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Miniature et carton-plume. A propos d’Utopia bianca de Berdaguer et Péjus
Article mis en ligne le 2 juillet 2021
dernière modification le 1er juillet 2021

par Perrier, Florent

L’œuvre de 2009 de Christophe Berdaguer et Marie Péjus intitulée Utopia bianca expose, sous forme de maquettes principalement, le mobilier nécessaire au fonctionnement d’un phalanstère de quatre cents familles. Rare représentation d’éléments présents à l’intérieur du phalanstère (qui n’est sinon jamais figuré que vu de l’extérieur), cette œuvre permet de s’interroger sur les raisons de ce manque originel qui renvoie, en définitive, au caractère non contraignant de l’architecture sociétaire. En parallèle, est évoqué le devenir du phalanstère d’enfants vers lequel font signe les maquettes mises en espace par les deux artistes contemporains.

Dans l’éclairage écrit joint à l’apparition de la première Vignette représentant le phalanstère en 1832 [« Illustration 4 », p. 83], Charles Fourier indique que « l’innovation la plus précieuse en architecture sociétaire », la rue-galerie, n’a pu figurer car « il aurait fallu des coupes de profil et autres détails que ne peut pas comporter le frontispice d’une petite feuille [1] ». Ce manque originel n’a semble-t-il jamais été comblé et il n’existe pas, à notre connaissance, de vues intérieures du phalanstère qui reste ainsi uniquement tourné vers l’extérieur, tout à son principe de rayonnement, de dissémination. Chaque édifice étant par ailleurs singulier par définition dans son architecture et ses dispositions [2], conçu et adapté en fonction de contextes géographiques ou topographiques différents, les espaces et aménagements intérieurs sont eux aussi voués au changement permanent et pour cela volontairement laissés à la plus entière liberté créatrice des artistes [3]. Enfin, comme les habitants de la phalange sont en outre tous « ou praticiens ou amateurs éclairés en fait de Peinture et Sculpture [4] » et tous « nés sur les planches, acteurs par enthousiasme, par habitude et non par intérêt [5] », le phalanstère accueille et rassemble de fait un peuple d’artistes – « car dans les Phalanstères […] l›éducation unitaire élève chaque homme à la dignité d›artiste [6] » – où chacun est dès lors appelé, selon ses vœux, à enrichir le commun de sa sensibilité propre.

Ce qui du phalanstère ne semble donc pas représenté à dessein car relevant en vérité des seuls désirs et passions de ses sociétaires, Christophe Berdaguer et Marie Péjus choisissent pourtant de nous le donner à voir, mais sous la forme même d’une invisibilité transparente qui expose les choses en leur instance, avant toute appropriation. En 2009, les deux artistes ont en effet proposé une œuvre intitulée Utopia bianca ; sur des tables ou des étagères recouvertes de voiles translucides : toute une cohabitation de maquettes blanches en carton plume représente, ainsi agencée, les différents éléments de mobilier nécessaires à la population d’un phalanstère de 400 familles [« Illustration 28 », p. 96]. Ces tables, lits, armoires ou fauteuils, ces étagères ou ces chaises à l’échelle 1 ou encore reproduits en modèles réduits sont reconnaissables, ce sont ceux qui furent conçus en 1974 par l’architecte italien Enzo Mari, des meubles dont les dessins et les plans détaillés furent ensuite regroupés dans l’ouvrage autoprogettazione  ? afin que chacun puisse, chez soi, à partir de matériaux bruts, fabriquer de ses mains son propre mobilier [7].

Dans Utopia bianca, quelque chose de l’intérieur même du phalanstère s’exhibe ainsi simultanément à sa mise en réserve, à sa préservation en attendant son activation effective, tangible. D’allure clinique avec toute cette blancheur immaculée coiffée de PVC, la mise en espace convoque autant l’éblouissement que la froideur, mais comme suspendus et les maquettes ne semblent plus que contours ou silhouettes, mise en abîme des caractéristiques du phalanstère représenté [8]. L’attente y est cependant palpable, l’œuvre traite d’un préalable et l’on pourrait aisément l’associer à la vision des fauteuils recouverts dans les théâtres ou les salles d’opéras avant le lever de rideau. Toutefois, rapporté à l’aspect virginal perceptible dans l’installation comme à la taille des éléments de mobilier rassemblés, s’il est bien question ici d’un dévoilement en puissance, c’est au déploiement, à l’émergence des passions chez les enfants qu’il faudrait plutôt songer. La réalisation d’un phalanstère d’enfants fut, on le sait, une des grandes préoccupations concrètes de l’École sociétaire [9]. À cet égard, Utopia bianca en exposerait sans détour le désir aussi bien que l’imminence, désir et imminence qui se conjuguent dans un sentiment de fragilité, d’évanescence qui n’est pas sans évoquer non plus, à l’extrême opposé de l’Harmonie espérée, les limbes, royaume des enfants morts.

Or, la réussite de cette œuvre de Berdaguer & Péjus est précisément de parvenir à se situer, à nos yeux, sur ce point de bascule ambigu où, entre deux extrêmes, son devenir, c’est-à-dire sa lecture critique, son déséquilibre dépend d’une prise, d’un geste, prise et geste justement appelés voire convoqués par les matériaux comme par les formes montrés. Que le caractère brut des matériaux et la forme des meubles renvoient aux propositions d’Enzo Mari, c’est au final vers une prise en main par chaque altérité de son univers domestique propre que ces éléments font signe, soit une composition personnelle de notre environnement immédiat à partir d’une suggestion première qui n’enferme personne dans un système de dépendances économiques et techniques. À cette étape première de construction par transmission se greffe celle de création, du geste de création qui, singularisant plus encore ce qui fut d’abord bâti, y ajoute couleurs, formes, revêtements différents voire disparates. Ainsi présentés, les meubles échafaudés dans Utopia bianca ressemblent à ces objets, ces vaisselles de bois ou de plâtre que les enfants gravent ou peignent selon leurs goûts, leurs désirs, lorsqu’ils ne les fabriquent pas directement eux-mêmes. Il ne s’agit alors pas tant d’essais en miniature ni d’ébauches et moins encore de répétition générale, mais bien d’une miniature d’essai, un germe comme disait Fourier qui, une fois implanté et nourri, et aussi fugace soit-il, suffit pour amorcer sans délai l’existence de l’Ordre sociétaire.
Cela qui, dans Utopia bianca, est ainsi à portée de main, cela qu’un geste enfantin peut saisir pour se l’approprier créativement tout en ouvrant du même coup le réel à l’avènement de l’utopie sociétaire, Fourier l’avait comme par avance décrit. Par un rapprochement, une rencontre entre siècles qui n’est l’apanage que d’œuvres importantes soudainement liées entre elles par le dialogue, Utopia bianca ranime et sauve un texte de Fourier, une miniature de détail à partir duquel tout peut toutefois prendre forme [10] :

Que des grandes inventions ont été faites par de petits moyens ! La lunette et la boussole, la soupente et l’étrier furent les fruits de quelques jeux d’enfans et d’ignorans. A-t-on épuisé cette mine, dit jeux d’enfans, d’où naissent des prodiges imprévus ? Ne pourrait-on pas aujourd’hui obtenir d’une réunion d’enfans, plus de prodiges que tous les Aéropages scientifiques ? Recourons donc aux enfans pour désiller les yeux des pères, et leur présenter la planche de salut, l’industrie attrayante en courtes séances. Voir en petit, essayer en petit ; tel est le goût dominant des Français ; ils n’aiment que les extrêmes ; que le très petit en essai, et le gigantesque en duperie. Prenons donc le monde comme il est, donnons aux Français le plan d’un très petit essai, sur de petits enfans, cultivant un petit terrain, avec un petit capital et un petit mobilier industriel. C’est je l’espère assez de petitesses pour me mettre au niveau de la ci-devant grande nation, qui a conquis tant d’empires, et n’a jamais su conquérir le sien […] Puisqu’on exige en France que les grandes inventions soient essayées en petit, j’ai du aviser à satisfaire ceux qui peuvent tenter une épreuve, leur ménager, pour dernière ressource, un moyen d’essayer en très petit, en infiniment petit, cet art d’associer tant invoqué de nos jours, où tout retentit d’association, sans que jamais aucune académie voulu mettre fin à l’anarchie qui règne sur ce problème, ouvrir, sur l’art d’associer, un concours à l’effet de déterminer la meilleure méthode, pour associer 3 à 400 familles. Inventeur de cet art, j’ai d’abord proposé, pour basse réduction, l’essai tiercé, réduit de 1 800 à 600 personnes des 3 sexes, hommes, femmes et enfans. Prévoyant le cas où cet essai serait jugé trop fort encore, j’ai tenu en réserve le moyen d’épreuve en réduction minime, ou essai miniature, borné au tiers du tiers, au neuvième d’une phalange sociétaire en pleine échelle de 1 800 personnes inégales en fortune. Ce neuvième serait de 200 personnes ; mais mon plan exige encore moins, car il emploie 160 enfans de 3 à 12 ans. […] La petite colonie d’industrie attrayante serait une partie de plaisir pour le fondateur ; car il verrait, dès la première semaine d’installation, ses jeunes colons si heureux qu’aucun d’eux ne voudrait retourner chez ses parens. Le travail préparatoire serait très court ; on ferait des bâtimens de carton, ce qu’il y a de plus léger ; parce que le lendemain de la démonstration achevée, on reconnaîtra qu’il faut faire un vaste édifice distribué pour une phalange entière. Les étables ne se composeraient que de petits quadrupèdes ; les volailleries, les jardins et les ateliers-miniatures devant être la principale occupation. Ainsi les travaux de construction seraient prompts et faciles, trois mois y suffiraient [11].