fondation d’une phalange agricole et manufacturière associée en travaux et en ménage ,
Paris, 28 juin 1832, n° 5.

<À l’apparition de La Réforme industrielle ou Le Phalanstère. Journal proposant la fondation d’une phalange, réunion de 1 100 personnes associées en travaux de culture, fabrique et ménage, le 7 septembre 1832 (n° 1), la vignette disparaît.>

« Nous joignons à ce n° 5 une petite gravure dont la confection a essuyé bien des retards, et à défaut de laquelle le titre de notre journal a pu sembler bizarre, parce qu’il ne se conformait pas au précepte d’Horace, parler aux yeux. Cependant il est aisé de comprendre que si monastère signifie demeure d’une réunion de moines, phalanstère signifie demeure d’une phalange ou réunion industrielle, subdivisée à la manière de nos régimens, en plusieurs compagnies, mais libres et variables à option pour chacun. On voit au-devant du palais un peloton de horde en demi-cercle, usage de la cavalerie enfantine. L’édifice dépeint serait beaucoup trop fastueux pour un début et un essai ; ce serait le palais d’une phalange de grande échelle, réunissant les diverses classes ; riche, moyenne et pauvre. (Ce serait l’échelon 14e du tableau donné au prospectus. On n’opérera en essai que sur le 9e, très-économique et sans faste, parce qu’il n’assemble que des prolétaires et quelques artisans.) L’édifice de 9e degré sera aussi modeste que la vignette est somptueuse. Après la démonstration du mécanisme sociétaire, qui sera achevé au bout de six semaines d’exercice, tous les doutes seront levés ; on aura vu dans cet essai incomplet borné à 1 200 plébéiens, l’attraction industrielle se développer, atteindre au demi-essor. On sera convaincu que cette attraction élevée au plein essor doublerait le produit, quel qu’il puisse être sans l’attraction. Or s’il est reconnu, de l’aveu de l’Académie des sciences et autres sociétés savantes, que le produit peut être porté au quadruple par les bonnes méthodes agronomiques et les économies d’exploitation combinée il deviendrait octuple par emploi de l’attraction et du grand luxe qui en est le soutien. Alors chacun opinera pour une construction somptueuse du genre de la vignette, et un assemblage des diverses classes dans l’édifice combiné. Le petit phalanstère provisoire sera transformé en étables, magasins et ateliers, qui devront être bien plus nombreux et plus vastes pour la phalange de grande échelle que pour le petit essai en 9e degré. L’aspect de cette gravure fait entrevoir la destinée industrielle de l’homme : il n’est point fait pour habiter des cabanes infectes, malsaines et dénuées de tout, non plus que des maisons humides, obscures, sans courant d’air, comme celles qu’on voit entassées dans nos grandes villes, où le méphitisme et la mortalité sont à tel point que, dans certains quartiers de Paris, la mort enlève, dans le cours d’une année, les sept-huitièmes des enfans nouveau-nés (alentours de la Grève et de Notre-Dame). Ces ravages auraient pu faire pressentir que nos constructions, soit à la ville, soit au village, sont disposées à contresens des besoins de l’homme ; et que nos logemens sont, comme tout notre système industriel, en mode subversif de la nature et de la destinée, logemens à contresens de l’utile et de l’agréable, logemens du monde à rebours, n’en déplaise à nos chantres de perfectibilité et de progrès. Dans un phalanstère, la classe riche occupe communément le centre, les corps de logis placés derrière la tour d’ordre, dans laquelle sont réunis le télégraphe, les signaux, les pigeons de correspondance, les pavillons de salve, le carillon de cérémonie, etc. La grande cour d’arrière est meublée de végétaux résineux et toujours verts ; elle est promenade d’hiver seulement, car dans la belle saison toute la campagne d’une phalange est promenade par le charme des cultures engrenées et fastueuses qu’on ne trouve pas autour de nos tristes hameaux. Au reste, dans l’ordre sociétaire, chacun sera assez promené quand viendra le soir ; on aura passé sa journée à parcourir divers groupes agricoles, travaillant sous dais mobile, et les travailleurs, au retour de ces séances très-activées par le stimulant d’intrigues émulatives, arriveront pleins d’appétit à leurs divers repas, plus empressés d’une bonne table que d’un tour de promenade. La classe inférieure loge en grande partie dans les corps d’ailerons où sont les fonctions bruyantes : d’un côté les ateliers au marteau, les apprentis de clarinette ou de cor, de l’autre côté, le caravanséraï, habitation des caravanes, cohortes, légions, hordes et bandes industrielles, compagnie qui seront inconnues de la petite phalange d’essai, car elle sera seule et entourée de civilisés, ramas de fourbes dont la fréquentation fausserait le mécanisme d’industrie attrayante. L’innovation la plus précieuse en architecture sociétaire est la rue-galerie, ou communication couverte, chauffée et ventilée. On n’a pas pu la représenter sur la vignette, il aurait fallu des coupes de profil et autres détails que ne peut pas comporter le frontispice d’une petite feuille. La rue-galerie est placée au premier étage, le rez et l’entresol étant coupés par les arcades à voitures et les porches fermés : elle règne dans tous les corps de l’édifice. De là elle communique aux étables et bâtimens industriels par des souterrains élégans ; puis sur certains points où les doubles corps-de-logis sont rapprochés à distance de douze toises, la rue-galerie les unit par un couloir élevé sur colonnes à hauteur du premier étage. Moyennant cette rue-galerie, on peut, à l’abri des injures de l’air, aller à pied en toutes relations de l’intérieur ; aller aux ateliers, aux étables et colombiers, aux salles publiques, à l’église, à la bibliothèque, au musée, au spectacle, sans savoir quel temps il fait, sans s’inquiéter du chaud ni du froid, sans gagner ni fluxions ni rhumes par les transitions du chaud au froid. Le mécanisme des courtes séances ne pourrait pas s’établir sans la rue-galerie, les tentes mobiles et les omnibus gratuits. La galerie forme, au-dessus du 1er étage, une terrasse qui entoure tout le phalanstère. Les 2e et 3e étages sont en retraite devant la terrasse, qu’ils découvrent de leurs croisées extérieures : elle est ornée de végétaux en caisses et en pots, de là naissent deux sortes de promenades inconnues parmi nous. Celle de temps boueux ; elle se fait sur la terrasse qui, pavée de dalles, et légèrement inclinée, ne conserve jamais d’eau. Celle de frimats et de chaleurs ; elle a lieu dans la rue-galerie chauffée à tuyaux en hiver, et rafraîchie à soufflets et ventouses en été. On ne se doute pas, dans l’ordre actuel, de tous ces agrémens ; les monarques même n’en ont aucun germe dans leurs palais ; les civilisés ne savent ni se loger, ni se vêtir, ni se nourrir, ni travailler. Ils conviennent que le plaisir même est insipide quand il se prolonge au-delà de deux heures, et qu’un bel opéra de quatre heures est trop long-temps beau, qu’est-ce donc qu’un travail de seize heures sans variété ? Comment les riches pourraient-ils aimer le travail, tant qu’il sera exercé en longues séances, dans des ateliers répugnants, avec un peuple grossier et fripon, mu par le besoin, sans intrigue ni charme ? D’autre part, comment les gens riches se passionneraient-ils pour le travail, même en séances courtes et variées, sans le secours des communications couvertes, des intrigues à double stimulant, et des moyens d’économie et d’agrément inhérens à l’action sociétaire ? Si ce nouvel ordre n’était pas romantique, entraînant, même au premier aspect des édifices, des campagnes, et des groupes joyeux dont elles seront parsemées, comment pourrait-on se flatter d’attirer aux cultures les sybarites, les petites-maîtresses, garantir qu’à quatre heures du matin (heure où ces oisifs se couchent à Paris), on les verra levés et empressés de prendre part à des travaux dont les neuf dixièmes présenteront l’amorce de double intrigue ou de double charme, ou d’une intrigue et d’un charme ? Quant au dixième de fonctions dépourvues d’attrait, ou répugnantes aux sens, on aura des attractions indirectes à y attacher. Mais de toutes les amorces, directes ou indirectes, la plus puissante sur le peuple est la bonne chère ; elle est donc pivot en mécanisme d’attraction, même pour la classe riche. Un parallèle avec le régime gastronomique et hygiénique d’une phalange convaincra que les Parisiens font très-mauvaise chère et pèchent en tout sens contre l’hygiène. C’est double travers, et ce sera double camouflet pour ces soi-disant oracles de gastronomie ; ils verront que la bonne chère (comme tous les autres plaisirs) ne peut atteindre à la perfection que par un mécanisme qui produise, prépare et consomme en série ou échelle de variétés, tout objet servant aux jouissances des diverses classes, des divers sexes et des divers âges. Les séries ou échelles de groupes sont donc la boussole sociétaire, le fanal de justesse en toutes relations. Sans l’emploi de ce ressort on ne pourrait jamais assurer au plus pauvre des hommes, femmes ou enfans, le vrai bonheur. Il consiste dans une affluence de plaisirs si nombreux qu’on ne puisse y donner que de courtes séances qui préviennent l’excès ; ces plaisirs doivent être si activement intrigués que les heures semblent des minutes. Le seul chagrin des peuples sociétaires sera que Dieu n’ait pas donné à nos journée 48 heures, pour suffire à l’immense variété de jouissances qu’il nous a préparée. Illusion ! Utopie ! s’écrient les sceptiques ; féeries, contes d’enfans, digne pendant de ce beau chateau en espagne nommé Phalanstère. Hé ! ce château ne vaut-il pas bien les droits de souveraineté dérisoire que vous donnez à un peuple affamé, prêt à vendre sa souveraineté pour un plat de lentilles, comme Esaü ? Cet art d’associer pour quadrupler le produit, art incontestable dans toute sa partie matérielle, ne vaudra-t-il pas vos orgies de sophismes et de paradoxes, vos dictionnaires d’athées ? Au lieu de consulter ces prétendus torrens de lumière, cet océan de contradictions, au lieu d’insulter et renier Dieu, j’ai étudié ses lois, et je les ai découvertes en dépit de vos soi-disant esprits forts, qui, pour cacher leur faiblesse, faisaient de l’obscurantisme, des contes de voiles d’airain et de profondeur impénétrables. Ce qui vous a manqué à tous, c’est la force d’esprit dont vous vous targuez ; cette force que vous placez dans l’athéisme et le matérialisme, consiste au contraire à s’étayer du secours de Dieu, reconnaître que la raison humaine tombe en démence dès qu’elle s’isole de l’esprit divin, et du calcul des impulsions divines ou attractions et répulsions passionnées ; elles sont antérieures aux conseils de la raison, elles persistent après que la raison a conclu à les réprimer, et nos beaux distributeurs de raison sont les hommes les plus asservis à l’attraction passionnée ; c’était donc l’attraction qu’il fallait étudier par analyse et synthèse, pour déterminer notre destinée sociétaire, le mécanisme d’industrie attrayante auquel Dieu veut nous conduire, et qui serait organisé depuis 2 500 ans, si la folle Athènes eût eu le bon sens de suspecter les philosophes et leur science qui se défie d’elle-même. Vos métaphysiciens prétendent avoir étudié l’homme, l’univers et Dieu ; que vous êtes loin de connaître Dieu, quand vous sollicitez de lui le nécessaire ! demandez beaucoup à l’être immensément puissant et généreux, mais demandez pour le genre humain tout entier, car Dieu ne fait distinction, ni d’Européens ni de Chinois, ni de barbares ni de sauvages ; toute la race humaine sera heureuse, ou bien nul peuple ne jouira du vrai bonheur ; il fallait donc, pour entrer dans les vues de Dieu, chercher un régime social assez séduisant pour être adopté spontanément par l’humanité entière. Voltaire dit à Dieu : Si je me suis trompé, c’est en cherchant ta loi. Non Voltaire, tu n’as point cherché la loi de Dieu ; aucun homme n’était plus apte que toi à cette étude, et tu l’as dédaignée pour les chimères philosophiques. Cependant tu admirais Newton, qui t’avait frayé la route en étudiant la branche stérile de l’attraction, celle du matériel. Il te restait une palme plus brillante à cueillir, celle de la découverte du code sociétaire divin. Tu as manqué le trophée que la cécité du géomètre anglais t’avait préparé. Publié par toi, le calcul de l’attraction eût été accueilli avec transport ; tu jouissais de la confiance publique, on aurait fourni à l’instant des capitaux pour l’essai ; et au lieu de bâtir à Ferney une tour de Babel, une bourgade en lambeaux incohérens, tu aurais bâti le palais de la vérité, de la vraie liberté, de la providence divine, le phalanstère, qui eût été imité par toutes les nations. Le genre humain serait organisé depuis un demi-siècle, il eût échappé aux orages révolutionnaires dont les utopies de fausse liberté l’ont accablé depuis 40 ans. Malheureusement cette palme qu’a manquée Voltaire est échue au plus obscur des Français. Sa théorie est repoussée par un siècle qui ne juge que l’homme et non la chose, aures habent et non audient. La France, l’Europe croient que l’esprit inventif réside exclusivement chez le monde académique. En punition de sa folle confiance aux esprits forts, l’humanité s’engage de plus en plus dans les révolutions ; les peuples gémissent dans l’indigence et les agitations : la guerre menace d’embraser l’Occident. Au lieu du bonheur dont on pourrait jouir sans délai, la philosophie veut encore des fleuves de sang ; elle veut engouffrer les modernes dans la civilisation, la pauvreté et le carnage : Sanguis eorum super vos philosophos. » (41-44)